D. ÉVALUER A POSTERIORI LA POLITIQUE DE CONCURRENCE

L'Union étant notamment fondée sur la démocratie 154 ( * ) et « les décisions [devant être] prises aussi ouvertement et aussi près que possible des citoyens » 155 ( * ) , il importe que la Commission européenne soit en mesure d'analyser rétrospectivement son action, tant dans un souci démocratique que dans l'objectif d'une plus grande efficacité de ses décisions. Le principe démocratique ne saurait en effet régir uniquement les procédures en amont de la prise de décision : il doit également s'appliquer en matière de responsabilité ex post , dans le sens démocratique d'une obligation de rendre compte des effets de ses décisions.

1. Améliorer la réactivité et la capacité de suivi de la DG Concurrence lorsque ses décisions s'assortissent de remèdes structurels ou comportementaux

Les remèdes demandés par la Commission aux entreprises souhaitant procéder à un rapprochement sont lourds de conséquences . Qu'il s'agisse des remèdes structurels (comme une cession d'actif) ou comportementaux (modification de clauses contractuelles, par exemple), ils découlent d'une analyse économique de la Commission se fondant sur des concepts techniques et souvent complexes à appréhender comme le marché pertinent, la concurrence potentielle future, l'horizon temporel ou le pouvoir de marché.

La mise en oeuvre de remèdes , ainsi que la nature et le contenu de ces derniers, peuvent donc se révéler in fine inefficaces , voire contre-productifs, selon la justesse et la pertinence de l'analyse menée, notamment celle de nature prospective, certains marchés évoluant rapidement. Les rapporteurs rappellent ainsi qu'alors que la Commission considérait en février 2019 qu'il n'y avait « aucune perspective d'entrée des Chinois en Europe dans un avenir prévisible », le groupe chinois CRRC (principal concurrent d'Alstom et Siemens) a racheté l'activité de production de locomotives du groupe allemand Vossloh en août 2019.

La situation en découlant peut donc être davantage préjudiciable aux différents intérêts de l'Union (bien-être du consommateur, fonctionnement du marché intérieur, capacité d'innovation, compétitivité des entreprises) que ne l'aurait été celle qui aurait prévalu dans l'hypothèse d'une absence de remède ou d'une demande de remèdes différents. En outre, le recours à ces remèdes est de plus en plus fréquent 156 ( * ) .

Or les remèdes structurels sont irréversibles . À son corps défendant, la Commission peut être amenée à porter atteinte à la concurrence libre et non faussée en exigeant des remèdes excessifs ou inadaptés à la réalité de la compétition, notamment mondiale . A contrario , la marge d'erreur que contient naturellement toute analyse tentant d'embrasser une réalité économique évolutive, peut également amener la Commission à exiger la mise en oeuvre de remèdes insuffisants, même si cette hypothèse semble peu probable.

Il importe donc particulièrement que la DG Concurrence soit en mesure d' effectuer un suivi de ses décisions lorsque de tels remèdes ont été exigés puis mis en oeuvre. Certes, en cas d'erreur d'appréciation, il semble inenvisageable techniquement que la Commission permette, par exemple dans le cas d'un remède structurel, la récupération de l'actif cédé par l'entreprise. Pour autant, ce suivi présenterait un double avantage :

• d'une part, si un remède comportemental s'avère manquer de pertinence ou constituer un handicap trop lourd pour l'entreprise par rapport au gain concurrentiel qu'il permet, la Commission pourrait être amenée à revenir sur sa décision et soit abandonner cette exigence, soit modifier le remède demandé ;

• d'autre part, suivre et analyser les conséquences économiques de ses décisions permettrait à la Commission de capitaliser sur ces retours et d'affiner progressivement, marché par marché, secteur par secteur, ses futures décisions .

Il se peut en effet, par exemple, que la Commission retienne une définition du marché pertinent qui exclut certaines zones géographiques , comme la Chine, considérant que les entreprises souhaitant se rapprocher sont insusceptibles de pénétrer ces marchés à moyen-terme et que l'analyse de l'impact de leur opération sur la concurrence ne saurait intégrer les évolutions de ces marchés fermés. Un suivi de ses décisions lui permettrait alors, à intervalles réguliers, de constater si la simple fermeture d'accès du marché est un critère suffisant pour l'exclure du périmètre du marché pertinent. La Commission pourrait ainsi être amenée à observer qu'au sein de ce marché fermé, se développent des acteurs prêts à intégrer le marché concurrentiel européen dans un futur proche et que cette imminence constitue une raison objective de l'intégrer dans son analyse.

