C. MAINTENIR ET ACCENTUER LE CONTRÔLE SUR L'ÉCONOMIE : LA DURABILITÉ DE L'ENTREPRISE MAFIEUSE REPOSE SUR LA GÉNÉRALISATION DES ATTEINTES À LA PROBITÉ

1. Les atteintes à la probité, dont la corruption est la forme la plus courante, constituent souvent l'origine de l'intégration des criminels dans l'économie légale

La France s'est dotée de définitions juridiques de six délits d'atteintes à la probité, définis dans le code pénal au titre III - Des atteintes à l'autorité de l'État - du livre IV - Des crimes et délits contre la nation, l'État et la paix publique : la corruption, le trafic d'influence, la concussion, le favoritisme, la prise illégale d'intérêts et le détournement de fonds publics. Ces différents délits correspondent à la compétence matérielle de l'Agence française anticorruption (AFA)130(*).

Représentation et définition des différentes atteintes à la probité
entrant dans le champ de compétence de l'AFA

Source : commission d'enquête, données AFA

L'usage d'atteintes à la probité est, au stade avancé de la pénétration des criminels dans l'économie légale, le moyen le plus efficace de faire perdurer et de renforcer leur présence. Les groupes criminels en usent tout au long du processus de prise de pouvoir sur un marché et notamment aux premiers stades d'entrée sur un marché.

La corruption est particulièrement prisée pour son efficacité et la facilité de mise en oeuvre de ses schémas.

Répartition des condamnations pour atteintes à la probité par type d'infractions pour 504 décisions de justice en 2021 et 2022

Source : commission d'enquête, données AFA et ministère de la justice

La définition de la corruption retenue dans les atteintes à la probité qui relèvent du champ matériel de l'AFA ne concerne que les agents publics. Néanmoins, la corruption peut être privée ou publique et repose sur un même schéma : l'octroi d'un avantage quelconque à une personne en échange de l'accomplissement ou du non accomplissement par cette dernière d'un acte qui relève de sa fonction.

Le droit français distingue deux cas :

- la corruption active, qui réprime le fait de proposer à une personne un avantage en échange de l'accomplissement ou non d'une action ;

- la corruption passive, qui réprime le fait d'accepter une proposition d'avantage en échange de l'accomplissement ou non d'une action.

Dans les faits, il arrive souvent que la distinction ne soit pas aisée à effectuer : la notion de « pacte de corruption » est alors employée par le juge pour indiquer que les deux parties prenantes consentaient, ensemble, à nouer un accord à l'encontre de la probité.

La corruption, active et passive, des personnes n'exerçant pas de fonction publique est définie aux articles 445-1 à 445- 2-1 du code pénal et est réprimée par cinq ans d'emprisonnement et d'une amende de 500 000 euros, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction.

La corruption des personnes exerçant une fonction publique est plus lourdement réprimée : dix ans d'emprisonnement et une amende d'1 million d'euros, sans distinction entre la corruption passive - article 431-11 du code pénal - et la corruption active - article 433-1 du code pénal.

L'obtention de marchés publics, qui constitue un moyen privilégié d'entrée dans la sphère légale pour les organisations criminelles, fonctionne souvent par la corruption des fonctionnaires décisionnaires. La commission québécoise131(*) mentionnée plus haut estimait ainsi qu'entre 2000 et 2005, près de 97 % des contrats de constructions attribués par la ville de Montréal avaient été artificiellement gonflés et octroyés à des entreprises amies, en échange de quoi l'un des fonctionnaires décisionnaires bénéficiait d'une commission de 0,5 % à 1 % du montant.

La corruption apparaît ainsi comme le moyen le plus direct pour les entreprises légales criminelles d'intégrer des marchés publics et est l'infraction la plus courante parmi les atteintes à la probité définies en droit français. On constate cependant l'existence de nombreux autres schémas d'atteinte à la probité qui permettent à des entreprises légales criminelles de pénétrer l'économie. Ces atteintes concernent autant des agents privés que des agents publics.

