B. FORMALISER LES DROITS FONCIERS SANS TRAHIR LES PRATIQUES SOCIALES LOCALES

1. La transformation des représentations et des usages sous l'effet des politiques de titrement des terres
a) Une grande diversité de régimes fonciers hybrides nés des histoires coloniales
(1) Retour sur le domaine de l'État dans les départements d'outre-mer

Le premier volet de l'étude triennale sur le foncier de la délégation sénatoriale à l'outre-mer 74 ( * ) a établi combien la question domaniale était prégnante dans les départements d'outre-mer . Cela reflète à la fois le poids de l'État propriétaire et le caractère extrêmement dérogatoire du droit domanial ultramarin.

Il faut rappeler que le domaine de l'État représente 13,5 % de la superficie de la Martinique, 37,5 % de celle de La Réunion et jusqu'à plus de 95 % de celle de la Guyane. Cette hypertrophie résulte de l'incorporation au domaine privé des forêts et au domaine public de la zone des cinquante pas géométriques ( ZPG ), qui couvre la bande littorale où se concentrent la population, les activités économiques et des équipements structurants. La demande de libération du foncier touche à la fois les forêts du domaine privé, notamment en Guyane au profit des collectivités, et la ZPG pour régulariser la prolifération d'occupations de particuliers.

En outre, même si les grands principes de la domanialité se retrouvent outre-mer , ils ressortent criblés de mesures exorbitantes , de dispositifs dérogatoires et de solutions inédites dans l'Hexagone. Ces dérogations varient d'un territoire à l'autre, ce qui aboutit à un morcellement extrême des règles applicables au domaine outre-mer. Pour autant, elles relèvent plus d'aléas historiques que d'un cap politique et administratif clair tenu fermement pour s'adapter aux spécificités géographiques et humaines de chaque département.

(2) La diversité interne à la Polynésie française

Pour des raisons historiques, culturelles et géographiques, la Polynésie française a connu différents régimes juridiques en matière foncière, selon les archipels et selon les îles, ce qui emporte principalement des conséquences en matière de preuve du droit de propriété.

(a) Royaume de Tahiti et ses dépendances (Royaume de Pomare)

La loi tahitienne du 24 mars 1852 sur l'enregistrement des terres pose les prémices de l'inscription de la propriété foncière. Elle prévoit l'inscription des propriétés immobilières sur un registre public, par une déclaration faite devant une commission, indiquant le nom du déclarant propriétaire, les limites, la contenance approximative et le nom des terres concernées. Sa mise en oeuvre effective a cependant été limitée.

À partir de 1866, le code civil commence à s'appliquer mais ne sera promulgué en intégralité qu'en 1874 . Le décret du 24 août 1887 relatif à la délimitation de la propriété foncière dans les Établissements français de l'Océanie, applicable au Royaume de Pomare, a institué une procédure de déclaration des terres plus élaborée, prévoyant une publication .

Descriptif de la procédure de la déclaration de terres

1° - déclaration individuelle et unilatérale sur le registre du district ;

2° - publication de la déclaration au Journal officiel ouvrant un délai d'opposition ;

3° - en cas d'opposition, le conseil de district tranche les déclarations concurrentes ;

4° - établissement du titre soit à la suite de la publication non contestée, soit à la suite de la décision du conseil de district.

À l'issue de la procédure, le déclarant devenait propriétaire de la terre. La fiabilité des titres, appelés Tomite , ainsi délivrés a cependant des limites puisque le revendiquant n'était pas nécessairement l'unique propriétaire et, en l'absence de cadastre, les mentions topographiques portées sur le titre étaient sommaires. Les Tomite restent importants aujourd'hui, car ils constituent les premiers titres de propriété et font foi lorsqu'ils sont accompagnés d'un plan cadastral.

Les portions de territoire non couvertes par les titres privés tombent par défaut dans le patrimoine du conseil de district, puis dans le domaine de la Polynésie française . Cela revient à dire que les propriétaires coutumiers qui n'ont pas fait enregistrer leurs terres s'en sont retrouvés dépossédés. C'est ce qui explique aujourd'hui les tensions fondées sur des demandes en revendication juridiquement très difficiles à établir.

(b) Les îles Marquises

Il n'y a pas eu de procédure de revendication semblable à celle instaurée dans le Royaume de Tahiti et préalable à l'introduction du code civil par arrêté du 27 mars 1874. Il n'y a donc pas de Tomite aux îles Marquises.

Le décret du 31 mai 1902 organisant la propriété foncière aux îles Marquises a créé un régime dérogatoire sur l'archipel, beaucoup moins favorable que la procédure applicable aux Îles-du-Vent. Les Marquisiens devaient apporter à l'appui de leur demande des pièces justificatives. Ne pouvant présenter un titre, il leur fallait démontrer une occupation effective et prolongée de l'immeuble en question. Une commission administrative examinait les documents et les témoignages recueillis. En cas d'avis défavorable, la terre considérée comme sans maître entrait dans le patrimoine de l'État , ce qui constituait aussi une exception au régime en vigueur à Tahiti.

L'incorporation des dépendances domaniales au patrimoine public ou privé de la Polynésie française (pour celles qui n'étaient pas affectées aux services civils ou militaire de l'État) a été ensuite opérée par la loi du 23 juin 1956 dite loi Deferre. La zone des cinquante pas géométriques ( ZPG ), la seule réserve domaniale de ce type existant dans les archipels polynésiens, a également été transférée à la Polynésie française le 12 juillet 1977 .

Aujourd'hui, sous l'effet des dépossessions dues à la rigueur de la procédure de revendication et des transferts de propriété de l'État, la Polynésie française est le plus gros propriétaire foncier aux Marquises. Le ressentiment de la population marquisienne demeure palpable et ne fait qu'aiguiser les tensions avec le gouvernement polynésien. Des revendications débouchent sur des occupations de terrains domaniaux, comme sur le plateau de Tovii à Nuku Hiva. 75 ( * )

La gestion de la ZPG mérite d'être réexaminée, alors qu'elle reste assez floue, d'autant que le projet de code de la propriété des personnes publiques de Polynésie de 2011 n'a pas abouti en raison des craintes de la population. Étrangement, la ZPG ne mesure dans les Marquises que 50 m de large, alors qu'historiquement dans les anciennes colonies des Antilles, de la Guyane et de La Réunion elle mesurait 81,20 m avant d'être fixée par arrêté préfectoral. Comme dans les autres territoires, cependant, elle couvre un grand nombre de d'habitations, de commerces et d'administrations - comme la mairie de Taiohae -, car il existe peu de surfaces constructibles en dehors des côtes.

Il serait bon que la limite de la ZPG soit clairement et définitivement délimitée. En effet, la ZPG a la particularité d'être glissante puisqu'elle se mesure à partir de la plus haute ligne de marée ; l'élévation des eaux due au changement climatique déplace donc la ZPG vers l'intérieur des terres. Pour sanctuariser les immeubles privés, il faut prévoir la régularisation des occupations publiques et privées existantes . À cet effet et dans la perspective de faciliter la gestion de l'urbanisme, vos rapporteurs suggèrent de transférer les zones urbanisées de la ZPG aux communes , ce qui leur permettrait de disposer d'un noyau de foncier domanial en propre.

(c) Les autres royaumes indépendants

Historiquement, ils étaient administrés par des entités locales autonomes. Le régime juridique applicable a varié suivant les îles concernées, ce qui a impacté durablement le titrement des terres.

(i) Les Îles Sous-Le-Vent

En 1897 commence l'application du code civil, mais seulement pour les personnes de statut personnel de droit commun (Français métropolitains, étrangers et Tahitiens) tandis que celles de statut de droit local, originaires de l'archipel, sont régies par des lois codifiées particulières. Entre autres spécificités, les lois codifiées prévoyaient que les enfants naturels bénéficiaient du même traitement que les enfants légitimes et ne reconnaissaient pas la prescription acquisitive. 76 ( * )

Un arrêté du 22 décembre 1898 introduit une procédure de revendication , permettant l'attribution d'un « certificat de propriété ».

La loi codifiée du 1 er mai 1917 prévoit l'instauration d'un domaine public inaliénable et imprescriptible, comprenant notamment les bords de mer, mais sans prévoir de ZPG.

La convergence avec le droit commun ne sera réalisée qu'avec le décret du 5 avril 1945 abrogeant les juridictions indigènes et ordonnant l'extension du champ d'application du code civil à toute la population.

(ii) Mangareva

Le 23 février 1881 , l'île et ses dépendances sont annexées par la France qui publie le même jour le « code mangarevien » posant les bases de la procédure de déclaration foncière . Chaque propriétaire doit faire enregistrer les terres lui appartenant sur un registre tenu par le chef de district.

Le 27 octobre 1897 , un arrêté rend applicable le code civil sur l'île et ses dépendances et supprime le code mangarevien. Il étend également à Mangareva le décret du 24 août 1887 applicable à Tahiti. Ainsi, les terres non réclamées dans le délai fixé sont réputées appartenir au district. Cependant, l'application de ce texte n'a pas été effectuée de manière harmonieuse et n'a pas permis d'aboutir à des titres fonciers semblables à ceux établis sur l'ancien royaume de Pomare.

(iii) Rurutu et Rimatara

Le décret du 24 août 1887 n'a jamais été étendu à ces îles. Le décret du 5 avril 1945 a abrogé les lois indigènes applicables à ces îles et soumis l'ensemble de la population aux dispositions du code civil .

Aucun titre foncier n'ayant été délivré, l'accession à la propriété se fait essentiellement par la voie de l' usucapion , grâce aux données fournies par le cadastre.

(iv) Rapa

L'île, peu peuplée, ne dispose pas de piste d'aviation et reste extrêmement isolée, si bien que les pratiques coutumières prévalent et qu'aucun titre de propriété n'a été émis. La question foncière est entièrement gérée localement par un conseil des anciens qui gère la tenure foncière . La terre n'est pas en pratique aliénable, même si des droits de tenure familiaux et individuels pérennes sont reconnus. L'installation de personnes étrangères à l'île ne peut passer par l'acquisition de terrains qui ne sont pas dans le commerce.

Le maire de Rapa rencontré par vos rapporteurs 77 ( * ) souhaite que soit maintenue l'exception tacite dont bénéficie l'île et qui, de fait, la met totalement hors du code civil. C'est le seul cas où la régulation coutumière garde en Polynésie toute sa force.

Il convient de remarquer que l'archipel des Australes est particulièrement complexe avec au moins trois régimes fonciers historiquement différents : 1) Tubuai et Raivavae, qui suivent Tahiti, Moorea et les Tuamotu de l'Ouest en tant qu'anciennes possessions du royaume de Pomare, et qui connaissent des Tomite issus des procédures de déclaration du XIX e siècle; 2) Rurutu et Rimatara, où la prescription acquisitive est essentielle ; 3) Rapa en pur régime coutumier.

(3) Une superposition historique inédite à Mayotte

Le régime foncier propre à Mayotte résulte de la sédimentation historique de coutumes et de droits appartenant à des systèmes nettement distincts dans leurs principes. Conformément à la transformation de la collectivité en département de la République, le régime hybride né lors de ce long processus a vocation à céder la place au seul régime du droit commun. Or, en matière de propriété foncière, le droit civil ne constitue pas encore la norme de référence pour la majeure partie de la population, si bien que Mayotte se trouve de facto dans une situation transitoire de dualisme normatif marquée par une pluralité des instances sociales de régulation du foncier . La concurrence entre la référence étatique qui désormais dit le droit et les règles traditionnelles qui orientent toujours les pratiques et les représentations sociales attise les conflits sociaux.

