C. PRENDRE EN CONSIDÉRATION CERTAINES DEMANDES PRIORITAIRES DES POPULATIONS COUTUMIÈRES ET TRADITIONNELLES

En dehors d'une meilleure reconnaissance de l'institution coutumière en Guyane et de son association à la prise de décision de la collectivité territoriale de Guyane, il importe également que les acteurs publics prennent en considération les spécificités de ces populations, quitte à parfois inventer des dispositifs juridiques innovants.

1. Adapter le droit au mode de vie traditionnel des populations amérindiennes et bushinenges
a) Renouveler les droits d'usage collectif en Guyane

Les populations amérindiennes et bushinenges ont un mode de vie qui n'est pas fondé sur la même logique individuelle que celle sur laquelle est bâtie une grande partie du droit français. Une manifestation de cette distinction se retrouve dans la gestion du foncier .

En Guyane, entre 90 et 95 % du foncier appartient à l'État. Or, l'une des revendications portées par la crise du printemps 2017 était le transfert de terres de l'État aux collectivités et aux populations autochtones . L'État s'est ainsi engagé à transmettre 250 000 hectares aux collectivités territoriales et 400 000 hectares aux populations autochtones. Trois ans après, la mise en oeuvre de ces deux engagements tarde à se concrétiser.

Plusieurs caractéristiques du foncier en Guyane s'opposent en effet à une réalisation aisée de ces transferts . En premier lieu, seuls 3 380 hectares de foncier de l'État sont urbanisables, car la Guyane se singularise par l'étendue de la forêt amazonienne sur son territoire. En deuxième lieu, et c'est là la principale objection à un transfert rapide, il n'existe pas de cadastre complet en Guyane. Répertorier les parcelles constitue donc un préalable à toute évolution foncière , qu'il s'agisse de gestion des terres ou de transfert de la propriété.

Proposition n° 36 :  Établir un cadastre couvrant l'ensemble du territoire guyanais.

Proposition n° 37 : Créer un établissement foncier en Guyane, en charge de procéder aux attributions foncières au profit des collectivités locales et des populations amérindiennes et bushinenges.

Par ailleurs, certaines terres habitées par les populations amérindiennes et bushinenges, appartenant à l'État, disposent aujourd'hui d'un statut spécifique . Ces populations se caractérisent en effet par un mode de vie mobile sur de vastes espaces. Elles pratiquent une agriculture itinérante, défrichant régulièrement de nouveaux abatis lorsque les anciens sont épuisés.

Un abatis récemment défriché pour laisser place
à de nouvelles cultures à Papaïchton

Source : commission des lois du Sénat

Dès la fin des années 1980, l'État a institué un régime foncier original pour que soient octroyés des droits d'usage collectifs et mises en place des procédures de concession ou de cession des terrains domaniaux au profit des « communautés tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt » 98 ( * ) . Ces dispositions ont été élevées au niveau législatif en 2005 et sont désormais codifiées aux articles L. 272-4 à L. 272-6 du code forestier. Il existe aujourd'hui 15 zones de droits d'usage collectifs (ZDUC), 9 concessions et 3 cessions collectives , qui couvrent environ 8 % du territoire guyanais (700 000 hectares).

Si les concessions peuvent aboutir à une cession, seul moyen d'obtenir un transfert de propriété, les ZDUC ne permettent pas d'envisager un transfert individuel ou même collectif de la propriété. Pour autant, c'est ce dispositif qui est privilégié par les populations amérindiennes et bushinenges . Leur création obéit en effet à une procédure relativement simple. Les ZDUC sont considérées comme « l'espace utile » de la communauté et sont définies par arrêté préfectoral, le préfet ne faisant que constater l'utilisation de la terre par une communauté. La gestion au sein des ZDUC repose sur une base coutumière, le chef du village distribuant la terre et donnant l'autorisation de construire.

Lors du déplacement, ont émergé à plusieurs reprises des interrogations sur la pérennité de la notion de ZDU ainsi que sur son adaptation au monde actuel. Comme l'exposaient déjà deux des membres de la délégation ainsi que le sénateur Robert Laufoaulu, « une interprétation trop restrictive de la notion de “ subsistance ” empêche toute exploitation économique des ressources , même limitée ou respectueuse de l'environnement » 99 ( * ) .

A minima , une nouvelle définition de la notion de subsistance est donc nécessaire . Comme l'indique le maire d'Awala-Yalimapo, Jean-Paul Fereira, « les activités des populations amérindiennes ont changé aujourd'hui. Il faut adapter le droit des ZDUC pour qu'il corresponde aux activités actuelles ».

