B. VERS UN PARTENARIAT STRATÉGIQUE EN MATIÈRE ÉNERGÉTIQUE

Depuis les crises gazières entre la Russie et l'Ukraine et entre la Russie et la Biélorussie, les questions énergétiques sont régulièrement une source de tensions entre l'Union européenne et la Russie 26 ( * ) .

Pourtant, il existe en matière énergétique une réelle interdépendance entre l'Union européenne et la Russie.

En effet, la Russie devrait rester sur le long terme le principal fournisseur d'hydrocarbures de l'Union européenne, malgré la volonté de cette dernière de diversifier ses sources et voies d'approvisionnement.

De son côté, l'Union européenne devrait demeurer, en dépit de la volonté de la Russie de mondialiser ses ventes de gaz, le principal client énergétique de la Russie.

La Russie est aujourd'hui le premier producteur et le premier exportateur mondial de gaz naturel . Elle est également le deuxième producteur et le deuxième exportateur mondial de pétrole (après l'Arabie Saoudite).

Elle détient environ 30 % des réserves mondiales de gaz naturel , ce qui la place au premier rang devant l'Iran et le Qatar (avec chacun près de 15 %), loin devant les autres pays producteurs. Elle dispose aussi de 6 % des réserves mondiales de pétrole, de 20 % des réserves mondiales de charbon et de 14 % des réserves mondiales d'uranium .

La Russie est le premier fournisseur de gaz naturel des Vingt-sept (avec 40 % des importations, ce qui représente 19 % de la consommation totale de gaz de l'Union européenne) et le deuxième fournisseur de pétrole (avec 30 % des importations et 16 % de la consommation totale).

La dépendance énergétique à l'égard de la Russie varie cependant fortement entre les pays . Si de nombreux pays d'Europe centrale ou orientale dépendent entièrement de la Russie pour leur approvisionnement en gaz, comme la Slovaquie ou les Pays Baltes, la part du gaz russe est de 80 % en Pologne, 65 % en Autriche, 37 % en Allemagne et en Italie et 24 % en France.

Cette dépendance énergétique de l'Union européenne vis-à-vis de la Russie devrait fortement s'accroître dans les prochaines années. La Commission européenne estime que, d'ici vingt ou trente ans, 70 % des besoins énergétiques de l'Union européenne devront être assurés par les importations, contre 50 % aujourd'hui.

C'est surtout la dépendance en matière de gaz qui devrait augmenter dans les prochaines décennies, compte tenu de la hausse de la consommation dans l'Union européenne et de l'épuisement du gisement gazier en Mer du Nord, et malgré la découverte de « gaz de schiste », notamment en Pologne.

Selon l'Agence internationale de l'énergie, la demande européenne de gaz devrait augmenter de 50 % d'ici 2020 et, selon le ministère russe de l'énergie, la Russie pourrait fournir 70 % du gaz importé par les pays européens (contre 40 % aujourd'hui).

De son côté, l'Union européenne représente le principal débouché de la Russie, avec 70 % de ses exportations de gaz et 80 % de ses exportations de pétrole.

A l'avenir, la production d'hydrocarbures en Russie proviendra de gisements de plus en plus difficiles à exploiter et qui exigeront d'importants investissements et des techniques très élaborées, que seules les entreprises occidentales seraient en mesure d'apporter à la Russie.

Les entreprises européennes pourraient également apporter à la Russie des solutions permettant de renforcer l'efficacité énergétique et de réduire les pertes, provenant notamment de la vétusté des infrastructures et des techniques d'extraction (à l'image du torchage).

Afin d'assurer, à l'une, la sécurité de ses débouchés et, à l'autre, la sécurité de ses approvisionnements, l'Union européenne et la Russie ont un intérêt évident à renforcer leurs relations en matière énergétique.

Or, force est de constater qu'une grande partie des incompréhensions actuelles sont davantage d'ordre conceptuels (comme la question du retrait de la Russie de la Charte de l'énergie ou le troisième « paquet énergétique ») que pratique.

