B. ASSEOIR UNE EMPRISE : VERS LA CRÉATION D'UN ÉCOSYSTÈME MAFIEUX

L'infiltration de l'économie légale par l'économie criminelle, lorsqu'elle perdure dans le temps et devient structurelle, transforme peu à peu les organisations criminelles en organisations de type mafieux. Il s'agit là, alors, d'une situation qui devient très difficile à gérer pour les autorités, d'où la nécessité d'une action en amont.

En effet, la prise de contrôle de plusieurs entreprises de proximité et le bénéfice de l'obtention de marchés publics permettent aux organisations criminelles de bâtir dans le temps une honorabilité locale et renforce leur ancrage territorial. Par l'emprise sur certaines zones stratégiques comme les ports, les aéroports et toutes les zones de transit des marchandises, ces mêmes organisations deviennent maîtresses de l'ensemble de l'activité, légale et illégale, dans un lieu donné, jusqu'à concurrencer l'État.

Les services de lutte sont alors en difficulté pour distinguer ce qui est légal de ce qui ne l'est pas et à rétablir un fonctionnement habituel de l'économie, qui est fortement pénalisée par le développement de ces phénomènes.

Ce phénomène d'enracinement en profondeur des organisations mafieuses est bien connu en Italie, où de nombreux travaux ont été entrepris et où la législation a tenté de répondre à ces questions d'intrications entre sphère légale et sphère criminelle.

Néanmoins, les auditions de la commission d'enquête conduisent à penser que la France semble sur une pente qui, dans certains territoires, peut mener à l'établissement d'une criminalité mafieuse. C'est le cas par exemple de la Corse, ce qui justifie le maintien d'un pôle économique et financier à Bastia, au sein de la police judiciaire. La chercheuse Clotilde Champeyrache, lors de son audition par la commission d'enquête, indiquait ainsi qu'en Corse « le nombre de centres commerciaux semble dépasser les capacités de consommation de la population » et n'hésitait pas à parler de « mafisation » de la France.

1. Le triomphe de l'apparence : la recherche d'une honorabilité locale par l'investissement légal

La justification du déploiement de l'entreprise non plus légale criminelle, mais légale mafieuse, est de permettre en premier chef à ses possesseurs, habituellement connus pour leurs activités illégales, de gagner une honorabilité locale.

Les criminels cherchent à obtenir l'adhésion et l'inféodation de leur entourage local et de leurs proches. Corinne Simon, préfète déléguée auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône, indique ainsi que les créations de société ayant une vitrine légale, comme des studios de rap ou des sociétés de sécurité privée, sont des outils que se donnent les criminels pour permettre l'emploi de certains membres de leur entourage.

Cette quête d'honorabilité ne doit cependant pas faire perdre de vue que l'intégration des organisations criminelles dans l'économie légale n'a pas pour conséquence la fin de l'activité illégale. Au contraire, il s'agit du développement d'une assise qui permet à l'enrichissement accéléré par des pratiques contraires au droit de se perpétuer tout en gagnant une image d'entrepreneur ordinaire.

Le développement de logiques d'assujettissement local doit interpeler les services d'enquête. En particulier, la surveillance des marchés publics et des entreprises qui répondent aux appels d'offre doit être renforcée : il s'agit du marchepied idéal pour les entreprises légales mafieuses. En effet, l'obtention d'un marché public permet de légitimer l'entreprise dans un écosystème local tout en facilitant le blanchiment de l'argent de l'organisation criminelle qui la détient.

Le phénomène de « mafisation » à l'oeuvre repose ainsi sur cette logique de normalisation du produit des activités criminelles et de l'activité des délinquants. Ces derniers affirment leur pouvoir non seulement par le biais de la contrainte et de la violence mais se déploient par une prise de pouvoir sur l'économie privée comme publique.

2. Le détournement du droit de propriété et ses conséquences sur le fonctionnement de l'économie

La prise de pouvoir sur l'économie des organisations criminelles tend à être présentée, en théorie économique, comme neutre pour le fonctionnement du marché.

La thèse défendue en 2001126(*) par Clotilde Champeyrache montre au contraire comment, théoriquement comme empiriquement, les processus d'infiltration mafieuse de l'économie invalident l'idée d'une neutralité des droits de propriétés.

Cette analyse, partagée avec la commission d'enquête, montre à quel point il est clé pour les autorités d'agir en amont de l'entrée des criminels sur les marchés légaux. Cela permet d'éviter des phénomènes de création de monopoles artificiels, de captation des ressources publiques ou encore de développement d'intermédiaires néfastes au bon fonctionnement du marché par les organisations criminelles.

3. La prise de contrôle géographique de certains lieux clés

Les organisations criminelles, dans une logique de pérennisation de leurs activités, cherchent à prendre le contrôle géographique de lieux clés de la même façon qu'elles cherchent à prendre possession ou à créer des entreprises légales.

En effet, la mainmise territoriale permet, peu à peu, de faire muter l'organisation en une véritable mafia, stade ultime de l'hybridation entre la criminalité et la domination économico-institutionnelle. Rares sont les organisations qui parviennent à atteindre cet état, et la France en est jusqu'à présent relativement épargnée. Néanmoins, la tendance est favorable à l'installation d'une domination territoriale de certains groupes criminels.

