C. LES AVIS MOTIVÉS ADOPTÉS PAR LE SÉNAT

Depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne jusqu'au 30 septembre 2024, le Sénat a adopté 44 avis motivés au titre du contrôle de subsidiarité, soit :

1 en 2011, sur les exigences prudentielles applicables aux établissements de crédit et aux entreprises d'investissement ;

10 en 2012, sur l'accès aux ressources génétiques, la gestion collective des droits d'auteur et licences multiterritoriales de droits portant sur des oeuvres musicales en vue de leur utilisation en ligne, le contrôle technique périodique des véhicules à moteur, le paquet « Monti II » (qui a atteint le seuil du « carton jaune »), l'information du public sur les médicaments et sur les médicaments à usage humain soumis à prescription médicale, la reconnaissance des qualifications professionnelles, le règlement général sur la protection des données, la définition des grands axes stratégiques du transport transeuropéen, et le suivi et l'évaluation des projets de plans budgétaires dans les États membres de la zone euro ;

4 en 2013, sur la déclaration de TVA normalisée, les commissions d'interchange pour les opérations de paiement liées à une carte, la création du parquet européen (qui a atteint le seuil du « carton jaune ») et le 4paquet ferroviaire ;

2 en 2014, sur des mesures structurelles améliorant la résilience des établissements de crédit de l'Union européenne et le règlement sur les nouveaux aliments ;

aucun en 2015 ;

4 en 2016, sur l'organe des régulateurs européens des communications électroniques, le mécanisme d'échange d'informations en ce qui concerne les accords intergouvernementaux et les instruments non contraignants conclus entre des États membres et des pays tiers dans le domaine de l'énergie, les contrats de fourniture de contenu numérique, les contrats de vente et les contrats de vente en ligne et de toute autre vente à distance de biens, et le paquet « déchets » ;

7 en 2017, sur la certification des technologies de l'information et des communications en matière de cybersécurité, le cadre applicable à la libre circulation des données à caractère non personnel, le marché intérieur de l'électricité, l'agence de l'Union européenne pour la coopération des régulateurs de l'énergie, la coordination des systèmes de sécurité sociale, la procédure de notification des régimes d'autorisation et des exigences en matière de services, le contrôle de proportionnalité avant l'adoption d'une nouvelle réglementation de professions ;

2 en 2018, sur les règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et l'évaluation des technologies de la santé ;

aucun en 2019 ;

1 en 2020170(*), sur le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant la loi européenne sur le climat (règlement (UE) 2018/1999) ;

4 en 2021, dont 3 sur les propositions de règlement relatives aux menaces transfrontières graves pour la santé, sur l'institution d'un centre européen de prévention et de contrôle des maladies et sur un rôle renforcé de l'agence européenne des médicaments, et 1 sur la neutralité climatique d'ici à 2035 dans le secteur de l'utilisation des terres, de la foresterie et de l'agriculture ;

- 4 en 2022, respectivement relatifs à la proposition de règlement sur le développement du réseau transeuropéen de transport, à la proposition de directive relative aux poursuites stratégiques altérant le débat public, à la révision des directives relatives aux énergies renouvelables, à la performance énergétique et à l'efficacité énergétique, ainsi qu'au cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur ;

3 en 2023, respectivement relatifs à la protection de l'Union européenne contre la manipulation du marché de gros de l'énergie, aux emballages et aux déchets d'emballages et à la filiation ;

- 2 en 2024, respectivement relatifs à la proposition de directive sur la lutte contre les abus sexuels sur mineurs et au programme européen pour l'industrie de défense. Ces deux avis motivés sont également à prendre en compte au titre de la session parlementaire examinée (1er octobre 2023-30 septembre 2024).

