E. LE CONTRÔLE FISCAL : DE NOUVELLES PRIORITÉS ET DES MOYENS RENFORCÉS

1. Le cas particulier des plateformes n'intervenant pas dans la transaction

Sans surprise, les plateformes qui ne connaissent pas le montant de la transaction se trouvent être également des plateformes où la distinction entre particuliers et professionnels, ou entre ventes d'occasion et ventes commerciales, est la plus délicate.

Le cas le plus emblématique est celui du site de petites annonces Leboncoin , qui compte chaque mois par 25 millions de visiteurs uniques (soit 37 % de la population française), et sur lequel 18,5 millions de Français (soit 27 % de la population) ont réalisé au moins une transaction en 2016. Au total près de 100 millions de transactions ont été réalisées en 2016, pour un montant total de 21 milliards d'euros : l'enjeu économique global est donc significatif. Leboncoin n'intervient pas dans la transaction entre le vendeur et l'acheteur, mais se rémunère par la publicité et une offre freemium , qui permet aux vendeurs d'acheter des options de visibilité.

Autre exemple, la plateforme Zilok , qui permet à des particuliers et à des professionnels de louer des objets de tous types (700 catégories), ne prélève pas de commission sur le montant de la transaction, mais se rémunère sur la seule mise en relation , selon des modalités qui dépendent du statut du loueur : une commission fixe à la réservation pour les locations proposées par les particuliers (prélevée au locataire sous forme d'acompte), un abonnement mensuel pour les loueurs professionnels, un numéro surtaxé de type 0899 permettant de contacter le propriétaire pour lui poser des questions sur l'objet à louer etc. Dans tous les cas, ce modèle économique repose sur la non -intervention dans la transaction . La rubrique d'aide du site précise ainsi que « les moyens de paiement du solde de la location sont définis par le propriétaire d'un bien, et repris très clairement dans la description du bien. Tout type de paiement est donc possible, qu'il s'agisse de carte de crédit, paiement sur place en espèce, virement bancaire ou Paypal selon les cas. Ce paiement du solde ne s'effectue cependant pas via la plateforme Zilok mais hors ligne ».

Certains acteurs, à l'instar de la plateforme Stootie qui propose des services à des particuliers, reposent sur un modèle hybride : les utilisateurs convenir entre eux des modalités de paiement, c'est-à-dire en pratique le plus souvent en liquide, mais peuvent aussi choisir de passer par la plateforme, qui devient alors intermédiaire de paiement.

L'existence de plateformes n'intervenant pas dans les transactions ne doit pas, toutefois, être vue comme affaiblissant l'ensemble du système de déclaration proposé par le groupe de travail, et ceci pour trois raisons.

Premièrement, l'enjeu financier ne doit pas être surestimé . En effet, les plateformes qui n'interviennent pas dans le paiement représentent l'exception, plutôt que la règle , le service de paiement étant le fondement même du modèle économique de la plupart des plateformes collaboratives (cf. encadré), ne serait-ce que parce que ce modèle interdit de prélever une commission sur la transaction 80 ( * ) . Dès lors que les modèles économiques font intervenir des transactions importantes, le passage par la plateforme s'impose de lui-même en raison des garanties qu'il apporte.

D'ailleurs, au sein de l'écosystème français, Leboncoin est le seul cas présentant des enjeux significatifs - et encore ne faudrait-il pas déduire que la totalité des 21 milliards d'euros de transactions constitue une assiette imposable, car l'essentiel demeure constitué de ventes d'occasion .

Les avantages liés au paiement par la plateforme

Le paiement via la plateforme, lorsqu'il n'est pas tout simplement obligatoire dans certains modèles économiques, est souvent la condition qui permet de bénéficier de services importants, à commencer par l'assurance (d'un appartement, d'une voiture, d'une prestation), mais aussi, selon les activités, d'une garantie « satisfait ou remboursé », de la prise en charge des retours, de la gestion des factures et des démarches administratives, du paiement en plusieurs fois, de l'indemnisation des retards etc.

Du point de vue de l'acheteur, les avantages sont souvent importants . Pour un objet vendu sur Leboncoin , au prix moyen de 11 euros, le risque est acceptable - le site n'est d'ailleurs pas intermédiaire de paiement. Pour un appartement loué sur Airbnb , une voiture personnelle louée sur Drivy , ou une prestation professionnelle de création de site web proposée sur Hopwork , les risques justifient souvent le paiement de la commission.

