II. PRENDRE LE CONTRÔLE DE L'ÉCONOMIE LÉGALE : LE BLANCHIMENT PAR L'INVESTISSEMENT ET LA NORMALISATION DE L'ACTIVITÉ DES ORGANISATIONS CRIMINELLES
Jusqu'ici, ce rapport s'est attaché à éclairer sur l'ingéniosité déployée par les organisations criminelles pour blanchir l'argent issu de leurs activités illicites. Mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un moyen pour atteindre leur objectif ultime : l'intégration dans l'économie légale de leurs avoirs afin de pérenniser leur emprise.
Les économies libérales, dans le contexte de la mondialisation, sont particulièrement vulnérables à des tentatives d'introduction de capitaux d'origine criminelle dans l'économie légale. La compétition économique entre les États demande une facilitation de la circulation des investissements et une réduction du contrôle lors de la création d'entreprises. Ce contexte facilite la tendance à la subversion des économies par les organisations criminelles : un moindre contrôle de l'origine des sommes investies provoque le recyclage des bénéfices du crime.
Cette symbiose entre l'économie illégale et l'économie légale se construit dans le temps long et sape non seulement le fonctionnement de l'économie mais aussi la confiance des citoyens dans les institutions. En effet, le déploiement de l'emprise des organisations criminelles sur l'économie légale repose sur un usage constant de la corruption, tant d'agents publics que d'agents privés.
La France, en tant qu'elle est l'une des grandes économies ouvertes de la planète et qu'elle fait partie du marché commun européen, subit de plein fouet ces tentatives de prise de contrôle de certains pans de son économie par des groupes criminels. Cette hybridation entre l'économie légale et celle du crime permet, à terme, une emprise géographique de plus en plus visible dans certains territoires comme l'ont indiqué lors de leur audition les préfets de police de Paris et de Marseille. Il convient alors, avant que ne se déploie un véritable écosystème mafieux, de renforcer les outils de lutte contre cette pénétration de l'économie par des entreprises possédées par organisations criminelles. Concrètement, cela implique un meilleur contrôle des flux de capitaux et une action déterminée contre les atteintes à la probité et la corruption.
A. INTÉGRER L'ÉCONOMIE : LA PÉNÉTRATION DES ORGANISATIONS CRIMINELLES DANS L'ÉCONOMIE RÉELLE
1. La captation des ressources publiques par l'obtention d'aides et l'entrée sur des marchés publics
La méthode qui consiste à verser des aides publiques sans évaluation préalable, ni étude d'impact et sans contrôle en aval constitue un véritable aimant à fraudeurs. C'est pourtant celle qui est souvent retenue en France pour mettre en oeuvre des dispositifs d'aides, au détriment de l'outil fiscal.
L'ouverture des vannes de l'argent public par la mise en oeuvre de guichets d'aides publiques constitue une cible particulièrement visée par les organisations criminelles. Les aides frauduleusement acquises sont versées de façon directe par les pouvoirs publics sur des comptes bancaires français. Par conséquent, il s'agit d'un argent dont l'origine n'est pas susceptible d'éveiller les soupçons des intermédiaires financiers et qui est facilement réemployable pour des investissements légaux.
La naïveté des pouvoirs publics en termes de modalités de prévention de la captation des aides par les criminels est surprenante. En effet, alors qu'il est certain que les aides versées ne sont jamais recouvrées, la mise en place de moyens de contrôle a priori susceptibles de prévenir la fraude n'est toujours pas automatique lors de la création d'une nouvelle aide. Ceci est d'autant plus incompréhensible que la fraude aux aides publiques est, d'après l'ensemble des services enquêteurs et magistrats entendus par la commission d'enquête, le fait de réseaux criminels nationaux et internationaux organisés pour détecter les nouvelles primes et organiser leur détournement.
Cette naïveté est d'autant plus étonnante que de nombreuses affaires récentes ont prouvé que les services devraient faire preuve d'anticipation vis-à-vis des méthodes que les organisations criminelles et frauduleuses mettent en oeuvre pour éluder l'impôt ou capter des aides publiques.
Par exemple, la fraude à la TVA sur les quotas carbone a permis de détourner entre 1,6 milliard d'euros et 1,8 milliard d'euros entre 2008 et 2009. La réponse avait été la suppression tardive et la fermeture du marché de la TVA sur ces quotas, signe de l'incapacité des services à résorber cette fraude massive108(*).
Plus récemment, durant la pandémie de Covid-19, la fraude au chômage partiel a explosé. Au pic du confinement, le nombre de salariés inscrits en activité partielle s'était élevé à 8,4 millions pour un coût total, entre mars 2020 et juin 2022, estimé à 35 milliards d'euros, selon la Direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques (Dares). L'accroissement des contrôles n'a permis de récupérer que 217 millions d'euros d'indus et de rejeter 329 millions d'euros de demandes109(*).
Le rapporteur fait remarquer que son amendement 535110(*), présenté le 15 juillet 2020, sur le projet de loi de finances rectificative qui mettait en oeuvre le dispositif du chômage partiel, avait reçu un avis défavorable de la commission et du gouvernement alors qu'il permettait justement de renforcer les contrôles en amont du versement des aides au chômage partiel. Il est inutile ensuite de s'étonner des fraudes quand les mesures de lutte ad hoc ne sont pas adoptées.
Enfin, la situation de MaPrimRénov' est un dernier exemple plus récent : Tracfin, en 2023, estimait à 398 millions d'euros le montant des mouvements financiers suspects sur cette aide à la rénovation énergétique. Il aura fallu attendre l'adoption de la loi de finances pour 2025 pour que l'Agence nationale de l'habitat (ANAH), chargée de la distribution de cette aide, puisse contrôler que les demandeurs de l'aide soient bien les titulaires du compte bancaire qui était associé à la demande.
L'article 170 de la loi de finances initiale donne accès à l'ANAH au fichier national des comptes bancaires et assimilés (FICOBA), fichier tenu par l'administration fiscale et qui associe à chaque compte une identité. Sachant qu'entre 2020, date de création de ce guichet, et 2025 les organisations criminelles ont pu, sans difficulté, effectuer des demandes d'aides factices, par usurpation d'identité, sans être inquiétées.