Le régime foncier coutumier est loin d'être monolithique. Il emprunte lui-même à divers fonds et diverses sources de légitimité. La tradition ancestrale bantoue commune à toute la partie Centre-Sud de l'Afrique de l'Est était fondée sur des chefferies organisées en tribus et en lignages matrilinéaires où se regroupaient une population pratiquant la culture itinérante, la chasse et la pêche. Personne ne pouvait accaparer la terre et seul un système communautaire de tenure était instauré avec des droits de collecte et d'usage. 78 ( * )

L'arrivée à l'époque médiévale de marchands arabes et persans, appelés « Arabo-Chiraziens », transforme progressivement l'organisation sociale avec l' introduction de l'islam et de nouvelles formes d'organisation politique et économique. Le droit musulman de l'école chaféite s'implante et légitime de nouveaux droits de possession privative par application du principe de vivification des terres mortes . C'est la première phase d'une individualisation de la propriété qui ne supplantera toutefois jamais complètement les anciennes traditions d'occupation et de tenure coutumières. Techniquement on peut vivifier tout espace non habité même au sein d'une agglomération selon les docteurs chaféites. Dans les campagnes, la vivification nécessite de défricher, d'apporter l'eau, de planter et en général de réaliser tout ce qui est nécessaire à la culture. 79 ( * )

Autre apport à prendre en compte dans le tressage progressif des normes traditionnelles de gestion du foncier : les contacts avec Madagascar dont la culture n'est pas d'origine bantoue sont également intenses dès la période des sultanats. Pendant la période coloniale, ces liens seront renforcés lorsque le gouverneur de Madagascar exercera à partir de 1908 l'autorité sur les Comores, si bien que Mayotte et la Grande Île connaîtront les mêmes réglementations .

Ce qui est qualifié aujourd'hui à Mayotte de régime foncier coutumier par opposition au droit civil résulte de la fusion et de l'interaction centenaire entre les normes coutumières africaines préislamiques et le droit écrit musulman. Carole Barthès, chercheur au CIRAD, en donne une description synthétique en ces termes : « la propriété coutumière repose sur l'antériorité de l'occupation par les ancêtres ou sur la mise en valeur des terres vacantes sans maître (vivification des terres mortes). La terre, qui peut appartenir nominalement à un ou plusieurs parents (l'indivision domine), a une destination familial e. Le titulaire du droit de propriété coutumier (ayant droit principal désigné comme chef des terres ), bien qu'il conserve ses terres et ait autorité sur elles tant qu'il est en vie, se doit d'affecter ou d'attribuer à ses enfants des parcelles. Celles-ci font ensuite l'objet d'une utilisation individuelle plus ou moins définitive selon l'importance du patrimoine foncier. Le chef des terres contrôle donc la répartition des droits d'usage et est seul à pouvoir aliéner les terres ; l'aliénation n'est tolérée qu'en cas d'urgence et dans le lignage. » 80 ( * )

L'ère coloniale, qui s'ouvre par le traité de cession de Mayotte à la France du 25 avril 1841 , ne s'est pas traduite par l'introduction unilatérale et systématique du droit civil. Elle en a repris certains éléments en les transformant ou en les réservant à une partie de la population pour former une construction adaptée à l'économie de plantations qui se met en place dès 1843 .

En matière foncière, deux articles du traité de 1841 sont particulièrement importants. L' article 5 consacre l'inviolabilité des propriétés et la reconnaissance des terres cultivées comme biens appartenant aux habitants, tout en admettant que les besoins de défense de l'île peuvent entraîner l'expulsion sans indemnité des occupants. En revanche, l' article 6 fait entrer l'État français en possession des terres vacantes et sans maître. La rédaction des deux articles est ambiguë et joue sur la signification de propriété : elle peut être interprétée comme un dispositif de reconnaissance des situations existantes et de protection des autochtones mais elle n'interdit pas au final leur dépossession s'ils ne peuvent faire la preuve de leur qualité de « propriétaire particulier » 81 ( * ) au sens du droit civil. La clause restrictive sur les besoins de la sûreté ou de la défense de l'article 5, conjuguée avec l'appropriation des biens sans maître de l'article 6, servira de fondement à l'extension à Mayotte de la zone des cinquante pas géométriques intégrée au domaine public de l'État.

Extraits du traité de cession de Mayotte à la France du 25 avril 1841

Article 5

Toutes les propriétés sont inviolables. Ainsi les terres cultivées soit par les Sakalaves, soit par les autres habitants de l'île Mayotte, continuent à leur appartenir.

Cependant si pour la sûreté ou la défense de l'île, il était nécessaire d'occuper un terrain habité par un individu quelconque, celui-ci devrait aller s'établir sur une autre partie de l'île inoccupée et à son choix, mais sans être en droit d'exiger une indemnité.

Article 6

Les terres non reconnues propriétés particulières appartiennent de droit au gouvernement français qui seul pourra en disposer.

Une révolution est introduite à Mayotte par le décret du 4 février 1911 portant réorganisation du régime de la propriété foncière. Il installe un système d'immatriculation très proche de la pratique du « Torrens Act » introduit en Australie en 1858. 82 ( * ) Ce régime permet d'attribuer des titres définitifs, inattaquables et imprescriptibles garantissant des droits réels sur un immeuble, conservés dans un livre foncier . L'immatriculation a lieu à la suite d'une procédure destinée à révéler tous les droits réels déjà constitués sur l'immeuble. Il ne correspond pas strictement aux dispositions du code civil, ne serait-ce que par l'interdiction de l'usucapion et le caractère facultatif de l'immatriculation et de l'enregistrement des transactions. De même, il empêche toute revendication postérieure à la procédure. Seul le bornage obligatoire permet de recueillir les contestations et oppositions. L'immatriculation n'était obligatoire que pour l'aliénation ou la concession de terrains du Domaine et pour l'acquisition par les étrangers de biens appartenant à la population locale .

Le décret de 1911 n'a donc pas simplement rajouté un étage normatif supplémentaire ; il a installé une division profonde et lourde de conséquences entre différents propriétaires, selon qu'ils titraient ou non leurs terres, selon qu'ils réalisaient leurs transactions par actes authentiques publiés et opposables ou sous seing privé.

Le caractère facultatif de l'immatriculation pour les autochtones , ainsi que l'imprescriptibilité des titres immatriculés, est à la source de nombreuses difficultés. Le conflit actuel de Bouyouni en est une parfaite illustration. À la fin des années 1970, la société Bambao, qui était le plus gros propriétaire foncier de Mayotte, a cessé ses activités sur l'île. Le conseil général lui a acheté l'intégralité de son patrimoine immobilier qui représentait 1 200 hectares. Or, la société Bambao avait déjà vendu certains terrains à des particuliers ou à des personnes morales par le biais d'actes sous seing privé. L'immatriculation étant facultative, les acquéreurs de bonne foi ne procédèrent pas à l'enregistrement et aucune publicité ne fut donnée à ces ventes, qui ne sont donc pas opposables à des tiers. Aucune solution simple ne permet de régulariser la situation, d'où des occupations et parfois des épisodes violents. 83 ( * )

Il revient au décret du 28 septembre 1926 applicable à Madagascar et ses dépendances d'avoir réglementé le domaine de l'État. Il établit définitivement la ZPG sur le domaine public légal 84 ( * ) . Il consolide la propriété de l'État sur tous les terrains non bâtis ni enclos qui ne sont pas possédés par des tiers en vertu de titres fonciers d'immatriculation ou de titres réguliers de concession.

Dans ces conditions, les droits fonciers coutumiers , pris en tenaille entre le domaine public inaliénable et les terrains de droit privé titrés , se retrouvent marginalisés et cantonnés dans des formes d'occupation précaire, sans que la population ne puisse dans sa grande majorité s'en rendre compte.

Toutefois, le décret modificatif du 28 février 1956 tempère l'incorporation dans le domaine privé des terrains sans maître. La présomption de domanialité peut être combattue par les personnes exerçant des droits réels selon la coutume , c'est-à-dire des personnes qui exercent des droits réels au sens civiliste mais qui en apportent la preuve selon un mode coutumier, par tout moyen et non seulement par l'inscription au livre foncier. Plus spécifiquement, deux critères assez proches, mélangeant le modèle de l'usucapion et de la vivification , sont reconnus pour permettre aux particuliers d'obtenir des titres :

- une occupation de bonne foi, paisible et continue, accompagnée d'une mise en valeur rationnelle permanente depuis plus de trente ans ;

- dès lors qu'il y a mise en valeur individuelle de façon durable et sérieuse, le délai peut être réduit à dix ans . Dans la pratique c'est ce critère qui a été retenu.

Des titres immatriculés sont donc régulièrement accordés depuis les années 1950 en opérant une forme de traduction de droits traditionnels dans un système spécifique d'appropriation individualisée qui se rapproche du droit civil sans le respecter pleinement.

Le mouvement de convergence vers le droit commun s'accélère dans les années 1990 . Il a nécessité deux réformes majeures et essentielles qui visaient à garantir l'identification correcte des terres et des personnes :

- l'établissement d'un cadastre parcellaire aux frais de l'État conformément à l'ordonnance n° 92-1069 du 1 er octobre 1992 . Malheureusement, le cadastre, bien que récent à Mayotte, est frappé d'obsolescence sous la pression de l'évolution démographique et de l'afflux des occupants clandestins ;

- la réforme de l'état civil conformément à l'ordonnance n° 2000-218 du 8 mars 2000 qui fixe les règles de détermination du nom et prénoms des personnes.

Une Commission de révision de l'état civil (CREC) est instituée pour établir les actes de naissance, de mariage et de décès destinés à suppléer les actes manquants, perdus, détruits, irréguliers, inexploitables qui auraient dû figurer en bonne et due forme dans les registres de droit commun ou de droit local. Les personnes majeures nées avant la publication de l'ordonnance devaient saisir la CREC avant le 3 juillet 2010 pour établir leur nom et faire dresser les actes qui seront inscrits sur les registres d'état civil.

Pour préparer la départementalisation , le régime foncier mahorais est profondément révisé sur le modèle du droit national par l'ordonnance n° 2005-870 du 28 juillet 2005 portant adaptation de diverses dispositions en matière de propriété immobilière à Mayotte et entrée pleinement en vigueur le 1 er janvier 2008 . L'immatriculation est désormais obligatoire pour tous les immeubles, de même que l'inscription des droits réels . C'est la fin du caractère facultatif de l'immatriculation pour la population locale. En outre, les actes sous seing privé et les actes cadiaux perdent leur valeur pour enregistrer des transactions immobilières, qui doivent obligatoirement passer par l'office du notaire qui rédigera les actes authentiques nécessaires aux inscriptions sur le livre foncier pour les rendre opposables aux tiers.

L'harmonisation n'est pas totale pour tenir compte des instruments développés sous la période coloniale comme le livre foncier qui est conservé comme support de la publicité foncière , comme en Alsace-Lorraine. Les titres déjà immatriculés et toute inscription de droits réels au livre foncier conformément au décret 1911 conservent leur force et leur valeur juridique.

L'établissement de nouvelles normes de régulation foncière compatibles avec le droit civil n'a pas manqué d'entraîner une recomposition des droits, des pratiques et des solidarités villageoises que connaissait traditionnellement Mayotte. Cette recomposition n'est pas totale, ni absolument conforme aux attentes, si bien que pendant la phase transitoire les Mahorais se trouvent en fait dans une situation instable où ils ne bénéficient pas encore de la sécurité promise à des propriétés immobilières formalisées, titrées et garanties par l'État, mais où ils commencent à ne plus pouvoir compter sur la protection que leur apporterait la reconnaissance de leurs droits par le consensus local de leur communauté.