Deuxièmement, la plupart de ces plateformes, bien que n'étant pas intermédiaires de paiement, connaissent le montant de la transaction , puisqu'il s'agit tout simplement du prix affiché pour la prestation ou le bien proposé - ou, dans le cas d' eBay par exemple, du montant de l'enchère remportée. S'il est vrai que rien n'empêche l'acheteur et le vendeur de s'entendre a posteriori sur un montant différent, l'existence d'un engagement contractuel à payer le prix affiché pourrait le cas échéant suffire à la plateforme pour remplir la déclaration automatique.

On relèvera d'ailleurs que plusieurs plateformes, qui s'estiment dans l'incapacité de transmettre le montant des transactions au titre de l'article 242 bis du code général des impôts, peuvent par ailleurs coopérer de façon exemplaire avec d'autres services de l'État , lorsqu'il est question de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, de lutte contre la contrefaçon ou contre le trafic de stupéfiants etc.

Troisièmement, enfin, le risque de départ des utilisateurs vers les plateformes ne mettant pas en oeuvre la déclaration automatique est faible. Au cours des auditions, certaines plateformes ont exprimé la crainte que leur participation à la déclaration automatique ne conduise les utilisateurs à se déplacer vers des sites explicitement « non coopératifs ». Le groupe de travail estime que le risque est en réalité faible . Tout d'abord, s'agissant des transactions pour lesquels une garantie du paiement ou de la prestation est indispensable, il devrait demeurer plus intéressant de passer par une plateforme tiers de paiement. Ensuite, le risque réputationnel pourrait être important pour les plateformes non participantes, notamment si les grandes plateformes mettaient en oeuvre la déclaration automatique ou du moins l'obligation d'information prévue à l'article 242 bis du code général des impôts. Enfin, et surtout, les moyens du contrôle fiscal seront concentrés sur les plateformes qui ne mettent pas en oeuvre la déclaration automatique.

D'une manière générale, si le système de déclaration automatique proposé par le groupe de travail ne permet pas de régler l'intégralité des problèmes identifiés, il en couvre toutefois l'essentiel, et apparaît à ce stade comme la meilleure solution possible.

2. Le renforcement du contrôle fiscal et le ciblage sur les activités à fort enjeu

La déclaration automatique , particulièrement avantageuse pour les simples particuliers ne réalisant qu'un modeste revenu sur les plateformes en ligne 81 ( * ) , devrait libérer l'administration fiscale d'une tâche qu'il n'est ni possible ni souhaitable qu'elle accomplisse , compte tenu de l'importance des moyens qu'il faudrait engager pour des résultats très modestes.

Dès lors, les moyens et priorités du contrôle fiscal des particuliers en matière d'économie numérique ont vocation à se concentrer sur les plateformes qui ne mettent pas en oeuvre la déclaration automatique, ainsi que sur particuliers qui ne donnent pas leur accord à la transmission des données les concernant.

Proposition n° 14

Renforcer le contrôle fiscal et donner la priorité au contrôle des revenus ne faisant pas l'objet d'une déclaration automatique.

À cet égard, il pourrait être envisagé de compléter les critères du décret n° 2015-1091 du 28 août 2015 , qui précise la liste des informations 82 ( * ) pouvant être demandées dans le cadre du droit de communication non nominatif, par les critères suivants : « les personnes n'ayant pas donné leur accord à la transmission automatique de leurs revenus » ; « les personnes inscrites sur une plateforme n'ayant pas mis en oeuvre la déclaration automatique » ou encore « n'ayant pas été certifiée au titre des obligations de l'article 242 bis du code général des impôts ».

Certes, cela ne lèverait pas pour autant l'obstacle de la territorialité qui entrave l'efficacité du droit de communication , en particulier du droit de communication non nominatif (cf. supra ). Ceci dit, une meilleure hiérarchisation des priorités du contrôle fiscal et une meilleure connaissance des enjeux (grâce notamment à l'analyse des données issues des déclarations automatiques) devraient permettre de réserver l'usage de cette procédure aux cas qui le justifient vraiment , et qui justifient donc vraiment d'avoir le cas échéant recours à l'assistance administrative internationale.

