C. CRÉATION DU SEQE-BIS POUR LES SECTEURS DU BÂTIMENT ET DU TRANSPORT ROUTIER : FACE AUX INQUIÉTUDES LÉGITIMES, DES AJUSTEMENTS, DES GARANTIES ET DES COMPENSATIONS À PRÉVOIR

1. Systèmes d'échange de quotas d'émission pour les secteurs du bâtiment et du transport routier : des inquiétudes légitimes, tant du point de vue social qu'écologique

La commission note que la création d'un nouveau système d'échange des quotas d'émission pour les secteurs du bâtiment et du transport routier (SEQE- bis ) suscite de larges inquiétudes, relayées par un large panel d'instances auditionnées , acteurs économiques comme organisations non gouvernementales.

La majorité des États membres ne cachent pas leurs interrogations , voire leur opposition frontale , vis-à-vis du projet de la Commission européenne. La France, bien que tenue à un devoir de réserve en tant que présidente du Conseil de l'Union européenne, avait également partagé, avant ce premier semestre 2022, ces réserves.

Plusieurs critiques et inquiétudes ont été avancées par les acteurs entendus par la commission et par les rapporteurs.

Tout d'abord, la mobilisation d'un outil de tarification du carbone commun à l'ensemble de l'Union européenne dans les secteurs du bâtiment et du transport routier n'a rien d'évident d'un point de vue théorique . Si la mise en place d'un système commun d'échange de quotas dans les secteurs énergétiques et industriels se justifiait notamment par l'intégration de ces activités dans un marché unique européen, cette dimension est moins prégnante pour le bâtiment et pour le transport routier de particuliers, des niveaux de tarification du carbone différenciés entre les États membres étant peu susceptibles de produire des effets de bord autres que climatiques sur les autres États de l'Union.

Par ailleurs, l'instauration d'un SEQE- bis porterait sur les fournisseurs de carburant et exercerait en définitive une pression haussière sur les prix des énergies fossiles utilisés par les professionnels et les ménages en aval. L'ensemble des quotas du SEQE- bis ont vocation à être mis aux enchères, à l'inverse des industries du SEQE-UE, qui bénéficient encore de quotas gratuits : l'impact tarifaire de la proposition de la Commission européenne serait donc immédiat, dès la mise en place du système en 2026.

Dans les secteurs visés par le SEQE- bis - le transport routier et le bâtiment -, il est à craindre que le signal-prix pénalise à court terme les classes moyennes et populaires , sans que les solutions bas-carbone ne puissent être mobilisées assez rapidement pour amortir une perte de pouvoir d'achat immédiate.

Dans le bâtiment , c'est par exemple le cas des locataires , qui subiront la tarification du carbone, alors qu'ils ne sont responsables ni de la rénovation de leur logement, ni du changement du système de chauffage.

Dans le transport , les déplacements de particuliers sont aujourd'hui la plupart du temps contraints dans les territoires où il n'existe pas d'alternative à la voiture individuelle et l'acquisition d'un véhicule moins émetteur peut parfois s'avérer difficile pour certains ménages, notamment pour des raisons financières. Instaurer une tarification du carbone avant de mobiliser une large palette de solutions alternatives à la voiture thermique individuelle reviendrait alors à « mettre la charrue avant les boeufs », pour reprendre l'intitulé d'une note de l'Institut Jacques Delors consacré au projet de création d'un SEQE dans les bâtiments 38 ( * ) .

Comme l'expérience française du mouvement des « Gilets jaunes » l'a démontré, une tarification du carbone mal calibré et aux effets mal anticipés est pourtant susceptible d' affecter les plus fragiles et de provoquer une vague de contestation massive à l'encontre des politiques climatiques. Elle peut s'avérer contreproductive au regard de l'objectif recherché ; rappelons en effet que l'augmentation de la composante carbone de la TICPE, dite « taxe carbone » - à l'origine du mouvement des « Gilets jaunes » en France -, a depuis été gelée et que le débat sur la tarification du carbone en est aujourd'hui au point mort dans le débat national.

S'il faut donc craindre les conséquences sociales de la proposition de la Commission européenne, ses bénéfices environnementaux semblent également incertains , comme l'ont souligné les organisations non gouvernementales entendues par les rapporteurs. En effet, le prix du CO 2 devrait atteindre des niveaux très élevés pour être réellement efficace dès 2026, date d'entrée en vigueur envisagée du SEQE- bis , et espérer baisser significativement les émissions d'ici la fin de la décennie.

Rappelons enfin que la mise en place d'un SEQE- bis ne remettrait pas en cause le périmètre applicable du règlement sur la répartition de l'effort : la baisse des émissions du transport routier et du bâtiment relèverait toujours, à titre principal, des politiques publiques des États membres. Se pose toutefois une question relative à la redevabilité démocratique des institutions nationales et européennes : qui pourrait être tenu responsable en cas de non-atteinte des objectifs climatiques ? Les États membres, officiellement en charge d'assurer le respect des objectifs dans ces secteurs, conformément aux dispositions du règlement RRE ? Ou la Commission européenne, en cas de dysfonctionnement du nouveau SEQE ?

2. Une cohérence climatique du paquet à maintenir

Les rapporteurs sont toutefois conscients du défi que représente la décarbonation des secteurs du bâtiment et du transport routier.