L'application du droit civil modifiera certainement certains équilibres sociaux car le titrement des terres tend à figer des situations et à rigidifier des rapports que la coutume maintenait parfois plus flous mais aussi plus souples et évolutifs. Elle doit compter avec les stratégies des acteurs individuels , qui peuvent chercher à étendre leurs revendications en s'appuyant tantôt sur la coutume et tantôt sur le droit commun selon ce qui sert le mieux leurs intérêts. Il faut faire face à l'émergence de conflits inédits entre individus et entre groupes sociaux car tous comprennent que le titrement peut remettre en cause les répartitions existantes par exemple entre agriculteurs et éleveurs.

C'est le cas du conflit de Tréléni né en 1999 sur la commune de Sada qu'anciens, cadis, maire et services préfectoraux n'ont pas su prévenir. En effet, des éleveurs sont sans droit de propriété, ni titre coutumier sur la zone où ils font paître leur troupeau en vertu d'un accord ancien avec les agriculteurs qui leur accorde un droit de jouissance. Ils voient la possibilité d'aller au-delà de leurs droits limités à un droit d'usage, voire d'acquérir un titre en participant à un projet de la DAAF qui réalise de modestes aménagements (abreuvoirs, cannes fourragères) sur les parcelles. Les agriculteurs s'inquiètent d'être dépossédés définitivement de biens longtemps laissés en friche. Ils contestent le droit des éleveurs de bénéficier d'aménagements sans leur accord, en vertu de la coutume. Ils se réinstallent et mettent en culture leurs terres délaissées privant les éleveurs de leurs droits d'usage traditionnels. Sur ce fondement, ils se tournent vers les pouvoirs publics pour se voir reconnus comme propriétaires, au sens du droit positif. Ce faisant, des conflits entre agriculteurs éclatent puisque les limites des terrains laissés en friche qu'ils se réapproprient sont très mal connues, si bien que les uns et les autres s'accusent mutuellement d'empiètement. Le règlement du conflit est d'autant plus difficile que de multiples normes différentes sont invoquées et surtout que différentes instances sont sollicitées pour arbitrer : le maire, les services de l'État, le cadi, les descendants de l'ancien chef de village qui possédait autrefois les terres en jeu. 85 ( * )

La sédimentation juridique très complexe qui caractérise le foncier mahorais a laissé subsister de façon parallèle plusieurs systèmes de normes et plusieurs autorités de régulation, sans que coïncident simplement les pratiques, la légitimité traditionnelle et la légalité positive . La départementalisation définit un cap clair qui doit à terme réduire ce pluralisme instable, mais pendant la phase de convergence avec le droit commun, la population est laissée dans l'incertitude sur la valeur de ses droits anciens et le statut de ses terres .

En outre, se pose la question de l'accès au droit de la population qui ne possède aucun repère pour s'orienter dans un système qui lui est largement étranger. Ainsi que le note M. Laurent Sabatier, président du TGI : « il y a à Mayotte un retard dans l'intégration des systèmes normatifs, du concept même de propriété. » 86 ( * ) Un effort d'information, de vulgarisation, d'explication très lourd reste à mener. Il ne pourra se faire uniquement en français, qui n'est pas encore maîtrisé par une fraction significative des Mahorais. L'emploi des langues locales comme le shimaore et le shibushi paraît indispensable pour faciliter l'acculturation de la population.

b) La régularisation foncière, un processus semé d'embûches : le cas emblématique de Mayotte
(1) Un transfert de compétences mal préparé

La régularisation foncière , qui permet l'immatriculation des terres au livre foncier , valide et titrise une occupation coutumière . S'inspirant du vénérable principe de vivification des terres, elle reprend les critères d'attribution du décret du 28 février 1956 . Elle accorde à toute personne exerçant une occupation de bonne foi, paisible et continue d'une parcelle dont elle assure la mise en valeur rationnelle et continue depuis dix ans la possibilité d'en devenir propriétaire de droit commun .

L'opération de régularisation foncière des terrains présumés appartenir au conseil général a été décidée par délibération du conseil général du 3 septembre 1996 . Elle est reprise par l'article 11 de l'ordonnance précitée du 28 juillet 2005 pour donner force de loi à la délivrance de titres de propriété définitifs par le Département de Mayotte sur son domaine aux titulaires de droits coutumiers individuels établis à Mayotte qui ont mis individuellement en valeur et durablement des terrains, sur lesquels ils ne sont fondés à se prévaloir d'aucun droit de propriété. La délivrance de titres équivaut à des cessions. Afin de décourager la spéculation, les terrains cédés ne peuvent être aliénés pendant dix ans sous peine de nullité de la cession.

Jusqu'en 2006 , la direction des finances publiques était chargée de la gestion des domaines de l'État et de la collectivité départementale de Mayotte. Le Centre national pour l'aménagement des structures des exploitations agricoles (CNASEA) 87 ( * ) agissait alors comme opérateur foncier de la collectivité. Dans le cadre de la régularisation, il était chargé du levé des occupations coutumières et de l'instruction des dossiers jusqu'au passage en commission du patrimoine foncier, chargée d'entériner l'attribution des parcelles. Le CNASEA a procédé au recensement des parcelles et à l'identification des occupants tant sur les terrains domaniaux de l'intérieur de l'île que sur la ZPG. Cet inventaire de la possession coutumière a été validé par le conseil général.

Bilan des régularisations sur les parcelles levées par le CNASEA entre 1996 et 2005

Régularisation
période 1996-2005

Nombre de parcelles

Superficie (ha)

Parcelles passées en commission

21 410

5 573

Parcelles passées en commission situées sur la ZPG

3 730

190

Parcelles passées en commission situées hors ZPG

17 680

5 384

Parcelles passées en commission situées hors ZPG avec avis favorable

14 950

4 153

Parcelles passées en commission hors ZPG avec avis défavorable ou en sursis

2 730

1 231

Source : ASP

La décentralisation entrée en vigueur en 2004 à Mayotte a conduit à transférer au Département, à compter de 2006, la compétence foncière précédemment détenue par l'État, hors ZPG . La direction des affaires foncières et du patrimoine (DAFP) du Département de Mayotte a été créée le 1 er novembre 2006 pour exercer les nouvelles compétences de gestion immobilière. La régularisation foncière entreprise par l'État aurait dû être achevée en 2005 , avant le transfert de compétences, ce qui est loin d'être le cas près de dix ans après. 88 ( * ) La charge du Département s'est encore accrue depuis l'harmonisation du régime foncier mahorais avec le droit national en 2008.

Les collectivités territoriales de l'Hexagone comme de l'outre-mer ont désormais une longue expérience de la sous-compensation des transferts de charges par des transferts de moyens lorsqu'elles récupèrent des compétences de l'État. Le cas de Mayotte ne fait pas exception : le conseil général a hérité d'énormes chantiers fonciers sans bénéficier parallèlement de ressources matérielles et humaines adéquates. Sur les 128 agents des services fiscaux qui géraient le foncier, 93 ont été transférés au conseil général, la plupart de catégorie C, si bien que cette catégorie est en sureffectif et que la DAFP souffre aujourd'hui d'un manque d'encadrement et d'expertise . 89 ( * )

Plus qu'ailleurs, cette impréparation et cette légèreté dans le transfert de compétences s'est révélée préjudiciable, au vu de l'urgence sociale et des faibles moyens dont disposait en propre le Département pour la traiter. Même la récupération physique des dossiers ne s`est pas correctement déroulée lors du transfert de compétences, selon M. Ismaël Kordjee directeur de la DAFP. 90 ( * ) En conséquence, le Département n'a pas exercé concrètement cette nouvelle compétence de 2006 à 2009 et des retards dans le traitement des dossiers se sont accumulés , au préjudice de la population.

Outre des délais allongés pour bénéficier de la pleine et entière propriété de leurs biens et pour pouvoir opposer leurs droits fonciers aux tiers qui les contestent, certains Mahorais ont pâti du changement de régime fiscal intervenu au cours de cette période de quasi-latence. En effet, depuis le 1 er janvier 2014, il n'y a plus d'exonération de frais d'enregistrement , en raison de l'application du droit commun du code général des impôts. Or, certaines personnes avaient déjà été recensées par le CNASEA et avaient engagé l'immatriculation de leurs terres avant le transfert de la compétence foncière à la collectivité départementale de Mayotte. Elles sont donc victimes du retard accumulé dans leur procédure de régularisation , qui en principe aurait dû être achevée en 2005. 91 ( * ) Le sentiment de tromperie et d'injustice que ces personnes éprouvent est parfaitement compréhensible, puisqu'elles pensaient s'être engagées dans une procédure gratuite et qu'elles connaissent d'autres personnes qui ont eu la chance de voir leur dossier traité dans les temps et exonéré de frais d'enregistrement.

(2) Une procédure lente et complexe

La procédure d'immatriculation des terres pour obtenir un titre de propriété en bonne et due forme se révèle longue et complexe . Elle comprend 11 étapes et dure au minimum un an jusqu'à l'enregistrement auprès de la conservation de la propriété immobilière (CPI). 92 ( * )

Les onze étapes de la procédure de régularisation foncière à Mayotte

1. Rédaction et signature de la réquisition d'immatriculation

2. Publication d'un extrait de la réquisition au recueil des actes administratifs de la préfecture précisant notamment le point de départ du délai de 3 mois pour former opposition

3. Notification d'un avis reproduisant l'extrait publié au maire de la commune du lieu de situation de l'immeuble dont l'immatriculation au livre foncier est demandée

4. Désignation d'un géomètre dans le mois qui suit la publication au recueil des actes administratifs de la préfecture

5. Information du public de la date des opérations de bornage (avis affiché sur l'immeuble objet du bornage et à la mairie du lieu de situation de l'immeuble) ; Le bornage ne peut être effectué dans le délai d'un mois ouvert par la formalité d'information du public

6. Bornage contradictoire et procès-verbal de bornage établi par le géomètre qui consigne les éventuelles contestations et constate l'absence d'accord. En cas de désaccord entre les parties présentes, est établi un procès-verbal de bornage négatif

7. Transmission du plan et du procès-verbal de bornage au service de régularisation foncière qui, dès réception, relève au registre des oppositions les mentions relatives aux contestations figurant sur le procès-verbal de bornage

8. Publication d'un avis de clôture du bornage au recueil des actes administratifs de la préfecture, qui déclenche le délai d'un mois pour former opposition

9. À l'expiration du délai d'un mois, rédaction de l'acte de reconnaissance de propriété définitive et signature par les parties

10. Transmission à la conservation de la propriété immobilière (CPI) des documents permettant l'immatriculation (procès-verbal de bornage et acte de la collectivité reconnaissant la propriété définitive) ou l'inscription du titre de propriété résultant de la division de la propriété de la collectivité préalablement immatriculée (PV de bornage et acte de la collectivité reconnaissant la propriété définitive + duplicata du titre de propriété établi précédemment)

11. Notification du titre au(x) propriétaire(s)

Source : DAFP du Département de Mayotte

Le bornage est essentiel pour achever la procédure d'immatriculation. Le service topographique de la DAFP assume cette mission soit en régie directe, soit par délégation à des géomètres-experts du secteur privé titulaires d'un marché public. Par sa délibération du 22 juillet 2004 , le conseil général a pris à sa charge les frais de bornage pour soulager financièrement les familles et les inciter à entrer dans le processus de régularisation.

Il s'agit d'un service technique ancien créé en 1931 pour réaliser les opérations de bornage que nécessitait l'application du décret de 1911 pour les immatriculations de terrains. C'est la raison pour laquelle il gère un important stock d'archives comprenant les plans et dossiers de bornage depuis les années 1930 jusqu'à fin 2013, date de l'installation de l'Ordre des géomètres-experts à Mayotte. Environ 27 000 documents y sont conservés. En 2006, le service topographique a été transféré de la direction des finances publiques à la DAFP du Département.