La captation d'aides publiques constitue un moyen malheureusement trop aisé pour les organisations criminelles de capter la ressource publique. Parallèlement, de manière classique, la criminalité organisée se positionne pour remporter des marchés publics.
La commission d'enquête salue ainsi le travail sénatorial engagé sur l'évaluation de la commande publique111(*) par le groupe Les Indépendants- République et Territoires, qui devra permettre de mieux contrôler ex ante les potentiels criminels qui utilisent les marchés publics pour s'enrichir. Les poursuites ex post sont en effet inefficaces. La loi contre « toutes les fraudes aux aides publiques112(*) » récemment adoptée en commission mixte paritaire ne permettra pas, en outre, de dissuader les fraudeurs tant notre système restera poreux et attractif pour les fraudeurs.
Les marchés publics sont une cible privilégiée car ils garantissent des ressources et permettent de légitimer de façon accélérée les entreprises qui sont détenues par les criminels. Pour les organisations criminelles, la possession d'entreprises auxquelles sont confiées la réalisation de contrats publics constituent un viatique.
Comme l'indique Bertrand Monnet113(*), les entreprises détenues par des criminels tendent à investir systématiquement les secteurs qui sont susceptibles de se voir confier des marchés publics. On compte ainsi, bien entendu, le bâtiment et les travaux publics, mais aussi le traitement de déchets, le transport ou la sécurité privée : ils font partie des « secteurs économiques qui permettent aux organisations criminelles de valoriser le contrôle qu'elles ont de l'agent public ou administratif de haut niveau » à des fins de captation illicite de marchés publics.
Une commission d'enquête créée par le gouvernement québécois114(*) a produit en 2015 un travail d'investigation poussé qui éclaire sur les motivations et les mécanismes utilisés par les organisations criminelles pour obtenir l'adjudication d'un marché public.
Les travaux mettent ainsi en évidence que les marchés publics du bâtiment, notamment, demandent un niveau de qualification relativement faible, ce qui facilite la mise en oeuvre d'entreprises frauduleuses à peu de frais : la main-d'oeuvre ne nécessite pas d'être formée, ce qui encourage le recours au travail dissimulé.
En outre, la taille du secteur est un avantage pour les entreprises frauduleuses : il est clair que les organisations criminelles ont compris le potentiel rémunérateur de la commande publique.
La même commission met enfin en évidence les mécanismes qu'utilisent les organisations criminelles pour que les entreprises qu'elles contrôlent obtiennent les marchés publics ciblés. La collusion, la corruption, l'intimidation et la violence sont autant de moyens utilisés. Cette commission pointe aussi, dans le secteur de la construction, des vulnérabilités qui peuvent venir du manque de transparence des procédures de passation de marchés ou encore de l'absence d'expertise interne dans les collectivités pour estimer le montant des travaux et surveiller la bonne réalisation du marché public.
Si ces résultats concernent en premier chef le Québec, lieu d'étude de la commission précitée, ils sont pour une bonne partie applicables à la France.
L'importance du secteur des travaux publics est en effet considérable en France. En 2023, il a généré 49 milliards d'euros de chiffre d'affaires selon la Fédération nationale des travaux publics (FNTP), ce qui nourrit l'appât des criminels pour ce marché.
Même si la loi Sapin II115(*) a considérablement renforcé l'obligation, pour les personnes publiques et certaines entreprises, d'adopter des mesures de prévention et de détection des atteintes à la probité, il n'en demeure pas moins que le secteur des marchés publics demeure une porte d'entrée d'entreprises criminelles dans le tissu économique.
La publication d'un guide de l'achat public116(*) par l'Agence française anticorruption (AFA) et la direction des achats de l'État (DEA), en juin 2020, montre combien le risque de corruption se déploie tout au long du cycle de l'achat public.
Ce guide propose des solutions auxquelles la commission d'enquête souscrit :
- une organisation efficace des achats publics, notamment par la programmation et l'analyse documentée des besoins ;
- la communication large des marchés pour élargir l'accès à la commande publique et favoriser l'égalité de traitement des opérateurs économiques ;
- la mise en oeuvre d'une transparence des données qui facilitent le contrôle externe ;
- l'engagement des instances dirigeantes et la réalisation d'une cartographie des risques d'atteintes à la probité tout au long du cycle de l'achat public.
Cette mise en oeuvre d'une méthode, dans chaque entité, est nécessaire pour éviter la contamination des marchés publics par des entreprises détenues par des criminels. En effet, comme le rappelait Catherine Prébissy-Schnall en 2020117(*), « à toutes les époques de l'histoire, le marché public a constitué un support privilégié du développement de la corruption ». La France n'échappe pas à cette difficulté.
In fine, la commission d'enquête précise ainsi qu'elle sera attentive aux conclusions de la commission d'enquête sénatoriale sur la commande publique, qui devrait ouvrir des voies pour mieux contrôler en amont les procédures de passation de marchés publics et ainsi éviter l'entrée de criminels dans l'économie légale.
2. L'effet d'éviction des entreprises dans certains secteurs particulièrement propices au blanchiment
Si les marchés publics constituent la manne la plus lucrative et la plus évidente pour les entreprises détenues par des organisations criminelles, certains secteurs d'activité sont particulièrement propices à l'infiltration de l'économie par les criminels.
Un rapport de décembre 2024 d'Europol118(*) indique ainsi que l'ensemble des secteurs de l'économie sont concernés par cette problématique. Néanmoins, certains sont particulièrement visés : les entreprises de la logistique, notamment de l'import-export, celles dans lesquels l'argent liquide reste fortement utilisé, notamment l'hôtellerie, et les entreprises du bâtiment et des travaux publics (BTP).
La commission d'enquête, au cours de ses auditions, a pu retrouver dans le contexte spécifiquement français une similarité avec les conclusions d'Europol. Les secteurs à risque sont ceux dans lesquels les entreprises sont les plus à même de candidater à des marchés publics, ou dont l'activité facilite le blanchiment. Enfin, les entreprises qui, par leur taille, permettent d'éviter le contrôle des autorités, sont aussi parfois ciblées : ce sont elles qui ont le plus recours à l'argent liquide.
