DEUXIÈME PARTIE
L'ÉQUILIBRE ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DES CONCESSIONS :
TOUJOURS ÉVOQUÉ, JAMAIS DÉFINI

La rentabilité des concessions autoroutières « historiques » fait l'objet de débats passionnés depuis près d'une dizaine d'années. Or, la question est complexe en raison du modèle économique spécifique de ces concessions : un fort endettement pour financer des travaux, se traduisant par des pertes initiales élevées, auxquelles succèdent progressivement des bénéfices à mesure que le réseau s'amortit et que les péages augmentent, ce qui permet de rembourser la dette avant l'échéance de la concession et de rémunérer le capital investi.

La prévisibilité à moyen et long termes de l'évolution des paramètres économiques susceptibles d'impacter le trafic autoroutier comporte des marges d'incertitude non négligeables , de même que les produits des péages et la gestion financière de la dette et des fonds propres.

Or, c'est sur la base de tels éléments que des taux de rentabilité interne (TRI) prévisionnels ont été définis lors de la privatisation des concessions historiques en 2006 puis lors des avenants ultérieurs négociés notamment dans le cadre du plan de relance autoroutier (PRA) et du plan d'investissement autoroutier (PIA).

De ce fait, la rentabilité effective des concessions historiques est particulièrement difficile à appréhender , d'autant plus que les concessions sont très anciennes, que le régime juridique, fiscal et comptable des sociétés concessionnaires d'autoroutes a connu de nombreuses modifications 99 ( * ) et que les contrats de concession ont fait l'objet de nombreux avenants assortis de prolongations de la durée des concessions 100 ( * ) .

Pour autant, la commission s'est efforcée de dresser un état de la rentabilité constatée depuis la privatisation de 2006 et de procéder à une évaluation raisonnable des perspectives jusqu'à l'échéance des concessions .

I. LA CONCESSION AUTOROUTIÈRE : UN MODÈLE ÉCONOMIQUE PARTICULIER

Les sociétés concessionnaires d'autoroutes sont chargées de la conception, de la construction, de l'aménagement, de l'entretien et de l'exploitation d'un réseau. Cette mission globale, qui s'exerce sur une longue durée, est assortie du transfert des risques afférents dont les coûts sont évalués au moment de la conclusion du contrat de concession.

Les SCA, qui supportent l'essentiel des financements correspondants, sont rémunérées, dans un deuxième temps, par les revenus d'exploitation du réseau sous la forme de péages acquittés par les usagers.

Dès lors, la rentabilité effective de la concession, qui dépend des hypothèses initialement retenues, ne peut être pleinement mesurée qu'à son échéance .

A. LE RISQUE DE CONSTRUCTION ET D'EXPLOITATION EST TRANSFÉRÉ AU CONCESSIONNAIRE

1. Un cadre contractuel spécifique

Le contrat de concession est défini par le code de la commande publique comme un « contrat par lequel une ou plusieurs autorités concédantes [...] confient l'exécution de travaux ou la gestion d'un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l'exploitation de l'ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d'exploiter l'ouvrage ou le service qui fait l'objet du contrat, soit de ce droit assorti d'un prix » 101 ( * ) .

Cette définition fait ressortir plusieurs éléments caractéristiques du modèle concessif.

Elle précise tout d'abord l'objet des concessions, qui est soit de concevoir et d'exécuter des travaux ou des ouvrages (concessions de travaux) , soit de gérer un service (concessions de services ), soit les deux 102 ( * ) .

Elle en définit ensuite l'effet . Le modèle concessif est construit sur le principe du transfert au concessionnaire du risque lié à l'exploitation de l'ouvrage ou du service .

Comme le précise également le code de la commande publique, « la part de risque transférée au concessionnaire implique une réelle exposition aux aléas du marché , de sorte que toute perte potentielle supportée par le concessionnaire ne doit pas être purement nominale ou négligeable. Le concessionnaire assume le risque d'exploitation lorsque, dans des conditions d'exploitation normales, il n'est pas assuré d'amortir les investissements ou les coûts, liés à l'exploitation de l'ouvrage ou du service, qu'il a supportés » 103 ( * ) .

Si le transfert du risque n'est pas effectif, la qualification de concession est déniée par le juge administratif, qui requalifie la nature juridique du contrat, ce qui conduit à revoir en conséquence la rémunération du cocontractant. Le transfert du risque aux opérateurs économiques distingue en effet les concessions d'autres modes de contractualisation, comme les marchés publics.

La troisième caractéristique concerne la rémunération du concessionnaire. En contrepartie des travaux et de l'exploitation des ouvrages, celui-ci perçoit des redevances sur les usagers de l'ouvrage ou sur les bénéficiaires du service .

