F. AUDITION DE MME FRÉDÉRIQUE VIDAL, MINISTRE DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR, DE LA RECHERCHE ET DE L'INNOVATION (JEUDI 9 SEPTEMBRE 2021)

M. Étienne Blanc, président . - Avec mon collègue André Gattolin, rapporteur de notre mission d'information, et l'ensemble des membres de la mission ici présents, je vous remercie, madame la ministre, de votre présence. Votre participation à nos travaux était attendue. Elle est légitime et incontournable, car le sujet qui nous réunit aujourd'hui concerne au premier chef le périmètre de votre ministère.

En effet, lorsque le président du groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI) du Sénat, M. François Patriat, avait demandé en juin dernier la constitution d'une mission d'information, le thème retenu portait sur « les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences ».

Nos travaux s'apparentent à une mission « flash », car celle-ci a débuté ses travaux le 6 juillet dernier et doit adopter son rapport avant la fin septembre, ce qui est une gageure sur un tel sujet. Compte tenu de nos délais extrêmement contraints, je remercie vos services ainsi que les universités et grandes écoles qui ont d'ores et déjà répondu à nos questionnaires. Et j'encourage les établissements qui ne l'ont pas encore fait à se manifester.

Nous savons l'enjeu que représentent l'enseignement supérieur et la recherche pour le rayonnement de la France en Europe et dans le monde. Vous portez d'ailleurs un discours d'internationalisation de notre système universitaire, et il doit en être ainsi.

Mais la mondialisation apporte aussi son lot d'effets secondaires. Certains États s'emploient de manière délibérée à détourner les valeurs de liberté et d'intégrité scientifique de nos universités à des fins de politique intérieure ou d'ingérence pouvant atteindre notre souveraineté nationale. Il s'agit de délimiter la frontière entre le soft power et des pratiques plus offensives de certains États qui tentent d'exploiter leur présence croissante dans nos campus et nos laboratoires comme levier d'influence géopolitique. Les auditions que nous avons menées cet été avec les présidents d'université, des chercheurs, des services de renseignement, mais aussi des personnalités étrangères - je pense à l'ambassadrice d'Australie en France et au président de la commission conjointe du Parlement australien sur le renseignement et la sécurité - nous ont montré que la France constituait une cible de choix.

Avant de vous donner la parole, madame la ministre, notre rapporteur vous précisera ses axes de travail. Ensuite, nos collègues membres de la mission d'information vous poseront leurs questions.

Je rappelle que cette réunion fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet du Sénat.

M. André Gattolin, rapporteur. - Madame la ministre, c'est pour nous un plaisir de vous recevoir dans le cadre des travaux de cette mission d'information constituée à l'initiative du groupe RDPI du Sénat.

Nos travaux s'effectuent effectivement dans des délais très contraints, puisque nous devons rendre nos conclusions à la fin du mois. Pour autant, et comme il est de coutume au Sénat, nous avons cherché à aller au fond des choses. La mission aura ainsi mené près de 30 auditions, et adressé un questionnaire à l'immense majorité des établissements de l'enseignement supérieur - je déplore le faible nombre de réponses des grandes écoles de commerce, mais peut-être est-ce un silence significatif en lui-même...

Je ne peux évidemment pas vous livrer nos conclusions, sur lesquelles nous réfléchissons encore et qui doivent être débattues entre nous. Mais je remercie vos services pour les réponses très détaillées et riches en références qu'ils nous ont apportées.

Votre présence aujourd'hui souligne l'importance d'une problématique trop longtemps ignorée, mais qui a récemment émergé sur le devant de la scène politique et médiatique mondiale. Mes collègues et moi avons ainsi été frappés par la convergence d'analyses des chercheurs spécialisés, des universités, des administrations, mais également des autres grandes démocraties, concernant les nouvelles menaces qui pèsent sur l'enseignement supérieur et notre recherche. C'est un fait auquel nous devons nous habituer : le monde académique n'échappe plus à ce que certains appellent la « brutalisation » des relations internationales, il en est même partie prenante.