Tableau des avis motivés adoptés au titre
de la session parlementaire 2023-2024

Texte

Proposition
de résolution portant avis motivé de la commission des affaires européennes

Résolution

Réponse
de la Commission européenne

Proposition de directive relative à la lutte contre les abus sexuels et l'exploitation sexuelle des enfants, ainsi que contre les matériels relatifs à des abus sexuels sur enfants, et remplaçant la décision-cadre 2004/68/JAI (refonte)

COM (2024) 60 final

N° 625 ; déposée le 22 mai 2024 sur le rapport de M. André Reichardt 

N° 136, adoptée le 27 mai 2024

Transmise le 11 octobre 2024

Proposition de règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense et d'un cadre de mesures visant à assurer la disponibilité et la fourniture en temps utile des produits de défense

COM(2024) 150 final

N° 648 ; déposée le 30 mai 2024 sur le rapport de M. François Bonneau, de Mme Gisèle Jourda et de M. Dominique de Legge

N° 145, adoptée le 5 juin 2024

Transmise le 6 septembre 2024

1. La résolution européenne du Sénat n° 136 sur la proposition de directive relative à la lutte contre les abus sexuels et l'exploitation sexuelle des enfants

La résolution n° 136 portait avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de directive COM(2024) 60 final relative à la lutte contre les abus sexuels et l'exploitation sexuelle des enfants, ainsi que contre les matériels relatifs à des abus sexuels sur enfants, et remplaçant la décision-cadre 2004/68/JAI du Conseil (refonte).

La proposition de directive s'inscrit dans le cadre d'une stratégie globale de l'Union européenne pour une lutte plus efficace contre les abus sexuels commis contre des enfants, adoptée le 24 juillet 2020, qui comprend également la proposition de règlement COM(2022) 209 final, déjà évoquée Elle vise à actualiser la directive de 2011, d'une part, en raison des constats mitigés sur l'efficacité de ce texte, et, d'autre part, pour s'adapter aux comportements des auteurs d'abus (exploitation sexuelle des enfants en ligne...).

À titre principal, la proposition de directive tend à enrichir la liste des infractions pénales visées171(*), à renforcer les peines encourues pour ces infractions par cohérence avec celles retenues dans la directive relative à la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique172(*). Elle tend aussi à renforcer la responsabilité pénale des personnes morales173(*), à harmoniser les délais de prescription174(*) et à assurer l'effectivité des interdictions consécutives à une condamnation. Elle conforte également les mesures de prévention, les obligations de signalement des infractions et l'assistance et la protection des victimes175(*).

Dans sa résolution, adoptée en commission des affaires européennes, le 22 mai 2024, sur le rapport de M. André Reichardt, et devenu définitif le 27 mai 2024, le Sénat, après avoir salué les efforts de la France et de l'Union européenne pour améliorer la lutte contre les abus sexuels sur les enfants et les conditions de protection des mineurs victimes d'abus176(*), a d'abord :

estimé que la réforme participait d'une « européanisation » accélérée du droit pénal au détriment du rôle des parlements nationaux des États membres et a appelé la Commission européenne à associer ces derniers « à l'élaboration de toute proposition de réforme législative ayant un volet pénal, en prévoyant un processus de consultation spécifique, systématique et institutionnalisé » ;

- constaté que les articles 82 et 83 du TFUE précités étaient des bases juridiques pertinentes pour fonder juridiquement la présente proposition ;

déploré que, bien loin d'un texte d'harmonisation minimale, la proposition de directive ait un champ d'application exhaustif et, de ce fait, trop restrictif quant à la marge d'appréciation des États membres : étaient en particulier visés le remplacement de l'infraction actuelle de « pédopornographie » par celle, beaucoup plus large, « d'infractions liées au matériel relatif à des abus sexuels sur enfants » et les dispositions de l'article 28 relatif à la prévention des abus sexuels, qui énuméraient l'ensemble des structures institutionnelles et sociales (clubs sportifs, communautés religieuses...) dans lesquelles les États membres doivent prendre les mesures de prévention appropriées au lieu de poser ce principe de prévention et de laisser les États membres désigner les structures pertinentes.