En effet, en pratique, les entreprises gazières étrangères coopèrent étroitement avec les entreprises russes comme Gazprom, comme l'illustrent notamment la place croissante des sociétés étrangères dans le secteur de l'énergie en Russie.

On estime que la part des sociétés étrangères dans la production russe d'hydrocarbures serait comprise entre 15 et 25 %, avec une nette domination des compagnies anglo-saxonnes (BP et Shell notamment) et japonaises.

Comme on l'a vu précédemment, les autorités russes et Gazprom expriment un fort mécontentement à l'égard des dispositions du troisième « paquet énergétique » de l'Union européenne, qui seraient susceptibles selon elles de limiter ou d'empêcher le contrôle d'infrastructures par Gazprom sur le territoire européen.

En particulier, la clause dite « pays tiers », surnommée d'ailleurs clause « anti-Gazprom » par les Russes, obligerait les entreprises extracommunautaires à soumettre tout investissement à une autorisation spécifique. Elle pourrait théoriquement permettre d'empêcher Gazprom de posséder des infrastructures de transport au sein de l'Union européenne.

Selon des spécialistes, cette clause « pays tiers » impliquerait pour les opérateurs étrangers le respect d'une stricte « séparation patrimoniale » (un fournisseur ne pourrait être simultanément propriétaire d'infrastructures de transport), et non d'une simple « séparation juridique » de la gestion des activités fourniture et transport.

Le sentiment que je retire de mes entretiens avec les responsables russes chargés de cette question est que la Russie serait particulièrement inquiète des conséquences du troisième « paquet énergétique » sur sa propriété actuelle de réseaux de transport dans les pays baltes et l'impossibilité pour Gazprom d'exercer un contrôle patrimonial sur la partie européenne du futur gazoduc South Stream, et de mener à bien d'autres projets dans l'aval européen.

Si la remise en cause du troisième « paquet énergétique », en tant que législation européenne, ne semble pas d'actualité, des possibilités existent au niveau de sa mise en oeuvre qui permettraient d'atténuer les préventions russes et de trouver un accord acceptable pour les deux parties.

En effet, le troisième « paquet énergétique » doit être complété par une série de textes d'application. Il laisse, en outre, une grande marge d'interprétation à la Commission européenne et aux Etats membres, qui pourrait être mise à profit pour tenir compte des préventions de la Russie, car, comme me l'a rappelé le directeur à l'international de Gazprom lors de notre entretien, « le diable se cache souvent dans les détails ».

Une première solution, qui permettrait de répondre aux préventions russes concernant le troisième « paquet énergétique », serait que l'Union européenne adopte une déclaration politique de principe reconnaissant l'intérêt du développement des investissements russes dans le secteur énergétique européen et assurant la Russie de son approche bienveillante vis-à-vis des projets qu'elle pourra avoir à examiner.

Concrètement, une telle déclaration pourrait notamment rappeler l'importance de la Russie pour l'avenir de l'approvisionnement énergétique de l'Union européenne, le rôle essentiel joué par les contrats à long terme, rassurer la Russie sur le maintien des conditions de bonne exécution des contrats d'approvisionnement gazier, et confirmer la volonté d'identifier et de clarifier avec les investisseurs russes les points potentiellement délicats dans l'application du troisième « paquet énergétique ».

Une autre solution envisageable serait de reconnaître, par exemple dans le cadre du nouvel accord entre l'Union européenne et la Russie, une exemption au bénéfice de la Russie , selon laquelle la Russie ne serait pas sujette à la clause pays-tiers .

Une telle approche serait cohérente avec les recommandations formulées par l'ancien directeur de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), M. Claude Mandil, dans son rapport remis au Premier ministre en avril 2008 sur « Sécurité énergétique et Union européenne ».

