C. UN MAL-ÊTRE CROISSANT DES ENSEIGNANTS

L'école de la confiance souhaitée par le ministre de l'éducation nationale en 2019 est un échec. Bien au contraire, les doutes sont nombreux sur la capacité de l'institution scolaire à remplir ses missions. Le sondage réalisé à la demande du Sénat dans le cadre de l'Agora de l'éducation en janvier 2022 montre que plus de la moitié des Français et les trois quarts des enseignants estiment que l'école fonctionne mal. S'agissant des missions dévolues à l'école, rares sont celles qui semblent efficacement prises en charge par celle-ci.

« Diriez-vous que le système éducatif est efficace ou pas efficace ? » ( % efficace) - Sondage réalisé dans le cadre de l'Agora de l'éducation du Sénat - janvier 2022

 

Grand public

Enseignants

L'accueil et la prise en compte des parents

52 %

72 %

L'organisation et le fonctionnement des établissements

50 %

42 %

L'acquisition des savoirs fondamentaux

44 %

38 %

La transmission des principes de la République

36 %

52 %

La résorption des inégalités sociales et territoriales

31 %

23 %

L'orientation des élèves

29 %

34 %

La lutte contre le harcèlement à l'école

24 %

37 %

Le remplacement des enseignants absents

19 %

12 %

Près de deux Français sur trois sont pessimistes sur l'avenir de l'école. Cette proportion atteint 8 enseignants sur 10, même plus de 9 sur 10 chez ceux qui ont au moins dix ans d'expérience professionnelle. Le constat est rude : les enseignants eux-mêmes ne croient plus dans l'école.

1. Une autocensure croissante

Les propos recueillis à l'occasion des auditions dressent un tableau alarmant des renoncements par une partie du corps enseignant. Comme l'ont souligné Dominique Schnapper, présidente du conseil des sages de la laïcité, et Alain Seksig, secrétaire général, beaucoup d'enseignants craignent des réactions et occultent un certain nombre de questions, afin d'éviter l'émergence d'incidents.

Interrogé par les rapporteurs sur l'ampleur de l'auto-censure, le ministère n'a pas été en mesure d'apporter de données chiffrées. Les propos tenus par les services du ministère interrogent sur la perception par la rue de Grenelle des réalités dans les établissements. Plutôt que de contestations par les élèves et d'auto-censure par les enseignants, les services du ministère parlent ainsi de « parties du programme scolaire relevant de questions aujourd'hui socialement vives supposant pour les professeurs de faire des choix que certains interprètent comme des formes d'auto-censure ». Ils précisent également que « selon le retour des inspecteurs, il n'y a pas de pans entiers de programmes passés sous silence, mais il peut y avoir des difficultés pour aborder certaines parties du programme », cette deuxième partie étant de leurs aveux extrêmement difficile à quantifier.

Or, les sondages réalisés auprès des enseignants font le constat d'une auto-censure largement répandue et en forte augmentation. Plus d'un enseignant sur deux du secondaire public (56 %) s'est déjà autocensuré pour éviter de possibles incidents portant sur les questions de religion. Ils n'étaient que 36 % en 2018 et 49 % en 2020. La fréquence de cette auto-censure augmente également : alors qu'ils n'étaient que 13 % à déclarer s'auto-censurer régulièrement ou de temps en temps en 2018, cette proportion est passée en 2022 à 29 %.

Les jeunes enseignants ainsi que ceux travaillant au sein d'établissements en réseau d'éducation prioritaire sont les plus concernés : 60 % des enseignants de moins de 40 ans indiquent s'être déjà auto-censurés, soit une progression de 12 points en 2 ans. Il en est de même pour 65 % de ceux travaillant en REP, soit une augmentation de 18 points en deux ans.

Il serait faux de penser que cette auto-censure est le fait de quelques établissements, réputés difficiles : cette problématique est désormais généralisée à l'ensemble du territoire français.

Proportion des enseignants déclarant s'être auto-censurés
par catégorie d'agglomération

Total agglomération urbaine

Ville-centre

Banlieue

Dont « banlieue aisée »

Dont « banlieue populaire »

Ville isolée

Total commune rurale

53 %

54 %

53 %

48 %

56 %

47 %

49 %

Source : Les enseignants face à l'expression du fait religieux à l'école
et aux atteintes à la laïcité, IFOP pour écran de veille, 6 décembre 2022

Certes, comme ont pu le souligner les représentants d'un syndicat enseignant, ces pourcentages ne peuvent être interprétés comme la moitié des enseignants d'histoire-géographie en troisième qui n'enseigneraient pas la Shoah. Mais certains enseignants devant les rapporteurs témoignent d'auto-censure, de stratégie d'évitement ou à tout le moins de renoncement de certains documents pédagogiques jusqu'alors utilisés par crainte de contestations de la part des élèves ou d'incidents à gérer.