Surtout, il pourrait être envisagé d'instituer un droit de communication non nominatif à l'échelle européenne : concrètement, les États membres pourraient s'organiser pour s'échanger les informations pertinentes de manière régulière, en fonction du lieu d'établissement des plateformes - étant entendu que, s'il est facile pour une plateforme en ligne de s'établir dans un État membre autre que celui où elle a son marché principal, il est nettement plus difficile pour elle se s'établir dans un État tiers, compte tenu des obligations liées au marché intérieur.

A priori , les textes régissant la coopération administrative en matière fiscale au sein de l'Union européenne fournissent d'ores et déjà une base juridique à une telle procédure 83 ( * ) , qui relèverait donc avant tout de la législation interne des États membres 84 ( * ) et de la mise en place de bonnes pratiques.

C'est d'ailleurs ce que propose de faire l'Estonie à partir des données issues du système de déclaration automatique des revenus des chauffeurs Uber mis en place en 2016, et qui devrait être bientôt étendu à l'ensemble des plateformes collaboratives du pays (cf. infra ). Ainsi, d'après la direction générale du Trésor 85 ( * ) , le pays « propose à terme de rendre cette plateforme de déclaration de revenus développée par l'Estonie à disposition de tous les chauffeurs non-professionnels quel que soit leur pays de résidence, l'Estonie se chargeant ensuite de transmettre les informations à chaque État concerné ».

L'exemple de San Francisco, développé ci-après, a aussi montré qu'il était possible de faire un usage offensif du droit de communication.

Proposition n° 15

Mettre en place un droit de communication non nominatif à l'échelle de l'Union européenne.

D'une manière plus générale, l'administration fiscale doit, comme d'ailleurs les autres administrations de l'État, faire un meilleur usage des données dont elle dispose - et dont elle pourrait disposer demain avec la déclaration automatique.

Or les méthodes d'exploitation de données de masse ( datamining ) requièrent le recrutement de compétences spécifiques , particulièrement pointues et demandées, et donc relativement coûteuses. Le cadre juridique actuel ne permet pas de proposer à ces « profils atypiques » des rémunérations attractives, au regard notamment de ce qu'ils pourraient espérer dans le secteur privé - et notamment chez les opérateurs de plateformes en ligne. La rémunération des agents contractuels est en effet encadrée par des règles contraignantes 86 ( * ) , fixées par la loi et des circulaires, qui laissent peu ou pas de marge de négociation à l'administration. Par conséquent, peu statisticiens et analystes de données de masse choisissent d'entrer dans l'administration, en dépit de vocation souvent affirmées.

Michel Bouvard et Thierry Carcenac, membres du groupe de travail, ont consacré des développements à ce sujet dans leur rapport spécial sur le projet de loi de finances pour 2017 87 ( * ) , et la commission avait adopté un amendement tendant à faciliter ce type de recrutements. La question, sensible et importante pour l'ensemble des ministères économiques et financiers, trouve avec l'économie des plateformes en ligne une illustration concrète.

Proposition n° 16

Permettre à l'administration fiscale de se doter de compétences de pointe en matière d'analyse de données, en offrant notamment des conditions de rémunération adaptées aux profils recherchés.

En outre, il est souhaitable que le législateur et l'administration puissent disposer d'une information plus complète sur les grands enjeux économiques et fiscaux de l'économie collaborative , ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Le manque de données a en effet été l'une des principales difficultés rencontrées par le groupe de travail, comme par l'ensemble des pouvoirs publics sur le sujet.

Proposition n° 17

Produire une étude annuelle, adressée au Parlement, sur les principaux chiffres de l'économie des plateformes en ligne et le revenu de leurs utilisateurs, alimentée notamment par les informations issues de la transmission automatique des données.

Enfin, les développements qui suivent montrent que plusieurs pays ont entrepris d'adapter leur système social et fiscal à l'économie des plateformes en ligne, tant du point de vue des règles d'assiette et de taux que du point de vue des modalités déclaratives. Or, au-delà de la variété des options choisies, un consensus semble émerger en faveur de l'institution de seuils d'une part, et d'un rôle de tiers déclarant, sinon tiers collecteur, pour les plateformes.