2. La pérennité des activités légales criminelles dépend de l'efficacité du système d'atteinte à la probité mis en oeuvre

Si les atteintes à la probité sont fortement utilisées pour l'intégration des entreprises légales criminelles sur les marchés, il n'en demeure pas moins que la pérennisation de leur action repose sur le déploiement dans le long terme d'une stratégie de corruption - au sens étymologique132(*) - des liens économiques, juridiques et sociaux à leur profit.

a) Un phénomène difficile à repérer et quantifier, en hausse en France

La difficulté principale de la lutte contre les atteintes à la probité et la corruption réside dans le fait que ce phénomène reste par définition difficile à repérer et quantifier précisément, justement parce qu'il est conçu pour demeurer caché.

La France, avec la création de l'AFA en 2016, a franchi un cap dans la prise de conscience de la nécessité de documenter les atteintes à la probité pour mieux repérer les risques. Néanmoins, comme le rappelait Fabrice Arfi lors de son audition devant la commission d'enquête, « peu d'études précises, notamment universitaires, sont menées en France sur le coût de la corruption, à l'inverse d'autres pays. On s'y intéresse aux États-Unis depuis la crise de 1929 ».

Or, les atteintes à la probité enregistrées par la police ou la gendarmerie sont en hausse depuis 2016 et ont bondi, en 2024, de 8,2 %. Il s'agit donc d'un sujet préoccupant pour le pays.

Évolution du nombre d'infractions d'atteinte à la probité entre 2016 et 2024

Source : commission d'enquête, Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), base statistique des infractions enregistrées ou élucidées par la police et la gendarmerie de 2016 à 2024

En lien avec cette hausse et certainement avec la médiatisation de certaines affaires de corruption, mais aussi en lien avec l'incertitude économique et les difficultés budgétaires de la France, le pays a régressé dans l'indice de perception de la corruption en 2024 publié par Transparency International. La France atteint la 25ème position, dix rangs derrière l'Allemagne, et perd 5 rangs.

Le renforcement de la documentation de la corruption pourrait être en partie responsable de ce ressenti français d'une augmentation du phénomène. Les rapports annuels de l'AFA, mais aussi un travail réalisé par l'OCLCIFF133(*) en 2024, montrent que les enjeux de détection sont absolument clé pour lutter efficacement contre la corruption.

Les principaux constats de l'état des lieux de la corruption liée au crime organisé réalisé par l'OCLCIFF en 2024

Le travail réalisé s'est fondé sur la réalisation d'un état des lieux du traitement des enquêtes sur la corruption en France, tant en termes de stock que de mode opératoire. L'objectif était de dresser un tableau d'ensemble des infractions portant atteinte à la probité en cherchant à éviter le biais cognitif consistant à considérer qu'elles sont toutes liées à la criminalité organisée.

Trois constats principaux ont été portés à la connaissance de la commission d'enquête :

la détection de la corruption est un enjeu fondamental sur lequel les services doivent progresser, aidés des lanceurs d'alerte. La corruption est en effet par essence un contrat secret qui n'est révélé qu'en cas d'accident ou de rétractation d'une des parties du pacte corruptif ;

- certains « champs vides », sur lesquels les services manquent d'information, demeurent : la corruption dans le secteur privé est ainsi trop peu documentée ;

- il apparaît nécessaire d'accroître l'activité des services d'enquête sur ce champ très spécifique de la corruption liée à la criminalité organisée, dans la mesure où il s'agit d'un des moyens de pérennisation des activités criminelles les plus efficaces.

Source : auditions de la commission d'enquête

Lors de son audition, Charlotte Palmieri134(*) indiquait que 70 % des affaires de corruption impliquaient des sociétés qui sont détenues de manière anonyme. La difficulté pour les enquêteurs réside alors dans l'impossibilité, dans de nombreux cas, de remonter jusqu'au véritable propriétaire.

b) Un processus efficace et vital pour pérenniser l'action des groupes criminels

Le déploiement de stratégies de corruption par les organisations criminelles est vital pour l'enracinement dans la durée de leurs activités, en particulier leur hybridation avec l'économie légale.

