3. L'Etat doit poursuivre ses efforts pour la sécurisation des approvisionnements en matériaux critiques
L'État français veille à la sécurité d'approvisionnement de son industrie, civile et de défense 18 ( * ) . Le 24 janvier 2011 a été créé par le décret n° 2011-100 un comité pour les métaux stratégiques (COMES) placé auprès du ministre de l'industrie afin de garantir nos approvisionnements.
Le COMES rassemble :
- des services de l'État (SGDSN, Mindef, Minefi, MAEE, MEEEDM) ;
- des organismes techniques (ADEME, AFD, BRGM, IFREMER)
- les fédérations professionnelles des industries minières, métallurgiques, chimiques, mécaniques, aéronautiques, automobiles, de recyclage, etc..
Dans ce cadre, le ministère de la défense (DGA et DAS) et le SGDSN mènent des études spécifiques aux besoins de la défense.
Une veille permanente doit être organisée. La presse a beaucoup parlé des « terres rares », groupe de métaux aux propriétés voisines. Mais il serait dangereux de focaliser notre attention sur les seules terres rares. Bien d'autres métaux jouent un rôle critique dans l'industrie de défense. Certaines substances, comme par exemple le carbure de tungstène, n'entrent pas dans les matériaux utilisés pour les armes, mais sont essentielles à la fabrication de l'outillage de ces armes. Sans ce métal, il serait impossible d'usiner les blindages les plus durs. D'autres matériaux jouent également un rôle critique. Il peut s'agir de briques spéciales pour des fours spéciaux, de lubrificateurs de moules, de composants essentiels pour les équipements électroniques, tels que le Gallium.
Dans le même ordre d'idées, l'Etat doit veiller non seulement à la sécurité d'approvisionnement de ces matériaux, en diversifiant si possible ses sources, mais il doit également s'inquiéter des routes de transport, qui sont pour la plupart des routes maritimes.
4. L'action sur l'offre : ne pas renoncer à faire baisser les coûts des équipements militaires
L'industrie de défense présente plusieurs caractéristiques fortes, parmi lesquelles l'étroitesse des séries de production, l'importance des coûts de développement dus à la recherche permanente de technologies de rupture, l'impossibilité d'exporter ses matériels les plus performants. Tout cela conduit à une inflation des coûts et des délais. Cette inflation n'est pas propre à l'Europe. Il suffit pour s'en convaincre de penser au programme d'avion de combat américain Joint Strike Fighter (JSF). Néanmoins, il n'y a pas de fatalité à la hausse des équipements de défense. Les entreprises elles-mêmes doivent faire des efforts car sinon elles finiront par ne plus avoir de clients, y compris leurs propres Etats. Pour enrayer cette hausse plusieurs séries d'actions méritent d'être considérées.
a) Réexaminer les doctrines d'emploi
L'objectif est ici de concentrer nos moyens budgétaires sur les équipements critiques et acquérir des équipements moins gourmands en technologie pour le reste.
En matière de blindés terrestres, par exemple, où deux grands programmes devraient être lancés dans les années qui viennent, il faut peut-être réexaminer la façon dont nous utilisons nos moyens militaires. Des transports de troupes à plus d'un million d'euros sont-ils nécessaires dans tous les types de missions ? Ne faut-il pas au contraire des moyens plus nombreux et moins onéreux à côté d'un petit nombre de véhicules hautement protégés ? Ne pourrait-on pas accompagner nos blindés de véhicules de flanc-garde plus petits, plus manoeuvrants, mais aussi plus adaptés à nos théâtres habituels de déploiement, en particulier en Afrique ?
b) Poursuivre l'action sur les règles d'acquisition
Depuis 2008, une action importante a été menée dans l'ordre réglementaire.