Dans ce paysage, nous avons retenu un mot, souvent prononcé par nos interlocuteurs : « vigilance ». Je le crois significatif d'une attitude réaliste sur l'état de notre monde. Mais il traduit également une forme de naïveté - longtemps entretenue - du monde de la recherche, dont les fondements mêmes appellent à l'ouverture et à la collaboration confiante. Il y a un énorme travail à mener pour sensibiliser le monde académique à ce nouveau monde dominé par des États qui suivent des stratégies d'influence, d'interférences, d'ingérence, des stratégies coordonnées et construites. Les nombreux cas très préoccupants dont nous avons pris connaissance ne sont probablement que la partie émergée de l'iceberg.

Pour autant, nous avons été en partie rassurés par la prise de conscience que nous sentons poindre depuis plus d'un an. Nous souhaiterions qu'elle soit amplifiée par vos soins et que les mesures de protection de notre monde académique soient adaptées à une menace désormais protéiforme.

Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation . - Merci beaucoup pour cette invitation. Je me réjouis que le Sénat ait choisi de consacrer une mission d'information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. Je suis très heureuse de vous retrouver pour évoquer ce sujet de société qui appelle un traitement particulier s'agissant notamment de l'enseignement supérieur et de la recherche - l'actualité récente nous l'a rappelé. Il y va de notre souveraineté, mais aussi de nos libertés.

Je tiens à rappeler mon attachement sans faille à l'intégrité scientifique et aux libertés académiques. Nous avons eu l'an dernier au Sénat des débats constructifs lors de l'examen du projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l'enseignement supérieur. Je sais que le Parlement mène un suivi rigoureux de ces thématiques, puisqu'en mars 2021, Monsieur le Sénateur Ouzoulias, vous remettiez avec le député Pierre Henriet un rapport très intéressant fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) pour la promotion et la protection d'une culture partagée de l'intégrité scientifique. Ces travaux trouvent aujourd'hui une forte résonnance dans le cadre de nos discussions.

Ces valeurs d'intégrité et de liberté conditionnent l'excellence de la recherche et son existence même. À cet égard, je rends hommage à l'ensemble de la communauté des chercheurs et des enseignants-chercheurs qui les portent avec engagement et détermination.

La recherche et l'enseignement sont aussi par définition des domaines d'interactions et d'échanges, en particulier internationaux ; il est fondamental que cela puisse perdurer. S'agissant de l'enseignement supérieur, de la recherche ou de l'innovation, qui est aussi un domaine-clé, notre politique d'attractivité et d'ouverture s'est toujours construite avec ambition, détermination et sans naïveté face à d'éventuelles menaces.

Nous devons sans cesse concilier deux impératifs : l'attractivité de nos établissements et de notre recherche, et la protection de notre modèle, de son autonomie et de ses libertés. Dans un environnement mondialisé et de plus en plus interdépendant, cette construction doit reposer sur la prudence et l'ouverture, sans sombrer dans les excès de la première, mais sans se jeter aveuglément dans les attraits de la seconde. C'est le cas de la stratégie en faveur de l'enseignement supérieur qui a été présentée en novembre 2019 et porte des ambitions très fortes pour attirer des étudiants étrangers. L'objectif est d'en accueillir 500 000 d'ici à 2027, au travers d'une politique de visas simplifiés et de frais d'inscription différenciés, et de favoriser les départs à l'international. Aujourd'hui, après dix-huit mois marqués par la pandémie de covid-19, je suis convaincue de l'importance du maintien de ces échanges et de leur dynamisme.

La visibilité de nos établissements à l'international a considérablement progressé ces dernières années. Le fait d'apparaître à une excellente place dans les classements internationaux, notamment dans le classement de Shanghai, nous permet de conserver notre troisième place mondiale au rang des pays reconnus pour l'excellence de leur recherche. Toutefois, cela nous rend aussi beaucoup plus visibles dans les radars des prédateurs et incite à une plus grande vigilance. Il convient de distinguer le soft power, qui s'appuie sur des pratiques légitimes et transparentes pour vanter les mérites de son enseignement supérieur ou de sa recherche, et l'ingérence, qui s'abrite derrière le secret.