Les auditions menées par la commission d'enquête ont confirmé ce constat. Comme l'indique Chantal Cutajar, maître de conférences à l'université de Strasbourg, spécialiste en prévention et répression de la criminalité organisée, « les organisations acquièrent l'influence politique par la corruption d'élus et de fonctionnaires, ce qui leur permet d'avoir un accès privilégié aux marchés publics, de s'assurer une protection judiciaire et de peser sur les décisions gouvernementales ».

Les travaux d'Europol de décembre 2024135(*) montrent à quel point la pénétration des marchés légaux permet aux organisations criminelles d'obtenir une couverture pour pratiquer la corruption : les relations économiques que créent les entreprises légales criminelles permettent d'établir un lien direct entre les autorités de régulation et les organisations criminelles.

Le même rapport indiquait que 86 % des réseaux criminels européens les plus dangereux avaient recours à des sociétés légales à des fins de blanchiment et de pénétration du système économique. Comme l'indiquait une personne auditionnée par la commission d'enquête, « en France, la criminalité financière n'est pas marginalisée, secrète, lointaine : elle est intégrée à notre économie, à notre société ». Selon lui, la corruption, lorsqu'elle se généralise, transforme le corps social en une « société de complices ».

Le Parquet national financier (PNF) fait le constat de l'aspect stratégique, pour les groupes criminels, de bénéficier de réseaux de corruption étendus et efficaces. Jean-François Bonhert, procureur de la République financier, indiquait ainsi que les méthodes étaient très diversifiées mais concouraient à un même but d'emprise sur les marchés légaux. Ainsi, le PNF a pu documenter :

- la corruption d'agents publics de haut niveau, par exemple un responsable d'Interpol à Lyon qui avait été corrompu pour neutraliser des notices rouges de personnes liées au crime organisé ;

- la corruption d'agents privés pour obtenir des informations financières privilégiées permettant l'investissement en bourse de sommes issus d'activités criminelles ;

- la corruption de basse intensité de certains fonctionnaires, par exemple dans les prisons, qui permettent aux détenus d'obtenir des téléphones portables en soudoyant des gardiens.

L'ensemble de ces exemples révèle à quel point la corruption et les atteintes à la probité sont structurels de l'activité des groupes criminels. Comme le rapportait Patrick Lefas, président de Transparency International France, 60 % des réseaux criminels opérants dans l'Union européenne utilisent des méthodes de corruption pour atteindre leurs objectifs illicites.

3. Les conséquences multiformes des atteintes à la probité et de la corruption

On peine à dresser un état des lieux des faits de corruption et des atteintes à la probité, par essences dissimulés, et de leurs conséquences difficilement quantifiables.

Pourtant, les effets de ces infractions impactent plusieurs domaines, notamment l'économie, le lien social et les rapports entre les citoyens et les institutions. C'est sans doute en lien avec ce dernier point que la France a régressé dans l'indice de perception de la corruption en 2024 publié par Transparency International et atteint le 25ème rang.

a) Un dérèglement et une perte de fluidité de l'économie

Le travail sur le coût de la corruption pour l'économie est difficile à effectuer. Il n'empêche que les travaux sur le sujet tendent vers la même conclusion d'un ralentissement de l'activité et d'une perte de confiance dans les liens entre les acteurs.

Une enquête de Transparency international France est en cours auprès d'associations de consommateurs pour interroger le coût de la corruption et tenter de mieux documenter cette question.

Comme on l'a vu, un premier dérèglement de l'économie lié à la corruption est la perte de la notion de prix juste. Qu'il s'agisse d'un gonflement de facture ou du versement de pots-de-vin, la conséquence est la même : la corruption engendre des coûts supplémentaires pour une même prestation, ce qui empêche d'en connaître la valeur réelle.

Dans les marchés publics, un deuxième dérèglement consécutif à la corruption est la tentation, pour les entreprises bénéficiaires de ces marchés par voie corruptive, de réduire la qualité des travaux rendus. En effet, une entreprises légale criminelle qui obtient grâce à une action de corruption un marché public n'est pas incitée à répondre à la commande qui lui a été faite de façon qualitative. Il en ressort un coût supplémentaire lié aux malfaçons, mais aussi une dangerosité accrue pour les utilisateurs.