La conséquence de l'infiltration des entreprises criminelles dans le marché est un effet d'éviction des autres entreprises privées du même secteur. En effet, les premières ne maintiennent parfois qu'une activité de façade et font du dumping, que l'entreprise ne soit destinée qu'à blanchir de l'argent sale ou qu'elle n'ait jamais eu l'intention des réaliser les travaux.
Les entreprises respectueuses des lois subissent une concurrence déloyale à laquelle elles ne peuvent faire face, présentant le risque que certains secteurs deviennent des monopoles tenus par des entreprises criminelles ; avec pour conséquence la baisse de qualité des travaux rendus, avec un risque d'incidents accru en lien avec une mauvaise durabilité des infrastructures livrées.
a) La contrefaçon comme porte d'entrée des entreprises criminelles dans l'économie légale
La contrefaçon, au sens de l'Institut national de la propriété intellectuelle (INPI), se définit comme la reproduction, l'imitation ou l'utilisation totale ou partielle d'un droit de propriété intellectuelle sans l'autorisation de son propriétaire.
Le contexte actuel pousse les organisations criminelles à y avoir recours de façon massive, dans des domaines très divers : biens de consommation courante, produits de luxe, produits agroalimentaires, produits de santé, pièces détachées dont pièces d'avion ou encore plaquettes de frein. Selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la contrefaçon représenterait 2,5 % du commerce mondial. Dans l'Union européenne, jusqu'à 5,8 % des biens importés seraient contrefaisants.
La France n'échappe pas à ce phénomène : en 2024, 21,5 millions de produits contrefaisants y ont été interceptés pour un montant de 645 millions d'euros.
Les chiffres clés de la contrefaçon
Source : commission des finances, données OCDE et Unifab
Cette explosion de la contrefaçon dans le mode de financement des organisations criminelles est le signe de leur capacité à exploiter toutes les opportunités de délinquance.
L'essor des achats en ligne, avec une hausse de 150 % du transport de colis entre 2016 et 2022 a permis d'accroître fortement le recours à la contrefaçon : les douanes ne peuvent contrôler l'ensemble des petits colis envoyés. Ainsi, 77 % des saisies mondiales de produits contrefaisants entre 2017 et 2019 ont eu lieu sur des envois postaux.
Ainsi, selon Europol119(*), sur les 821 réseaux criminels les plus importants dans l'Union européenne, 31 étaient engagés dans des activités de contrefaçon et 13 d'entre eux avaient pour principale activité la contrefaçon. Le rapport indique, en outre, que la France et la Belgique sont les pays les plus affectés et que les groupes qui pratiquent la contrefaçon sont majoritairement composés de personnes venant de Grèce ou de Moldavie.
Il apparaît donc nécessaire d'harmoniser les législations à l'échelle européenne et internationale pour limiter l'exploitation de failles juridiques par les contrefacteurs qui leur permet de déployer une activité mondialisée.
En outre, les sanctions prononcées sont relativement faibles pour les contrefacteurs en France. Selon un rapport120(*) de l'Union des fabricants (Unifab) publié concomitamment aux travaux de la commission d'enquête, la majorité des procédures engagées se soldent par de simples sanctions administratives, ignorant les infractions connexes comme le travail illégal ou le blanchiment d'argent. Pourtant, les contrefacteurs encourent jusqu'à trois ans de prison121(*), voire sept ans en cas de participation à un réseau criminel organisé ou si les contrefaçons présentent un risque pour la santé ou la sécurité.
Il est par conséquent nécessaire de rehausser les peines encourues et de développer une politique pénale qui mette mieux en application l'article L.335-2 du code de la propriété intellectuelle et de s'assurer de leur prononcer.
Recommandation de la commission d'enquête : durcir les peines encourues en cas de contrefaçon et publier une circulaire de politique pénale appelant à leur application plus stricte et systématique.
Les délinquants qui se livrent à des actes de contrefaçon semblent moins que d'autres attirer l'attention des services d'enquête qui, à tort, pourraient considérer qu'il s'agit d'un délit « sans victime », ce qui, on l'a vu, est loin d'être le cas. Par exemple, en matière de vente de produits contrefaisants sur les plateformes en ligne, la détection et la suppression des annonces de produits contrefaisants doit être très rapide pour empêcher que ces derniers n'irriguent l'économie. La commission d'enquête est par conséquent favorable à la création d'unités spécialisées dans la lutte contre la contrefaçon.
Recommandation de la commission d'enquête : développer des unités d'enquête spécialisées dans la contrefaçon pour accélérer les enquêtes en les dotant de capacités d'investigation numérique afin de détecter et supprimer plus rapidement les annonces de produits contrefaisants sur les plateformes en ligne.
L'absence de risque réel pour les organisations criminelles rend très attractif le recours à la contrefaçon pour blanchir leur activité criminelle et développer le blanchiment par le commerce. En effet, l'activité est extrêmement lucrative : l'Unifab indique qu'un logiciel contrefaisant coûte 20 centimes d'euros à produire mais peut se revendre aux alentours de 45 euros.
La lutte contre cette submersion de l'économie par les produits contrefaisants est nécessaire car ses impacts socio-économiques sont majeurs.
En effet, la mise sur le marché de produits contrefaits entraine une concurrence déloyale qui tend à assécher l'économie légale. Cela pose une difficulté aux commerçants honnêtes qui pâtissent de la concurrence déloyale de produits contrefaits destinés à tromper le consommateur et logiquement proposés à des prix réduits. En France, les puces de Saint-Ouen sont un exemple emblématique du déploiement à grande échelle des marchés de contrefaçon : selon Claire Laclau, commissaire de police à Saint-Ouen, plus de 5 millions de visiteurs s'y rendent chaque année.