La résolution du Sénat a également constaté que la conformité de plusieurs dispositions de la proposition aux principes de subsidiarité et de proportionnalité posait question. Ainsi, la résolution :

a remarqué que les dispositions de l'article 5 de la proposition autorisaient des « organisations » - ONG, fondations... - à effectuer des actions de recherche, d'analyse et de détection de contenus en ligne relatifs à des abus sexuels sur des enfants. Ce faisant, ces organisations privées pourraient être en concurrence avec les autorités régaliennes, sans interdire qu'elles poursuivent également un but lucratif, ce qui ne semble ni efficace ni conforme aux traités ;

- a observé qu'en substituant une obligation de signalement à la possibilité actuelle de signalement des soupçons d'abus sexuels prévue pour les professionnels de santé travaillant au contact des mineurs, l'article 17 de la proposition supprimait, dans les situations visées, le secret médical qui s'impose pourtant à eux, ne laissant aucune marge aux États membres et rompant l'équilibre du droit français, qui prévoit par ailleurs que tout praticien appelé auprès d'un mineur « victime de sévices ou de privations », « alerte les autorités judiciaires ou administratives, sauf circonstances particulières qu'il apprécie en conscience. »177(*) 

a considéré que plusieurs dispositions de la proposition étaient compatibles avec le principe de subsidiarité, sous réserve de demeurer des « règles minimales », afin de préserver les dispositions du droit pénal français en vigueur178(*), plus favorables aux mineurs ;

a souligné, comme dans sa résolution européenne n° 77 (2022-2023) du 20 mars 2023, « l'inutilité et le coût trop important », pour les États membres, de la création d'un centre de l'Union européenne pour la prévention des abus sexuels sur les enfants, en raison de ses missions mal définies ou faisant « doublon » avec des structures existantes et des nouveaux financements nécessaires à son fonctionnement ;

- a constaté que la demande de collecte de statistiques de la Commission européenne à l'égard des États membres, mentionnée à l'article 31 de la proposition, était « excessive » et comportait une notion juridiquement inacceptable (celle de « délinquants potentiels »).

Dans sa réponse à l'avis motivé du Sénat179(*), la Commission européenne :

a voulu apaiser les craintes du Sénat sur le risque d'extension du droit pénal européen par le remplacement de l'infraction de « pédopornographie » par celui de « matériel relatif à des abus sexuels sur enfants », en confirmant que ce changement de terminologie « ne modifi(ait) pas la nature des dispositions pertinentes ni le champ d'application de la directive ». De même, elle a affirmé que les dispositions de l'article 5 permettant à des « organisations » de contribuer à la recherche, à la détection et à l'analyse des abus sexuels sur enfants en ligne ne remettaient pas en cause la compétence des États membres dans l'accomplissement de ces missions. Mais elle s'est abstenue d'indiquer ce que recouvrait la notion « d'organisations » et a renvoyé cette fois à la responsabilité des États membres pour veiller à ce qu'aucune de ces structures bénéficiaires d'une autorisation n'en « détourne l'usage au profit d'activités illégales » ;

a confirmé que les dispositions des articles 3 et 10 de la proposition étaient bien « d'harmonisation minimale », permettant aux États membres de sanctionner plus lourdement les infractions visées ou de définir plus largement ces dernières. Elle a en outre précisé que les dispositions de l'article 16 sur la prescription n'affectaient pas la possibilité, pour le législateur national, « de prolonger les délais de prescription en cas de récidive » ;

a « pris acte » de l'approche française relative au secret médical et de la marge d'appréciation qui devait être laissée aux États membres tout en réaffirmant « la nécessité d'une obligation de signalement pour compenser les difficultés énormes que les victimes [...] doivent généralement surmonter... » ;

a contesté la lecture du Sénat sur les dispositions de l'article 28 selon laquelle la liberté des États membres pour déterminer les lieux où des dispositifs de prévention des abus sexuel sur enfants doivent être prévus serait nulle, tout en concédant qu'il était « essentiel de déterminer clairement les normes minimales de prévention au niveau de l'Union européenne pour assurer un suivi efficace de la directive proposée » ;

a fait preuve de plus de prudence que dans le passé sur la nécessité de créer un centre de l'Union européenne ayant statut d'agence pour constituer un pôle de connaissances et d'échange de bonnes pratiques sur la lutte contre les abus sexuels sur mineurs, et d'aide aux États membres dans la mise en oeuvre de la directive. Elle a rappelé que sa création éventuelle était liée au sort - incertain - de la proposition de règlement établissant des règles en vue de prévenir et de combattre les abus sexuels sur enfants, déjà évoquée ;

a, en revanche, réfuté les critiques du Sénat contre la collecte de données statistiques prévue à l'article 31 de la proposition, estimant que cette dernière était « nécessaire et proportionnée. »

Par la suite, les discussions sur la proposition de directive ont bien avancé au Conseil, qui a été en mesure d'adopter à son sujet une orientation générale, le 12 décembre 2024. Cette dernière a validé l'actualisation et l'élargissement des infractions pénales liées aux abus sexuels sur les enfants, ainsi que le renforcement de la sanction pénale de ces infractions.