Enfin, la corruption implique la multiplication des intermédiaires et des obstacles et tend à réduire les investissements dans l'innovation ou la recherche, les fonds éventuellement consacrés à cet effet sont provisionnés à d'autres fins, et notamment pour avoir accès au marché.

b) Le creusement des inégalités sociales

Malgré la difficulté à obtenir des données fiables, il apparaît que les effets de la corruption sur l'économie tendent à avoir comme effet collatéral l'accroissement des inégalités sociales.

L'Italie, qui souffre d'une interpénétration très profonde de son économie par la mafia dans le Sud, est ainsi un exemple parlant des effets de la corruption sur le développement économique : en 2017, le PIB par habitant des cinq régions d'Italie méridionale représentait 78 % de la moyenne de l'Union européenne, quand les groupes de régions du centre, du nord-est et du nord-ouest atteignaient respectivement 109 %, 128 % et 129 % de cette moyenne. Le sous-développement, dans un contexte mafieux, implique en outre une captation très forte des richesses par les organisations criminelles, ce qui renforce les inégalités sociales.

PIB par habitant dans plusieurs groupements de région en Italie en 2017
et moyenne dans l'Union européenne

Source : commission d'enquête, données Commission européenne

L'audition par la commission d'enquête de Patrick Lefas, président de Transparency International France, a permis de rappeler que la corruption, dans le cadre de la prédation des ressources naturelles, menait un accroissement des inégalités : les personnes les plus pauvres sont aussi les plus vulnérables à l'accaparement de ressources naturelles. Patrick Lefas mentionnait qu'une enquête de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) avait montré que la corruption était un facteur-clé dans 75 % des cas de déforestation illégale qui affectent la biodiversité. Les populations qui subissent la captation des ressources naturelles se voient déclassées économiquement et dépossédées de leurs moyens de subsistance par les corrupteurs.

c) La perte d'efficacité de l'action publique et l'affaissement de la confiance dans les institutions

Le troisième domaine dans lequel la corruption a des conséquences directes est l'affaissement de la confiance dans les institutions et dans l'action publique.

En France, l'indice de perception de la corruption est haut, particulièrement en 2024, signe d'une rupture de confiance assumée avec les responsables politiques. Les résultats du baromètre du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) publiés le 11 février 2025136(*) sont à ce titre très marquants : 74 % des Français interrogés indiquent ne pas avoir confiance dans la politique et la même proportion estime que le personnel politique est corrompu. En guise de comparaison, en Allemagne, seul 49 % de la population estime que le personnel politique est corrompu.

La répétition d'affaires de corruption, la hausse de la détection et du nombre d'atteintes à la probité attise ainsi le climat de défiance des citoyens envers le système institutionnel et la classe politique. La perception des relations entre les secteurs public et privé est aussi entachée d'une méfiance : dans un climat corruptif, il devient suspect d'obtenir un avantage issu d'une autorité publique. En particulier, dans le contexte budgétaire contraint, l'obtention d'arbitrages favorables pour un marché public ou une subvention peut donner l'impression que cela résulte d'une action de corruption.

4. La nécessité de renforcer les mesures de lutte contre les atteintes à la probité et anticorruption
a) Le développement d'une approche par les risques

Le travail de l'Agence française anticorruption (AFA), depuis 2016, permet de cartographier les risques auxquels les organisations font face dans le domaine de l'atteinte à la probité. Il en ressort des tendances qui permettent d'orienter la vigilance des services d'enquête.

(1) L'analyse géographique fait ressortir une spécificité des territoires insulaires face à la corruption

La publication par l'AFA et le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) de l'analyse des atteintes à la probité enregistrées par les services de sécurité en 2024137(*) fait apparaître une tendance marquée des différentes îles du territoire français à subir plus fortement les atteintes à la probité.

En Corse, ceci est lié à la structure presque mafieuse du fonctionnement du territoire : la défiance envers les institutions y est importante et la criminalité organisée est fortement hybridée avec l'activité légale. Il en ressort un nombre moyen d'infractions d'atteinte à la probité, entre 2016 et 2024, de plus de 6,3 pour 100 000 habitants dans les deux départements de Corse, contre 2,3 à Paris et une moyenne dans le pays à moins de 1,1.

