C. INTÉGRER DE NOUVEAUX CONCEPTS D'ANALYSE ADAPTÉS AU NUMÉRIQUE

Les pratiques nouvelles de l'économie numérique constituent un défi pour l'analyse économique, en particulier les externalités de réseaux, l'existence d'acteurs systémiques et l'économie de la donnée. Dès lors, il apparaît nécessaire de revisiter les concepts classiques de la concurrence - en particulier la notion de marché pertinent, car il n'y a plus de produits homogènes dans une économie du gratuit -, de changer d'échelle pour intégrer la concurrence potentielle et mondiale, enfin de prendre en compte l'efficience économique dynamique.

La Commission européenne fait du numérique l'une de ses priorités. L'adaptation des outils actuels de régulation doit accompagner cette démarche.

1. Prendre en compte l'accès aux données dans la mesure du pouvoir de marché et renforcer les obligations ex ante

Le rôle clé que jouent les plateformes en ligne dans les chaînes de valeur numériques qui sous-tendent le commerce électronique a été identifié dès la Stratégie pour le marché unique numérique, initiée par la Commission européenne en mars 2015 . Toutefois, la définition classique du pouvoir de marché apparaît inadaptée à l'économie numérique, dont les données constituent un élément essentiel. Or, on constate des pratiques abusives à cet égard, en particulier dans l'utilisation, par les plateformes en ligne, des données des entreprises utilisatrices et de leurs clients.

Dans la mesure où les plateformes ne sont pas toujours en position dominante au sens du droit de la concurrence, le cadre européen de sanction des pratiques abusives apparaît mal adapté. Pour améliorer l'efficacité à cet égard de la mise en oeuvre de la politique européenne de concurrence, vos rapporteurs estiment qu'il est donc indispensable d'intégrer cette dimension dans la définition du pouvoir de marché et de prendre en compte les effets de réseaux dans une démarche d'encadrement a priori .

Dès lors, et sans qu'elle soit tenue de démontrer, au terme d'une longue procédure d'enquête, qu'une pratique est constitutive d'un abus de position dominante ou constitue une pratique anti-concurrentielle, il suffit que la Commission constate que les règles ex ante définies par un texte européen en matière de collecte et d'utilisation des données, ne sont pas respectées pour qu'elle puisse rapidement imposer des mesures correctrices, après en avoir discuté avec les acteurs concernés.

Le règlement (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019 promouvant l'équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d'intermédiation en ligne constitue une première étape en ce sens, qu'il convient de poursuivre et de développer activement. Dans son discours sur l'état de l'Union du 13 septembre 2017, le président de la Commission, M. Jean-Claude Juncker, avait annoncé une initiative « visant à garantir, dans l'économie en ligne, un environnement équitable, prévisible, durable et suscitant la confiance ».

Or, même si les discussions autour de la proposition de règlement ont permis de mieux mesurer les enjeux et le caractère insuffisant du jeu « naturel » de la concurrence en la matière, le règlement finalement adopté, qui tend à rééquilibrer les relations entre les plateformes et les entreprises qui utilisent des services d'intermédiation en ligne , est toutefois bien en deçà des attentes des entreprises utilisatrices en la matière et des préconisations du Sénat 148 ( * ) . En particulier, quant à son champ d'application : il n'est pas applicable aux contrats négociés. Il suffit dès lors que la plateforme introduise une seule modification formelle au contrat d'adhésion pour que sa relation avec l'entreprise ne soit pas soumise à ce règlement européen.

En outre, s'il a été étendu, comme le demandait la France, aux moteurs de recherche, le règlement n'est opposable ni aux plateformes dont la présence numérique est significative mais qui emploient un nombre modestes de salariés, ni aux médias sociaux, ni aux services d'assistance vocale, ni aux applications mobiles. Quant aux pratiques considérées comme inéquitables et disproportionnées, elles ne sont pas listées, contrairement, là encore, à la demande française.

Depuis lors, des réflexions complémentaires ont été développées, notamment en France, lors des états généraux du numérique, dans le cadre de l'OCDE et lors de la réunion du G7 Finances en juillet 2019, qui a débouché sur l'adoption d'un accord commun sur « concurrence et économie numérique ».

Le 19 février dernier, la Commission a présenté les grands axes de sa stratégie numérique qui comprennent notamment une révision de la directive e-commerce par un Digital Services Act qui doit mieux encadrer les fournisseurs de services d'information, y compris les plateformes en ligne.

Dans cette perspective, elle a lancé, début juin, une consultation publique générale et des consultations sectorielles qui présentent plusieurs scénarios. Une réglementation ex ante des plateformes y est envisagée pour remédier aux problèmes de concurrence que posent les plateformes en ligne présentant des effets de réseau importants et agissant comme des gardiens ( gatekeepers ). La Commission envisage notamment l'établissement d'une liste noire de comportements (obligations et pratiques interdites) et l'adoption de remèdes sur mesure s'adressant, au cas par cas, aux grosses plateformes jouant un rôle de gardien (comme des obligations d'accès aux données non personnelles, des critères spécifiques sur la portabilité des données personnelles ou des critères d'interopérabilité).

Il est essentiel de veiller à ce que cette démarche soit déterminée et fasse l'objet d'un suivi rapproché. La transparence, la définition de conditions équitables, la portabilité des données, l'auditabilité, la non-discrimination, la loyauté sont autant d'enjeux dont la mise en oeuvre effective doit être renforcée alors que, pour l'heure, les plateformes sont peu transparentes en la matière.