Le compromis trouvé laisse aux États membres le soin de fixer la majorité sexuelle et, dans une disposition longuement discutée, punit le fait de se livrer à des activités sexuelles avec des enfants ayant atteint cette majorité s'il n'a pas donné son consentement.

Il confirme l'aménagement des délais de prescription afin de permettre, autant que possible, aux victimes de porter plainte devant la justice et de demander une indemnisation à l'auteur des faits.

Le Parlement européen, lui, doit encore adopter sa position de négociation.

2. La résolution européenne du Sénat n° 145 sur la proposition de règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense (EDIP)

La résolution n° 145 portait avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense et d'un cadre de mesures visant à assurer l'interopérabilité et la fourniture en temps utile des produits de défense (COM(2024) 150 final).

Déjà évoquée, la proposition de règlement EDIP est la déclinaison opérationnelle de la stratégie pour l'industrie européenne de défense (EDIS)180(*), présentée le 5 mars 2024 et s'inscrit dans le prolongement de la déclaration de Versailles du 11 mars 2022, de la communication conjointe sur l'analyse des déficits d'investissement dans le domaine de la défense du 18 mai 2022181(*) et des deux textes d'urgence adoptés en 2023 pour faire face à la guerre en Ukraine : le règlement relatif au soutien à la production de munitions (ASAP)182(*) et l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes (EDIRPA)183(*).

En pratique, la proposition de règlement « établit un ensemble de mesures et définit un budget visant, d'une part, à soutenir la préparation de l'Union (européenne) et de ses États membres dans le domaine de la défense par un renforcement de la compétitivité, de la réactivité et de la capacité de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) et à garantir la disponibilité et la fourniture en temps utile de produits de défense et, d'autre part, à contribuer au redressement, à la reconstruction et à la modernisation de la base industrielle et technologique de défense (BITD) ukrainienne. »

Dans sa résolution, adoptée le 30 mai 2024 sur le rapport des sénateurs François Bonneau, Gisèle Jourda et Dominique de Legge, et devenue définitive le 5 juin 2024, le Sénat a d'abord déploré l'absence d'étude d'impact « sur un texte aussi significatif pour les enjeux de souveraineté nationale ».

En deuxième lieu, tout en partageant l'avis de la Commission sur la nécessité de « développer une défense mieux ajustée aux dimensions de l'Europe », le Sénat a critiqué le choix de cette dernière de présenter « un texte d'ensemble dans une logique exclusivement communautaire » en ayant « recours à quatre bases juridiques distinctes, sans même viser la base juridique de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) », alors même qu'il ressort de la lecture combinée des articles 4184(*), 5185(*), 42186(*) et 45187(*) du traité sur l'Union européenne que la politique de défense reste une compétence nationale, la politique de sécurité et de défense commune s'exerçant dans un cadre intergouvernemental ».

De là, la résolution a considéré que le recours aux articles 173188(*) et 322189(*) du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ne semblaient pas poser de difficulté au regard du respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité mais a souligné en revanche que le recours à l'article 114 du TFUE, relatif au développement du marché intérieur, était « contestable ». Elle a en outre rappelé que l'article 346 du TFUE stipulait qu'aucun État membre n'était tenu de fournir des renseignements dont il estimerait la divulgation contraire aux intérêts essentiels de sa sécurité et, d'autre part, que tout État membre pouvait prendre les mesures qu'il estime « nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d'armes, de munitions et de matériel de guerre ».