En outre, les produits contrefaisants présentent des dangers environnementaux et sanitaires souvent ignorés par les consommateurs bernés ou complices. Les cosmétiques contrefaits, notamment, contiennent parfois des substances chimiques qui sont nocives pour les consommateurs et pour l'environnement. De même, les médicaments contrefaits sont susceptibles de contenir des principes actifs nocifs et sont, pour certains, conservés et transportés dans des conditions qui sont loin de respecter les normes en vigueur.
La sécurité des usagers de certains services est aussi remise en cause par la présence des produits contrefaits sur les marchés. Par exemple, en décembre 2023, une enquête du Serious Fraud Office (SFO) au Royaume-Uni avait montré que l'entreprise AOG Technics vendait des pièces aéronautiques contrefaisantes destinées à des moteurs d'avions commerciaux. 126 appareils avaient ainsi dû être mis en retrait immédiatement.
Enfin, les entreprises criminelles emploient une main-d'oeuvre souvent très précaire. Les entreprises de contrefaçon ignorent souvent le droit du travail et ont recours à la traite d'êtres humains pour leurs activités. On se trouve ici devant un cas flagrant de pluridisciplinarité des criminels.
À tous niveaux, donc, la criminalité organisée infiltre l'économie légale au moyen de la contrefaçon.
La commission d'enquête estime que les consommateurs européens en sont pas suffisamment sensibilisés, aujourd'hui, aux risques qu'ils encourent lorsqu'ils achètent de la marchandise contrefaisante. Elle recommande ainsi le déploiement d'une campagne concertée entre les différents acteurs pour informer les citoyens sur les dangers de la contrefaçon.
Recommandation de la commission d'enquête : engager avec les industriels, l'Union des fabricants (Unifab) et nos partenaires européens une campagne d'ampleur de sensibilisation du consommateur aux risques sanitaire, sécuritaire et pénal auquel il s'expose par l'achat de biens contrefaisants.
b) Les entreprises du bâtiment, de la construction et des travaux publics : pénétrer un marché propice au blanchiment
Plusieurs caractéristiques du secteur du bâtiment, de la construction et des travaux publics (BTP) le rendent propices à l'intégration des organisations criminelles.
Comme indiqué, le BTP est l'un des secteurs les plus à même de répondre à la commande publique. Plusieurs exemples ont ainsi été porté à la connaissance de la commission d'enquête. L'un des plus intéressants est celui rapporté par le coordinateur national des groupes interministériels de recherche (GIR), M. Thierry Pezennec.
Exemple de la prise de possession, par des entreprises du BTP acquises aux criminels, de marchés publics
Lors de la pandémie de Covid-19, une mairie francilienne désigne une société pour installer un mur antibruit le long d'une route. Cette société est ensuite évincée par des individus se présentant comme mandataires de la société, qui imposent un nouveau chef de chantier. Ce dernier, ayant récupéré le marché, propose à des sociétés du BTP d'Île-de-France de décharger leurs terres non dépolluées, issues de chantiers locaux, contre rémunération. Près de 142 000 tonnes de terre, soit un talus de 500 mètres de long sur 20 mètres de haut, ont été ainsi déposées sauvagement.
Les investigations du GIR, du commissariat et de la direction régionale et interdépartementale de l'environnement, de l'aménagement et des transports (DRIEAT) ont conduit à l'identification de plusieurs sociétés liées au donneur d'ordre de ce dépôt sauvage. L'analyse des multiples comptes des sociétés et des personnes mises en cause a permis d'identifier les structures utilisées pour recevoir le montant des « prestations » encaissées.
Source : auditions de la commission d'enquête
Sans jeter le discrédit sur un secteur important de l'économie, il apparaît que le BTP est propice à la pénétration d'entreprises détenues en tout ou partie par des membres de réseaux criminels qui tirent avantage de leur situation pour encourager la commission d'autres infractions et métastaser le secteur. Comme l'indique le rapport d'activité de Tracfin en 2015 avec un schéma qui reste d'actualité, le BTP est un secteur qui facilite fortement l'emploi de main-d'oeuvre non déclarée, avec une concentration en Île-de-France, qui représente plus de la moitié des dossiers. La rémunération du travail non déclaré constitue l'un des principaux moyens d'écouler des espèces d'origine illicite : il en résulte que les organisations criminelles sont particulièrement attirées par la prise de contrôle d'entreprises de ce secteur. L'entreprise paye ses salariés en tout ou partie avec de l'argent sale et récupère de l'argent public lié au marché en toute impunité. Dans l'Analyse nationale des risques proposée par le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (COLB)122(*), plusieurs cas attestent que cette vulnérabilité du secteur.
L'existence de montages frauduleux
destinés à fournir des espèces aux
sociétés du BTP
Entre 2016 et 2018, 133 sociétés différentes du BTP ont bénéficié de la complicité de deux bars de Seine-Saint-Denis pour transformer massivement des chèques et virements reçus en argent liquide. Ainsi, pour des montants allant de 500 euros à 440 000 euros et en contrepartie d'une commission, les gérants des bars encaissaient au nom de ces sociétés les chèques ou virements et remettaient des espèces en échange.
Les investigations, menées entre 2020 et 2021, ont montré que les sociétés du BTP créditrices étaient souvent éphémères, radiées, ou en cours de liquidation. La plupart avaient manqué à leurs obligations déclaratives et certaines n'avaient établi aucune comptabilité.
Le nombre de sociétés concernées a permis de mettre en lumière plusieurs manières d'utiliser cet argent liquide. Une configuration repérée, qui concernait une société de rénovation, permettait à cette dernière de collecter les fonds de nombreux clients avant de les transférer dans les bars et de ne récupérer que de l'argent liquide, moyennant une commission de 7 %.
D'autres entreprises recrutaient des ouvriers dans lesdits bars puis les employait en tant que sous-traitants. La rémunération était alors effectuée avec des chèques sans ordre qui étaient remis aux sous-traitants, qui les faisaient ensuite encaisser par les bars.
Source : commission d'enquête, d'après l'Analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en France, janvier 2023
De même, Corinne Simon, préfète déléguée auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône, indiquait lors de son audition que la fausse facturation concernait souvent, en bout de chaîne, des entreprises du BTP. Ce procédé consiste à créer une entreprise qui n'existe pas en tant que telle - une « coquille vide » - mais peut justifier des opérations commerciales avec une société réelle. Il s'avère que, souvent, les entreprises du BTP se trouvent émettrices ou réceptrices de ces fausses factures : les prestations demandées portent alors essentiellement sur la fourniture de services, de conseils et de tout type de prestations intellectuelles difficilement évaluables.