En matière de bilan quantitatif de la régularisation foncière, la DAFP a indiqué à vos rapporteurs que, sur un total de 16 000 parcelles ayant reçu un avis favorable, le bornage est terminé pour 10 000 d'entre elles dont le dossier a été transmis au service de régularisation foncière pour la rédaction de l'acte. Parallèlement, 1 220 bornages rencontrent un problème et ne peuvent être réalisés et 2 220 sont en cours de traitement.

Par ailleurs, sur un stock hérité en 2006 de 1 700 dossiers , restent également 655 dossiers en instance couverts par le décret de 1911 en tenant compte des possibilités de titrement du décret de 1956. Il faut aussi compter 1 105 demandes d'acquisition de personnes privées détentrices d'un acte sous seing privé qui préfèrent s'adresser au service topographique plutôt qu'à des géomètres privés. 93 ( * ) Enfin, la DAFP doit procéder à la reconstitution des titres de propriété brûlés dans l'incendie du centre des impôts en 1993.

(3) Les sources de complexité supplémentaire : ZPG, risques naturels et pression migratoire

Le nombre de dossiers encore en attente demeure encore très conséquent. La nature même des affaires fait obstacle à leur traitement rapide, mais les problèmes matériels d'adressage , de convocation des riverains ou parfois d'identification et d'état des personnes ne doivent pas être sous-estimées, car ils suffisent à gripper la machine.

Lors de son audition devant la délégation, Mme Stéphanie Rière, vice-présidente du Conseil régional de l'ordre des géomètres-experts La Réunion-Mayotte, a rappelé qu'« en tant que professionnels, les géomètres-experts sont confrontés à des difficultés très concrètes. Comment convoquer les riverains avec fiabilité en l'absence d'adresses précises et lorsque les rues de la plupart des villages n'ont pas de nom ? Comment traiter le cas des coopératives agricoles « fantômes » ? En effet, de très grandes parcelles ont été immatriculées par le passé via la constitution de coopératives agricoles, mais celles-ci sont des coquilles sans statut, sans assemblée générale. Ce sont dans les faits des particuliers qui occupent et cultivent individuellement ces parcelles. » 94 ( * )

Ces cas épineux sont plus difficiles à régler avec des moyens humains et matériels insuffisants et une gestion insuffisamment efficace au niveau de la DAFP en aval du service topographique. Ils sont encore compliqués par d'autres facteurs externes qui freinent la régularisation :

- le cas particulier de la zone des cinquante pas géométriques ( ZPG ) géré selon d'autres modalités et la divergence entre les procédures mises en place par l'État par le Département ;

- la prise en compte des risques naturels ;

- la pression démographique et migratoire qui démultiplie les occupations illégales .

Sur les 59 villages de Mayotte, 42 sont situés dans la bande littorale d'environ 80 m de large qui forme la ZPG et appartient au domaine public maritime de l'État. Pour donner un exemple précis dans la commune de Bouéni, 18 % de la zone urbaine sont inscrits dans la ZPG, soit 7 hectares construits et occupés sans titre sur les 39 hectares. 95 ( * )

Pour régulariser des parcelles situées sur la ZPG , les particuliers sont réorientés vers les services de l'État propriétaire et la régularisation est alors possible mais à titre onéreux . En effet, depuis la publication du décret n° 2009-1104 du 9 septembre 2009 , les occupants sans titre peuvent acheter les terrains à l'État, après leur déclassement par arrêté préfectoral hors les espaces naturels confiés au Conservatoire du littoral. Environ 2 900 ha de ZPG sont situés en zone urbanisée .

Cette différence entre les terrains situés à l'intérieur de l'île et ceux du littoral n'est pas comprise par la population, d'autant que l'occupation coutumière s'est d'abord effectuée sur la bande littorale . En outre, elle oblige les possesseurs d'une parcelle qui se trouve à cheval sur la ZPG et sur les terres du Département à conduire simultanément deux procédures pour les deux parties de son terrain. Certains découvrent au moment de la régularisation demandée au département que leur parcelle est aussi située sur la ZPG, dont le tracé n'est pas matérialisé. Lorsque les géomètres viennent borner uniquement la partie correspondant à la réquisition d'immatriculation, les propriétaires coutumiers se voient parfois amputés d'une partie de leur bien puisque le titre qui leur est délivré par le Département ne couvrira pas la totalité de la surface qu'ils occupent.

Des régularisations sur la ZPG enlisées

« Les occupations coutumières ont d'abord été gérées par les autorisations d'occupation temporaires (AOT) dont les dernières arrivent à échéance. Depuis 2011, elles ne sont plus renouvelées ; à la place, le rachat de la parcelle est proposé aux occupants. S'ils ne peuvent pas régulariser leur situation ils se retrouvent occupants sans titre d'un terrain de l'État. Les faibles moyens financiers des occupants les empêchent souvent de mener la procédure à son terme et peuvent même les dissuader de l'engager, d'autant que la régularisation foncière entraînera l'assujettissement à l'impôt. La DRFIP de Mayotte considère que « l'évaluation des parcelles au prix du marché, même avec une décote dite sociale, ne permet pas une régularisation efficace et cela bloque le fonctionnement des services concernés par la masse des dossiers et des demandes liées. » 96 ( * )

Une grande majorité des dossiers reste en instance. Cette situation précaire est personnellement difficile pour les habitants et collectivement préjudiciable car l'État et les communes ne recouvrent pas les taxes afférentes. Quantitativement, depuis trois ans, sur près de 400 dossiers instruits et ayant obtenu un avis favorable, moins de 60 actes de cessions ont pu être signés après règlement du principal et des frais d'enregistrement et de publication. Le service local de France Domaine doit accepter que les règlements s'échelonnent parfois sur plus de deux ans.

Les dossiers sont dans l'ensemble finalisés entre un et cinq ans après leur dépôt. Au 1 er mars 2015, environ 300 dossiers sont en cours de traitement :

- 50 dossiers sont en attente d'évaluation, parfois depuis plus d'un an ;

- 200 dossiers sont en attente de paiement, certains depuis 2012 ;

- 10 dossiers en attente ne sont que partiellement soldés ;

- 40 dossiers soldés suivent le processus de rédaction, enregistrement et publication. 97 ( * )

Ces chiffres sont, de toute évidence, faibles par rapport au stock potentiel de personnes à régulariser, dont un petit nombre seulement entreprend volontairement la démarche. La procédure de régularisation est qualifiée de « lourde et très formalisée » par la DRFIP de Mayotte. Le service local de France Domaine procède à la régularisation des occupants après une expertise de chaque dossier par une commission formée par la direction des relations avec les collectivités locales, l'unité de gestion foncière de la DEAL et le service local de France Domaine réunis dans une commission de gestion du domaine public maritime et du domaine privé de l'État. La commission émet notamment un avis défavorable à la cession lorsque la parcelle est soumise à des risques naturels (inondations, zones cycloniques). Une fois l'avis de la commission de cession acquis, le terrain est évalué par le service local du domaine et la somme réclamée à l'occupant.

Avant la cession, le terrain doit faire l'objet d'un déclassement et d'une procédure de réquisition d'immatriculation et de bornage, permettant ensuite d'enregistrer et de publier les actes à la conservation de la propriété immobilière de Mamoudzou, ce qui allonge la durée de la régularisation d'au moins quatre mois. En effet, le service de la conservation observe un délai de deux mois entre l'affichage en mairie de l'immatriculation pour permettre la revendication éventuelle de la parcelle et sa publication. Le meilleur des cas est celui où il peut être renoncé au bornage. Si les parcelles limitrophes de la parcelle occupée de la ZPG appartiennent à des propriétaires privés, alors il faut demander un bornage. Cette opération, d'après la DRFIP de Mayotte, peut prendre plusieurs mois voire quelquefois plusieurs années, selon qu'il est demandé à un géomètre privé ou au service topographique du conseil général. »

Source : T. Mohamed Soilihi, J. Guerriau, S. Larcher & G. Patient, Domaines public et privé de l'État outre-mer : 30 propositions pour mettre fin à une gestion jalouse et stérile , Rapport n°538 (2014-2015), pp. 86-87.

Lorsqu'ils se lancent dans une procédure d'achat de parcelles sur la ZPG, les occupants ne peuvent être certains de voir leur démarche aboutir en raison des fortes contraintes d' exposition aux risques naturels , en particulier de submersion marine , de débordement de cours d'eau et de glissement de terrain . Lorsque les terrains occupés s'avèrent trop exposés, l'État ne peut les vendre, si bien que la régularisation est impossible.

La conjonction d'une double procédure complexe, du coût du rachat et de l'incertitude due aux aléas naturels n'encouragent pas la population à régulariser son occupation sur la ZPG, dont une partie des Mahorais conteste l'existence au motif qu'elle n'était pas prévue par le traité de cession de 1841 . C'est ce qui explique le faible nombre de demandes de régularisations reçues par la DRFIP alors que dans le même temps, le rythme des nouvelles occupations illégales ne faiblit pas.

Le domaine public de l'État n'est pas seul touché par un phénomène lié non seulement à la dynamique démographique interne mais aussi à l'immigration clandestine. La situation de Mayotte s'apparente à celle de la Guyane et de Saint-Martin évoquée dans le précédent rapport de la délégation sénatoriale à l'outre-mer sur la gestion du Domaine. Le Département est aussi concerné par des occupations illégales massives de son domaine privé . À Mamoudzou par exemple, sur une section cadastrale de 36 hectares, 15 hectares correspondent à des maisons construites sur le foncier privé du Département et habitées par des occupants sans droit, ni titre. Les terrains privés de particuliers sont également touchés un peu partout.

La pression migratoire menace la pérennité de la régularisation foncière dont elle remet en cause l'équilibre . La paix sociale paraît compromise, si l'on suit le diagnostic de M. Sylvain Coré, délégué régional de l'ASP : « à Mayotte, il n'y a pas de marge de manoeuvre en matière foncière du fait de l'exiguïté du territoire et de l'immigration massive. De ce point de vue, le territoire est une véritable cocotte-minute. » 98 ( * ) M. Ismaël Kordjee, directeur de la DAFP a dressé un tableau tout aussi sombre : « La situation a empiré à cause de la multiplication croissante des occupations illégales. [...] Les occupants coutumiers ont mis en valeur des terrains sans justifier d'un titre de propriété et voient leur possession contestée, notamment par des personnes d'origine étrangère qui s'installent massivement et se mettent eux-mêmes à cultiver. Se déroulent très fréquemment des manifestations pour dénoncer ces occupations illégales. On peut craindre que cela dégénère en violences [...]. De plus en plus de terres agricoles sont abandonnées car les gens n'osent plus aller sur leur terrain faute de voir leur sécurité garantie par les forces de l'ordre. » 99 ( * ) Les violences et les « décasages » des dernières semaines ont malheureusement confirmé ces prédictions et la situation paraît avoir atteint son paroxysme avec la saturation de la capacité d'acceptation des Mahorais.

Un contentieux judiciaire de l'immatriculation foncière marginal à Mayotte

Le contentieux de l'immatriculation foncière, à l'aboutissement du processus de régularisation, représente un stock de seulement 15 dossiers, dont 3 mis en délibéré .

À partir de 2012, la décentralisation judiciaire a conféré à la juridiction judiciaire une capacité supérieure avec le TGI qui a succédé au TPI et des effectifs doublés. Les saisines sont rares (6 saisines en 2014 et 14 en 2015).