Témoignages d'enseignants

« Depuis quelques années, j'enlève des textes - par exemple Mustang. Je me suis interrogé pour savoir si je devais le montrer à mes élèves. Au final, je ne me suis pas senti de le faire. J'en ai parlé à d'autres collègues qui m'ont conseillé d'éviter de l'utiliser ».

« C'est la première année où j'ai supprimé de mes contenus pédagogiques une oeuvre complète. Il s'agit des Fleurs du Coran, car mes élèves cette année n'auraient pas compris le second degré présent dans cet ouvrage ».

2. L'expression d'une tension permanente

Comme le notait alors Jean-Claude Carle, rapporteur en 2004 au nom de la commission des affaires culturelles du Sénat sur le projet de loi d'orientation pour l'avenir de l'école, « le grand débat a montré que l'école doit instruire, mais aussi éduquer, c'est-à-dire apprendre à vivre ensemble, ou plutôt co-éduquer, sans se substituer au rôle premier des parents »42(*).

Or, force est de constater une dérive qui consiste, depuis plusieurs décennies, dès qu'un problème de société est identifié, à demander à l'école de le traiter et de le résoudre. La tentation du législateur est d'ailleurs grande, pour tout texte relatif à une question de société, d'inclure une disposition touchant les programmes scolaires, alors même que leur définition ne relève traditionnellement pas du domaine de la loi. Il en résulte, pour les enseignants, une succession d'injonctions « à éduquer » ou à « former les élèves à », ou encore de « sensibilisation des élèves à ».

De manière insidieuse, la co-éducation prônée par notre ancien collègue Jean-Claude Carle, s'est transformée, dans certains cas, en une quasi-substitution face à des parents démissionnaires ou dépassés, et face à une décharge de la société sur l'école, comme solution à tous les problèmes.

Pour reprendre des propos d'enseignants et de personnels de direction recueillis par les rapporteurs lors des auditions, « je passe un tiers voire la moitié de mes cours à être éducateur - dire bonjour, ne pas parler en même temps qu'un autre élève ou l'enseignant - au lieu d'être enseignant. J'ai déjà deux mois de retard sur le programme, mais je suis obligé de prendre ce temps pour créer un cadre de classe afin de pouvoir faire cours » ou encore « certains parents nous demandent d'être parents à leur place ».

Aujourd'hui, la moitié des personnels de l'éducation nationale indiquent ne pas se sentir capable de faire le même métier jusqu'à leur retraite, et même 58 % des enseignants du premier degré. Cette proportion est significativement plus élevée que pour l'ensemble des salariés en France. D'après l'enquête « Conditions de travail 2019 » de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), seulement 37 % des salariés en France jugent ne pas être capables d'exercer le même travail jusqu'à leur retraite43(*). Comme a pu le dire un enseignant devant la mission : « aujourd'hui, on entre dans notre classe comme on monte sur un ring ».

Les rapporteurs ont également entendu les alertes sur les conditions d'accueil des élèves en situation de handicap et d'une école inclusive qui « craque », des enseignants se sentant impuissants, en proie à un désarroi. Ainsi, dans le premier degré, l'augmentation des difficultés des enseignants avec des élèves « désignés comme perturbés ou à troubles du comportement est drastique entre 2011 et 2023 ». En 2011, 40 % des enseignants du premier degré déclaraient avoir des difficultés fréquentes ou très fréquentes « avec ces enfants ». Ils étaient 60 % en 2016 et 75 % en 202344(*).

3. Une profession ébranlée par les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard

Les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard ont profondément ébranlé les enseignants ainsi que les équipes administratives. La mission rappelle également l'émotion suscitée par le meurtre d'Agnès Lassalle, professeure dans un lycée privé à Saint-Jean-de-Luz.