Le renforcement de notre attractivité se déroule collégialement, dans le souci constant de protéger les travaux de nos chercheurs tout en garantissant leur liberté. Cela ne se fera jamais contre eux, ils doivent comprendre l'importance de la protection et participer à son amélioration. Grâce aux remontées spontanées des chercheurs, des directeurs de laboratoires ou des fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD), et à une connaissance géopolitique actualisée en continu, le ministère est constamment informé des éventuelles menaces et risques d'ingérence qui pourraient affecter son écosystème. Le Haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), la mission ministérielle en faveur de la sûreté et de la sécurisation de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, et la Délégation aux affaires européennes et internationales (DAEI) exercent un rôle primordial en la matière.

Le HFDS, en lien avec le ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, anime et coordonne la politique en matière de défense, de vigilance, de prévention de crise et de situation d'urgence. Il contrôle la préparation des mesures d'application et s'appuie sur un réseau de correspondants dans les académies et au sein des établissements d'enseignement supérieur et de recherche. Autour de ce haut fonctionnaire, un pôle veille à la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation et lutte contre les tentatives d'ingérences étrangères, notamment au travers de la création des « zones à régime restrictif » (ZRR).

Ce dispositif de protection du potentiel scientifique et technique (PPST) s'inscrit dans un cadre réglementaire bien précis, fondé sur l'article 413-7 du code pénal. Il est piloté par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et vise à protéger les savoirs, les savoir-faire et les technologies les plus « sensibles » des établissements localisés sur le territoire national, dont le détournement et/ou la captation pourraient porter atteinte aux intérêts économiques de la Nation, renforcer des arsenaux militaires étrangers, affaiblir nos capacités de défense, contribuer à la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs, ou être utilisés à des fins terroristes. Aujourd'hui, la PPST comprend 52 établissements adhérents, 573 ZRR, et plus de 150 unités de recherche.

Le HFDS intervient aussi dans l'évaluation des projets déposés dans le cadre d'appels bilatéraux ou des projets de coopération institutionnelle, avec une vigilance particulière sur les technologies duales. Au sein des établissements, il organise et structure la surveillance et la prévention des risques d'influences étrangères, via notamment ces relais que sont les FSD et leurs adjoints, habilités au secret défense.

Sur le terrain, les fonctionnaires de sécurité et de défense - plus de 160, qui sont nommés sur proposition des établissements - ont pour mission d'évaluer les risques correspondant aux menaces - divulgation de secrets de la défense, utilisation frauduleuse de moyens informatiques ou pillage de hautes technologies -, et surtout, de proposer des réponses et de s'assurer de leur mise en oeuvre. La présence de ces fonctionnaires est essentielle pour construire ensemble cette stratégie de défense.

La surveillance et la prévention des éventuelles influences étatiques étrangères au sein des établissements d'enseignement supérieur et de recherche sont donc en grande partie le reflet de la structuration du paysage français. Des acteurs de l'administration centrale sont chargés de la stratégie et de la vigilance, qui se déclinent au sein de chaque établissement et opérateur autonome par la gouvernance, dans le cadre de leur autonomie et en interaction avec l'ensemble des acteurs territorialement compétents.

La recherche scientifique est confrontée au même risque, qui est connu et pris en compte de longue date par le ministère. À ce titre, nous sommes inscrits dans le dispositif de gouvernance interministérielle de la politique de sécurité économique, formalisé par le décret du 20 mars 2019. Une attention particulière est donnée à l'innovation et au transfert, puisqu'un référent de sécurité économique habilité au secret de la défense nationale sera désigné dès cette année par le président de chaque société d'accélération du transfert de technologies (SATT). Régionalement, l'accompagnement des référents et l'animation de ce réseau sont copilotés par les délégués à l'information stratégique et à la sécurité économique (Disse) et les délégués régionaux académiques à la recherche et à l'innovation (Drari). Le déploiement de ces dispositifs se poursuivra en 2022 au sein des pôles de compétitivité, puis dans toutes les structures d'écosystèmes de valorisation de l'innovation, telles que les incubateurs, les Instituts Carnot, ou encore les futurs pôles universitaires d'innovation.