Enfin, quatrième caractéristique, la durée de la concession est limitée. Cette durée est « déterminée par l'autorité concédante en fonction de la nature et du montant des prestations ou des investissements demandés au concessionnaire » 104 ( * ) .

À l'échéance de la concession , le concessionnaire restitue au concédant les actifs qu'il a construits et exploités. Il n'a donc à aucun moment la propriété de ceux-ci. La durée de la concession doit donc permettre l'amortissement des investissements réalisés par le concessionnaire et le financement des coûts d'exploitation, tout en assurant une juste rémunération des capitaux investis .

2. Une exploitation aux « risques et périls » du concessionnaire rémunérée par les péages

Les contrats de concession stipulent expressément que les sociétés concessionnaires d'autoroutes exécutent les travaux et assurent leur financement à leurs « risques et périls » 105 ( * ) .

Par ces contrats, l'État transfère en effet aux sociétés concessionnaires le risque de construction et d'exploitation d'autoroutes dont il récupèrera in fine la propriété .

Comme le précise le code de la voirie routière 106 ( * ) , les péages permettent « d'assurer la couverture totale ou partielle des dépenses de toute nature liées à la construction, à l'exploitation, à l'entretien, à l'aménagement ou à l'extension de l'infrastructure » et de couvrir « la rémunération et l'amortissement des capitaux investis par le concessionnaire ».

La durée de la concession, c'est-à-dire de la période pendant laquelle le concessionnaire percevra les péages, et le niveau des tarifs de péage sont donc établis en fonction de l'estimation des coûts et du risque supportés par le concessionnaire.

3. La nécessité d'une évaluation prévisionnelle pertinente des risques et de la rémunération du concessionnaire

Une fois les contrats de concession signés, les aléas impactant défavorablement l'équilibre économique de la concession, par exemple le dépassement des coûts de construction ou d'exploitation prévisionnels, sont à la charge des concessionnaires . À l'inverse, toute amélioration des conditions économiques (qui génèrent de l'augmentation du trafic) et financières (qui améliorent les conditions de refinancement) de la concession leur est profitable .

C'est ce que rappelle l'Autorité de régulation des transports dans son récent rapport sur l'économie des concessions autoroutières : « Le transfert du risque de conception, de construction et d'exploitation au concessionnaire et le principe d'une exécution du contrat de concession aux risques et périls implique qu'aucune indemnité ne soit versée au concessionnaire pour des dépassements de coûts ou de délais en phase de construction ; il en va de même si les coûts d'exploitation sont plus élevés que prévu ou si les recettes sont inférieures aux prévisions ayant servi au concessionnaire à établir son offre. » 107 ( * )

Le modèle concessif favorise de ce fait la recherche de gains d'efficience , les concessionnaires étant incités à être le plus performant possible et à minimiser leurs coûts afin d'accroître leurs marges. Il contribue donc en principe à améliorer l'efficacité de la gestion des autoroutes.

Toutefois, de nombreuses variables qui sont susceptibles d'impacter les recettes et les charges , à la hausse comme à la baisse, échappent au contrôle des sociétés concessionnaires , à l'instar de la croissance du trafic - qui dépend elle-même de différents paramètres comme la croissance économique -, du coût des travaux - qui dépend notamment du cours des matières premières -, ou de l'évolution des taux d'intérêt et donc de la charge de la dette.

L'Autorité de la concurrence souligne ainsi, dans son avis du 17 septembre 2014, que « l'évolution du trafic autoroutier est corrélée à des variables sur lesquelles les SCA n'ont aucune influence : la croissance du PIB (en particulier des produits manufacturés), la démographie, le prix des carburants... Par conséquent, la hausse du trafic et celle du chiffre d'affaires qui en découle ne résultent pas ou peu de leurs décisions . » 108 ( * )

Une évaluation initiale pertinente du risque et de sa rémunération lors de la signature du contrat de concession est donc un élément clé , tant pour le concédant , qui renonce aux revenus tirés de l'exploitation des infrastructures, que pour le concessionnaire , qui doit couvrir à tout le moins ses coûts et dégager un profit suffisant dans la durée pour rémunérer son risque. Elle est aussi importante pour l'usager de l'autoroute qui acquitte des péages dont le montant est déterminé à partir de cette évaluation.

Cette évaluation et sa matérialisation en cours d'exécution du contrat sont donc au coeur de l'analyse de la rentabilité des concessions autoroutières.

4. Des controverses autour du niveau du risque « trafic »

L'intensité du risque supporté par les sociétés concessionnaires d'autoroutes fait l'objet de controverses.