Les directives du paquet défense de 2009, en particulier la directive sur les marchés publics de défense et de sécurité, ont pour ambition de permettre une réduction des coûts des équipements militaires par la création d'un grand marché de défense qui permette d'amortir les investissements sur des séries longues, de partager les coûts non récurrents de développement et d'éliminer les concurrents les moins compétitifs.
Mais en l'absence de clause de préférence communautaire, ces directives ne permettront pas l'émergence d'un marché européen de la défense. Elles faciliteront, en revanche, l'émergence d'un marché transatlantique des équipements de défense. Or sur ce marché, les équipementiers américains, parce qu'ils disposent d'un marché vaste et profond et d'une protection réglementaire que nos industriels n'ont pas (le Buy American Act ), ont des avantages comparatifs considérables qui à terme pourraient se traduire par la disparition des compétiteurs européens ou, à tout le moins, par leur américanisation.
Une renégociation des directives européennes du paquet défense afin d'y incorporer une clause de préférence communautaire semble difficile et pour tout dire hors de portée. Cela tient en particulier à la position britannique et au positionnement commercial de BAé sur le marché américain. En revanche la proposition d'une lettre d'intention en faveur d'une préférence communautaire mériterait d'être tentée avec les Allemands, les Italiens et les Espagnols afin de créer un coeur industriel de défense européen.
A défaut, il serait souhaitable de lancer une campagne pour lever le Buy American Act pour les industriels de la défense européens au nom du principe de réciprocité. Il n'y a aucune raison pour que les industriels américains puissent vendre leurs équipements en Europe et que la réciproque ne soit pas vraie.
Enfin, on peut se demander pourquoi l'Etat français renonce souvent de lui-même à faire des appels d'offre dans des secteurs tels que les drones, ce qui joue contre ses propres intérêts et se traduit par un renchérissement des équipements acquis.
Dans le même ordre d'idées, l'action de la France en faveur de la création d'un brevet unitaire de l'Union européenne, qui semble être à nouveau considéré, pourrait avoir des retombées positives en matière de protection intellectuelle des capacités industrielles militaires européennes.
c) Ne pas renoncer à des programmes en coopération
Les grands programmes d'armement menés en coopération européenne ont donné des résultats mitigés. La coopération européenne dans les industries de défense regorge d'exemples de programmes dont les délais ont été plus longs et les coûts plus chers que s'ils avaient été menés nationalement, qui ont connu des dérapages de prix et ont débouché sur des produits moins cohérents voire si différents que tout partage des coûts de maintenance en est impossible.
Cela a été le cas de l'avion de chasse Eurofighter, dont l'assemblage est effectué sur quatre sites différents, des frégates Horizon franco-italiennes qui n'ont plus en commun que le nom, ou encore de l'hélicoptère de transport NH-90 qui a donné lieu à vingt-sept versions différentes. Les causes en sont bien connues : divergences des besoins opérationnels des états-majors, décalages des calendriers d'équipement, « juste retour » industriel, absence de nation leader ou d'industriels leader.
Néanmoins certains programmes européens ont été de grand succès. Parmi d'autres et sur la période récente, on retiendra les programmes de missiles Air/Air Météor, qui devrait faire son entrée dans les forces sous peu et dont les performances semblent prometteuses, les programmes de missiles Mer/Air ou Sol/Air PAAMS/SAAMP-T de défense anti-aérienne voire de défense antimissile balistique.
Surtout, sans coopération, certains programmes n'auraient tout simplement pas existé. C'est le cas en particulier de l'avion de transport européen A400M. Même si ce programme a connu des difficultés, il est finalement en bonne voie d'achèvement et le produit final semble, là aussi, très prometteur et bien moins cher que si les nations européennes avaient dû acheter des C17 américains sur étagère.
Malheureusement, plus aucun grand programme commun n'est envisagé en Europe. C'est fort dommage car, à condition d'être bien menés et peut-être au prix de l'abandon du principe du juste retour, ces programmes permettent de réduire le coût des équipements.