Le Sénat a d'ores et déjà proposé des mesures de droit interne en ce sens, le 19 février dernier, en adoptant la proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace, présentée par Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, dans la suite du rapport d'enquête sur la souveraineté numérique 149 ( * ) . Ce texte entend assurer le libre choix du consommateur sur les terminaux, garantir l'interopérabilité des plateformes et lutter contre les acquisitions prédatrices.

Recommandation n° 9 : Prendre en compte l'accès aux données dans la mesure du pouvoir de marché et compléter le droit européen pour renforcer les obligations ex ante des plateformes numériques (transparence, conditions équitables, portabilité des données, auditabilité, non-discrimination, loyauté...).

2. Compléter le droit européen et les réglementations nationales existantes afin de garantir la concurrence dans le secteur du numérique, en particulier au regard de l'existence d'acteurs systémiques

La notion clé de plateformes verrouillant un marché ( gatekeeping platforms ) n'est pour l'heure pas définie. La Commission a annoncé l'ouverture en 2020 d'une enquête sectorielle, mais lors de la présentation, le 19 février dernier, de la communication sur l'avenir numérique de l'Europe 150 ( * ) , la Commissaire Margrethe Vestager a indiqué que les réflexions sur les secteurs ou activités qui seront concernés n'étaient pas achevées 151 ( * ) . Depuis lors, dans la consultation qu'elle vient de lancer, la Commission envisage de définir ces plateformes à partir de critères précis : effets de réseau, nombre d'utilisateurs et/ou capacité du service à obtenir des données sur les marchés.

Il est urgent de définir le caractère systémique de certains opérateurs numériques 152 ( * ) , afin de pouvoir mettre en place un suivi rapproché, non seulement pour identifier et encadrer a priori leurs comportements anticoncurrentiels à l'égard des entreprises qui dépendent très fortement de ces plateformes, mais également pour contrôler les acquisitions par ces plateformes de petites entreprises innovantes qui génèrent peu de chiffres d'affaires . Cette dernière démarche, qui s'inscrit dans le cadre du contrôle des concentrations, permettrait en effet de s'assurer, avant l'acquisition de ces entreprises qui n'atteignent pas les seuils de notification actuels, que l'opération envisagée n'est pas de nature à réduire la concurrence, voire à l'éliminer.

L'Autorité de la concurrence française a ainsi récemment suggéré d'introduire la notion de plateforme structurante, ou d'intermédiaire en ligne structurant, qu'elle propose de définir selon un critère triple : « la détention d'un pouvoir de marché structurant à l'égard de ses concurrents, de ses utilisateurs et/ou des entreprises tierces qui dépendent pour leur activité économique de l'accès aux services qu'elle offre » 153 ( * ) .

Par ailleurs, certains éléments de l'analyse concurrentielle doivent être revisités , notamment pour assurer la prise en compte de la concurrence potentielle, comme vient de le faire l'Autorité de la concurrence pour le marché des annonces immobilières en ligne, ou encore, comme mentionné plus haut, la prise en compte des données dans l'analyse du pouvoir de marché.

Recommandation n° 10 : Compléter la réglementation européenne et les réglementations nationales existantes afin de garantir la concurrence dans le secteur du numérique, en particulier au regard de l'existence d'acteurs structurants.

Il convient d'identifier ces acteurs numériques structurants à partir de critères précis, de leur imposer une obligation de notification préalable de toute acquisition en modifiant l'article 3 du règlement n° 139/2004 relatif au contrôle des concentrations et de prévoir l'évocation de l'opération, en tant que de besoin, par l'autorité nationale de la concurrence compétente ou la Commission selon le cas.


* 148 Avis politique du 11 octobre 2018 et résolution européenne n° 23 (2018-2019) du 16 novembre 2018, à la suite du rapport d'information de M. André Gattolin et Mme Colette Mélot, au nom de la commission des affaires européennes .

* 149 Rapport n° 301 (2019-2020) de M. Franck MONTAUGÉ et Mme Sylviane NOËL, au nom de la commission des affaires économiques .

* 150 Communication COM(2020) 67 final Façonner l'avenir numérique de l'Europe .

* 151 Le rapport précité remis à la Commission en avril 2019 propose une grille d'analyse des killer acquisitions : l'acquéreur bénéficie-t-il de barrières à l'entrée liées aux effets de réseau ou à l'utilisation des données ? La cible est-elle un concurrent potentiel ou réel ? Son élimination est-elle de nature à augmenter le pouvoir de marché ? Si tel est le cas, la concentration est-elle justifiée par des gains d'efficacité ?

* 152 Cette proposition figure notamment dans le rapport précité de l'IGF et du Conseil général de l'économie, La politique de la concurrence et les intérêts stratégiques de l'UE .

* 153 Contribution de l'Autorité de la concurrence au débat sur la politique de concurrence et les enjeux numériques, publiée le 19 février 2020. L'Autorité propose de définir des conditions dont la réunion ferait peser une obligation de notification de la concentration : un chiffre d'affaires mondial des parties à la concentration supérieur à 150 millions d'euros, des enjeux substantiels de concurrence sur le territoire concerné, une opération ne relevant pas de la compétence de la Commission européenne.

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