Il existe une volonté affirmée de constitution d'une souveraineté nationale dans les technologies-clés, concrétisée par la protection de certaines filières industrielles françaises dans tous les domaines de recherche qui font l'objet d'un plan de soutien de l'État, notamment du programme d'investissement d'avenir (PIA). Certains financements publics sont désormais explicitement conditionnés à la prise en compte des impératifs de souveraineté nationale à travers la sécurisation des recherches scientifiques face aux risques d'ingérence. Tel est le cas des soutiens aux projets de France Relance. La prise en compte de la PPST est également une exigence pour la mise en oeuvre des programmes prioritaires de recherche du PIA.

Toutes ces problématiques sont au coeur de l'action de notre ministère et des établissements qui en dépendent. De par le niveau de son excellence, internationalement reconnue, notre système est menacé par des influences étatiques extra-européennes. Il dispose néanmoins aujourd'hui de ressources, notamment humaines, pour s'en prémunir, la clef étant de mieux former, de mieux affiner notre connaissance des risques. On ne peut pas parler d'injonctions contradictoires ; il faut simplement allier la volonté de conserver l'internationalisation de la science, tout en étant conscient des menaces qui nous entourent. Je suis convaincue que le monde universitaire saura porter les trois piliers de cette ambition que sont la sensibilisation, la responsabilité et la transparence.

M. André Gattolin, rapporteur. - Vous avez rappelé les quatre secteurs qui sont privilégiés, car ils sont indispensables pour notre souveraineté. Vous avez cité aussi la PPST et les ZRR, qui visent plus particulièrement le monde des sciences et technologies. Dans le cadre de notre mission, nous nous intéressons aux formes d'influences agressives qui résultent de la volonté politique d'infléchir la liberté académique, voire l'intégrité scientifique de certains travaux. J'en veux pour preuve l'annulation, par certaines universités, de la visite du dalaï-lama ou de certains colloques sur la population ouïghoure. Sont concernés plusieurs États comme Taïwan, Hong Kong ou la Turquie. J'ai moi-même fait les frais de ces pratiques voilà quelques années lors d'un colloque Europe-Chine. Outre le vol de données, certains partenariats militaires sont signés par de grands établissements, et le financement de certaines chaires manque de transparence, laissant à penser que certains travaux seraient influencés. Sans aller jusqu'à dire que rien n'est fait, on peut parler de « trous dans la raquette », car aucun signalement n'a été prévu en France concernant cette dimension. Et cela ne semble pas vraiment entrer dans les missions des fonctionnaires de sécurité et de défense.

Mme Frédérique Vidal, ministre . - La meilleure protection contre « la science empêchée », qui inclut les sciences de la nature, les sciences exactes et les sciences de la pensée, c'est l'intégrité scientifique de ceux qui accueillent ou préparent ces colloques. Le système public universitaire est beaucoup moins sensible à ce type d'ingérences : chaque fois que des partenariats sont conclus à l'international, ils sont soumis avant toute signature au ministère de l'enseignement supérieur et au ministère de l'Europe et des affaires étrangères.

Nous avons créé en 2018 un collège de déontologie - il mériterait d'être mieux connu - dont les référents doivent recueillir ces témoignages. Quand des colloques sont empêchés, quand des conclusions vont dans le sens de ceux qui financent les travaux, quand toute hypothèse divergente est muselée, les établissements doivent systématiquement être en mesure de dénoncer le problème et de s'appuyer sur leur déontologue, voire sur le collège de déontologie. Vous avez raison, certains sujets sont évités par les Chinois ou les Turcs. Ce qui protège la recherche française, c'est qu'elle ne dépend pas des droits d'inscription des étudiants internationaux.

M. André Gattolin, rapporteur . - Cela vaut pour les universités publiques. Mais existe-t-il une surveillance des ressources des grandes écoles privées ?