En troisième lieu, la résolution du Sénat a dénoncé la volonté de la Commission de prévoir dans la proposition de règlement, des dispositions autorisant la Commission européenne, en collaboration avec le conseil de préparation industrielle qu'elle propose de créer, à cartographier les chaînes d'approvisionnement européennes dans le secteur de la défense et à assurer un suivi régulier des capacités de fabrication de l'Union européenne nécessaires à l'approvisionnement en produits nécessaires en cas de crise, considérant que ces mesures « particulièrement intrusives », relevaient de la souveraineté nationale des États membres.

En quatrième lieu, la résolution du Sénat a démontré que l'instauration d'un conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense, qui serait placé sous l'autorité conjointe du Conseil et de la Commission, paraissait en outre empiéter sur les prérogatives de l'Agence européenne de défense (AED), chargée, à titre principal, au titre de l'article 45 du TUE, de contribuer à identifier les objectifs de capacités militaires des États membres et à évaluer le respect de leurs engagements dans ce domaine, de promouvoir une harmonisation des besoins opérationnels, de proposer des projets multilatéraux, d'assurer la coordination des programmes européens, de soutenir la recherche en matière de technologie de défense et de mettre en oeuvre toute mesure utile pour renforcer la base industrielle et technologique du secteur de la défense. Elle a relevé que les missions de l'AED semblaient suffisantes pour couvrir ces enjeux et que la création d'un conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense « donnerait de fait à la Commission un rôle que les traités ne lui attribuent pas. »

En cinquième lieu, la résolution du Sénat a observé que les dispositions relatives aux régimes « d'état de crise d'approvisionnement » et d'« état de crise d'approvisionnement liée à la sécurité » (articles 50 et 51 de la proposition), lorsqu'une telle crise est « survenue » ou « réputée être survenue », qui seraient activées par le Conseil, à la majorité qualifiée, permettraient à la Commission européenne de prendre des mesures préventives telles que la collecte d'informations ou la mise en place de commandes prioritaires de produits. Tout en relevant que la mise en oeuvre d'un tel régime serait soumise à l'accord de l'État membre de l'entreprise concernée, le Sénat a constaté que ces derniers, s'ils étaient adoptés, s'imposeraient aux règles nationales relatives à la sécurité des approvisionnements des forces armées, du fait de la primauté du droit de l'Union européenne, et « priveraient en partie l'État de l'exercice de ses compétences dans un domaine absolu de souveraineté, relevant de la sécurité nationale qui est de la seule responsabilité des États membres. »

Il en irait de même pour la disposition de l'article 51 de la proposition, qui imposerait aux États membres de s'abstenir d'imposer des restrictions qui ne seraient pas transparentes, motivées et proportionnées, au transfert de produits de défense en cas d'activation du régime d'état de crise d'approvisionnement liée à la sécurité, et qui empêcherait l'exercice normal, par la délivrance préalable d'une licence, du contrôle par cet État d'éventuelles réexportations.

Enfin et en sixième lieu, la résolution du Sénat a constaté que la proposition de règlement comprenait des mesures destinées à contribuer au redressement, à la reconstruction et à la modernisation de la BITD ukrainienne et à son intégration progressive dans la BITDE, sur la base des dispositions de l'article 212 du TFUE190(*), et que cette base juridique était inadaptée, « l'objectif poursuivi étant bien plus large ». Elle a aussi observé que la procédure proposée par la Commission européenne paraissait aller « au-delà de ce que permettent le processus d'adhésion et les modalités d'approbation par les États membres fixées par l'article 49 du TUE191(*) ».

En réponse à l'avis motivé du Sénat192(*), la Commission européenne a rejeté toute critique sur les éventuelles atteintes de son dispositif aux principes de subsidiarité et de proportionnalité. Elle a en particulier :

- expliqué qu'elle avait « pleinement respecté ses règles internes » dans la procédure d'élaboration et de présentation de sa réforme et justifié l'absence d'étude d'impact par la nécessité de répondre en urgence à la « détérioration brutale du contexte sécuritaire ». Elle a précisé que sa proposition devait initialement être présentée en 2022 mais que cette présentation avait été finalement décalée, du fait de la priorité donnée au texte EDIRPA. La Commission a aussi rappelé qu'elle avait mené une procédure de consultation d'une durée de quatre mois ;