L'inventivité des schémas repérés montre combien le secteur du BTP est propice à une infiltration des organisations criminelles, car il facilite à la fois le blanchiment et l'intégration dans les appels d'offre liés aux marchés publics.
c) Les entreprises de la logistique : fluidifier les flux de marchandises illégales
La criminalité organisée est aujourd'hui un phénomène mondialisé. Le rapport d'Europol123(*) sur les réseaux criminels les plus menaçants dans l'Union européenne (UE), en octobre 2024, montre que, sur les 821 réseaux étudiés, on retrouve 112 nationalités représentées parmi leurs membres. Plus des deux tiers de ces réseaux, soit 68 %, sont composés de membres de plusieurs nationalités et 68 % d'entre eux sont actifs à la fois dans l'UE et en dehors.
État des lieux de l'internationalisation
des réseaux criminels européens
les plus dangereux
Source : commission d'enquête, données Europol
Dans ce contexte, il est particulièrement intéressant, pour les réseaux criminels, de prendre le contrôle d'entreprises chargées du transport, de l'importation et de l'exportation de marchandises. Ceci leur donne une assise logistique utile pour maîtriser l'ensemble de la production et de la distribution de marchandises illégales ainsi que les revenus qui en résultent.
L'enjeu est en effet de taille pour les organisations criminelles : la sous-traitance de la distribution de produits illégaux, comme de la drogue ou des objets contrefaits, expose les criminels à ce que le sous-traitant soit peu vigilant et soit repéré par les services d'enquête ou, pire, qu'il trahisse afin de négocier une réduction de peine.
L'exemple du CIFA d'Aubervilliers : des procédures en cours contre l'un des plus grands centres de blanchiment par le commerce de gros
En France, le Centre international de commerce de gros France-Asie (CIFA), situé à Aubervilliers, constitue un bon exemple de cette prise de pouvoir des organisations criminelles sur les flux d'import-export.
Le Centre International de Commerce de Gros France-Asie (CIFA) est un centre de grossistes de commerce de gros spécialisé dans le prêt à porter féminin et masculin. Il a été ouvert à la fin de l'année 2006 et s'est peu à peu spécialisé dans l'importation de textile d'origine chinoise. Il est devenu un nouveau « Sentier chinois », en référence au quartier du sud du 11ème arrondissement de Paris qui abritait, dans les années 1990, de nombreux grossistes en textile d'origine asiatiques.
Tracfin a ainsi mis en relation à partir de 2021 de nombreuses sociétés-écrans qui opéraient depuis la région parisienne, l'Italie et l'Allemagne et auraient permis de blanchir près de 60 millions d'euros via des banques chinoises et hongkongaises.
L'enquête menée a révélé que des sociétés importaient des marchandises en minorant leur quantité, ce qui diminue le montant des taxes perçues. De même, leur origine peut être tronquée afin d'échapper à des droits de douane : des vélos venant de Chine, du jour au lendemain, devenaient originaires du Vietnam ou de Taïwan pour échapper à la mise en oeuvre de droits de douane renforcés sur les vélos chinois. L'activité, légale, est doublée d'une fausse facturation afin de permettre le blanchiment.
Dans le contexte du CIFA, certaines entreprises d'import-export déploient souvent une activité réelle mais minorée et une activité de services facilitant la fausse facturation. Leurs clients, des entreprises demandeuses d'espèces, souvent dans le secteur du BTP ou de la restauration, leur paient ces prestations par virement bancaire et reçoivent, en contrepartie, de l'argent liquide minoré d'une commission. Cet argent bancarisé est ensuite transmis jusqu'en Chine ou à Hong-Kong, où les fournisseurs peuvent renvoyer des conteneurs à l'entreprise d'import-export afin de rendre apparente la légalité de l'activité.
La difficulté à laquelle sont confrontés les enquêteurs est la multiplicité d'entreprises impliquées - près de 250 boutiques sont recensées au CIFA - et la complexité des réseaux et des schémas mis en oeuvre pour le blanchiment. Il n'en demeure pas moins qu'aucune impunité n'est laissée aux criminels et que des enquêtes sont encore en cours.
Le 20 septembre 2024, le parquet de Bobigny a ainsi requis 7 ans de prison contre l'un des principaux responsables, ainsi que 2,5 millions d'euros d'amendes et une interdiction de quitter le territoire français pendant cinq ans. Des peines de prison ferme et des amendes importantes ont aussi été requises pour 19 autres prévenus.
Source : auditions de la commission d'enquête
Il ressort que des fonds pouvaient transiter par les sociétés sans qu'il n'y ait de flux réel de marchandises, des flux inférieurs et parfois même supérieurs à ce à quoi correspondaient les sommes envoyées à l'étranger ou, à l'inverse, mises en circulation en France.
La prise de pouvoir sur les lieux de transits de marchandises est ainsi une priorité pour les organisations criminelles, tant pour sécuriser les flux des produits illégaux qu'elles souhaitent faire transiter que pour bénéficier d'un écran utile au blanchiment massif d'argent sale.
d) La manne du secteur des jeux de hasard
Les informations communiquées à la commission d'enquête lors de l'audition du service central des courses et jeux (SCCJ) de la police judiciaire ont permis de mettre en évidence l'appétence des criminels pour la prise de contrôle de clubs de jeux ou de casinos. En effet, la technique du « baronage », qui consiste à ce qu'un employé du jeu se laisse « acheter » et participe à une fraude ou une triche est aujourd'hui peu efficace à grande échelle. L'activité dans les clubs de jeu est aujourd'hui souvent filmée et vidéosurveillée : cette pratique ne peut donc être que locale et ponctuelle.