Mme Frédérique Vidal, ministre . - Tous les établissements d'enseignement supérieur privé d'intérêt général (Eespig) ou qui sont en lien avec le ministère sont tout à fait conscients de ces problématiques. En France, le seul fait d'avoir des locaux habilités à recevoir du public est suffisant pour se voir octroyer le titre d'institut et délivrer des diplômes qui n'ont aucune valeur. D'où les nombreux efforts du ministère pour informer les étudiants sur les formations reconnues par le ministère et pour éliminer ces établissements de l'offre de formation officiellement reconnue.

Au demeurant, le travail réalisé par les doctorants et le regard des FSD sur les dossiers de candidatures pour des masters sensibles nous épargnent bien des difficultés futures. Sur des disciplines moins technologiques, il faut amplifier nos efforts. En effet, le dispositif de PPST concerne uniquement les sciences dites « dures », puisque l'arrêté du 3 juillet 2012 exclut les établissements de sciences humaines et sociales. Néanmoins, ces établissements se sont tout de même dotés de fonctionnaires de sécurité et de défense. Tout le monde prend donc conscience de la nécessité de disposer de formations et d'outils en la matière, ce que nous devons encourager dans tous les champs de la science et non seulement en matière scientifique et technologique, afin d'assurer la liberté scientifique dans tous les secteurs.

M. Pierre Ouzoulias. - Malheureusement, on n'observe pas que des ingérences extra-européennes dans la recherche scientifique. D'ailleurs, je veux vous rendre hommage pour votre action déterminée lorsque la Pologne est intervenue indûment dans un colloque français pour tenter d'influencer la présentation de la participation de la Pologne à la Shoah.

Mme Frédérique Vidal, ministre . - C'est vrai.

M. Pierre Ouzoulias . - Les constructions idéologiques nationales s'observent donc partout, y compris en Europe.

Par conséquent, dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, ne pourrions-nous avoir une action forte visant à faire de la Déclaration de Bonn un texte fondateur de l'Union européenne en matière de recherche, promouvant tant l'intégrité scientifique que la transparence ?

Par ailleurs, les textes d'application de la loi du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l'enseignement supérieur, dont certaines dispositions concernent l'intégrité scientifique, sont en cours de rédaction. Ne pourrait-on en profiter pour adopter des dispositions relatives à la transparence ?

Les missions du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) incluent-elles une mention spéciale pour les travaux présentant une sensibilité stratégique particulière afin que les chercheurs concernés ne soient pas soumis aux mêmes règles d'évaluation que les autres et puissent s'abstenir volontairement de publier les résultats de leurs recherches sans que leur absence de publication soit considérée comme une faute ? Cela favoriserait une prise de conscience chez certains scientifiques. Je suis internationaliste par culture, mais cela ne m'oblige pas à adopter un irénisme béat : certains chercheurs étrangers se passionnent pour les baleines à Brest, sans que cela ait quoi que ce soit à voir avec la biologie marine...

Mme Frédérique Vidal, ministre . - La loi de programmation de la recherche a été l'occasion de réviser les décrets relatifs à l'intégrité scientifique. C'est vrai, ces décrets sont en cours de rédaction et nous pourrons nous appuyer sur les résultats de cette mission parlementaire pour rappeler les principes de base de la méthode scientifique : on n'a pas la réponse à la question posée avant d'avoir démarré ses travaux ; la bibliographie ne va pas que dans le sens de l'hypothèse évaluée ; et l'on peut avoir des débats contradictoires pour évaluer les résultats. S'il n'y a pas de débat possible, c'est que les résultats existaient avant le travail de recherche ou qu'il y a un problème de méthode...

Nous avons travaillé dans le cadre des dispositifs de science ouverte, qui me paraissent excellents, tant comme ministre que comme scientifique. Il s'agit d'un contrôle des chercheurs par les pairs, qui empêche de dire n'importe quoi puisque l'on est relu par l'ensemble de sa communauté scientifique. Néanmoins, même dans ce cadre, il faut garder certains résultats sous embargo. Cela étant, on peut tout de même mettre à la disposition de la communauté scientifique, par ce biais, les résultats négatifs.