Dès lors, il serait souhaitable que les États membres adoptent une approche commune quant aux solutions pertinentes à mettre en oeuvre , sous la forme de « lignes directrices » non contraignantes. C'est d'ailleurs tout l'objet de la communication publiée le 2 juin 2016 par la Commission européenne 88 ( * ) , intitulée « Un agenda européen pour l'économie collaborative », qui propose notamment la fixation de seuils et des partenariats entre les administrations et les plateformes pour assurer la déclaration des revenus des utilisateurs, sur le modèle de l'Estonie (cf. infra ).

Il faut souligner qu'un certain degré d'alignement de la fiscalité des particuliers utilisateurs de plateformes collaboratives (par exemple sur le principe voire le niveau des seuils) n'est pas en l'espèce une question de concurrence fiscale : il est peu probable qu'un utilisateur change de pays pour un seuil différent. Il s'agit plutôt de diffuser de bonnes pratiques, et de simplifier les règles applicables.

L'OCDE pourrait, de même, élaborer des recommandations sur le sujet , comme elle le fait en matière de lutte contre l'érosion des bases fiscales et le transfert de bénéfices (projet BEPS - Base Erosion and Profit Shifting ) ainsi que, dans une moindre mesure, en matière de TVA.

Proposition n° 18

Promouvoir une approche commune au niveau européen ou international de l'adaptation de la fiscalité à l'économie des plateformes en ligne, par exemple par la publication de « lignes directrices » par la Commission européenne ou l'OCDE.

III


* 80 Il existe toutefois des modèles alternatifs : Zilok , par exemple, propose une assurance déclenchée par le paiement non pas de la location , mais de l'acompte prélevé lors de l'utilisation du service de réservation.

* 81 C'est au niveau des petits revenus occasionnels que l'abattement de 3 000 euros produit son effet le plus important, et que les obligations déclaratives sont aujourd'hui les plus décourageantes compte tenu de la modestie des enjeux.

* 82 Pour mémoire, actuellement, les informations demandées doivent être précisées par au moins l'un des critères de recherche suivants : situation géographique ; seuil exprimé en quantité, nombre, fréquence ou montant financier ; mode de paiement. La demande ne peut pas porter sur une période de référence de plus de dix-huit mois, celle-ci pouvant être éventuellement fractionnée.

* 83 L'instrument principal est la directive 2011/16/UE du Conseil du 15 février 2011 sur la coopération administrative dans le domaine, modifiée en 2014 et en 2015. Celle-ci établit toutes les procédures applicables : les échanges d'informations sur demande ; les échanges spontanés ; les échanges automatiques ; la participation aux enquêtes administratives ; les contrôles simultanés ainsi que les notifications des décisions fiscales. Elle prévoit également les outils pratiques nécessaires, tels qu'un système électronique sécurisé pour l'échange d'informations.

* 84 Pour exercer un droit de communication non nominatif à la demande d'un autre État membre, l'État « requis » doit lui-même en avoir la possibilité en application de son droit interne. Certains pays européens ne disposent pas de droit de communication non nominatif.

* 85 Source : direction générale du Trésor, service économique de Tallinn.

* 86 Les dérogations possibles reposent sur l'article 4 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984, qui permet le recrutement d'agents contractuels lorsqu'il n'existe pas de corps de fonctionnaires susceptibles d'assurer les fonctions correspondantes, ou pour les emplois de catégorie A, lorsque la nature des fonctions ou les besoins des services le justifient. En dehors de cette référence législative, ces processus de recrutement sont aujourd'hui normalisés par une circulaire de la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) du 22 juillet 2013, et une circulaire interne aux ministères économiques et financiers du 7 août 2013, qui encadrent très strictement les modalités de recrutement et notamment la capacité de négociation salariale des administrations.

* 87 Rapport fait par Michel Bouvard et Thierry Carcenac au nom de la commission des finances sur la mission « Gestion des finances publiques et des ressources humaines », annexe n° 16 au rapport fait par Albéric de Montgolfier, rapporteur général, sur le projet de loi de finances pour 2017.

* 88 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Un agenda européen pour l'économie collaborative », 2 juin 2016.

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