Est-il encore raisonnable de lancer sur une base nationale un nouveau programme de véhicule de transport de troupes terrestres (VBMR) ? Avons-nous vraiment tout tenté pour une coopération en matière de blindés terrestres ? Est-il possible qu'aucun autre pays européen ne soit intéressé en matière d'alerte avancée ?
Il deviendra de plus en plus difficile, avec des budgets européens en baisse et des industriels dans l'obligation de rechercher une part croissante de leurs ressources sur les marchés extracommunautaires, de construire de tels programmes. Certains industriels imaginent d'ores et déjà l'avenir à travers des partenariats stratégiques avec des puissances émergentes davantage que par la réalisation de programmes européens.
d) Ne pas placer trop d'espoirs dans le partage capacitaire
Le partage capacitaire ( pooling and sharing ) consiste à mettre en partage des équipements militaires. Cela permet d'acheter moins d'équipements et de continuer à faire à plusieurs ce que l'on ne peut plus faire tout seul. Mais le partage capacitaire suppose, le moment venu, d'être assuré de pouvoir disposer des équipements. Cela suppose aussi que tout le monde ait quelque chose à partager, ce qui est de moins en moins le cas.
Cette technique de partage des coûts peut donner de bons résultats dans les équipements éloignés du champ de bataille (transport aérien, matériel médical...). Mais peut-on envisager un partage des moyens de combat, comme par exemple les avions de combat ? Les Belges, les Hollandais, les Danois et les Norvégiens semblent vouloir s'y hasarder en raison d'une expérience commune découlant du partage d'un même équipement (le club F-16). Mais avec qui la France serait-elle prête à partager son aviation de combat ?
e) L'Etat doit repenser sa stratégie industrielle
L'industrie de défense française est un pôle d'excellence de l'industrie française. Il n'y aura pas de réindustrialisassions de notre pays, sans prise en compte de l'industrie de défense.
Paradoxalement, alors que la stratégie industrielle prend souvent l'avantage sur la stratégie d'acquisition, l'Etat actionnaire - au plus haut niveau de décision - semble avoir cruellement manqué de vision, en particulier dans les secteurs de l'armement naval, de l'armement terrestre et de l'électronique de défense.
Il ne s'agit pas de remettre au goût du jour les nationalisations ni un quelconque « mécano industriel », hors de portée financière. Mais l'Etat ne peut se désintéresser de la façon dont les entreprises de défense s'organisent.
Or, tout le monde le sait, le marché des équipements de défense européen est trop fragmenté, avec un nombre trop important d'acteurs n'ayant pas la taille critique pour les investissements de R&D. Il est donc temps que l'Etat mette de l'ordre dans ses participations, puisque les règles du marché, en particulier la directive MPDS, ne joueront pas le rôle orthopédique que l'on en attend, surtout si ceux-là même qui l'ont promue, en particulier notre pays, refusent d'y recourir.
Les dernières années ont été marquées par la montée en puissance du groupe Dassault comme groupe pivot de l'industrie de défense française, avec la prise de participation majoritaire au capital de Thales, puis à travers celui-ci dans DCNS et Nexter. L'idée avait même été évoquée un moment de la constitution d'un champion national, à l'instar du groupe britannique BAE.
Cette stratégie est critiquable à maints égards. D'abord parce qu'elle laisse l'Etat face à un monopoleur national et le condamne donc à acheter les produits de ce monopoleur au prix fort. Ensuite, parce que la constitution de monopoles est injustifiable si elle se fait au profit d'intérêts privés. Enfin, parce qu'elle ne pourra jamais conduire à la constitution d'une « Europe de la défense » et handicapera les différents champions nationaux européens (BAE, Dassault, Finmeccanica), omnipuissants sur leur marché intérieur, mais d'une taille insuffisante pour entrer en compétition avec leurs concurrents occidentaux.