En ce qui concerne votre dernière question relative au Hcéres, un tel mécanisme existe déjà, car, dans certains cas, il n'y a pas de publication en accès libre, par exemple lorsque certaines thèses sont soutenues à huis clos. Dans ce cas, le Hcéres est informé que le travail a été mené, qu'il a abouti mais il ne doit pas s'attendre à ce que l'on puisse en trouver les résultats.

On s'est longtemps focalisé, probablement de façon justifiée, sur la question de la technologie et de l'innovation. Aujourd'hui, l'innovation de rupture est favorisée par rapport à l'innovation de rattrapage ; on constate un déplacement des financements dans certains pays.

Évidemment, si certains pays peuvent se prévaloir de publications scientifiques émanant de l'étranger et cautionnant un récit national revisité, cela permettra à ce récit de devenir l'histoire. Il faut être très vigilant. Nous devons travailler sur ce sujet, pour préserver la liberté scientifique. On observe cela régulièrement avec les doctorants financés par leur pays d'origine et qui subissent des pressions. On en a pris conscience, il faut maintenant trouver les moyens d'y remédier.

Le Programme d'aide à l'accueil en urgence des scientifiques en exil (« Pause »), qui concernent tous les domaines de la science, suscite des questionnements, car, selon les scientifiques concernés, rompre les liens de collaboration avec leurs collègues dans leur pays d'origine, où la liberté scientifique n'existe plus, c'est abandonner ces derniers. Il faut permettre à ces scientifiques de préserver leur savoir et leurs connaissances en attendant qu'ils puissent exercer de nouveau leur liberté scientifique.

M. Jean-Michel Houllegatte . - Il faut sans doute mieux former, dites-vous, mais comment faire émerger une culture commune sur ces questions ? Comment mieux diffuser les pratiques, dans un contexte souvent très médiatisé ? Il importe de ne pas laisser d'autres acteurs se saisir du sujet en dépassionnant celui-ci en amont. Il y a plusieurs possibilités : la voie réglementaire ; la circulaire relative à la stratégie d'intégrité scientifique des opérateurs de recherche ; et l'évaluation : prend-on en compte ce sujet dans l'évaluation ?

La voie de la labellisation est une autre option. Dans les critères du label « Bienvenue en France », je n'ai rien vu à ce sujet. Ce label concerne la qualité de l'accueil et de l'accompagnement matériel mais ne porte pas sur les exigences des établissements en la matière ; ne faudrait-il donc pas y inclure les questions d'intégrité scientifique ?

Mme Frédérique Vidal, ministre . - Le label « Bienvenue en France » porte sur l'accueil matériel des étudiants étrangers : la constitution d'un guichet unique, la possibilité de prendre des cours de français ou encore l'affiliation à la sécurité sociale. Néanmoins, l'accès à la France démarre dans le pays d'origine et passe notamment par Campus France. L'arrivée sur le sol français d'étudiants ou de chercheurs internationaux ne relève pas des établissements. Ce ne sont pas eux qui contrôlent la provenance de l'étudiant. Cela dit, il est important de travailler en bonne intelligence avec son FSD, qui fait le lien avec ces questions.

La formation doit être protéiforme, parce que les sujets et les modalités de l'accueil diffèrent selon les communautés disciplinaires. Certaines personnes voient immédiatement pour quelles raisons leurs recherches peuvent faire l'objet de convoitises, quand d'autres ne le perçoivent pas du tout. Il faut donc améliorer ce niveau de discernement. Le travail local est donc très important. Au lieu de considérer, par exemple, que la totalité de tel laboratoire d'électronique est susceptible de subir des ingérences, il faut identifier les secteurs sensibles et assurer une étanchéité entre ceux-ci et le reste du laboratoire. En effet, on ne peut demander à chaque chercheur de contrôler si l'étudiant qui pose une question est en droit de le faire. Bref, cela doit s'organiser sur place.