Un suivi des décisions est d'autant plus important et urgent qu'un double phénomène est à l'oeuvre , qui augmente le risque que les exigences en termes de remède ne soient rapidement plus adaptées :

• le délai d'instruction des dossiers de concurrence s'allonge fortement : en matière de concentrations, il est passé de 206 jours en moyenne entre 1990 et 1995 à 337 jours entre 2011 et 2016 157 ( * ) , soit une hausse de 64 % en 20 ans. Par conséquent, la situation économique d'un secteur ou d'un marché peut avoir fortement évolué entre la détermination du marché pertinent et l'application de remèdes qui découlent, entre autres, de cette analyse ;

• les évolutions économiques dans certains secteurs sont particulièrement rapides , pour ne pas dire fulgurantes . Tant le soutien public massif que certains États accordent à leurs entreprises que le développement du numérique ont accéléré la temporalité économique. La capacité, par exemple, du numérique et de l'intelligence artificielle à pénétrer et bouleverser les structures d'un marché en un temps record peuvent conduire à ce que les remèdes exigés par la Commission manquent leur cible et que leur pertinence économique se voit remise en question en très peu de temps. Ils n'auraient plus pour conséquence, alors, que de fragiliser inutilement la compétitivité des acteurs qui doivent les mettre en oeuvre.

Un suivi ex post de ses décisions apporterait donc utilement à la DG Concurrence des éléments lui permettant d'actualiser ses outils et de faire évoluer son appréhension économique de certains marchés . Il lui permettrait en outre d'affiner son analyse prospective et de recueillir des informations pertinentes pouvant alimenter des scenarii en la matière.

Recommandation n° 11 : Améliorer la réactivité et la capacité de suivi, par la DG Concurrence, de ses décisions, en particulier lorsqu'elles s'assortissent de remèdes structurels ou comportementaux.

Un tel suivi ex-post devrait lui permettre :

- d'analyser la pertinence des mesures correctrices décidées au regard des objectifs qui leur étaient assignés ;

- d'étudier l'impact effectif de ses décisions sur le niveau concurrentiel d'un marché et sur ses évolutions (modification des parts de marché, nouvel entrant, hausse ou baisse des prix, etc.) ;

- d'observer la réalisation, ou non, des hypothèses sur lesquelles ses analyses étaient fondées ;

- de faire évoluer, dans des cas similaires ultérieurs, l'application des différents concepts économiques (horizon temporel retenu au regard de la vitesse d'évolution d'un marché, probabilité d'une concurrence potentielle future au regard du soutien public dont un concurrent bénéficie à l'étranger, sur ou sous-évaluation des gains d'efficacité, prise en compte suffisante ou non de l'accès aux données, etc.) ;

- d'amender les remèdes comportementaux exigés d'une entreprise.

2. Créer un Observatoire européen d'analyse des effets des décisions pour dépasser les critiques d'une Commission européenne « juge et partie »

Pour remédier à la crise d'image dont souffre la politique européenne de concurrence, décrite tantôt comme passive, arbitraire, démesurément stricte, tantôt comme déconnectée des réalités économiques et des enjeux de politique industrielle, les rapporteurs estiment que cette politique doit gagner en transparence. La Commission européenne doit se départir de son image de « juge et partie ».

En particulier, la politique européenne de concurrence doit faire l'objet, comme toute politique publique en démocratie, d'une véritable évaluation. Aujourd'hui, la Direction générale de la Concurrence de la Commission européenne travaille trop souvent en vase clos et sans contradictoire. D'une part, les analyses ayant conduit aux décisions européennes, par exemple en matière de contrôle des concentrations, ne sont pas connues dans le détail. En effet, seules les grandes lignes des arguments soutenant l'autorisation ou le rejet des opérations sont présentées par le Commissaire chargé de la concurrence. D'autre part, en l'absence de suivi approfondi de leur impact, les décisions de la Commission ne sont pas évaluées.

Ce manque de transparence et d'évaluation contribue à alimenter les critiques politiques et médiatiques à l'encontre des décisions de la Commission.

Les rapporteurs jugent à ce titre indispensable que soit instauré un principe d'évaluation a posteriori des décisions de la Commission en matière de concurrence , qui comporte une analyse de leur impact sur le marché. Par exemple, l'évaluation mettrait en lumière l'impact sur les prix, sur le choix offert aux consommateurs, sur les flux commerciaux, sur la concentration du marché considéré, sur la compétitivité des entreprises, sur l'emploi européen, ou encore sur la capacité d'innovation. À l'inverse, il serait utile d'observer l'évolution du marché à la suite du rejet d'une concentration, afin de vérifier si la concurrence potentielle alors envisagée par la Commission s'est effectivement concrétisée.