- réfuté l'inadaptation des bases juridiques choisies pour fonder sa proposition de règlement en soulignant, d'une part, « qu'aucun des objectifs ou composantes de la proposition (...) ne concern(ait) la politique de sécurité et de défense commune » (cette affirmation est tout à fait contestable, les règles de fonctionnement des entreprises de l'industrie de la défense n'étant pas seulement celles du marché intérieur, mais résultant également et surtout des besoins et contraintes des forces armées des États membres), et, d'autre part, qu'elle ne pouvait pas adopter une proposition de règlement fondée sur une base juridique relevant de la PSDC, par conformité avec l'article 24 du TUE193(*) ;

- « pris bonne note des réserves émises par le Sénat au sujet du recours à la base juridique de l'article 114 du TFUE » tout en rappelant que sa proposition était « strictement conforme au principe d'attribution ». Elle a aussi précisé que le conseil de préparation industrielle en matière de défense envisagé se limiterait à la conseiller et à l'assister dans la mise en oeuvre de la proposition et qu'il permettrait une « coordination plus étroite » entre les outils et processus de développement des capacités, politiques et programmes destinés à soutenir la compétitivité de la BITDE et la préparation industrielle dans le domaine de la défense. Elle assume donc son choix d'appliquer l'article 114 du TFUE au secteur de la défense (en effet, sa proposition va au-delà de l'industrie de défense) et d'imposer sa présence dans un dialogue stratégique et confidentiel avec les industriels aujourd'hui mené par le seul Conseil appuyé par l'Agence européenne de défense ;

affirmé que l'extension de son rôle et ses missions de cartographie et de suivi des chaînes d'approvisionnement, intrusives pour la souveraineté nationale, étaient motivées par l'évolution de ces chaînes, qui s'étendent de plus en plus souvent sur l'ensemble du marché intérieur de l'Union européenne et au-delà. Elle a en outre précisé que les dispositions de la proposition relatives aux commandes prioritaires et aux demandes prioritaires étaient « sans préjudice du recours à des mécanismes ou initiatives nationaux ayant un effet équivalent » et que les transferts intra-européens de produits de défense étaient déjà régis par le droit européen ;

estimé enfin que le recours à la base juridique de l'article 212 du TFUE était parfaitement pertinent pour fonder les mesures de soutien à l'Ukraine relevant « entièrement de la coopération économique » avec ce pays et non de son processus d'adhésion à l'Union européenne.

Par la suite, comme déjà indiqué, le Sénat a complété cet avis motivé par l'adoption d'une résolution européenne sur le programme EDIP194(*) dans lequel il a repris ses observations précitées sur la non-conformité de l'initiative aux principes de subsidiarité et de proportionnalité et souligné que cette proposition devait compléter et non remplacer les efforts budgétaires des États membres en faveur de leur défense nationale.

Il a également demandé que les fonds du programme soient réservés au soutien des produits de défense dont l'autorité de conception est installée dans l'Union européenne ou les pays associés et estimé indispensable que les composants des produits soutenus par ce programme soient très majoritairement issus d'États membres de l'Union européenne ou de ces pays associés (en pratique, au moins à 65 % en valeur et, en tendant si possible vers les 80 %)195(*).

Il a également regretté que la proposition ne puisse prendre en compte la révision à mi-parcours du Fonds européen de défense (FED), s'est interrogé sur le principe de subventions aux entreprises plutôt qu'aux États membres, et a fait part de son étonnement sur la possibilité, pour la Commission européenne, de participer aux projets de défense d'intérêt commun. Sur ce point, il a demandé que les projets soient sélectionnés sur la base des priorités des États membres et a mis en garde contre le risque de saupoudrage budgétaire.

Il a aussi jugé pertinent le dispositif du Fonds pour l'accélération de la transformation des chaînes d'approvisionnement dans le secteur de la défense (FAST), a salué la possibilité offerte de créer des structures pour programmes d'armement européens (SEAP) mais a demandé à la Commission européenne de préciser ses intentions relatives à la mise en place d'un « véritable marché unique des produits de défense ».

Il a contesté une nouvelle fois l'opportunité et la validité juridique des dispositifs intrusifs permettant à la Commission européenne de s'immiscer dans les chaînes d'approvisionnement des produits de défense ainsi que la création d'un conseil de préparation industrielle en matière de défense, et a appelé à redynamiser l'Agence européenne de défense. Il a enfin constaté la modestie des moyens financiers disponibles pour renforcer la BITDE et a demandé à la BEI d'accroître son soutien aux entreprises du secteur.