Les dossiers portent sur des affaires très anciennes, sur des requêtes en immatriculation. Pour les réquisitions d'immatriculation intervenues avant le 1 er janvier 2008, le TGI applique le décret de 1911, avec quelques aménagements, en matière de procédure, inspirés de l'ordonnance de 2005 et du décret de 2008.

De nombreuses ordonnances de caducité d'opposition ont été prononcées sur les dossiers traités du fait de leur ancienneté. Un quart seulement ont fait l'objet de jugement sur le fond. Pour ces dossiers, la DAFP doit reprendre et poursuivre le processus de régularisation.

Le caractère marginal du contentieux de l'immatriculation a des résurgences dans le contentieux civil général, notamment en matière de revendication de biens immobiliers occupés par d'autres. Il faut également prendre en compte les demandes de démolition et les demandes d'expulsion. Cela représente une centaine de dossiers, dont le quart concerne des revendications de biens immobiliers.

Une difficulté provient de l'absence de recours des plaignants à l'avocat alors que la présence d'un avocat est obligatoire au TGI. Les décisions sont donc prises sans véritable débat permettant d'emporter la compréhension et l'acceptation des justiciables, avec toutes les difficultés d'exécution que cela implique ensuite, notamment en matière d'expulsion.

Source : entretien avec M. Laurent Sabatier, président du TGI, et M. Emmanuel Planque, vice-président en charge de la question foncière, le 6 octobre 2015.

(4) Des communes exsangues et submergées face aux carences de la régularisation

La lenteur et les imperfections du processus de régularisation foncière conjuguent leurs effets avec la multiplication des nouvelles occupations sans titre et détachées de toute justification coutumière pour entraver la gestion communale.

D'une part, les communes sont confrontées à des enjeux majeurs d'aménagement . D'autre part, elles sont privées de leurs ressources fiscales propres.

Pour prendre un exemple, la commune de Sada connaît de nombreux problèmes fonciers interconnectés (régularisation, zones à risques, occupation de la ZPG) qui constituent un réel frein à son développement.

Ainsi que l'a rappelé la maire, Mme Anchya Bamana 100 ( * ) , lorsque la commune porte un projet d'aménagement ou d'équipement, comme celui du lotissement de Mangajou pour résorber l'habitat précaire, elle doit négocier avec les propriétaires mais aussi avec les occupants qui n'ont pas d'actes et qui ne paient pas de taxes foncières. Même si les occupants étaient prêts à vendre ou à échanger leur terrain, ils ne pourraient pas le faire sans acte publié établissant leur droit de propriété. Or, le mouvement de régularisation est très lent du fait de l'attentisme de la population. Depuis 2010, il y a eu moins de 1 000 dépôts de demandes de régularisation car les habitants craignent la spoliation et éprouvent un sentiment d'incompréhension, face à la dualité de statut foncier, coutumier et de droit commun, et face à la double gestion du problème foncier, par l'État et le Département. En outre, sur environ 10 % du territoire, il n'y a pas eu de recensement des parcelles et des occupants par le CNASEA. Les possibilités de revendications y sont donc encore ouvertes.

Pour mobiliser le foncier, les communes doivent aussi avoir une connaissance précise du risque. Les plans de prévention des risques sont en bonne voie d'élaboration pour 10 communes sur 17. Ensuite, il faut croiser la carte des aléas avec celle des enjeux d'aménagement pour déterminer les équipements réalisables. 101 ( * ) Ainsi, Sada compte de nombreux équipements communaux recevant du public en front de mer (cimetière, mosquée, écoles...) et une concentration d'habitations sur la zone littorale où l'aléa de submersion marine est avéré. D'autres zones sont soumises aux risques d'inondation ou de glissement de terrain. La régularisation n'est pas possible lorsque l'aléa devient trop élevé. Or, pour évacuer tous les habitants qui sont installés dans les zones à risque, il faut dégager ailleurs du foncier pour aménager des lotissements et reloger. Malheureusement, les communes souffrent de l'absence de réserves foncières et doivent avoir recours à la préemption ou à l'expropriation pour réaliser ces opérations de relogement. Se repose alors à nouveau le problème de l'absence de titres de propriété en bonne et due forme qui paralyse ces procédures.

De l'aveu général des personnes auditionnées par vos rapporteurs à Mayotte, le droit de l'urbanisme n'est que très difficilement respecté . Les demandes de permis de construire ridiculement rares au vu de l'expansion exponentielle du bâti. Les plans locaux d'urbanisme (PLU) perdent rapidement toute consistance du fait du développement anarchique de l'urbanisation .

Les élus du conseil municipal de Bouéni 102 ( * ) ont fait valoir que les zones urbaines se développaient spontanément sous la pression démographique, sans aucune maîtrise et en l'absence de voirie, de réseaux d'électricité et adduction d'eau. La commune n'a toujours pas de voirie communale ; les occupants ouvrent et tracent eux-mêmes les voies d'accès à leurs terrains. La collecte et le retraitement des déchets sont défaillants. L'extension des occupations non titrées rendra la mise aux normes par la commune très compliquée et très onéreuse.

Alors que leurs charges actuelles et futures ne cessent de s'alourdir, les collectivités subissent une déperdition de ressources fiscales considérable du fait de l'absence de régularisation et d'identification des propriétaires . Une partie même de la population hésite ou renonce à la régularisation pour échapper à l'impôt foncier, alors que la fiscalisation est nécessaire pour financer les services publics locaux. Mayotte se retrouve happée par un cercle vicieux : sans ressources fiscales pour la mener à bien, la régularisation n'aboutira pas et, en même temps, sans régularisation, les collectivités ne parviennent pas à prélever les taxes locales.

2. Adapter la trajectoire d'évolution du régime de la propriété pour préserver la cohésion sociale à Mayotte
a) Un nouveau « Plan Marshall » pour réussir le titrement
(1) Le titrement, un choix politique fort et irréversible

La délivrance généralisée de titres de propriété sur les terres est désormais un choix accepté par la population mahoraise. Il aurait été possible avant 2005, surtout avant l'ouverture de la procédure de régularisation en 1996 de réfléchir et de retenir un autre mode de sécurisation des droits fonciers que la formalisation par le titrement individuel. Il n'est plus temps de changer de cap, sous peine d'ajouter encore à la confusion, l'iniquité et l'inégalité de traitement, sources d'incompréhension, de désarroi et de ressentiment dans l'île.

En outre, l'analyse de la situation mahoraise révèle un certain nombre de facteurs favorables qui plaident pour la réussite de cette campagne de titrement contrairement aux cas africains analysés par les anthropologues et les juristes.

En premier lieu, il existe bel et bien une volonté locale forte et largement partagée de suivre ce chemin. En outre, cette adhésion de la population est ratifiée et sanctionnée par l'État central qui s'est engagé à la soutenir. Dans les États africains post-coloniaux, on a plutôt constaté une opposition entre une mince élite urbaine proche du pouvoir politique et économique, qui pousse à la formalisation des droits et à l'enregistrement des terres, et la majeure partie de la population dans les campagnes, qui n'exprime aucune demande générale en ce sens et ne s'investit pas dans la réforme.

En second lieu, Mayotte demeure d'une faible superficie et d'une population modeste, malgré sa croissance démographique, par rapport à un État indépendant d'Afrique, même par rapport au Bénin sans parler du Mali ou de Madagascar. La tâche à mener est certes lourde mais elle ne doit pas être surestimée car elle reste d'une ampleur maîtrisable . Lorsque la campagne initiale de titrement sera réalisée, l'actualisation du cadastre et du livre foncier, bien qu'elles ne soient pas exemptes de risques, se révèlera également plus aisée car les flux potentiels de transactions et de transmissions de terrains seront plus réduits qu'en Afrique.

En troisième lieu, une administration déconcentrée et territoriale moderne est déjà en place et opérationnelle. Grâce à l'appui de la Nation, Mayotte bénéficie de moyens financiers et de ressources incomparablement supérieures à celles des pays africains où ont échoué les opérations de titrement systématique.

En revanche, il conviendra de ne pas commettre ces erreurs qui seraient à la fois banales dans leur motivation et tragiques dans leurs effets : rejeter totalement les autorités traditionnelles, ignorer le décalage entre les pratiques coutumières et le droit commun et penser que la simple substitution d'un régime juridique à un autre transformera le réel, les représentations et les comportements. Ni le quiétisme, ni le dogmatisme n'est à la hauteur des enjeux.

De ce point de vue, vos rapporteurs soulignent que la procédure de régularisation présente au moins un exemple vertueux d'adaptation et de dialogue des droits civil et coutumier , plutôt que de substitution de l'un à l'autre : c'est la reprise du critère de vivification des terres , réécrit dans un idiome civiliste pour le rapprocher de la prescription acquisitive. Cela permet de préparer les Mahorais à entrer plus tard dans le droit commun en construisant un pont entre les pratiques traditionnelles et les normes nationales .

Il faudra du temps , peut-être une génération, pour réussir le titrement, car il ne s'agit pas seulement de traduire selon l'idiome du code civil des droits existants et de délivrer les titres correspondants, mais aussi de procéder progressivement à l'acculturation de la population mahoraise qui doit s'imprégner de cette nouvelle conception de la propriété et s'approprier les instruments juridiques qui permettent de la protéger, de la gérer, de la mettre en valeur et de la transmettre. Sans la population, et pas davantage contre elle, le titrement ne se fera.

(2) Accroître les moyens et procéder à des transferts de gestion pour simplifier et accélérer les procédures

Dès lors que le titrement constitue un choix politique fort et irréversible, c'est une obligation de réussite qui pèse sur la République. Elle entraîne au moins une obligation de moyens et d'accompagnement par l'État , le Département de Mayotte n`ayant ni l'expertise, ni les ressources suffisantes pour mener à bien seul une tâche aussi complexe. Même si bon nombre de régularisations portent sur le domaine du conseil général, cela n'exonère pas l'État de porter son attention au-delà de la zone des cinquante pas géométriques qui relève de son propre domaine public. Vos rapporteurs considèrent que l'État n'a pas suffisamment préparé le transfert de compétences vers le Département en 2006 et l'a laissé démuni en moyens administratifs et opérationnels pour mener à bien ses nouvelles missions.

La mobilisation doit être générale et comparable à l'effort fourni pour mener à bien la difficile installation de l'état civil , qu'exigeait la départementalisation et qui constituait aussi un préalable nécessaire pour assainir la situation foncière. C'est bien l'idée d'un « Plan Marshall » qui s'impose pour reprendre une expression entendue par vos rapporteurs plusieurs fois au cours de leur mission à Mayotte.

Le délai d'un an nécessaire au minimum pour immatriculer pourrait être réduit grâce à des moyens supplémentaires, humains et matériels accordés au service topographique de la DAFP. En particulier, des ordinateurs et des licences de logiciel supplémentaires permettraient d' améliorer la gestion informatisée des dossiers , plus sûre et plus efficace que la gestion sur papier.

Le soutien de l'État pourrait se manifester par une contribution financière exceptionnelle, sanctionnée par une convention ou un contrat d'objectifs avec le Département de Mayotte pendant une phase transitoire. Il pourrait aussi prendre la forme d'un apport direct d'expertise et d'ingénierie par des fonctionnaires de l'État envoyés sur place pour soutenir la DAFP. Ces fonctionnaires mis à disposition pourraient, outre leurs missions opérationnelles, préparer la montée en puissance et en compétences des agents départementaux en contribuant au processus de recrutement et à leur formation . Le Conseil supérieur national des géomètres-experts pourrait être parallèlement mobilisé pour aider le service topographique.