Dans le cas de la fusion entre Alstom et Siemens par exemple, la Commission avait estimé que l'entrée du géant chinois du ferroviaire sur le marché intérieur était trop lointaine pour justifier un rapprochement entre les deux entreprises européennes. Il serait opportun, au regard des exigences de responsabilité démocratique, d'évaluer la justesse de ce raisonnement au regard des évolutions du marché mondial dans les années à venir.

Un tel principe d'évaluation permettrait à la Commission européenne, le cas échéant, de tirer les leçons de ses erreurs d'appréciation, voire de faire évoluer sa méthode et ses pratiques, dans un objectif de plus grande efficacité au service du marché intérieur.

Certes, la DG Concurrence s'appuie déjà sur un collège d'une trentaine d'économistes, chargé d'éclairer ses décisions au regard de l'analyse économique des marchés, mais ceux-ci s'expriment uniquement dans la phase d'instruction des enquêtes et des décisions. Il serait utile de transposer cette démarche au suivi et à l'évaluation de la politique de concurrence.

Cette évaluation devrait présenter les gages d'indépendance et d'objectivité nécessaires à un tel exercice. Cet enjeu d'indépendance a déjà été soulevé par les États membres, les ministres français, allemands et polonais de l'Économie demandant ainsi, dans leur proposition commune « pour une politique européenne de concurrence modernisée » présentée en juillet 2019, de « renforcer les capacités et élargir le spectre d'expertise de la Commission européenne, notamment en examinant les moyens de renforcer l'expertise indépendante sur les dossiers complexes » .

En conséquence, vos rapporteurs proposent de confier la mission d'évaluation non pas à la DG Concurrence, qui conduit l'instruction des dossiers, mais à un Observatoire européen d'évaluation de la politique de la concurrence (OEEPC), placé sous l'autorité de la Commission européenne, mais indépendant de la DG Concurrence. Des ressources humaines et financières spécifiques lui seraient dédiées au sein du budget de la Commission.

L'Observatoire effectuerait des évaluations systématiques des décisions de la Commission à diverses échéances (par exemple un an, cinq ans puis dix ans). Il pourrait aussi être saisi sur des sujets précis par des tierces parties , telles que les associations de consommateurs ou de producteurs européens.

Il serait également chargé d'une mission de collecte de données relatives à l'état de la concurrence sur les marchés. Ces informations pourraient être exploitées par les différents services de la Commission européenne, notamment dans l'objectif d'actualiser régulièrement les cartographies sectorielles que les rapporteurs recommandent d'élaborer ( voir la recommandation n° 1 ).

Enfin, dans un objectif de plus grande lisibilité de la politique européenne de concurrence et de transparence envers les acteurs économiques, l'Observatoire serait chargé de compiler et de mettre à jour une base de données relatives aux décisions et actions de la Commission européenne en matière de concurrence, ainsi qu'à la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne . Ce dernier point a été soulevé lors des auditions menées par les rapporteurs, en particulier par des experts du droit européen de la concurrence 158 ( * ) .

Afin de permettre au Parlement européen d'exercer un contrôle démocratique sur la mission confiée à l'Observatoire, il pourrait être prévu que ce dernier présente annuellement au Parlement un rapport concernant la politique de concurrence, présentant les informations collectées et son évaluation de la politique de concurrence menée par la Commission européenne.

Recommandation n° 12 : Créer un Observatoire européen d'évaluation de la politique de la concurrence (OEEPC), placé sous l'autorité de la Commission européenne et indépendant de la DG Concurrence, chargé :

- de collecter au long cours les informations relatives à l'état et à l'évolution de la concurrence dans les secteurs économiques, notamment dans l'objectif d'actualiser les cartographies des secteurs (voir recommandation 1) et de fonder l'évaluation des décisions de la Commission ;

- de compiler et de tenir à jour une base de données des décisions de la Commission européenne en matière de concurrence et de la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne en la matière ;

- de suivre l'application des décisions de la Commission en matière de concurrence, et, à plusieurs échéances, de réaliser une évaluation de ces décisions en fonction notamment de leur impact sur les prix, le choix offert aux consommateurs, les flux commerciaux, la concentration du marché, la compétitivité des entreprises, l'emploi européen, la capacité d'innovation, la protection de l'environnement, ou la protection des données personnelles.

Cet Observatoire rendrait compte annuellement de ses travaux devant le Parlement européen.


* 154 Article 2 du TUE.

* 155 Article 10 du TUE.

* 156 M. Motta, M. Polo, H. Vasconcelos, Merger Remedies in the European Union: An Overview , The Antitrust Bulletin 52.3-4 (2007).

* 157 Cook, C., Real review timetables under EU merger regulation , Concurrences, 2017, repris par le rapport d'information n° 2451 (XVème législature) de l'Assemblée nationale.

* 158 Audition de M e Heintz.

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