La Commission « von der Leyen II » a, quant à elle, confirmé son souhait d'intervenir dans les dossiers de défense, avec la désignation d'un commissaire européen à la défense et à l'espace196(*) et la présentation, le 19 mars dernier, d'une part, d'un plan d'action dédié - hors programme de travail annuel - susceptible de mobiliser jusqu'à 800 milliards d'euros en faveur de l'industrie de défense197(*), et, d'autre part, d'un « livre blanc sur l'avenir de la défense européenne ». Ses objectifs affichés sont :

- de fournir un soutien militaire « sans faille » à l'Ukraine ;

- de combler les lacunes des États membres en matière de capacités de défense des forces armées ;

- de renforcer l'industrie européenne de défense ;

- de préparer l'Union européenne aux scénarios militaires les plus extrêmes ;

- de renforcer la sécurité au moyen de partenariats.

Cependant, malgré ce volontarisme affiché de la Commission, le « dernier mot » sur le champ exact de cette coopération, sur les moyens financiers mis à disposition et sur le niveau de partage des compétences, technologies et informations relatifs à la BITDE, reviendra aux États membres, en raison de l'impact de ces choix sur leur souveraineté nationale. Les négociations en cours sur EDIP sont d'ailleurs très tendues, certains États membres (Italie) envisageant même de ne pas participer au programme européen.


* 170 En 2019, comme ce fut le cas en 2015, le Sénat n'a adopté aucun avis motivé, en raison à la fois du contexte général de diminution du nombre d'avis motivés émis par les Parlements nationaux et de la moindre activité législative de la Commission liée au renouvellement des institutions, entre les mois de mai et décembre.

* 171 La proposition précise le contenu de l'infraction d'abus sexuels et de celle de sollicitation d'enfants à des fins sexuelles. Elle instaure aussi les nouvelles infractions de sollicitation d'abus sexuels et d'exploitation en ligne à des fins d'abus sexuels ou d'exploitation sexuelles d'enfants.

* 172 COM(2022) 105 final.

* 173 Ces dernières risquent une exclusion des financements publics et une amende d'un montant égal à au moins 1 % ou 5 % de leur chiffre d'affaires mondial total au cours de l'année précédente.

* 174 La proposition de refonte tend à harmoniser ces délais au niveau européen, en prévoyant leur déclenchement à partir de la date à laquelle la victime atteint la majorité et en les fixant à 20 ou 30 ans selon les cas.

* 175 La proposition affirme ou confirme le droit des victimes à recevoir des soins médicaux adaptés à leur âge, mais aussi un soutien « émotionnel », psychologique, psychosocial et éducatif, ainsi qu'un conseil juridique.

* 176 Dans l'Union européenne, 1,5 million de cas ont ainsi été signalés en 2022, contre un million en 2020.

* 177 Article R.4127-44 du code de la santé publique.

* 178 On peut citer : l'article 3 de la proposition, qui définissait l'infraction d'abus sexuel à partir d'un « acte de pénétration », lui-même conditionné à un « comportement intentionnel, alors qu'en France, un tel acte est constitutif d'un viol, sans qu'il soit besoin de rechercher les intentions de son auteur ; l'article 10, qui reconnaît une possibilité de consentement d'un mineur de quinze ans à un acte sexuel « entre pairs » du même âge, alors que le droit français est plus souple, posant une critère de différence d'âge de moins de cinq ans entre le majeur et le mineur ; l'article 16, relatif aux délais de prescription, ne reprend pas la « prescription flottante » du droit pénal français en cas de nouvelle infraction, alors que celle-ci rallonge d'autant les délais au bénéfice des victimes (article 8, alinéa 4, du code de procédure pénale).

* 179 Lettre du 6 septembre 2024 (C(2024) 6323 final).

* 180 Communication conjointe de la Commission européenne et du Haut-représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Une nouvelle stratégie pour l'industrie européenne de la défense pour préparer l'Union à toute éventualité en la dotant d'une industrie européenne de la défense réactive et résiliente », 5 mars 2024, JOIN(2024) 10 final.