Au lieu de chercher à corrompre des salariés de casinos ou de clubs de jeux, les organisations criminelles cherchent désormais à entrer au capital des entreprises organisant des jeux. Comme l'indiquait Stéphane Piallat124(*) lors de son audition, « un exploitant de casino très connu disait qu'il fallait être propriétaire pour s'enrichir dans le casino - je dirais que pour blanchir, il faut l'être aussi ».
Un tel constat est partagé par Corinne Simon, préfète déléguée auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône, qui faisait remarquer de nombreux lien entre la criminalité organisée et le secteur du jeu et des casinos.
Pour lutter contre ce phénomène, le SCCJ, seul service du ministère de l'intérieur chargé du contrôle anti-blanchiment pour les casinos et les clubs de jeu, mène près de quarante audits de casinos chaque année. À cette occasion, le service vérifie les mesures prises en matière de lutte contre le blanchiment et de financement du terrorisme.
Une douzaine d'inspections par an sont aussi réalisées. Ces dernières ont lieu sur site et permettent un contrôle plus approfondi de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. En cas de manquement avéré, les casinos et clubs de jeu sont renvoyés devant la Commission nationale des sanctions (CNS).
La nécessité de prévenir l'acquisition des casinos par des organisations criminelles pousse le SCCJ à effectuer une étude préalable systématique à tout projet de prise de contrôle d'un établissement de jeu. Lorsqu'une demande d'autorisation pour l'acquisition d'un casino est étudiée, le principal travail est l'examen de l'origine des fonds.
L'exemple d'une tentative de prise de contrôle de casino
En 2020, une demande de reprise d'un casino placé depuis plusieurs mois en liquidation judiciaire est adressée au SCCJ. Les fonds destinés au rachat sont alors passés en revue par le service.
L'enquête permet de mettre en évidence que les fonds proviennent d'une holding située aux îles Caïmans et approvisionnée depuis la Chine, ce qui déclenche un examen plus poussé de l'opération. En effet, jusqu'au 6 octobre 2020, les îles Caïmans étaient situées sur la liste des territoires non coopératifs de l'Union européenne.
En réponse aux demandes du service pour obtenir la justification de l'origine de ces fonds, la personne qui souhaitait acquérir le casino a retiré sa demande et n'a plus donné signe de vie. Cette personne était localisée en Allemagne.
Source : auditions de la commission d'enquête
Le travail en amont réalisé par le SCCJ peut ainsi se révéler très efficace : une simple demande de l'origine des fonds permet de décourager un projet d'investissement potentiellement criminel. Il convient alors de maintenir une grande rigueur dans l'analyse des projets de reprise de casinos pour éviter une mainmise des organisations criminelles sur ces établissements. La complexification des schémas de financement, qui reposent souvent sur l'existence de plusieurs entreprises écran, demande aussi une formation accrue des enquêteurs.
e) L'investissement dans les petits commerces crée une concurrence déloyale
Outre les entreprises du bâtiment ou du secteur des jeux de hasard, il apparaît que l'interpénétration entre l'économie légale et l'économie criminelle passe massivement par l'investissement dans des petits commerces.
Ce recours aux petites échoppes répond en effet à de nombreux critères qui incitent les organisations criminelles à en prendre le contrôle :
- les petits commerces permettent un blanchiment d'argent de basse intensité sur un modèle réplicable de façon très aisée, ce qui permet par l'accumulation d'intégrer dans l'économie réelle des avoirs criminels massifs sans éveiller l'attention des autorités ;
- les petits commerces - souvent des barbiers, des ongleries, des épiceries, des enseignes de restauration rapide - sont des entreprises qui ne nécessitent pas d'avoir un personnel très formé, ce qui facilite leur ouverture rapide ;
- les organisations criminelles qui investissent dans les petits commerces bénéficient, au-delà d'une plateforme de blanchiment, d'un atout pour exercer une domination territoriale sur un quartier et gagner en honorabilité.
Les auditions de la commission d'enquête ont montré à quel point ces trois atouts des petits commerces avait un avantage pour les organisations criminelles.
La facilité du blanchiment et son ampleur, déjà mis en évidence dans la première partie de ce rapport, a été rapportée aux membres de la commission d'enquête et plusieurs exemples concrets ont été donnés.
Les petits commerces : une structure de
blanchiment efficace
qui permet aux organisations criminelles
d'intégrer l'économie légale
L'audition de Thierry Pezennec, coordinateur national des groupes interministériels de recherche (GIR), a permis à la commission d'enquête de réaliser combien la prise de contrôle des petits commerces se révélait une opportunité pour les groupes criminels.
Un contrôle réalisé par plusieurs membres du comité opérationnel départemental anti-fraude (CODAF) dans un salon de coiffure de type barber shop appartenant à une fratrie connue dans différentes procédures pour trafic de stupéfiants avait relevé plusieurs infractions. En particulier, l'emploi de travailleurs étrangers sans titre qui n'avaient pas fait l'objet de déclarations à l'Urssaf avaient été repéré.
Ce contrôle a permis l'ouverture d'une enquête pour des faits de travail dissimulé, blanchiment et infraction à la législation sur les étrangers. Les enquêteurs de la brigade mobile de recherche de la police aux frontières, ont alors investigué, en co-saisine avec le GIR local.
Les résultats de l'enquête ont montré l'ampleur que peut prendre l'intégration dans l'économie réelle de ces petits commerces :
- la fratrie détenait plusieurs salons de coiffure dans la région, dont une dizaine ont été perquisitionnés et fermés ;
- une douzaine d'étrangers sans titre de séjour, employés dans les salons, ont été interpellés ;
- plus de 100 000 euros en espèces et sur les comptes bancaires ont été saisis ;
Lors des perquisitions la découverte d'un registre des transactions réalisées par l'un des salons de coiffure a permis de reconstituer le chiffre d'affaires annuel d'un de ces salons, qui avoisinait les 600 000 euros, en contradiction avec le volume de clients journaliers, la masse salariale du salon et ses horaires d'ouverture. En moyenne, un tel salon a un chiffre d'affaires autour de 80 000 euros : une grande partie du chiffre d'affaires avait donc probablement une origine illicite.