Selon les projections de la Commission européenne, les émissions du bâtiment ne baisseraient, à politiques publiques constantes, que de 33 % d'ici 2030 par rapport à 2015 ; l'atteinte de l'objectif de 55 % d'ici 2030 par rapport à 1990 nécessiterait donc d'accroître significativement cet effort. Quant aux émissions du transport routier, qui ont augmenté depuis 1990, elles ne reculeraient, à politiques publiques constantes, que de 23 à 25 % d'ici 2030 par rapport à 2015, un niveau également insuffisant au regard de l'objectif climatique de l'Union européenne.

Pour rester dans le respect des objectifs de l'Accord de Paris , l'Union européenne et ses États membres doivent donc redoubler d'efforts et mobiliser des politiques publiques ambitieuses pour réduire les émissions spécifiques aux secteurs du bâtiment et du transport routier. À cet égard, la proposition de création du SEQE- bis , en dépit de ses nombreux défauts, a le mérite de susciter le débat sur les moyens à mobiliser pour décarboner ces secteurs .

La Commission européenne et la France, en tant que présidente du Conseil de l'Union européenne, ont par ailleurs rappelé la nécessité de préserver la cohérence climatique générale du paquet « Ajustement à l'objectif 55 » : autrement dit, dans l'hypothèse où la proposition de création d'un SEQE- bis ne serait pas retenue par les États membres et par le Parlement européen, ou si son ambition était réduite, il faudrait sans doute compenser l'absence de signal-prix au niveau européen par un relèvement de l'ambition des prescriptions relatives à l'efficacité énergétique des bâtiments et aux transports , à hauteur de l'objectif de 55 %.

La commission estime cette approche fondamentale , en dépit des réserves exprimées sur le projet de création d'un système d'échange de quotas d'émissions dans les secteurs du transport routier et du bâtiment.

Elle appelle donc la France à veiller, tout au long des négociations, au maintien de cette cohérence climatique d'ensemble : il en va de la crédibilité de l'action climatique de notre pays et de l'Union européenne.

Recommandation n° 13 : veiller à la cohérence climatique d'ensemble du paquet « Ajustement à l'objectif 55 », y compris dans l'hypothèse où la proposition de création d'un SEQE- bis n'était pas retenue par les États membres et par le Parlement européen.

3. Des ajustements, garanties et compensations à envisager dans l'hypothèse où la proposition de création d'un SEQE-bis viendrait à être maintenue

Compte tenu des réserves exprimées, la commission estime que des ajustements, des garanties et des compensations devront être envisagés dans l'hypothèse où la proposition de création d'un système d'échange des quotas d'émission pour les secteurs du bâtiment et du transport routier viendrait à être maintenue.

Premièrement, une exclusion des particuliers du dispositif , pour le bâtiment et le transport routier, ou pour l'un ou l'autre des secteurs, pourrait être proposée. Conformément au principe de cohérence climatique précédemment énoncé, il reviendrait alors aux États membres et au Parlement européen de proposer des alternatives , notamment règlementaires, pour maintenir l'ambition du paquet à hauteur de l'objectif de 55 %.

Deuxièmement, les rapporteurs jugent nécessaire de renforcer la proposition de la Commission européenne concernant la stabilité du prix de la tonne de CO 2 sur le SEQE-bis. La mise en place d'une réserve de stabilité de marché spécifique va dans le bon sens, tout comme la possibilité de prélever des quotas supplémentaires de la réserve en cas d'augmentation important du prix moyen d'allocation. Cette proposition pourrait être utilement complétée par l'instauration d'un prix plafond sur le SEQE-bis , a fortiori dans un contexte d'envolée des prix de l'énergie, consécutive notamment au déclenchement de la guerre russo-ukrainienne.

Troisièmement, la commission juge indispensable, dans l'hypothèse du maintien du dispositif pour les particuliers, que des moyens supplémentaires soient alloués à la compensation des coûts associés à la création du SEQE- bis pour accompagner les ménages les plus précaires dans la rénovation de leurs logements et l'accès à une mobilité bas-carbone, notamment dans les zones rurales. La proposition de Fonds social pour le climat - qui serait financé par 25 % des recettes du SEQE- bis et accompagné de co-financements à parts égales des États membres - reflète cette préoccupation. Les moyens de ce fonds semble néanmoins insuffisants au regard des besoins. Les rapporteurs invitent en conséquence la Commission européenne, le Conseil et le Parlement européen à formuler des propositions adaptées à cet enjeu.

En tout état de cause, la commission estime indispensable que le système envisagé, quel que soit son dimensionnement final, demeure distinct du système d'échange des quotas d'émission actuellement en place dans les secteurs de l'énergie, de l'industrie et du transport aérien (SEQE-UE).

Recommandation n° 14 : prévoir des ajustements, garanties et compensations dans l'hypothèse où la proposition de création d'un SEQE- bis viendrait à être maintenue :

- envisager une exclusion des particuliers du dispositif, qui devrait alors être compensée par des alternatives afin de maintenir le paquet à hauteur de l'objectif de 55 % ;

- instaurer un prix plafond de la tonne de CO 2 sur le SEQE- bis pour renforcer la stabilité du marché ;

- allouer des moyens supplémentaires à l'accompagnement des ménages les plus précaires, dans l'hypothèse du maintien du dispositif pour les particuliers, compte tenu des moyens trop limités du Fonds social pour le climat proposé par la Commission européenne.


* 38 Camille Defard, Jacques Delors Energy Centre, « Mettre la charrue avant les boeufs ? Perspectives sur un marché du carbone européen couvrant les bâtiments résidentiels », juillet 2021.

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