Il serait donc préférable de favoriser la constitution de groupes européens. Les industries de défense européenne doivent avoir une taille critique suffisante pour concurrencer leurs compétiteurs sur les marchés mondiaux et offrir aux forces armées européennes des équipements performants mais moins chers.
Pour repenser sa stratégie industrielle, l'Etat a besoin de moyens financiers, mais aussi et surtout d'une vision claire et cohérente.
Pour ce qui est des moyens financiers , il ne nous semble pas raisonnable, dans le contexte actuel, de créer un fonds souverain supplémentaire dédié à la défense, ce qui aurait pour effet d'augmenter la dette. En revanche, il est peut être encore temps d'orienter les fonds inutilisés du FSI vers les entreprises de défense, ce qui n'a pas été fait jusqu'à présent. Il conviendrait d'étudier la possibilité d'affecter tout ou partie du reliquat de ce fonds vers des programmes de R&D dans le secteur de la défense.
Pour ce qui est de la vision, l'État doit repenser sa stratégie, non pas de façon isolée, mais de concert avec ses alliés . La raison pour laquelle toutes les tentatives de regroupement ont échoué au niveau des programmes, au niveau des règles ou au niveau capacitaire, ou au niveau des restructurations industrielles, c'est simplement parce qu'il n'y a pas eu d'accord préalable sur la vision stratégique d'ensemble, sur une grande stratégie pan européenne.
Les succès de l'Etat stratège industriel en France Dans l'après-guerre, l'Etat français a reconstruit la France avec la volonté farouche d'assurer l'indépendance nationale. L'idée a été reprise de ce que faisaient les Allemands en liant la recherche technologique et l'industrie de défense. C'est ainsi qu'ont été créés les instituts de recherche et de technologie (IRT) : l'ONERA, le CEA, le CENT, l'INRA, l'Institut Saint Louis (ISL), l'institut français du pétrole 19 ( * ) . La DGA a été créée en 1961 avec pour mission de « construire une défense nationale indépendante fondée sur la force de dissuasion ». Dans les années 1990, le contrôle de l'Etat s'est fortement allégé, avec la privatisation des industries de défense et l'évolution du rôle de la DGA. La direction de la recherche et des études techniques du ministère de la défense a été supprimée en 1992-1993. Celle-ci était fondée sur une approche bottom up : on partait des propositions faites à la base par les services techniques des armées. La nouvelle approche a privilégié la démarche top down . Une équipe d'« architectes de systèmes de forces » est chargée d'élaborer un plan sur trente ans (le PP 30). Un « service d'architecture des systèmes de forces » est créé au sein de la nouvelle « direction des systèmes de forces et de la prospective ». Il est flanqué d'un « service de la recherche et des études amont », chargé de préparer concrètement, en fonction de ce plan, l'évaluation des besoins de recherche. |
Les anciens arsenaux de la direction des constructions navales (DCN) et du groupement des armements terrestres (GIAT) ont été privatisés pour devenir respectivement DNCS et NEXTER. Les tutelles s'en sont trouvées relâchées avec pour conséquence l'affaiblissement de la politique industrielle. Les grands groupes qui ont émergé ont une logique de marché à moyen terme (5- 10 ans) et internationale. Alors que l'Etat conserve une vision plus longue et centrée sur sa souveraineté. L'Etat n'a plus les moyens d'une stratégie industrielle de défense qui soit calquée sur le modèle de ce qui s'est fait, ne serait ce que parce il n'a plus les moyens de prendre le contrôle du capital des entreprises de défense qu'il a privatisées. Il faut donc repenser cette stratégie avec des instruments nouveaux.
* 18 Voir notamment : « La sécurité des approvisionnements stratégiques de la France »: rapport d'information n° 349 (2010-2011) de M. Jacques Blanc, fait au nom de la commission des affaires étrangères et de la défense, déposé le 10 mars 2011
* 19 Le CNRS a été créé en 1939.