Source : auditions de la commission d'enquête
L'exemple cité montre combien il peut être lucratif et facilitant pour une organisation criminelle d'investir dans de nombreux commerces.
La possibilité d'engager des personnes sans titre de séjour, a priori peu formées, prouve que ce type d'investissement est aisé pour les organisations criminelles, qui peuvent ainsi asseoir une domination sur certaines personnes vulnérables.
Enfin, comme l'indiquait Corinne Simon, préfète déléguée auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône, les investissements des criminels servent aussi à assurer le contrôle d'un territoire. Ainsi, l'argent sale n'est pas seulement envoyé à l'étranger, mais il est aussi très souvent facteur de prise de possession de l'économie légale de proximité. Ce constat est partagé par Frédéric Malon, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée à la direction nationale de la police judiciaire. Selon lui, la prégnance de la criminalité organisée sur un territoire se mesure à la présence plus ou moins forte de tels commerces. Ces derniers sont souvent localisés dans les quartiers difficiles avec une clientèle composée pour une large part de délinquants.
L'absence d'activités permettant le maintien normal d'un commerce ou la nature atypique de sa clientèle qui signale ces établissements aux habitants et aux élus de proximité que sont les maires. Le retard pris à fermer les commerces signalés par les populations et les élus nuit à la crédibilité de l'action de l'État contre le blanchiment. Comme elle l'a signalé lors de l'audition du préfet de Police de Paris, la commission d'enquête souhaite une association plus étroite des maires aux actions menées contre les « lessiveuses » présentes sur le territoire de leurs communes.
La difficulté à repérer ces petits commerces provient de leur zone d'activité très localisée et de leur apparence tout à fait légale. Par conséquent, il semble nécessaire de renforcer l'analyse financière de ces commerces de proximité à faible valeur ajoutée, peut-être à l'aide de moyens automatisés de traitement de l'information.
À défaut, l'emploi d'enquêteurs est nécessaire pour observer l'absence ou la faible présence de clients dans ces structures, afin d'estimer le chiffre d'affaires effectivement réalisé.
Recommandation de la commission d'enquête : Renforcer les moyens de contrôle des petits commerces par le ciblage des quartiers les plus exposés, une analyse financière accrue de ces entreprises et une meilleure association des maires.
e) L'inventivité au service d'une hybridation de l'économie
L'hybridation de l'économie recherchée par les organisations criminelles, si elle touche en particulier certains secteurs, peut cependant s'étendre à l'ensemble des activités.
Ainsi, la commission d'enquête a pu connaître des cas de créations de sociétés dans le traitement de déchets : la mainmise sur cette activité permet aux organisations criminelles de s'adjuger un fort pouvoir de chantage vis-à-vis des autorités publiques comme ce fut le cas dans le sud de l'Italie.
De même, le gang corse du Petit Bar avait pris le contrôle du club de football d'Ajaccio : les masses financières qui circulent dans le milieu de sport professionnel ainsi que la gestion d'infrastructures coûteuse était un moyen de permettre l'entrée d'argent à blanchir tout en facilitant la porosité entre économie légale et criminelle.
L'immobilier et l'art ainsi que l'ensemble des secteurs dans lesquels le prix des biens vendus peut être atypique et dans lequel l'uniformisation ne peut, par essence, pas avoir lieu, sont enfin propices à attirer l'appétit des groupes criminels. Cela concerne ainsi, comme le rappelait Corinne Simon, les prestations intellectuelles : il est plus aisé de gonfler la facture de services immatériels, qui parfois ne sont jamais réalisés, que de surfacturer une production concrète.
Dans les faits, l'ensemble de l'économie peut ainsi être soumise à l'emprise des organisations criminelles qui prennent le contrôle d'entités légales, sous couvert d'un investissement tout à fait anodin.
3. La création de zones grises de l'économie par le brouillage entre activité légale et illégale
La menace représentée par l'entrée des organisations criminelles dans l'économie légale, sous couvert d'entreprises légales, produit ses effets dans le temps. En effet, l'interpénétration entre sphères légale et illégale produit des conséquences qui s'accroissent à mesure que cette évolution symbiotique devient inhérente au marché.
Dans un premier temps, la présence d'entreprises légales criminelles dans un marché tend à décorréler le prix facturé de la qualité du service fait. Le recours à des personnes peu qualifiées peut limiter la qualité des prestations fournies. Les infrastructures construites dans le cadre de marchés publics peuvent être défectueuses. Par exemple, dans le contexte italien, l'infiltration par la mafia des services de traitements de déchet en Campanie ont provoqué un affaissement de la qualité de la gestion des déchets, qui ne répond pas aux normes de sécurité environnementales et sanitaires.
Dans un second temps, les entreprises légales criminelles tendent à évincer les entreprises concurrences du secteur dans lequel elles sont intégrées, ce qui provoque des situations de monopole artificiel qui permet un renchérissement du coût de la prestation proposée et une opacification du marché. Les méthodes utilisées sont pour une partie celles de l'intimidation et de la violence. Il est aussi possible voire aisé, pour les entreprises légales criminelles, de provoquer le dépôt de bilan leurs concurrents avec la proposition de services à des prix qui cassent le marché : la manne de l'argent sale peut participer à rémunérer les employés qui proposent le même service que leurs concurrents à un moindre prix. Le ciblage de secteurs où le niveau de formation est réduit ainsi que le recours au travail dissimulé favorise cette pratique.
La contamination de l'économie légale par des entreprises liées à la criminalité organisée crée donc, outre un marchepied pour pérenniser le blanchiment de proximité, de fortes frictions économiques qui mettent à mal les secteurs concernés.
4. Le rôle clé des autorités pour empêcher, en amont, la formation d'entreprises « légales criminelles125(*) »
La difficulté consiste, pour les services administratifs et de contrôle, à empêcher en amont la formation des entreprises « légales criminelles ». En effet, on constate qu'il est difficile, une fois que de telles entreprises sont intégrées au marché, de les repérer efficacement. En outre, les externalités négatives qu'elles produisent, sur les plans économique et social, s'accentuent avec le temps, à mesure que le secteur concerné est désorganisé et perd en capacité de production.