Je veux absolument éviter, dans ce domaine comme dans d'autres, que l'on prévoie un dispositif intellectuellement très satisfaisant mais impossible à appliquer. Il faut que l'on se protège et non que l'on se rassure en se disant que, si le texte était appliqué, on serait protégé...

Enfin, rien n'est plus éloquent qu'un FSD démontrant qu'il peut aspirer facilement les données d'un téléphone, pourtant éteint. Il faut donc voyager, lorsque l'on est président d'un établissement, avec un ordinateur ne contenant pas les données de l'établissement et, lorsque l'on est chercheur, sans ses données de recherche ; de même, il faut éviter d'activer son téléphone dès que l'on arrive dans un aéroport international. Il est préférable de prévoir des téléphones et des ordinateurs dédiés aux voyages internationaux. Je crois plus à ce type de formation qu'à des mécanismes parfaits mais inapplicables.

M. Stéphane Piednoir. - Différents dispositifs existent ; s'articulent-ils correctement ? Ne se superposent-ils pas les uns aux autres ? Le collège de déontologie vous semble plus agile et repose sur des référents, mais comment ceux-ci sont-ils recrutés ?

Vous avez plutôt parlé des sciences exactes et expérimentales ; quels dispositifs sont en place dans les autres domaines ? Des algorithmes sont-ils prévus pour signaler une éventuelle ingérence ou une orientation particulière ?

Enfin, les fauteurs de troubles et les universités qui refusent d'aborder tel ou tel sujet encourent-ils des sanctions ?

Mme Frédérique Vidal, ministre . - Le collège de déontologie a été créé à la demande du monde scientifique. Des chercheurs, volontairement ou sous la contrainte d'une ingérence, ne respectent pas les règles déontologiques, mais la plupart s'y soumettent, et c'est grâce à cela que l'on est au courant. Vu le nombre de colloques et d'interventions ayant lieu chaque jour dans les établissements d'enseignement supérieur français, s'il n'y avait pas des individus signalant des ingérences, personne n'en saurait rien. D'où l'idée des référents de déontologie. Il s'agit du monde académique, ce n'est donc pas moi qui nomme ces référents ; c'est un système de cooptation de personnes s'intéressant à ces questions. Il en va de même pour les FSD, mais ceux-ci doivent être habilités au secret-défense.

De même que l'on est informé de ce qui se passe dans les zones à régime restrictif, on est au courant de ce qui intervient dans les sciences humaines et sociales, car il y a toujours quelqu'un pour signaler un comportement qui lui semble incorrect.

Les chefs d'établissement sont responsables de la sécurité au sein de leur établissement ; par exemple, la police ne peut y pénétrer que si le chef d'établissement l'y autorise. C'est donc souvent contraint et forcé qu'il annule un évènement, quand il sait que, s'il ne le fait pas, il devra demander la protection de la police - organiser un colloque sous la protection de la police ne correspond pas à la vision que l'on a du monde universitaire - ou parce que lui ou son personnel risquent d'être confrontés à des personnes violentes. C'est dans ce domaine que nous devons accompagner les chefs d'établissement.

Si les actes relèvent du pénal, la procédure de signalement au procureur prévue à l'article 40 du code de procédure pénale s'applique, mais si les actes sont d'une autre nature, nous devons déterminer ce qui doit être fait.

Jusqu'à récemment, les commissions disciplinaires ne traitaient que des fraudes aux examens. On maîtrise donc encore mal ces sujets. C'est pourquoi nous avons rendu possible le dépaysement des procédures et nous avons placé un magistrat à la tête de la section disciplinaire du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (Cnéser). Nous devons accompagner cette évolution, car c'est ce genre de choses qui protégeront la liberté académique.

M. André Gattolin, rapporteur . - C'est vrai, il ne faut pas tout réglementer, mais certaines règles, comme celles qui s'appliquent en matière de transparence et de conflits d'intérêts, présentent un avantage : elles constituent un principe de précaution. C'est moins le fait de répondre parfaitement que celui de devoir répondre qui entraîne une forme de contrôle a priori ; nous le savons bien, nous, les politiques, ces règles nous contraignent et nous préservent de certaines tentations. C'est pourquoi le président et les membres de cette commission sont attachés au renforcement de la transparence.