Nombre moyen d'infractions d'atteinte à la probité par an pour 100 000 habitants entre 2016 et 2024

Source : Sources : Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), bases des crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie entre 2016 et 2024. Base 2024 provisoire ; Insee, populations légales (recensement de la population : 2020 pour France Métropolitaine et les DROM hors Mayotte, 2017 pour Mayotte, 2022 pour la Polynésie Française, 2018 pour Wallis-et-Futuna et 2019 pour les autres COM)

Les territoires insulaires d'outre-mer sont de même particulièrement touchés par les atteintes à la probité. Les milieux insulaires sont plus vulnérables à ces problématiques, du fait d'un écosystème économique plus propice aux schémas monopolistiques et de caractéristiques sociologiques spécifiques.

Les grands pôles économiques comme les agglomérations parisienne ou marseillaise sont aussi plus fortement exposés.

(2) La vulnérabilité de certains employés du secteur privé

Plusieurs auditions de la commission d'enquête ont fait ressortir l'existence de différents profils d'employés, dans le secteur privé, qui faisaient face à des risques plus grands de corruption et d'atteinte à la probité. Ces derniers sont ciblés en raison de leur jeunesse ou en raison des fonctions qu'ils occupent malgré leur faible niveau hiérarchique.

Ainsi, Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers (AMF), faisait état d'une recrudescence des tentatives de corruption auprès de jeunes collaborateurs dans des métiers de la finance. Ainsi, les jeunes avocats d'affaires, les juniors des banques d'investissement ou des cabinets d'audit, relativement moins bien rémunérés, peuvent être sollicités par des personnes qui veulent obtenir des informations confidentielles. Il s'agit alors de cas de corruption en vue de la commission d'un délit d'initié, par exemple pour l'investissement en bourse d'avoirs criminels.

Les auditions de la direction générale des douanes et des droits indirects ou celle du préfet de police de Paris insistaient aussi sur la corruption des employés de banque. Ces derniers sont particulièrement exposés car ils ont la capacité d'ouvrir des comptes ou de consentir des prêts, parfois uniquement pour des motifs d'enrichissement personnel. Selon Laurent Nuñez, ces employés prêtent assistance aux réseaux de criminalité organisée dans un cas sur cinq. La latitude laissée par la hiérarchie est propice à ce genre de pratiques qui favorise la corruption des agents, voire leur facilite la tâche lorsqu'ils sont complices de circuits de blanchiment.

(3) Le risque est différencié selon les échelons de la sphère publique

Au niveau de la sphère publique, le travail de l'AFA138(*) permet de cartographier de façon assez précise la localisation des risques. Il apparaît que les collectivités territoriales concentrent plus de la moitié des décisions de justice relatives aux atteintes à la probité impliquant le secteur public.

Répartition des affaires par type d'employeur dans le secteur public

Note : les résultats se fondent sur l'analyse de 504 décisions de justice de première instance des années 2021 et 2022 transmises à l'AFA par les juridictions pénales et relatives aux infractions d'atteintes à la probité. Au sein de l'échantillon étudié, 51,6 % des décisions concernent le secteur public.

Source : commission d'enquête, données AFA

Le bloc communal est ainsi le premier touché par les atteintes à la probité - 41,3 % des affaires - puis les départements et enfin les régions. Ceci est paradoxal car c'est dans le bloc communal que les Français conservent la plus grande confiance139(*).

Au sein de l'État, ce sont les services qui assurent des fonctions régaliennes qui sont les plus touchés : forces de sécurité intérieure, justice, finances publiques notamment. Les administrations déconcentrées n'échappent pas à ce fléau.

Des exemples de faits d'atteintes à la probité dans les fonctions régaliennes de l'État qui montrent la nécessité de renforcer la prévention

Le Parquet national financier remarque, dans certains cabinets d'instruction, des retards suspects et répétés dans le traitement des dossiers, notamment les demandes de mise en liberté. Ces retards peuvent entraîner des libérations d'office.