Deux orientations pourraient être envisagées pour faire évoluer la gestion des terres collectives en Guyane . En 2016, la délégation sénatoriale aux outre-mer préconisait de « s'inspirer d'exemples sud-américains : au Brésil, sur les terres indigènes, dès lors qu'il s'agit d'une consommation propre, la communauté s'organise comme elle l'entend. À l'inverse, dès lors que le but est de vendre à l'extérieur, il faut impérativement que la communauté élabore, en concertation avec un organisme étatique, un plan de gestion qui prenne en compte notamment l'état de la ressource et les méthodes de prélèvement » 100 ( * ) .

Une autre possibilité serait de s'inspirer de l'exemple néo-calédonien , qui a su combiner la reconnaissance des droits fonciers kanaks et les impératifs de développement économique et de mise en valeur. Une structure juridique originale, le groupement de droit particulier local (GDPL), a vu le jour en Nouvelle-Calédonie dans les années 1980. Cette structure, qui dispose de la personnalité morale, est propriétaire de la terre et peut conclure des contrats de droit commercial pour son exploitation, dès lors qu'il n'y a pas transfert de propriété. C'est un établissement foncier de l'État, l'agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF), qui procède à des attributions de terres au profit des GDPL.

Proposition n° 38 : Repenser la notion de zone de droits d'usage collectifs (ZDUC) pour favoriser le développement économique des populations amérindiennes et bushinenges habitant sur ces territoires.

b) Conjuguer pratiques coutumières et protection des espèces dans le parc amazonien de Guyane

Les règles régissant l'exploitation des ressources naturelles au sein du parc amazonien de Guyane sont strictes afin de permettre la protection des richesses de la faune et de la flore. Les autorités du parc sont toutefois conscientes que ce dernier est habité et ne souhaitent pas faire disparaître les différents usages des communautés amérindiennes et bushinenges. Plusieurs initiatives ont donc été lancées afin de concilier pratiques coutumières et traditionnelles et protection de la biodiversité et de l'environnement au sein du parc .

Source : commission des lois du Sénat

Deux exemples permettent d'appréhender les réflexions actuelles :

- un premier travail en cours consiste à mettre en place des dérogations pour permettre le prélèvement d'animaux et de végétaux protégés en vue d'usages locaux ;

- un programme visant à identifier les sujets sur lesquels les populations amérindiennes et bushinenges vivant au sein du parc sont volontaires pour bâtir des plans de gestion concertés des ressources a été lancé en 2019.

La commission salue ces initiatives, qui doivent être poursuivies et renforcées afin d'assurer la conciliation entre le mode de vie des populations amérindiennes et bushinenges et l'accomplissement par le parc amazonien de Guyane de ses missions de protection de l'environnement et de la biodiversité.

c) Concilier droit coutumier et droit écrit

Il est aujourd'hui difficile de prendre la mesure du droit coutumier en Guyane et de définir clairement ce qu'il recouvre dès lors qu'il est principalement oral et transmis de chef coutumier à chef coutumier.

Il serait utile de concrétiser un travail de recensement du droit coutumier et des traditions coutumières des populations amérindiennes et bushinenges en Guyane , en vue d' adapter les pratiques aux traditions coutumières . Par exemple, en matière de violences sexuelles, il est d'usage en droit français d'éloigner la victime du domicile familial pour la mettre en sécurité. Dans la tradition amérindienne toutefois, celui qui s'en va est celui qui a tort. De nouvelles solutions doivent donc être trouvées pour ne pas mettre la victime dans une situation d'autant plus difficile que non conforme aux modes de pensée traditionnels.

Proposition n° 39 : Engager un dialogue avec les autorités traditionnelles et coutumières en Guyane pour recenser les règles de droit coutumier.

2. La question frontalière

Les populations amérindiennes et bushinenges se distinguent également par leur appréhension des limites frontalières . Il s'agit en effet de communautés qui se sont originellement installées sans considération des frontières, parfois avant même que les frontières actuelles ne soient déterminées. Elles sont donc souvent réparties de part et d'autre des fleuves Oyapock et Maroni et ont entre elles des échanges permanents.