Des mesures de simplification et la réduction des frais de procédure pour les particuliers paraissent tout aussi indispensables que l'apport de ressources supplémentaires. La procédure de régularisation sur des terrains du Département mériterait un toilettage pour réduire les divers délais de carence qui jalonnent ses onze étapes . À la fin de la procédure, au moins pour une période transitoire dont on pourrait fixer la durée à une dizaine d'années pour parvenir à un apurement de la situation , il conviendrait également de supprimer les frais d'enregistrement à la conservation de la propriété immobilière, issus de l'entrée en vigueur du code général des impôts à Mayotte. Rappelons que la Polynésie française pratique la gratuité de la transcription des partages judiciaires pour stimuler la transcription des actes, essentielle à leur opposabilité aux tiers. Elle utilise à cette occasion son autonomie fiscale dont Mayotte ne bénéficie pas. Une dérogation législative serait donc nécessaire pour régler le cas mahorais.

Vos rapporteurs considèrent surtout qu'il faut viser l'unification des procédures entre l'État et le Département pour éviter à un particulier dont des terrains sont situés à la fois sur les domaines étatiques et départementaux de mener de front deux procédures qui, par ailleurs, ne sont pas identiques et n'entraînent pas le même type de charges. L'interdiction constitutionnelle de cession du domaine de l'État à vil prix bloque partiellement l'harmonisation avec le Département qui pratique une régularisation à titre gracieux.

Plus qu'un rapprochement des démarches sur un même modèle, il faudrait viser l'instauration d'un guichet unique. Or, la situation actuelle ne le permet pas, puisque le statut des terres concernées n'est pas le même et que les propriétaires imbus de la capacité juridique de transférer la propriété en titrant sont différents. C'est pourquoi vos rapporteurs prônent une réforme audacieuse : l'unification des patrimoines fonciers par le transfert des zones urbanisées de la ZPG de l'État au profit du Département de Mayotte et l'installation d'un organe ad hoc pour gérer la délivrance des titres de propriété sur ce nouvel ensemble foncier.

Le transfert de la ZPG à la collectivité permettrait d'effacer ce vestige archaïque de la période coloniale , qui n'a plus lieu d'être. En seraient exclus les espaces naturels confiés en gestion au Conservatoire du littoral, qui ont vocation à demeurer dans le domaine public au nom de la préservation de l'environnement. Cette préconisation est conforme à celles que nos collègues Joël Guerriau, Serge Larcher et Georges Patient avaient formulées avec le rapporteur coordonnateur Thani Mohamed Soilihi l'an passé dans le rapport de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer sur la gestion du domaine de l'État. Le transfert au Département de Mayotte devra néanmoins s'effectuer après une estimation rigoureuse des charges que représente la ZPG pour éviter la situation difficile que connaît Saint-Martin, asphyxiée par les demandes de régularisation sans titre à la suite du transfert.

Pour parvenir à unifier les procédures et mobiliser toutes les ressources disponibles, vos rapporteurs recommandent de plus de confier la gestion de la régularisation et du titrement sur le domaine foncier unifié à une commission foncière indépendante présidée par un magistrat . Cet organe comprendrait des représentants des services de l'État compétents (DFIP, DEAL et DAAF), du conseil général et des communes ainsi que des personnes privées qualifiées en matière foncière comme les cadis et les professionnels du droit (notaires, experts-géomètres).

Confier la présidence de la commission foncière à un magistrat donnera tous les gages d'impartialité et d'indépendance nécessaires pour gagner la confiance de la population et assurer le déroulement impeccable de ses travaux.

Enfin, dans la mesure où le patrimoine foncier, en quelque sorte délégué en gestion à cette commission de l'urgence foncière , le temps d'achever le titrement et d'apurer la situation, demeurerait la propriété du Département, il reviendrait normalement à la DAFP du Département, secondée par les moyens humains supplémentaires mis à disposition par l'État, d'en assurer le secrétariat , de réaliser les actes de procédure et de notifier les titres aux particuliers.

L'outre-mer connaît déjà des solutions de gestion foncière partagée entre l'État et une collectivité, notamment avec le régime spécifique des forêts départemento-domaniales, qui s'analyse assez grossièrement comme une division entre la nue-propriété reconnue au département et l'usufruit reconnu à l'État. Il n'est toutefois pas question à Mayotte de reprendre ce schéma car :

- il ne s'agit pas de créer une structure permanente mais un dispositif temporaire destiné à résorber des situations inextricables cristallisées depuis trop longtemps. Comme cela a été évoqué précédemment, un horizon d' une dizaine d'années serait assigné à cette structure ;

- la commission foncière n'est pas l'émanation de l'État mais un organe mixte sui generis , où le Département est représenté, ce qui est nécessaire si l'on veut qu'elle puisse détenir la faculté d'aliéner des fractions du domaine départemental ;

- elle n'a pas vocation à tirer profit de son action, le Département de Mayotte conservant tous ses droits à cet égard.

Une fois la situation foncière apurée, le Département récupèrera la pleine maîtrise de son domaine après la dissolution de la commission foncière . Le travail de la commission permettra indirectement d'identifier des parcelles qui pourraient faire l'objet de travaux de viabilisation et d'aménagements de la part du nouvel établissement public foncier (EPF) d'État en vue de la construction de logements et d'équipements collectifs.

b) Une transition souple vers le régime civiliste pour déminer les conflits
(1) Des formations foraines de la commission foncière détachées dans les villages

L'enjeu pour la commission foncière dépasse la simple délivrance de titres de propriété en bonne et due forme : il lui faudra aussi et surtout parvenir à piloter la transition vers une pleine application du droit civil commun sans déstabiliser la société mahoraise . C'est pourquoi la commission foncière que vos rapporteurs appellent de leurs voeux ne pourra se contenter d'examiner des dossiers à Mamoudzou dans un cénacle fermé de spécialistes. À la manière du juge des terres en Polynésie française, un lourd travail de mise en état et de compréhension du contexte culturel lui échoit, car il lui faut tracer le chemin qui permettra de respecter les droits fonciers actuels, de les rendre compatibles avec le régime du droit civil et de parvenir à des solutions équitables susceptibles de désamorcer les tensions. Elle n'y parviendra pas sans entrer en contact étroit avec la population .

Vos rapporteurs préconisent que la commission foncière tienne des audiences foraines dans chaque commune de Mayotte . Aller vers les administrés, dont les déplacements vers Mamoudzou, onéreux pour leurs faibles moyens, constituent également un frein à la régularisation, paraît essentiel. Il ne sera pas nécessaire d'y faire participer l'intégralité de ses membres ; une formation restreinte mais toujours présidée par un magistrat y pourvoira. Ces audiences foraines auront pour but de répertorier au plus près du terrain , l'état de la possession, les différents droits d'usage et les équilibres existant sur la terre. Pourront notamment être entendues toutes les personnes concernées ainsi que, le cas échéant, des représentants de la société civile. C'est la première étape à partir de laquelle une traduction de la situation en termes civilistes, dans toute sa complexité, sera possible. Il faut souhaiter que cette traduction soit la moins déformante possible, tout en avouant dès l'origine qu'il sera impossible de transposer de façon intégrale et parfaitement neutre les pratiques traditionnelles, soit faute de concept équivalent ou proche, soit parce que ces pratiques contreviendraient directement à des principes du code civil.

Plutôt que de succomber au mirage d'une transposition à l'identique des droits coutumiers, il reviendra à la commission foncière de mobiliser toutes les ressources du code civil pour réaliser un titrement qui respecte les droits des tiers . Les droits de superficie, de passage, d'usage, les servitudes, et l'ensemble des instruments juridiques utilisés aux termes même du code civil pour grever une propriété ou la démembrer méritent d'être mobilisés s'ils peuvent faciliter la transition et respecter les équilibres sociaux au sein des villages. Il est surprenant que les subtilités du code civil soient systématiquement négligées au profit d'un système binaire, selon lequel seul le titre de propriété donnerait des droits et même tous les droits, si bien que sans titre une personne n'aurait aucun droit. Il n'est pas étonnant que cette simplification excessive du droit civil ne suscite pas spontanément l'adhésion et peine à prendre en compte la prolifération des faisceaux de droits et d'usages fonciers reconnus par la coutume. Si l'on n'en tient pas compte, le risque est grand de créer ou d'envenimer des conflits locaux qui paralyseront plus tard la mise en valeur des terrains.

Par ailleurs, lorsqu'une politique d'aménagement ou d'urbanisme devra être organisée, il sera trop tard pour s'apercevoir qu'il n'a pas été prévu les servitudes nécessaires pour établir les réseaux qui alimenteront ces terrains titrés à la hussarde. Ne faudrait-il pas préserver l'avenir dès le titrement en anticipant sur les besoins futurs en voies de circulation, en assainissement, en adduction d'eau et en électricité ? Sans qu'il soit raisonnable de projeter très en amont des plans d'aménagement, la commission foncière ne devrait-elle pas réserver certaines parties de terrains à des servitudes virtuelles ? Les maires auront toute leur place dans le dispositif puisqu'ils recueillent déjà souvent les doléances de leurs administrés, connaissent en détail la situation foncière dans le ressort de leur commune et sont amenés à préparer les documents d'urbanisme. Leur avis aidera les formations foraines de la commission foncière à prendre des décisions équilibrées.

La participation des autorités traditionnelles des villages , en particulier des anciens et des cadis, est indispensable pour éclairer les membres détachés de la commission foncière sur les enjeux propres à la communauté locale. Grâce à la double fonction de notaire et de juge qu'ils exerçaient naguère, les cadis sont les dépositaires de la mémoire des terres et des normes traditionnelles d'appropriation, de transmission et de mise en valeur héritées des coutumes africaines et du droit musulman. Outre cette expérience irremplaçable, ils gardent encore une autorité morale certaine malgré leur mise à l'écart du système administratif et judiciaire.

Vos rapporteurs sont convaincus que le cadi pourrait être l'interface entre le monde traditionnel régi par la coutume et le monde régi par le droit commun, le code civil. Les magistrats ne sont pas défavorables à ce qu'il conserve une fonction pédagogique . M. Laurent Sabatier, président du TGI, s'est exprimé en ces termes devant vos rapporteurs : « Je suis favorable à la restauration du rôle des cadis dès lors qu'ils n'ont plus à dire le droit. Ils incarnent une autorité morale et religieuse irremplaçable et doivent pouvoir intervenir dans une logique de médiation et de lien social. La médiation, qui implique l'adhésion, est une formule gagnante pour chacun. En revanche, ils ne doivent pas intervenir comme conciliateurs dès lors qu'ils ne peuvent plus se prononcer en droit et ne doivent pas anticiper sur la décision juridique. Les services de l'État seraient favorables à ce type de coopération conférant une épaisseur au droit dans la population. » 103 ( * )

La prise en compte des pratiques locales et la reconnaissance du rôle bénéfique que doivent jouer les cadis dans le travail de la commission foncière n'impliquent aucun renoncement de la part de la puissance publique. Bien au contraire, celle-ci gardera la maîtrise du processus et affirmera clairement auprès des Mahorais son rôle d'arbitre en dernier ressort, tout en se montrant plus proche et plus à l'écoute de leurs préoccupations et de leurs attentes.

L'implication de l'État , incarné par le magistrat au cours des audiences foraines de la commission foncière, manifestera aussi sa volonté de garantir les titres délivrés et de sécuriser les droits fonciers. C'est un gage donné aux particuliers pour créer un climat de confiance . Confier à un magistrat la présidence de ces formations détachées dans les villages permettra également de donner un visage humain à une institution encore trop abstraite et inconnue pour la population. Cela contribuera à installer dans les mentalités la figure et le rôle du juge qui, dans le régime de droit commun, est seul compétent pour trancher les litiges. Progressivement, grâce aux audiences foraines, le brouillage dû au dualisme des normes et au pluralisme des autorités se dissipera.