Ces situations demandent une attention particulière et poussent à la réflexion. En effet, les personnels concernés sont en général rémunérés à des niveaux relativement modestes. Par conséquent, un pot-de-vin de quelques centaines d'euros peut être tentant pour eux. Le PNF commence à s'y intéresser fortement, dans le cadre d'un effort global de lutte contre le crime organisé qui implique une vigilance jusque dans les rangs des services de lutte.

Dans un autre domaine, le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, rappelait que des agents, même dans les services les plus intègres, peuvent être soumis à la corruption. Ainsi, un agent de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a été, en 2017 ou 2018, été arrêté pour revente d'informations inscrites sur les fichiers du service à des groupes criminels. Ces derniers avaient pu, grâce à cette transaction, commettre des faits extrêmement graves.

Si ces cas sont rares, le risque existe toujours demande une attention constante. Plus les réseaux prennent de l'importance et plus ils ont les moyens et un intérêt à corrompre des agents, même à un haut niveau hiérarchique, pour obtenir des informations ou éviter des contrôles.

Source : auditions de la commission d'enquête

Le type d'infraction diffère en outre selon le type d'employeur dans la fonction publique. L'AFA indique ainsi que les faits de favoritisme, de prise illégale d'intérêt et de détournement de bien public sont surreprésentés parmi les atteintes à la probité du bloc communal. Les faits de corruption sont en revanche plus prégnants dans les administrations de l'État.

b) Développer une culture de la prévention et accroître la formation

La loi Sapin II, en son article 17, a considérablement modifié l'approche française face à la corruption, en assujettissant un nombre important d'acteurs à des obligations de mesures internes de lutte contre la corruption. Sont ainsi concernées :

- les sociétés employant au moins cinq cents salariés, ou appartenant à un groupe de sociétés dont la société mère a son siège social en France et dont l'effectif comprend au moins cinq cents salariés, et dont le chiffre d'affaires ou le chiffre d'affaires consolidé est supérieur à 100 millions d'euros ;

- les établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) employant au moins cinq cents salariés, ou appartenant à un groupe public dont l'effectif comprend au moins cinq cents salariés, et dont le chiffre d'affaires ou le chiffre d'affaires consolidé est supérieur à 100 millions d'euros.

Les obligations reposent sur trois piliers140(*) :

- l'engagement de l'instance dirigeante, qui devient responsable de la mise en oeuvre ou de la délégation à un responsable de la conformité anticorruption ;

- la cartographie des risques qui doit être mise à jour, opérationnelle et adaptée à l'ensemble des métiers des acteurs concernés ;

- la gestion des risques, avec un code de conduite à tenir qui liste, en fonction des situations, les comportements à proscrire et les dispositifs d'alerte interne.

Les acteurs assujettis peuvent être contrôlés par l'AFA. Pour les sociétés, ces contrôles portent à la fois sur la société mère, ses filiales et les sociétés qu'elle contrôle. En cas de manquement, l'AFA peut adresser un avertissement aux dirigeants, ou bien saisir la commission des sanctions pour enjoindre les dirigeants à se conformer, voire infliger une sanction pécuniaire.

Plusieurs travaux ont montré que cet article 17 était cependant insuffisant.

Comme le montre Marc Segonds, professeur à l'Université Toulouse Capitole, spécialiste en droit privé et sciences criminelles entendu par la commission d'enquête, le champ d'assujettissement de l'article est assez arbitraire. Plusieurs travaux antérieurs ont ainsi été faits sur le sujet, auquel la commission d'enquête se joint :

- une mission d'information de l'Assemblée nationale141(*) sur la mise en oeuvre de la loi Sapin II ;

- des recommandations142(*) de chercheurs de la Chaire de droit des contrats publics de l'université Jean Moulin Lyon 3 et de l'Observatoire de l'éthique publique en septembre 2023.