À cette situation de fait est toutefois venue se superposer l'existence de frontières, et donc de nationalités et de systèmes administratifs distincts de chaque côté des fleuves. Deux systèmes de pensées se heurtent ici : l'un traditionnel, où le fleuve n'est pas vécu comme une frontière mais comme un point de passage, à tel point que certains ont pu parler du fleuve comme de la « place du village », et l'autre reconnaissant l'existence et la matérialité d'une frontière entre deux États distincts. Les contraintes administratives peuvent rapidement apparaître incompréhensibles aux habitants du fleuve, qui depuis des siècles naviguent d'un côté à l'autre. Les modes de vie n'ont d'ailleurs pas changé. Mais sans visa, sans passage de la frontière par un point de passage officiel, les habitants du fleuve sont en permanence en marge de la légalité.

La reconnaissance d'un statut de « frontalier » constitue une solution à cette problématique . Il permet aux personnes habitant de part et d'autre du fleuve de se déplacer d'un côté à l'autre sans avoir à demander de visa. Celles-ci bénéficient, dans une zone restreinte à quelques kilomètres de part et d'autre de la frontière, d'une sorte de visa permanent. Ce système de « carte frontalière » existe sur l'Oyapock entre la France et le Brésil . Il semble désormais nécessaire de négocier avec le Suriname pour la mise en place d'un système équivalent sur le Maroni .

À défaut, les magistrats rencontrés en Guyane ont évoqué la possibilité d'aménager le droit français afin de reconnaître unilatéralement un statut de frontalier, et d'éviter la multiplication des procédures alors que les frontaliers viennent non pas s'installer en France, mais simplement faire les démarches de leur vie quotidienne avant de retourner au Suriname. La diplomatie étant toutefois régie par le principe de réciprocité, la préférence de la commission va à la première solution.

Proposition n° 40 :  Faire bénéficier les habitants du fleuve Maroni d'une « carte d'identité frontalière » favorisant leur passage entre la Guyane et le Suriname.

Plus largement, les populations du fleuve côté français fondent leur développement sur leurs échanges avec le reste de leur communauté, côté surinamais ou brésilien . L'exemple d'Awala-Yalimapo est à ce titre parlant. La commune, composée à 70 % de membres de la communauté kali'na, a de nombreux projets visant à faire reconnaître la culture amérindienne. Elle a notamment souhaité être labellisée village d'art et d'histoire, ce qui fut fait en 2013, et a cherché à intégrer à ce projet le village surinamais situé sur la rive opposée, Galibi. Malgré la validation du projet par le conseil du fleuve, instance de coordination entre la France et le Suriname, de nombreuses difficultés se sont élevées dans sa déclinaison : visas, financements, infrastructures de transport...

Les obstacles s'expliquent par le fait que le village de Galibi n'a quasiment aucune autonomie administrative car le Suriname est très centralisé. Les évolutions envisagées nécessitent donc l'approbation de l'État surinamais. Or, la commune française n'a ni les compétences, ni le dimensionnement nécessaire pour négocier avec un État. Il est toutefois inenvisageable pour cette commune de conduire des projets sans inclure les membres surinamais de leur communauté. Comme le souligne le maire de la commune, Jean-Paul Fereira, « Nous ne pouvons pas renoncer. Il s'agit de notre bassin de vie depuis des millénaires, à la base de notre développement. Il faut donc imaginer de nouvelles possibilités pour permettre aux entités de cohabiter et d'exister ». A par exemple été évoquée la possibilité de mettre en place entre la France et le Suriname une structure sur le modèle des groupements européens de coopération territoriale, qui peuvent exister entre les collectivités territoriales de deux États de l'Union européenne.

Tout ceci dépend toutefois des avancées de la collaboration entre la France et le Suriname, seules à même de permettre une coopération décentralisée souple et aisée.

Proposition n° 41 :  Engager une discussion avec le Suriname pour mettre en place des outils de coopération décentralisée entre les deux États.

*


* 98 Décrets n° 87-267 du 14 avril 1987 modifiant le code du domaine de l'État et relatif aux concessions domaniales et autres actes passés par l'État en Guyane en vue de l'exploitation ou de la cession de ses immeubles domaniaux et n° 92-46 du 16 janvier 1992 portant modification du code du domaine de l'État et relatif aux concessions et cessions de biens du domaine privé de l'État en Guyane.

* 99 Rapport d'information n° 721 (2015-2016), Une sécurisation du lien à la terre respectueuse des identités foncières : 30 propositions au service du développement des territoires , de Thani Mohamed Soilihi, Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, fait au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer, déposé le 23 juin 2016. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/rap/r15-721/r15-721.html .

* 100 Idem.

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