Nous devons également éviter que le monde politique impose verticalement des règles au monde universitaire ; nous préférons que celui-ci se saisisse du sujet et institue de bonnes pratiques. C'est ce qui s'est passé au Royaume-Uni et en Australie, où, pourtant, les universités sont principalement privées ; toutefois, la coordination entre leurs établissements est forte, puisque Universities UK compte 140 universités. Chez nous, la Conférence des présidents d'université (CPU), quelque respectable qu'elle soit, n'a pas les moyens d'instaurer un système dans lequel les référents se réuniraient pour déterminer les situations rencontrées et les solutions à envisager. On voit mal comment une telle action pourrait émerger.

En outre, les présidents d'université sont alarmés par la multiplication du nombre de référents, qui ne garantit pas la compétence des titulaires de ces fonctions. Nous devrions peut-être nous méfier de cette multiplication, car la création d'un référent est parfois une réponse circonstancielle apportée à un problème, pourtant réel. Il faut développer la coopération entre universités, car, au Royaume-Uni et en Australie, les pratiques qui ont émergé sont très intéressantes.

Mme Frédérique Vidal, ministre . - Les référents, il ne suffit pas de les nommer, il faut animer leur communauté. C'est là que réside leur intérêt, dans le partage d'informations. En outre, comme ces réseaux existent dans d'autres pays européens, cela permet un partage des expériences. La Commission européenne a annoncé des lignes directrices dans quatre domaines : les valeurs, la cybersécurité, les partenariats et la gouvernance. Il sera possible de les décliner au travers des référents.

Il faut également être capable d'objectiver les choses. Par exemple, je me suis beaucoup appuyée sur l'enquête sociologique Violences et rapports de genre (Virage), de l'Institut national d'études démographiques (Ined), qui porte sur l'ensemble de la population avec un focus particulier sur les universités. On ne peut pas traiter un sujet si l'on ne sait pas s'il s'agit d'un épiphénomène, d'un phénomène en croissance ou encore d'un phénomène sporadique - en l'espèce, cette enquête montre que les violences sexistes ne sont pas un épiphénomène ni un phénomène sporadique et que leur visibilité croît -, et, pour que cela soit utile, cela doit être fait dans les règles de l'art de la méthode scientifique. Pour que des chercheurs s'approprient ces sujets, il fallait des données. Or on a pu obtenir celles-ci auprès des référents, qui disposent de tous les signalements.

La question des libertés académiques se pose maintenant à l'échelon européen, puisque la Commission s'en empare, et nous devons travailler en coopération avec nos partenaires ; il existe d'ailleurs un observatoire européen des libertés académiques, qui recense les incidents, envahissements de colloque ou autres.

M. André Gattolin, rapporteur . - Entre les initiatives de la Commission et les préconisations que l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) inclura dans un rapport en préparation, on voit que le sujet de l'intégrité scientifique, de la liberté et de l'ingérence émerge à l'échelon international. Nous souhaiterions savoir quelles répercussions cela peut avoir, à l'échelle nationale et internationale.

Par ailleurs, parmi les réponses que nous avons reçues des établissements consultés, il apparaît qu'il n'existe pas de base juridique permettant d'obliger les établissements à communiquer à vos services les accords passés avec les entreprises étrangères. Or on constate, notamment à l'échelon européen, que l'influence étrangère passe maintenant au travers d'aides d'entreprises étrangères, parapubliques ou proches de l'État. Cette absence de base juridique nous semble constituer un vide à combler.

Mme Frédérique Vidal, ministre . - Vous avez raison, il faut anticiper. Pour le moment, nous traitons les problématiques qui ont été identifiées, mais d'autres émergent. Nous devons nous assurer que la prise en compte de ce sujet devienne un réflexe naturel à chaque nouvelle coopération. Néanmoins, je le répète, l'immense majorité de ce qui se passe dans le monde de la recherche se fait entre personnes intègres ; heureusement...

M. Étienne Blanc, président . - Merci beaucoup, madame la ministre.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

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