Deux principaux types de lieux sont pris pour cible par les organisations, dans une double logique d'honorabilité et de pérennisation de leur activité illégale.

En premier lieu, les organisations criminelles sont en quête d'honorabilité locale, afin que la violence ne soit plus nécessaire à leur domination sur les lieux de trafics illégaux. Les organisations rachètent des commerces, parfois après intimidation des propriétaires, en ciblant les activités intensives en main-d'oeuvre afin de maximiser le nombre de personnes qui dépendent économiquement de l'organisation criminelle.

Le gain de territoire se fait notamment par la croissance des affaires de racket. L'audition de Frédéric Malon, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée à la direction nationale de la police judiciaire, indique ainsi qu'à Marseille, la DZ Mafia élargit son périmètre peu à peu en agissant par le racket de boîtes de nuit, de bars ou de certains commerces. Les propriétaires voient alors d'un oeil favorable la proposition qui leur est faite de rachat. À force d'intimidation, il devient préférable pour les citoyens honnêtes d'accepter de rentrer dans la logique de domination territoriale pour éviter le racket. On voit ici l'illustration de l'échec du marché, seul, à faire obstacle à l'entrée de la criminalité organisée dans l'économie légale.

En second lieu, les organisations criminelles visent des zones de transit particulièrement sensibles pour les marchandises qu'elles vendent, importent ou exportent.

Les points de passage aux frontières (PPF) sont ainsi particulièrement visés. La France, qui en possède 123, soit 50 % des PPF de l'espace Schengen, est surdotée de petits aéroports ouverts au trafic international par rapport aux autres pays européens. Comme l'indiquait Florian Colas, directeur général des douanes et droits indirects, lors de son audition devant la commission d'enquête, il s'agit d'un défi opérationnel pour les équipes qui, souvent, ne sont pas localisées dans ces petits aéroports. Il faut, pour réaliser un contrôle, le déplacement de l'équipe de douane la plus proche.

Exemple de vols réguliers internationaux dans certains aéroports français

Aéroport

Exemples de vols internationaux réguliers

Bergerac Dordogne Périgord

Rotterdam, Londres, Porto

Dole

Marrakech, Fez, Porto

Metz-Nancy Lorraine

Héraklion, Alger, Casablanca, Constantine, Oran

Brest

Dublin, Londres, Porto, Barcelone, Rome, Palerme, Athènes, Héraklion, Marrakech, Agadir

Figari

Francfort, Bruxelles, Londres, Milan, Genève

Source : commission d'enquête, données issues des sites internet des aéroports présentés

Les criminels ont parfaitement intégré la difficulté pour les services de l'État de maintenir une vigilance constante sur l'ensemble des PPF. Outre les aéroports, les ports sont aussi la cible des criminels, qui utilisent notamment le moyen de la corruption pour obtenir l'accès à des terminaux, le passage sans contrôle de conteneurs ou d'autres contreparties. Face à ces menaces, l'Agence française anticorruption (AFA), créée par la loi Sapin II127(*), a mené un travail de fond sur les ports qui devrait être publié au début du mois de juillet 2025.

Par ailleurs de grandes quantités de produits illicites transitent par les grands ports des Pays-Bas et de la Belgique, dont les installations portuaires présentent des failles dans les procédures de contrôle. Il est ainsi louable que la France mène un travail de fond sur le sujet, d'autant que l'emprise criminelle y est probablement forte. Le port de Marseille, en février 2025, a ainsi mis en ligne un communiqué de presse128(*) indiquant que les conclusions de l'AFA permettraient au port de se mettre en conformité pleine avec la loi Sapin II. Le communiqué indique que « l'année 2025 s'annonce chargée mais essentielle pour renforcer la conformité du Grand port maritime de Marseille » : cela semble prouver, avant même que les conclusions soient rendues, que les marges de progression sont importantes.

4. La nécessité de nommer, repérer et agir en amont contre les entreprises « légales-mafieuses129(*) »

La difficulté principale face au phénomène d'emprise mafieuse sur des territoires tient à ce qu'une fois intégrée à l'économie locale, l'organisation criminelle devient de moins en moins détectable.

Par conséquent, la commission d'enquête rappelle à quel point il est nécessaire de lutter en amont contre la prise de contrôle des entreprises par les organisations criminelles. La tendance à la sous-estimation de la menace est en effet réelle. Il peut être aisé de croire que la présence des organisations criminelles dans l'économie légale n'est qu'une partie subsidiaire de leurs activités. Or, il s'agit bien au contraire du coeur et de l'objectif final de leur action. La prise en main d'une partie de l'économie permet de pérenniser le parasitisme de l'activité légale par les organisations criminelles tout en leur assurant la pérennité des trafics illégaux.


* 126 Clotilde Champeyrache, L'entreprise légale-mafieuse : contribution critique à la théorie des droits de propriété, 2001.

* 127 Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

* 128 Grand port maritime de Marseille, Le port s'engage dans un dispositif anticorruption, 10 février 2025.

* 129 Terminologie issue des travaux de l'universitaire Clothilde Champeyrache. Cette dernière développe depuis sa thèse en 2001 la notion d'entreprise légale mafieuse : légale par son activité, mafieuse par sa propriété.

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