Quatre enseignants sur dix indiquent que l'assassinat de Samuel Paty a influencé la manière dont ils mettent en oeuvre leurs enseignements. Cela se traduit principalement par « davantage d'attention dans la façon d'aborder ces notions pour ne pas heurter certains élèves », mais aussi par le fait d'insister plus (23 %) ou au contraire moins sur ces notions (26 %). Enfin, près d'un quart des enseignants concernés (23 %) indiquent avoir changé d'approche ou de matériaux pédagogiques pour aborder ces notions45(*).

Ces deux assassinats constituent un point de rupture pour l'institution scolaire. Il existe désormais une peur dans l'exercice du métier qu'ont exprimée les personnels de l'éducation nationale. Le passage à l'acte à la suite d'une menace verbale est désormais perçu comme une réalité possible.

Pire encore, plutôt que de créer une prise de conscience, les conditions de l'assassinat de Samuel Paty - et notamment les conséquences de la vidéo tournée par le père de l'élève exclu - font office pour certains parents de « précédent », de mise en garde malintentionnée des enseignants vis-à-vis de ce qui pourrait leur arriver s'ils ne répondent pas favorablement à leurs exigences.

Là encore les témoignages des enseignants sont édifiants : « nos familles ont peur », « cette petite chose qui est venue depuis l'assassinat de Samuel Paty », « après une discussion houleuse avec un élève, je suis content le soir de ne pas prendre les mêmes transports en commun qu'eux mais d'être venu le matin en voiture ». Dans deux des établissements visités, la direction a fait appel aux forces de l'ordre face à la virulence de parents au sein de l'établissement contre des personnels. Les propos recueillis dans un récent article de presse46(*) d'une enseignante « dans une classe de CM1-CM2 dans une petite école rurale de Seine-Maritime » qui exerce depuis huit ans témoignent de situations similaires : « Rares sont les années où nous ne devons pas appeler la police pour venir nous aider à la sortie avec une famille ».

4. Des démissions en augmentation

Les travaux du Sénat ont mis en avant la hausse constante du nombre d'enseignants démissionnaires, marqueur de ce mal-être croissant. Notre ancien collègue Gérard Longuet faisait l'analyse suivante : « le nombre d'enseignants démissionnaires est en hausse constante depuis dix ans. Chez les enseignants titulaires, le taux de démission est passé de 0,05 % en 2008-2009 à 0,32 % en 2020-2021. Loin d'être conjoncturel, cet accroissement est continu au cours des dernières années et ne peut être relié aux difficultés éprouvées dans le cadre de la crise sanitaire, même s'il est vrai que le rebond de démissions en 2020-2021 en découle partiellement ».

Or, force est de constater que les démissions ont continué à augmenter et même très fortement en 2021-2022 (+ 36 % pour le premier et le second degré). À cela s'ajoutent les ruptures conventionnelles.

Certes, ces départs volontaires de l'éducation nationale restent marginaux par rapport au nombre d'enseignants. Néanmoins, le graphique ci-après issu des travaux de la commission des finances du Sénat illustre l'ampleur de ce phénomène grandissant.

Source : Commission des finances du Sénat
d'après le bilan social 2020-2021 du ministère de l'éducation nationale

Cette hausse de démissions s'inscrit dans un tout, en lien avec le manque d'attractivité du métier d'enseignant. Les pressions, menaces ou agressions dont ils sont victimes y participent fortement. Les rapporteurs ont par exemple échangé avec une enseignante, exerçant ce métier depuis plus de trente ans, qui leur a indiqué vouloir démissionner à la fin de l'année scolaire. Le comportement des parents qui défendent coûte que coûte leurs enfants, leurs accusations infondées de violences physiques et psychologiques et les injonctions du rectorat à se justifier de ces faits à la suite d'un courrier des parents ont été les éléments déclencheurs de cette décision.


* 42 Rapport n° 234 sur le projet de loi d'orientation pour l'avenir de l'école, Jean-Claude Carle, session 2004-2005.

* 43 DEPP n° 2024.03.

* 44 École primaire, école pour tous ? enquête auprès des personnels, évolution 2011-2023, Éric Debarbieux, Benjamin Moignard, pour l'autonome de solidarité laïque, octobre 2023.

* 45 Sondage IFOP pour le comité national d'action laïque, les enseignants du public et la laïcité, mai 2023. Total supérieur à 100, les interviewés ayant pu donner plusieurs réponses.

* 46 Article de presse de France 3 Normandie publié le 26 février intitulé : Témoignages : « rares sont les années où nous ne devons pas appeler la police », ces deux enseignants sont à bout de souffle.

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