Il convient donc, pour lutter efficacement contre l'interpénétration de l'économie légale et de l'économie criminelle, de favoriser une action des services en amont, pour empêcher la création de ces entités. La régulation du secteur des jeux de hasard, de ce point de vue, semble bien fonctionner.
L'exemple de la régulation ex ante des points de vente de jeux de hasard
Le service central des courses et jeux (SCCJ) de la police judiciaire a la responsabilité d'accorder les autorisations pour tous les demandeurs d'exploitation des points de vente de la Française des Jeux et du Pari mutuel urbain (PMU).
Les contrôles réalisés permettent de prévenir l'acquisition de ces points de vente par des organisations criminelles. En amont de l'autorisation, le service réalise une enquête administrative sur le demandeur ainsi que sur les fonds destinés à financer l'acquisition du commerce. L'objectif est ainsi double : repérer les falsifications éventuelles d'identité et réduire le blanchiment permis par la prise de possession du point de vente.
Par exemple, lorsqu'un particulier présente un plan de financement dans lequel les donations d'un tiers sont d'un montant supérieur à celui du plan de crédit ou du crédit bancaire obtenu, il est probable que le demandeur ne soit pas le vrai propriétaire du point de vente. L'enquête peut alors aboutir au refus de la demande d'acquisition, en particulier si le donateur est connu des services de police.
En 2024, 10 439 enquêtes administratives relatives aux demandes d'agrément ont eu lieu, ciblant 14 539 personnes. Il s'agit donc d'un travail de grande ampleur mais qui connait des limites. En particulier, le temps laissé aux services pour mener à bien certaines enquêtes sur l'origine des fonds n'est pas toujours suffisant. Il a été signalé à la commission d'enquête que des cabinets d'avocat dédiés permettent à des organisations criminelles de monter des dossiers qui ont une apparence parfaitement légale : les services d'enquête ont ainsi besoin de temps pour réussir à mener à bien leurs investigations.
Malgré cette vigilance en amont, des points de vente agréés tombent aux mains d'organisations criminelles. Il revient alors au service de suspendre et de retirer les autorisations d'exploitation lorsque des dysfonctionnements sont constatés.
Source : auditions de la commission d'enquête
Cet exemple illustre que la priorité est de dissuader autant que faire se peut et au plus tôt les organisations criminelles, en amont, de prendre le contrôle d'entreprises, dans la mesure où plus l'économie est gangrénée par la présence d'entreprises légales criminelles, plus il est difficile de rétablir un marché fonctionnel.
Il faut bien admettre que les services dédiés au contrôle en amont des changements de propriétaires d'entreprises font face à des injonctions contradictoires : ils doivent repérer les tentatives des criminels, tout en faisant en sorte que leur travail ne ralentisse pas l'activité économique. Or, comme le montre l'exemple du secteur des points de vente de jeux de hasard, on constate une montée en gamme des organisations criminelles, qui gagnent en compétence pour maquiller l'origine des fonds, le voleur court toujours plus vite que le gendarme.
Les secteurs les plus ciblés par la criminalité organisée sont néanmoins des activités souvent peu propices à l'innovation et donc peu soumises à une nécessité de fluidité des capitaux très forte : un petit commerce, un point de vente de jeux d'argent ou une entreprise de travaux sert souvent une clientèle locale et captive et n'est pas véritablement exposé à une course à l'innovation ou à une concurrence mondialisée. Il serait par conséquent possible de mieux contrôler les reprises d'entreprises dans certains domaines propices au recyclage des fonds de la criminalité organisée.
Recommandation de la commission d'enquête : rendre systématique la vérification de l'origine des fonds avant la reprise d'une entreprise, en particulier dans les secteurs ciblés par les investissements de la criminalité organisée.
* 108 Fabrice Arfi, D'Argent et de Sang, 2018, Seuil.
* 109 Ministère du Travail, communiqué de presse : « Activité partielle : Olivier Dussopt présente le bilan des actions de contrôle et de lutte contre la fraude menées par les services de l'État depuis 2020 », mai 2023.
* 110 Amendement n° 535 rect., projet de loi de finances rectificative pour 2020, présenté le 15 juillet 2020 par Nathalie Goulet.
* 111 Sénat, commission d'enquête sur les coûts et les modalités effectifs de la commande publique et la mesure de leur effet d'entraînement sur l'économie française, juin 2025.
* 112 Conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi contre toutes les fraudes aux aides publiques, adoptées le 14 mai 2025 à l'Assemblée nationale et le 21 mai 2025 au Sénat. Le texte attend actuellement son examen par le Conseil constitutionnel, qui a été saisi le 26 mai 2025 par au moins soixante députés.
* 113 Professeur à l'EDHEC Business School et spécialiste de l'économie du crime, auditionné par la commission d'enquête le 27 mars 2025.
* 114 France Charbonneau et Renaud Lachance, Rapport final de la Commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction, novembre 2015.
* 115 Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
* 116 AFA, DEA, Guide de l'achat public, juin 2020.
* 117 Catherine Prébissy-Schnall, « Les marchés publics resteront-ils le domaine privilégié de la corruption politico-administrative ? », Revue française d'administration publique no 175, 2020, p. 693-706.
* 118 Europol, Leveraging legitimacy: How the EU's most threatening criminal networks abuse legal business structures, décembre 2024.
* 119 Europol, Decoding the EU's most threatening criminal networks, 2024.
* 120 Unifab, Contrefaçon et crime organisé, juin 2025.
* 121 Article L.335-2 du code pénal.
* 122 COLB, Analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en France, janvier 2023.
* 123 Europol, Decoding the EU's most threatening criminal networks, 2024.
* 124 Chef du service central des courses et jeux, auditionné le 6 mars 2025.
* 125 L'universitaire Clothilde Champeyrache développe depuis sa thèse en 2001 la notion d'entreprise légale mafieuse : légale par son activité, mafieuse par sa propriété. La France étant peu touchée, à l'exception de la Corse, par des structures réellement mafieuses, la commission d'enquête propose la terminologie d'entreprise « légale criminelle » : légale par son activité mais propriété d'une organisation criminelle.