Les audiences foraines de la commission foncière devraient se dérouler de manière publique dans un souci de transparence des échanges. Ce serait aussi le meilleur moyen pour éviter des revendications sans fondement ou la marginalisation de certains groupes, chacun présentant sa requête et ses prétentions, à la fois sous le regard des autres membres de la communauté et sous la direction d'une instance indépendante. Dans le souci de rapprocher la procédure des demandeurs et de pratiquer une pédagogie de la justice, il conviendra d'autoriser l'emploi des langues locales pour que chacun puisse faire valoir ses moyens à armes égales. L'exactitude de la traduction en français revêtira une grande importance, mais sera d'autant plus facile à garantir que les échanges seront publics.

(2) Tirer profit de la transition comme délai et comme possibilité d'adaptation temporaire

Le foncier fait partie des sept sujets réservés pour lesquels Mayotte bénéficie d'un délai avant de s'aligner sur le droit commun . Il convient de mettre à profit cette latitude. Vos rapporteurs proposent de l'utiliser pour introduire un certain nombre de dérogations ou de procédures exceptionnelles qui, pour présenter un caractère exorbitant au regard du droit commun, faciliteront l'apurement de la question des terres aujourd'hui et l'adoption pleine des normes du droit civil demain . Ces adaptations transitoires pourraient viser :

- la redistribution des terres gelées par un titre ancien ;

- l'introduction d'une voie extraordinaire d'acquisition de la propriété par prescription décennale ;

- la reconnaissance éventuelle de droits collectifs dans des cas exceptionnels.

(a) La redistribution des terres gelées par un titre émis avant 1996

Il n'est pas de solution simple au problème posé par les titres imprescriptibles , enregistrés conformément au décret de 1911. Lorsque les terrains concernés se trouvent largement occupés par des dizaines de familles, qui peuvent être issues du propriétaire ancien décédé mais restées dans une indivision informelle , ou avoir bénéficié d'un bail ou d'une vente non enregistrée ou encore être tolérées sur place en vertu d'usages sanctionnés par la tradition, sans parler des occupants sans droit ni titre de plus ou moins longue date. La voie de l'usucapion étant fermée , il n'y a aucun moyen de reconnaître les droits des occupants qui ne sont pas appelés à la succession du premier propriétaire ou qui ne peuvent faire état d'un acte de transaction opposable aux tiers. Paradoxalement, cette exception reconnue à Mayotte pour garantir la sécurité juridique des titres anciens en assurant la continuité des droits s'oppose directement au code civil. En effet, le droit commun se soucie de résorber l'écart entre la propriété et la possession paisible , c'est-à-dire entre le propriétaire titré et le propriétaire apparent, pour stabiliser les rapports sociaux .

Vos rapporteurs suggèrent de reconnaître à la commission foncière la faculté de réexaminer les titres imprescriptibles émis antérieurement à la procédure de régularisation engagée en 1996 . Elle veillera à vérifier autant que de possible :

- si ces titres n'ont pas été obtenus par fraude ou par dol ;

- si les transactions sur le bien concerné sont valides, en particulier s'il n'a pas été vendu plusieurs fois par le même propriétaire ;

- si la contenance et la délimitation du terrain figurant sur le titre sont suffisamment précises pour l'identifier correctement aujourd'hui ;

- si le bien n'entre pas dans une succession en déshérence, faute de descendants actuels, ce qui pourrait être le cas pour des titres portant sur des plantations d'anciens colons, sans avoir donné lieu à une intégration dans le Domaine.

Si les conditions s'y prêtent, la commission foncière pourrait demander au TGI de frapper de caducité certains titres réputés imprescriptibles ou certains actes passés sur leurs fondements. Les terrains ainsi détitrés seraient intégrés au domaine privé de l'État comme bien sans maître, conformément à l'article L. 5321-4 du CG3P 104 ( * ) , ou bien plus logiquement au domaine privé du Département , après avoir amendé cette disposition législative. 105 ( * )

Dans les cas où les titres seront validés par la commission foncière mais couvrent des terrains gelés par une indivision ou une occupation ancienne et massive, vos rapporteurs préconisent le rachat du titre aux ayants droit indivis, suivi de la redistribution des lots sur la base de l'occupation constatée . Pour mener à bien cette opération délicate de transfert de propriété, il conviendra d'appeler aux successions tous les héritiers. C'est une tâche très délicate mais qui serait indispensable dans tous les cas de figure, même si l'on ne retenait pas la solution du rachat du titre. Pour simplifier et accélérer le processus, il pourrait être procédé par annonce publique : tous ceux qui s'estiment appelés à l'héritage devront se faire connaître auprès de la commission foncière dans un délai assez court, un an par exemple . Cette mesure exceptionnelle se justifie au regard de l'urgence d'une situation qui se dégrade de jour en jour et menace de déborder en épisodes violents. La commission foncière examinera leurs prétentions et établira leurs droits. Sur la base des quotes-parts et de l'évaluation de la valeur des terrains qui devrait être confiée à France Domaine, la commission foncière procèdera au rachat du titre que les héritiers ne pourront refuser. Il s'agira donc d'une procédure exceptionnelle d'expropriation, contre indemnisation, mais sans déclaration d'utilité publique, les terrains rachetés avec le titre ayant vocation à être partagés et restitués à des personnes privées . La commission foncière n'agit ici que comme intermédiaire pour opérer la dissolution de l'indivision en vue de la distribution de titres individualisés.

On pourrait imaginer de procéder directement à un échange de titres : les héritiers abandonnant simultanément leurs droits indivis et recevant à la place un titre correspondant à la parcelle qu'ils occupent effectivement. Cette solution serait assurément plus simple. Cependant, on ne peut se passer de la phase intermédiaire du rachat, car rien n'assure que l'ensemble des héritiers corresponde exactement à l'ensemble des occupants. Ces deux ensembles se recoupent sans doute largement mais pas complètement. De même, il n'est pas certain que les héritiers occupent exactement la surface correspondant à la quote-part de leurs droits indivis. Il faut donc d'abord liquider la question successorale, puis redistribuer sur la base de l'occupation notoire et socialement acceptée .

Cependant, il faut éviter des transferts monétaires inutiles et compliqués : d'abord de la commission foncière agissant pour le Département vers les coindivisaires 106 ( * ) en échange de leurs droits indivis selon leur quote-part, puis des occupants vers la commission d'urgence foncière en échange de leur nouveau titre en fonction de la superficie occupée, sachant que les héritiers peuvent être ou non des occupants et que leur quote-part de droits indivis peut correspondre ou non à la surface qu'ils occupent.

La solution pourrait être de placer sous séquestre les sommes correspondant au rachat du titre aux héritiers réunis dans l'indivision. Lors de la redistribution des terres en fonction de l'occupation constatée, ces sommes serviront à dédommager les héritiers qui n'occupent pas la terre ou qui occupent moins que la quote-part de leurs anciens droits indivis. Les sommes mobilisées pour le rachat et séquestrées pourraient provenir de l'EPF d'État , qui agirait comme bras armé de la commission foncière. Les héritiers qui ne se seraient pas fait connaître à temps n'auraient aucun recours en annulation du rachat. Pendant une période de cinq ans après le rachat, ils auraient droit cependant à une compensation financière équivalente à la valeur de leur part indivise.

En revanche, vos rapporteurs préconisent de ne pas demander aux occupants régularisés sans être héritier d'acheter le nouveau titre délivré par la commission foncière.

SCHÉMA DE LA REDISTRIBUTION DES TERRES GELÉES PAR UN TITRE

La redistribution des terrains dont le titre aura été racheté pourrait réemployer les critères classiques de la prescription acquisitive . L'article 2261 du code civil demande pour pouvoir prescrire « une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire. » Lorsque sont apportées les preuves que ces conditions sont remplies, les notaires peuvent établir un acte de notoriété sur lequel se fondera le juge judiciaire pour établir définitivement la propriété. Certains aménagements à ces critères pourraient se révéler utiles.

En premier lieu, il y a tout intérêt à procéder à une redistribution globale et simultanée à tous les occupants, au lieu d'affronter une multitude de demandes qui ne seraient pas coordonnées. L'idée est donc plutôt que la commission foncière prenne l'initiative d'un titrement généralisé sur la terre concernée. Elle agira de son propre chef aux termes d'une enquête publique minutieuse. Elle délimitera en bloc les droits de chaque occupant et fera procéder elle-même au bornage et à l'enregistrement des titres .

En second lieu, le délai de 30 ans d'occupation sans trouble et en qualité de propriétaire apparent qui est utilisé en matière de prescription paraît excessivement long. Vos rapporteurs proposent que la redistribution par la commission foncière se fasse plutôt sur la base d'une occupation depuis dix ans pour perturber le moins possible les équilibres locaux, sans toutefois accorder une prime démesurée aux occupants récents. C'est le délai reconnu par la coutume et sanctionné par le décret de 1956 et l'ordonnance de 2005 pour l'acquisition d'une terre par sa mise en valeur.

(b) L'introduction d'une voie extraordinaire d'acquisition de la propriété par prescription décennale

Ce dispositif exceptionnel de rachat-échange de titres pour débloquer les situations gelées sous l'empire du décret de 1911 amène légitimement la question d'une adaptation par cohérence des délais de prescription acquisitive sur tous les autres terrains privés . Par cohérence, vos rapporteurs préconisent d'introduire un mécanisme de prescription décennale extraordinaire pour accélérer l'apurement avant de revenir au droit commun de l'usucapion . Il est préférable que la population n'ait pas à distinguer plusieurs délais différents en plus de devoir maîtriser les critères distincts d'application de la prescription - qui touchent tous les terrains privés y compris indivis - et de la régularisation foncière - sur des terres appartenant à des personnes publique.

Cette dérogation trouve d'ailleurs un pendant dans le code civil lui-même qui admet, aux termes de son article 2272, la prescription acquisitive décennale au profit de celui acquiert un immeuble de bonne foi et par juste titre. Plutôt que de faire une distinction entre la prescription trentenaire et la prescription décennale selon ce critère qui présente moins de sens à Mayotte du fait précisément de la carence de titres, il paraît judicieux de ne garder qu'un seul dispositif permettant d'acquérir la propriété par l'effet d'une possession continue, paisible, publique, non équivoque sur dix ans . La distinction pourra être rétablie sans difficulté majeure lorsque Mayotte aura suffisamment avancé dans le titrement.

(c) La reconnaissance éventuelle de droits collectifs dans des cas exceptionnels

Enfin, pendant la période transitoire, avant l'adoption pleine et entière du droit commun, l'opportunité de reconnaître des droits fonciers collectifs mériterait d'être étudiée. Certaines situations concrètes rencontrées sur le terrain s'annoncent particulièrement complexes, confuses et peut-être inextricables. Pour ne pas laisser de côté ces cas, à défaut de leur apporter une solution définitive, on pourrait envisager de créer un nouveau dispositif juridique de certificats fonciers collectifs .

Sur une zone délimitée, l'ensemble des occupants dont on ne parvient pas à établir les droits individuels se regrouperait à leur initiative en association ou en société . Cette personne morale bénéficierait d'un certificat foncier , délivré par la commission, qui ne serait pas un titre en bonne et due forme, mais garantirait certains droits d'usage sur le bien à défaut de permettre son aliénation ou de pouvoir le gager contre un emprunt. En outre, le certificat foncier collectif ne pourrait être opposable à un tiers présentant un titre immatriculé au livre foncier. Ce serait une manière de réserver des cas particuliers en stabilisant et en formalisant une forme de gestion collective .