Dans ce rapport, M. Claude Mandil se prononçait pour l'application à Gazprom sur le marché européen des mêmes règles que celles applicables aux opérateurs domestiques. Comme il l'écrivait dans ce rapport : « on ne voit pas très bien ce que la clause des pays tiers, évidemment discriminatoire, apporte de plus que l'application stricte et non discriminatoire des règles du marché intérieur, valables pour toute entreprise opérant sur le territoire de l'Union, et en particulier le fameux « unbundling » ou découplage (...). Cette règle s'applique à l'intérieur de l'Union à Gazprom comme à Gaz de France, à Sonatrach comme à Eon-Ruhrgas ».

L'exemption de la Russie de la clause dite « pays tiers », c'est-à-dire le renoncement de l'Union européenne à soumettre les investissements russes dans les infrastructures énergétiques européennes à des autorisations administratives préalables, serait de nature à rassurer la Russie et permettrait de restaurer un climat de confiance sur les questions énergétiques.

De même, plutôt que d'assister à une concurrence stérile entre le projet de gazoduc South Stream et le projet de gazoduc Nabucco, ne serait-il pas opportun d'encourager au contraire les synergies entre les deux projets 27 ( * ) ?

Le projet de gazoduc Nabucco a été conçu pour permettre à l'Union européenne de renforcer ses approvisionnements en gaz naturel en provenance d'Asie centrale et du Caucase.

La Russie a conçu le projet de gazoduc South Stream, sous la mer Noire, en réponse au projet de gazoduc Nabucco, qu'elle estimait directement dirigée contre elle, dans la mesure où le tracé de ce gazoduc permet de contourner le territoire russe à travers la Turquie.

Même si on ne peut qu'approuver la volonté de l'Union européenne de poursuivre la diversification de ses voies et de ses sources d'approvisionnement en gaz, un grand nombre d'experts et d'opérateurs économiques semblent douter de la faisabilité de l'un et de l'autre de ces deux projets qui n'existent actuellement que sur le papier.

Ne pouvant bénéficier ni du gaz russe, ni du gaz iranien, le gazoduc Nabucco ne pourrait s'appuyer initialement que sur du gaz en provenance d'Azerbaïdjan, ce qui soulève des interrogations sur la viabilité économique d'un tel projet au regard des investissements nécessaires.

Inversement, réalisé essentiellement sur la base du gaz russe, avec un complément de gaz azéri, South Stream impliquerait de dévier une quantité importante du gaz russe transitant actuellement par l'Ukraine et destiné à l'Union européenne.

Dès lors, on peut se demander s'il ne serait pas plus pertinent d'accorder ces deux projets au bénéfice d'un « corridor gazier sud » , qui avait été déjà suggéré dès 2008 par Claude Mandil dans son rapport.

Plutôt que de paraître favoriser à tout prix une solution déjà figée, sur la base d'un tracé ou d'un actionnariat déjà constitué, pourquoi ne pas envisager la définition d'un cahier des charges général d'un tel corridor, qui comprendrait des exigences en termes de diversification des provenances du gaz et conçu à partir du bassin à approvisionner ?

Compte tenu de la forte interdépendance énergétique, il est indispensable d'aller vers un véritable partenariat stratégique en matière énergétique entre l'Union européenne et la Russie.


* 26 Voir à ce sujet mon précédent rapport de 2007 ainsi que le raport d'information n° 182 (2009-2010) « Russie : puissance ou interdépendance énergétique ? » présenté par MM. Gérard César, Gérard Cornu, Mme Elisabeth Lamure, MM. Gérard Le Cam, Jean-Claude Merceron, Georges Patient et Paul Raoult, au nom de la commission de l'économie, déposé le 17 décembre 2009.

* 27 On peut rappeler à cet égard que GDF-Suez est entré à hauteur de 9% dans le capital du gazoduc Nord Stream et qu'EDF a signé récemment un accord de coopération avec Gazprom prévoyant une prise de participation d'EDF d'au moins 10 % dans la partie sous-marine du gazoduc South Stream.

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