* 181 Communication conjointe de la Commission européenne et du Haut-représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur l'analyse des déficits d'investissement dans le domaine de la défense et sur la voie à suivre, 18 mai 2022, JOIN(2022) 24 final.

* 182 Règlement (UE) 2023/1525 du Parlement européen et du Conseil du 20 juillet 2023 relatif au soutien de la production de munitions (ASAP).

* 183 Règlement (UE) 2023/2418 du Parlement européen et du Conseil du 18 octobre 2023 relatif à la mise en place d'un instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes (EDIRPA).

* 184 L'article 4, paragraphe 2, du TUE affirme que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité des États membres ».

* 185 L'article 5 du TUE rappelle qu'en vertu du principe d'attribution des compétences, « l'Union (européenne) n'agit que dans les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent. Toute compétence non attribuée à l'Union dans les traités appartient aux États membres. » Cet article affirme aussi la nécessité, pour l'Union européenne, de respecter les principes de subsidiarité et de proportionnalité dans son action.

* 186 L'article 42 du TUE rappelle que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) fait partie intégrante de la PESC. Cette politique « n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres ».

* 187 L'article 45 du TUE définit les missions de l'Agence européenne de défense.

* 188 L'article 173 du TFUE est relatif à la politique industrielle de l'Union européenne. Cette dernière doit en particulier accélérer l'adaptation de l'industrie aux changements structurels, encourager un environnement favorable au développement des entreprises européennes, en particulier des PME, et à leur coopération, et favoriser une meilleure exploitation du potentiel industriel des politiques d'innovation, de recherche et de développement technologique.

* 189 L'article 322 du TUE permet au Conseil et au Parlement européen, après consultation de la Cour des comptes de l'Union européenne, d'adopter, par voie de règlements, les règles financières européennes et les règles de contrôle de la responsabilité des acteurs financiers.

* 190 L'article 212 du TFUE est relatif aux modalités de coopération économique, financière et technique avec les pays tiers.

* 191 L'article 49 du TUE décrit les conditions dans lesquelles un pays tiers peut demander son adhésion à l'Union européenne (respect des principes et valeurs de l'Union européenne ; information du Parlement européen et des parlements nationaux des États membres ; demande écrite adressée au Conseil, qui se prononce à l'unanimité après avoir consulté la Commission européenne et après approbation du Parlement européen, qui se prononce à la majorité des membres qui le composent...).

* 192 Lettre du 11 octobre 2024 (C(2024) 7179 final).

* 193 Ce dernier dispose que « la politique étrangère et de sécurité commune est soumise à des règles et procédures spécifiques » et que » l'adoption d'actes législatifs est exclue » au titre du chapitre sur la PSDC.

* 194 Résolution européenne du Sénat n°33 en date du 30 décembre 2024, sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense et d'un cadre de mesures visant à assurer la disponibilité et la fourniture en temps utile des produits de défense - COM(2024) 150 final.

* 195 Dans sa position adoptée le 24 avril dernier, le Parlement européen vise un montant de 70 %. Les députés européens souhaitent en outre réserver les financements du programme EDIP aux projets européens de défense d'intérêt commun associant au moins six États membres ou au moins quatre États membres exposés à un risque élevé de menace militaire conventionnelle.

* 196 Il s'agit du commissaire lituanien, M. Andrius Kubilius, également en charge de l'espace.

* 197 Ce plan d'action autoriserait les États membres à mobiliser plus de financements publics en faveur de la défense au niveau national par l'activation de la clause dérogatoire nationale du pacte de stabilité et de croissance, permettrait également d'accorder 150 milliards d'euros de prêts aux États membres pour des investissements dans le secteur de la défense et réorienterait certains fonds de la politique de cohésion vers des dépenses en matière de défense. Une proposition de règlement du Conseil établissant l'instrument « Agir pour la sécurité de l'Europe par le renforcement de l'industrie européenne de la défense » (« instrument SAFE ») (COM (2025) 122 final) a été présentée le 19 mars 2025 pour mettre en oeuvre l'assistance financière européenne précitée de 150 milliards d'euros.

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