Les membres de l'association ou de la société bénéficiaire d'un certificat foncier collectif seraient toujours incités à sortir de cette situation au profit d'un titrement individuel s'ils veulent bénéficier de la pleine étendue des droits du propriétaire. Le certificat foncier collectif servirait d'intermédiaire transitoire pour négocier entre membres d'une communauté la nouvelle répartition des droits fonciers sur laquelle se basera le titrement. Quoiqu'original, ce nouveau dispositif est compatible avec l'article 2511 du code civil qui prévoit qu'à Mayotte, « les droits collectifs immobiliers consacrés par la coutume ne sont pas soumis au régime de l'immatriculation » et que « leur conversion en droits individuels de propriété permet l'immatriculation de l'immeuble. » 107 ( * )

(3) Après le titrement, réussir la sécurisation pérenne des droits

La question foncière ne sera pas réglée par le seul titrement des terres, qui ne suffit pas à sécuriser les droits fonciers dans la durée. Pour pérenniser les effets positifs du titrement, il conviendra de veiller aussi à la sécurisation des transactions sur les biens fonciers qui doivent désormais être sanctionnées par un acte authentique . Il est à craindre que le recours au notaire ne se généralise pas si rapidement et qu'un certain nombre de ventes, d'échanges ou dons se réalisent encore fréquemment oralement ou sous seing privé.

Le risque de perdre le fil de la chaîne de propriété d'un bien foncier récemment titré ne doit pas être sous-estimé. Une grande vigilance doit être portée à l'immatriculation régulière des transactions. C'est une condition clef afin de disposer à tout moment d'un état à jour de la propriété immobilière opposable aux tiers. De même, il sera essentiel d'assurer l'enregistrement correct et ponctuel sur le livre foncier des actes créateurs de droits réels, comme les servitudes, emphytéoses, antichrèses, hypothèques et droits de superficie, qui ne sont pas encore répandus mais qui appartiennent au répertoire classique du droit civil. En outre, les baux créateurs de droits personnels demeurent aujourd'hui encore largement informels, ce qui n'offre de garantie, en cas de différent, ni pour le propriétaire, ni pour le locataire.

Alors que la régulation communautaire traditionnelle s'affaiblit progressivement, la population mahoraise devra utiliser pleinement les voies de règlement des litiges de droit commun, en particulier, le recours au juge judiciaire. C'est pourquoi l'État doit anticiper la montée en puissance du contentieux judiciaire et prévoir l'accroissement des ressources humaines et matérielles du TGI de Mayotte avant que celui-ci ne se retrouve engorgé.

Enfin, pour que les Mahorais adhèrent pleinement à la propriété de type civiliste qui s'impose à eux, il appartient à l'État de montrer que dans les faits, la propriété titrée est mieux protégée que la possession coutumière soutenue par le consensus de la communauté . La crédibilité de l'État est en jeu lorsqu'il ne parvient pas à enrayer l'occupation endémique des terrains privés, notamment par des clandestins, et qu'il ne garantit pas la jouissance paisible des lieux à leurs légitimes propriétaires.

Le droit français n'est de ce point de vue sans doute pas parfaitement adapté à la situation de Mayotte. En effet, l'article 226-4 du code pénal incrimine la violation du domicile, qui constitue un délit continu permettant de diligenter à tout moment une enquête de flagrance. Peut ensuite s'activer la procédure d'expulsion administrative accélérée ouverte par l'article 38 de la loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable.

Or, bien souvent, à Mayotte, ce n'est pas le domicile qui est occupé mais d'autres terrains, à vocation agricole par exemple. Il faut alors que le particulier s'appuie sur l'incrimination des articles 322-1 et suivants du code pénal relatifs à la destruction, la dégradation et la détérioration du bien d'autrui, délits pour lesquels la flagrance est beaucoup plus difficile à établir. Il n'y a pas alors d'autres voies d'exécution que celle de droit commun prévue par la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution : l'expulsion ou l'évacuation nécessite une décision de justice, puis un commandement de quitter les lieux.

Les procédures judiciaires d'expulsion sont longues, coûteuses et incertaines comme en témoigne encore l'affaire actuelle de Kaweni où la famille Batrolo tente de récupérer cinq hectares de terrains dont elle a hérité mais qui sont squattés par un nombre toujours grandissant de familles. Les frais d'avocat, d'huissier, de géomètre s'accumulent rapidement, de même que les taxes foncières dont le propriétaire est redevable.

Afin de ne pas engager les propriétaires dans des démarches coûteuses, vos rapporteurs suggèrent que le fait de ne pas exécuter une décision judiciaire d'expulsion d'un bien immobilier soit constitutif d'un délit . 108 ( * ) Il s'agit donc d'engager une procédure pénale contre les occupants illégaux qui ne se conforment pas à la décision d'expulsion. Le parquet pourra poursuivre les auteurs devant le tribunal correctionnel. Les propriétaires légaux ou une association reconnue d'utilité publique pourront déposer plainte et se constituer partie civile. Cette nouvelle voie de recours est de nature à inciter les occupants à quitter les lieux sous la pression de la force publique.

Enfin, il conviendrait de lever un autre obstacle à l'action des forces de l'ordre lorsqu'elles doivent lutter contre l'immigration clandestine, en détruisant les abris, appelés « bangas ». L'enjeu est de détecter le plus rapidement possible les nouvelles constructions pour procéder à des contrôles et à la destruction du bâti le cas échéant. Or, l'article R. 421-2 du code de l'urbanisme prévoit que sont entre autres dispensées de toute formalité, en raison de leur nature ou de leur très faible importance, sauf lorsqu'elles sont implantées dans un secteur sauvegardé ou dans un site classé ou en instance de classement, les constructions nouvelles répondant aux critères cumulatifs suivants :

- une hauteur au-dessus du sol inférieure ou égale à 12 mètres ;

- une emprise au sol inférieure ou égale à 5 mètres carrés ;

- une surface de plancher inférieure ou égale à 5 mètres carrés.

Les bangas entrent pleinement dans le cadre de cette exception. Il serait judicieux de prévoir une disposition spécifique propre à Mayotte. Sans faire entrer ce type de construction dans le champ du permis de construire obligatoire, il serait envisageable qu'elle soit soumis au régime de la déclaration préalable . L'idée est moins de forcer des immigrés clandestins à déclarer leur intention de construire que de donner un motif légitime aux forces de l'ordre d'inspecter les lieux et de constater l'infraction. Pour vérifier que le banga en question a bien été déclaré, ils auraient en effet le pouvoir de procéder aux contrôles sur place.


* 74 T. Mohamed Soilihi, J. Guerriau, S. Larcher & G. Patient, Domaines public et privé de l'État outre-mer : 30 propositions pour mettre fin à une gestion jalouse et stérile , Rapport n°538 (2014-2015).

* 75 Déplacement de la mission à Nuku Hiva les 5 et 6 mars 2016.

* 76 R. Calinaud, « Les principes directeurs du droit foncier polynésien », conférence donnée le 23 novembre 2000 à l'Université de Polynésie française.

* 77 Réunion du 8 mars 2016 à l'Assemblée de Polynésie française avec les membres de la commission de l'agriculture et du développement des archipels et avec la commission de l'équipement, de l'urbanisme et des transports.

* 78 P. Fortin, Étude de l'impact de la départementalisation de Mayotte sur son système foncier , Mémoire CNAM-École supérieure des géomètres-experts, juin 2013, p. 11 .

* 79 M. Saïd, Foncier et société aux Comores, Karthala, 2009, pp. 95-98. Dans le cas d'une vivification dans le village, la terre morte est destinée à l`habitation et la vivification suppose la construction de bâtiments.

* 80 C. Barthès, « Effets de la régularisation foncière à Mayotte. Pluralisme, incertitude, jeux d'acteurs et métissage » , Économie rurale, 313-314 (sept.-déc. 2009), p. 99. Une distinction est également opérée entre le droit des arbres et le droit de la terre, le droit des arbres étant un droit lignager hérité de l'ancêtre qui les a plantés tandis que le droit d'usage de la terre peut être individuel.

* 81 Cf. article 6 du traité ci-dessous.

* 82 Paradoxalement, le système Torrens qui s'est répandu depuis l'Australie dans tout le Pacifique anglophone n'a pas été implanté en Polynésie française, ni à Wallis-et-Futuna, ou en Nouvelle-Calédonie. En revanche, l'ensemble des colonies françaises d'Afrique subsaharienne ont connu ce système d'immatriculation.

* 83 Visioconférence précitée avec la Direction des affaires foncières et du patrimoine.

* 84 Art. 4, 37° du décret du 28 septembre 1926 portant réglementation du domaine à Madagascar.

* 85 C. Barthès, « Effets de la régularisation foncière à Mayotte. Pluralisme, incertitude, jeux d'acteurs et métissage » , Économie rurale, 313-314 (sept.-déc. 2009), pp. 103-105.

* 86 Entretien précité avec les magistrats du TGI de Mayotte.

* 87 En 2009, le CNASEA a été intégré dans la nouvelle Agence de services et de paiement qui a conservé des missions foncières.

* 88 En 2013, sur les 23 000 parcelles recensées par le CNASEA jusqu'en 2006, il restait environ 8 000 parcelles en cours de régularisation. Cf P. Fortin, Étude de l'impact de la départementalisation de Mayotte sur son système foncier , Mémoire CNAM-École supérieure des géomètres-experts, juin 2013, pp. 31-32.

* 89 Réunion à la direction des affaires foncières et du patrimoine, en présence de M. Ismaël Kordjee, directeur, le 6 octobre 2015.

* 90 Ibid.

* 91 Visite du service de la régularisation foncière de la DAFP, le 6 octobre 2015

* 92 Ibid.

* 93 Visite du service topographique de la DAFP, le 6 octobre 2015

* 94 Visioconférence avec Mme Stéphanie Rière, géomètre-expert, du 3 décembre 2015.

* 95 Rencontres avec les élus et visite de la commune de Bouéni par la mission sénatoriale le 7 octobre 2015.

* 96 Réponse écrite de la DRFIP de Mayotte aux questions de la délégation du 5 mars 2015.

* 97 Ibid.

* 98 Visite de l'Agence de services et de paiement (ASP) à Mamoudzou, le 6 octobre 2015.

* 99 Visioconférence avec M. Ismaël Kordjee, directeur de da la DAFP et Mme Stéphanie Rière
du 3 décembre 2015.

* 100 Rencontres avec les élus et visite de la commune de Sada par la mission sénatoriale le 7 octobre 2015.

* 101 Réunion précitée avec la DEAL.

* 102 Rencontres avec les élus et visite de la commune de Bouéni par la mission sénatoriale le 7 octobre 2015.

* 103 Entretien précité avec les magistrats du TGI de Mayotte.

* 104 Code général de la propriété des personnes publiques.

* 105 Cf. T. Mohamed Soilihi, J. Guerriau, S. Larcher & G. Patient, Domaines public et privé de l'État outre-mer : 30 propositions pour mettre fin à une gestion jalouse et stérile , Rapport n°538 (2014-2015), p. 36

* 106 Parmi les coindivisaires peuvent figurer des personnes disposant d'un acte sous seing privé attestant de l'achat d'une parcelle à un héritier indivis.

* 107 Les droits collectifs coutumiers visés couvrent ceux de passage, de pacage et de cueillette. L'opération de conversion en droits individuels de propriété est prévue par l'article 3 du décret n° 2008-1086 du 23 octobre 2008 et renvoie à la préalable constatation de la vivification de ces terres et reconnaît un droit de propriété au profit de la personne qui les a mises en valeur.

* 108 Le modèle formel serait l'article 227-3 du code pénal utilisé pour sanctionner les abandons de famille.

Page mise à jour le

Partager cette page