Dans son avis de 2014, l'Autorité de la concurrence juge l'activité des SCA « historiques » peu risquée et la progression de leur chiffre d'affaires assurée , sauf crise économique majeure, au motif que ces sociétés :

- sont le plus souvent en situation de monopole, compte tenu des avantages que procurent aux usagers les trajets par autoroute par rapport aux autres modes de transport 109 ( * ) ;

- bénéficient d'un cadre juridique prévoyant une augmentation continue du tarif des péages jusqu'à la fin des concessions ;

- supportent un risque limité au titre de l'évolution du trafic, dès lors que, si des baisses de trafic ont pu être enregistrées par le passé, elles n'ont pas empêché le chiffre d'affaires des concessionnaires de progresser 110 ( * ) .

Les sociétés d'autoroutes font valoir , à l'inverse, que leur activité est risquée , en raison des incertitudes pesant sur l'évolution du trafic autoroutier, le coût des travaux, les coûts d'exploitation et les taux d'intérêt .

Le risque « trafic », qui est réel, est le principal risque encouru dans la mesure où les recettes de péage constituent l'essentiel des ressources des SCA, mais il n'est pas le seul.

Philippe Noury, président des concessions d'Eiffage en France, a ainsi précisé, lors de son audition par la commission d'enquête, que « la concession autoroutière n'est pas une activité de rente : elle est bien par nature une activité à risque puisque le trafic est notre seule ressource ou presque. Il représente en effet 97 % de nos revenus. Cette activité est d'autant moins une rente que d'autres risques pèsent sur nous, en particulier ceux liés au financement, à la construction et à l'entretien du réseau. » 111 ( * )

Ce risque n'est pas aisé à mesurer. En réponse à l'avis de l'Autorité de la concurrence, les SCA ont indiqué qu'apprécier le risque « trafic » en ne tenant compte que du passé est une erreur, étant donné que « la prédictibilité du trafic routier dans dix ans ou dans vingt ans dépend de facteurs aussi divers que l'état économique du monde et de la France, le coût du carburant, les politiques de report modal » 112 ( * ) .

Elles soulignent que la réalité du risque a été mise en évidence par la crise économique de 2008 , qui a induit une chute importante du trafic - en particulier du trafic poids lourds, qui n'a retrouvé son niveau antérieur que dix ans plus tard -, et plus récemment par la crise des « gilets jaunes » et la crise sanitaire , qui se sont traduites par une baisse du trafic autoroutier.

C'est ce qu'a rappelé Arnaud Quémard, directeur général du groupe Sanef : « Oui, l'activité des SCA est risquée. Avec la crise de la Covid-19, le risque trafic a été mis en lumière. Mais nous allons également subir le risque travaux, puisque ceux-ci vont être sensiblement plus chers avec les nouvelles mesures de sécurité et de distanciation sociale sur les chantiers. Cette situation nouvelle pourrait conduire à une augmentation de notre budget d'investissement de plusieurs centaines de millions d'euros. » 113 ( * )

Jean-Baptiste Djebbari, secrétaire d'État chargé des transports, a également précisé, lors de son audition 114 ( * ) , que « le risque trafic qui s'est manifesté au moment de la crise de 2008, notamment pour les poids lourds, est revenu au même niveau dix ans plus tard. Les pertes estimées sont importantes. En matière de travaux, on évalue le surcoût à environ 200 à 300 millions d'euros pour les sociétés concessionnaires ». Il estime par ailleurs que la perte de recettes due à la crise sanitaire « est de l'ordre de 2 à 2,5 milliards d'euros, si la dynamique se poursuit jusqu'à la fin de l'année . »

Au vu de ces éléments, le rapporteur considère qu'il est inexact de dire que l'activité des concessionnaires d'autoroutes est sans risques . Il constate cependant que l'on peut distinguer les risques de construction des infrastructures autoroutières qui, en dehors des nouvelles concessions, sont aujourd'hui purgés, des risques liés à l'évolution du trafic et au remboursement de la dette, qui restent d'actualité.

Le rapporteur rejoint par ailleurs l'Autorité de la concurrence lorsqu'elle considère que l'impact du risque « trafic » peut être relativisé par un élément de stabilité garanti par le contrat, à savoir l'augmentation des tarifs de péage , qui permet d'anticiper une progression régulière du chiffre d'affaires jusqu'à la fin des concessions - bien que le niveau des effets de cette hausse ne soit pas assuré -, et par la durée très longue des concessions qui permet de lisser les chocs.

Sauf à imaginer une baisse très forte et durable du trafic, le risque « trafic » ne paraît pas pouvoir remettre en cause durablement la rentabilité des sociétés d'autoroutes . De fait, si la diminution du trafic autoroutier en 2008 a affecté les ressources des sociétés concessionnaires, elle est loin d'avoir bouleversé l'équilibre économique des contrats de concession .