Ces travaux soulignent deux lacunes de cet article : d'une part, l'assujettissement uniquement des filiales dont la société mère a son siège en France, alors que l'ensemble des filiales de groupes internationaux devraient y être soumises ; d'autre part, qu'il serait pertinent d'élargir le champ d'assujettissement au-delà des seuils prévus. Les entreprises non assujetties ne sont que 50 % à s'être dotées d'un dispositif de prévention, contre 95 % pour les entreprises assujetties.

La révision des seuils pourrait renvoyer à un décret certaines modalités d'assujettissement de plus petites structures en fonction de leur secteur d'activité, de leur exposition aux risques et de leur taille.

La commission d'enquête salue en outre le projet de directive européenne143(*) en cours de négociation entre les institutions européennes. Son article 3 promeut une approche préventive de la corruption et notamment des activités de sensibilisation et la rédaction d'une évaluation nationale des risques par les États membres. La France, dont le dernier plan national pluriannuel de lutte contre la corruption date de 2022, doit ainsi se doter rapidement de son prochain plain, qui devait courir les années 2024 à 2027.

Recommandation de la commission d'enquête :

- pour mieux lutter contre la corruption, diminuer les seuils de nombre de salariés et de chiffre d'affaires prévus par l'article 17 de la loi Sapin II et revenir sur la condition tenant à la localisation en France du siège social de la société mère afin d'assujettir un plus grand nombre d'acteurs aux obligations de lutte contre les atteintes à la probité ;

- publier le Plan national de lutte contre la corruption pour les prochaines années dans les plus brefs délais, afin de favoriser le développement des réflexes de prévention dans toutes les organisations, et associer les élus et les associations en charge de la lutte contre la corruption à son élaboration et à sa mise en place.

Recommandation de la commission d'enquête : alourdir les peines encourues en matière de corruption privée.

Les auditions de la commission d'enquête ont fait valoir la nécessité de renforcer et de clarifier les obligations de formation pour les personnes exposées à la corruption et aux atteintes à la probité.

Le Directeur général de la police national, Louis Laugier, rappelait ainsi que « des rappels relatifs à la déontologie sont à effectuer dès la formation initiale, puis dans le cadre de la formation continue ». La question du management est aussi clé : les jeunes agents, les agents isolés ou ceux laissés très longtemps sur un même poste sont les plus exposés aux risques.

Marc Segonds, dont l'activité de consultant le mène à constater le niveau de certaines formations dispensées dans les entreprises sur la corruption, relève que « faute de cadre réglementaire, les pratiques sont extrêmement différentes et plus ou moins sérieuses d'une entité à une autre » et que notamment, dans les établissements bancaires « la formation se résume le plus souvent à une session d'e-learning au moment de l'embauche ».

L'Agence française anticorruption (AFA) communique déjà des contenus pour les formations à réaliser, il pourrait être nécessaire de déployer une véritable certification de ces formations. Ceci est d'autant plus important que se développe un véritable marché de la formation à la conformité en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.

Recommandation de la commission d'enquête : exiger une habilitation pour les organismes autorisés dispenser des formations au risque d'atteinte à la probité, en s'appuyant par exemple sur les diplômes d'université (DU) et les masters déjà existants.

En outre, la commission d'enquête souhaiterait que les formations de l'AFA intègrent certaines dispositions qui lui semblent importantes à mentionner pour les entreprises et les administrations.

Recommandation de la commission d'enquête : intégrer aux formations dispensées par l'AFA les recommandations suivantes :

- le scellement des ports USB des ordinateurs professionnels ;

- le déploiement de logiciels de contrôle des ouvertures de postes de travail numérique ;

- l'exercice d'une vigilance renforcée sur la rotation des personnes dont les postes sont très exposés ;

- la diffusion des informations relatives à la protection des lanceurs d'alertes.

La commission d'enquête salue, en lien avec l'enjeu de la formation, les mesures prises par l'École nationale de la magistrature (ENM), qui permet aux magistrats qui souhaitent se spécialiser de bénéficier d'un catalogue de formation large et détaillé. Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice, indiquait que la corruption faisait partie des sujets couverts.

c) Les ajustements possibles du volet répressif

Au plan répressif, la commission d'enquête a pu constater que de nombreux professionnels considéraient ce volet comme suffisamment adapté.