De même, les premières analyses publiées par l'Autorité de régulation des transports à propos des conséquences sur le trafic autoroutier de la crise sanitaire montrent, en l'état, que la chute importante du trafic enregistrée pendant le confinement « ne remet pas en cause l'équilibre économique des contrats », tout en reconnaissant que les impacts à long terme de la crise sur les trafics sont, à ce jour, difficiles à appréhender. 115 ( * )


* 99 Voir Première partie.

* 100 La durée initiale de ces concessions a été prolongée à plusieurs reprises depuis leur création au début des années 60 et 70, pour atteindre 75 ans (64 pour Cofiroute et 65 pour AREA). Ces prorogations, effectuées en plusieurs étapes, ont d'abord eu pour objet de rétablir un équilibre économique remis en cause par les modifications substantielles apportées au régime juridique, financier et comptable des SCA à la fin des années 90, avant l'ouverture de leur capital puis leur privatisation, en particulier la suppression de la garantie de passif de l'État, des facilités comptables et de la pratique de l'adossement. Elles ont ensuite compensé des travaux supplémentaires, aux côtés d'augmentations des péages, en dernier lieu en 2015 dans le cadre du PRA.

* 101 Art. L. 1121-1 du code de la commande publique.

* 102 Dans ce cas, l'article L. 1121-4 du code de la commande publique indique : « un contrat de concession portant sur des travaux et des services est une concession de travaux si son objet principal est de réaliser des travaux ».

* 103 Art. L. 1121-1 du code de la commande publique.

* 104 Art. L. 3114-7 du code de la commande publique. L'article R. 3114-2 du même code prévoit que, lorsqu'elle est supérieure à cinq ans, la durée du contrat « ne doit pas excéder le temps raisonnablement escompté par le concessionnaire pour qu'il amortisse les investissements réalisés pour l'exploitation des ouvrages ou services avec un retour sur les capitaux investis, compte tenu des investissements nécessaires à l'exécution du contrat. »

* 105 L'article 2 des contrats de concession des SCA « historiques » indique ainsi : « la société concessionnaire s'engage à exécuter à ses frais, risques et périls, toutes les études, procédures, travaux et opérations financières se rapportant à la présente convention ».

* 106 Art. L. 122-4 du code de la voirie routière.

* 107 Autorité de régulation des transports, Rapport sur l'économie des concessions autoroutières , juillet 2020 .

* 108 Autorité de la concurrence, avis précité n° 14-A-13 du 17 septembre 2014 sur le secteur des autoroutes après la privatisation des sociétés concessionnaires .

* 109 L'Autorité de la concurrence estime que, « considérant la très partielle substituabilité des autoroutes et des autres modes de transport, y compris les routes classiques, le plus souvent le concessionnaire d'une autoroute à péage est en situation de monopole à l'égard des usagers » . Cette analyse corrobore celle de la Cour des comptes qui, dans la partie de son rapport public de 2008 relative aux péages autoroutiers, rappelle que « les autoroutes sont des services publics. Leurs concessions bénéficient d'un quasi-monopole naturel dans la mesure où, même s'il existe toujours ou presque des trajets alternatifs gratuits, l'avantage qu'elles procurent est tel que le volume de trafic, sauf peut-être dans le cas des poids lourds, est peu sensible aux hausses annuelles de prix. »

* 110 L'Autorité de la concurrence indique que « lors de l'instruction de l'avis et à nouveau en séance, [les SCA] ont toutes mis en avant le risque que constituaient pour elles l'évolution du trafic et les incertitudes l'entourant ». Pour autant, « si l'Autorité ne conteste pas que les SCA supportent théoriquement un risque lié à l'évolution du trafic, force est de constater que ce risque ne s'est en pratique jamais réalisé depuis un demi-siècle. Même les périodes de récession récentes, caractérisées par une forte diminution du trafic, notamment des poids lourds, n'ont pas entraîné une baisse du chiffre d'affaires des SCA, ne serait-ce que parce que le trafic des véhicules légers, qui représente 70 % de leur chiffre d'affaires, a continué à progresser, tout comme le tarif des péages ».

* 111 Audition de M. Philippe Nourry, président des concessions autoroutières d'Eiffage en France, le 1 er juillet 2020.

* 112 Association des sociétés françaises d'autoroutes (ASFA), Réponses aux rapports des corps de contrôle de l'État.

* 113 Audition de M. Arnaud Quémard, directeur général du groupe Sanef, le 23 juin 2020.

* 114 Audition de M. Jean-Baptiste Djebbari, secrétaire d'État chargé des transports, le 2 juillet 2020.

* 115 Voir Quatrième partie, I.

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