Le procureur de la République financier, faisait ainsi remarquer que les sanctions qui pouvaient être infligées, notamment par le biais des conventions judiciaires d'intérêt public (CJIP), s'élevaient à bien plus que les amendes encourues en cas de renvoi classique en correctionnel. Il rappelait ainsi que Airbus s'était vu imposer « une amende de 18 milliards d'euros pour corruption d'agents publics, alors qu'un renvoi classique en correctionnel n'aurait permis qu'une amende maximale de 5 millions d'euros ».

Une partie des bénéfices des CJIP pourrait être, selon le PNF, fléché vers la formation et la fidélisation des enquêteurs financiers par un fonds de concours. En effet, la question est plutôt de permettre l'accroissement des moyens humains pour les enquêtes plutôt que des modifications législatives.

Recommandation de la commission d'enquête : créer un fonds de concours au budget de l'État, alimenté par une fraction du produit des CJIP et affecté au programme 176 « Police nationale », qui serait utilisé pour fidéliser et former des enquêteurs financiers.

En outre, plusieurs évolutions récentes ont permis ou vont permettre de rendre plus robuste l'arsenal de sanction existant.

En premier lieu, comme le rappelait Alexandra Felzines, cheffe de la plateforme d'identification des avoirs criminels (PIAC), la loi du 24 juin 2024144(*) a récemment inclus la corruption et le trafic d'influence parmi les infractions rendant possible la confiscation de tout ou partie du patrimoine. Elles rejoignent ainsi le blanchiment et d'autres d'infractions relevant de la criminalité organisée comme le trafic de stupéfiants, le trafic d'armes, la traite des êtres humains, le proxénétisme et l'association de malfaiteurs aggravée.

En second lieu, la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, dont les conclusions de commission mixte paritaire ont été adoptées dans les deux chambres, a intégré l'infraction de corruption publique ou privée à l'article 706-73 du code de procédure pénal. Ceci permettra d'utiliser, dans la lutte contre la corruption, la procédure particulière applicable à la criminalité, à la délinquance organisées et aux crimes.


* 130 Article 1 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

* 131 France Charbonneau et Renaud Lachance, Rapport final de la Commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction, novembre 2015.

* 132 « Corrompre » vient du mot latin « corrumpere », qui signifie « mettre en pièce, détruire, anéantir, ou altérer, détériorer ».

* 133 Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, créé en 2013. Ce service de la direction centrale de la police judiciaire est compétent dans les domaines de corruption, atteintes à la probité, infractions au droit des affaires, fraude fiscale complexe et blanchiment de ces infractions.

* 134 Chargée de plaidoyer et contentieux au sein du pôle Flux financiers illicites de Transparency International France.

* 135 Europol, Leveraging legitimacy: How the EU's most threatening criminal networks abuse legal business structures, décembre 2024.

* 136 CEVIPOF, Baromètre de la confiance politique 2025, 11 février 2025.

* 137 AFA et SSMSI, Info Rapide n° 51 - Les atteintes à la probité enregistrées par les services de sécurité en 2024, 24 avril 2025.

* 138 AFA, Observatoire des atteintes à la probité, Note d'analyse 2024 de décisions de justice de première instance en matière d'atteinte à la probité en 2021 et 2022, décembre 2024.

* 139 CEVIPOF, Baromètre de la confiance politique 2025, 11 février 2025.

* 140 AFA, Recommandations aux entreprises assujettis à l'article 17 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, 12 janvier 2021.

* 141 Raphaël Gauvain et Olivier Marleix, Rapport d'information sur l'évaluation de l'impact de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin II », juillet 2021.

* 142 Livre blanc de L'Observatoire de l'Éthique Publique et de la Chaire de droit des contrats publics pour une « Loi Sapin III » visant à renforcer la lutte contre la corruption et les autres atteintes à la probité, septembre 2023.

* 143 Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre la corruption, remplaçant la décision-cadre 2003/568/JAI du Conseil et la convention relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres de l'Union européenne, et modifiant la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil.

* 144 Loi n° 2024-582 du 24 juin 2024 améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels.

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