D. LA FRONTIÈRE TECHNOLOGIQUE D'UN PHÉNOMÈNE EN PERPÉTUELLE MUTATION : L'ENJEU DE L'USAGE DES CRYPTOACTIFS PAR LES ORGANISATIONS CRIMINELLES
Le blanchiment prend des formes diverses, il tire prospère en raison des besoins d'argent liquide et des incohérences de réglementation entre pays. Il peut emprunter des formes rudimentaires, mais les blanchisseurs savent également saisir les opportunités que leur offrent les nouvelles technologies. L'exemple de la blockchain, et notamment des cryptoactifs tels que le Bitcoin, est à cet égard édifiant.
1. Ampleur du phénomène
En France en 2024, environ 12 % de la population possédait un portefeuille de cryptoactifs, dont 57 % avaient moins de 35 ans et 24 % de 18 à 24 ans101(*). La France tend à rattraper les autres pays européens où les taux ont tendance à stagner : au Pays-Bas le taux de détenteurs s'établit à 17 %, 16 % au Royaume-Uni, 12 % Allemagne et 11 % en Italie. D'après la Banque centrale européenne (BCE), en 2022, seuls 18 % des détenteurs français de cryptoactifs les utiliseraient comme moyen de paiement.
Selon un chiffre partagé par plusieurs personnes auditionnées, en 2024, les flux illicites en cryptoactifs oscillaient entre 40 et 60 milliards de dollars, soit entre 0,1 % et 0,4 % de l'ensemble des transactions en cryptoactifs. Ces chiffres incluent les fraudes, les contournements des sanctions internationales, et d'autres flux illicites et ne se limite pas au blanchiment. Les services d'enquête auditionnés ont tous indiqués que la part des cryptoactifs dans les trafics devenait inquiétante.
Le Bitcoin, dont la capitalisation très fluctuante avoisine les 1 900 milliards de dollars en 2025, représente environ 50 % du marché des cryptoactifs. Chaque jour, l'équivalent d'environ 50 milliards d'euros s'échangent en Bitcoin.
2. Une technologie qui présente des limites en matière de blanchiment
Les cryptoactifs permettent un transfert décentralisé de la valeur : la transaction se fait directement d'un portefeuille de crypto à un autre, sans passage par un intermédiaire. Ils reproduisent de ce point de vue les avantages de l'argent liquide, l'échange peut être réalisé à distance, éventuellement de manière transfrontalière, et sur un montant illimité, libérant les trafiquants des problèmes logistiques propres aux liquidités. Comme pour les espèces, les cryptoactifs peuvent être conservées sur un support physique, sorte de coffre-fort portable le plus souvent équivalent à une clef USB, un ledger, dont l'achat n'est pas régulé. Ils peuvent également être achetés et conservés en ligne sur une plateforme d'échange régulée (PSAN). Dans ce dernier cas, on se rapproche du fonctionnement d'une banque classique.
Dans la mesure où il n'existe pas encore d'équivalent du FICOBA pour les cryptoactifs, les autorités n'ont pas les moyens de connaître l'ensemble des portefeuilles détenus par une personne. Les méthodes classiques d'investigations, fondées sur des réquisitions à des intermédiaires privés se révèlent donc inadaptées. De plus, les portefeuilles de cryptos sont « pseudonymisés » : leur propriétaire ne révèle pas sa véritable identité, mais uniquement un pseudonyme. En revanche, s'il souhaite convertir une partie des cryptoactifs en espèces, il lui faudra les convertir sur une plateforme d'échange à destination d'un compte bancaire. Le nom du bénéficiaire pourra alors être obtenu auprès de la banque de domiciliation.
De plus, les transactions réalisées en cryptoactifs sont conservées indéfiniment dans l'historique de la blockchain, lui-même libre d'accès. Elles sont donc potentiellement intégralement retraçables, contrairement à celles réalisées en espèces. Ceci ne signifie toutefois pas qu'elles puissent être facilement lisibles par tout un chacun, ainsi que l'illustre l'utilisation des « mixeurs de crypto », dont l'usage est considéré comme un blanchiment présumé en France depuis l'entrée en vigueur de la loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic102(*). Certaines compétences techniques, voire technologiques sont nécessaires, ainsi que l'ont rapporté les services d'enquête spécialisés de la police nationale, de la gendarmerie nationale, des douanes ou d'Europol.
Les domaines des espèces et des cryptoactifs ne sont pas indépendants ou étanches : un détenteur de cryptoactif pourra vouloir les changer en espèces et inversement. Par exemple, un collecteur d'espèces travaillant sur un trafic pourra charger un portefeuille crypto à partir d'espèces via ce que les enquêteurs de l'Office français anti-cybercriminalité (OFAC) appellent des « distributeurs de crypto », machines qui permettent la conversion pseudonymisée de l'ordre de milliers d'euros d'espèces par jour vers un actif et inversement. Ces machines, interdites en France, sont parfois placées discrètement dans des petits commerces. Situés à proximité de points de deal, elles permettent aux trafiquant de régler quotidiennement leur problème logistique. L'OFAC a indiqué avoir démantelé un réseau de 14 de ces distributeurs en région parisienne et dans le Nord. Un portefeuille de cryptoactifs peut également être alimenté via une carte prépayée, laquelle peut être chargée de plusieurs milliers d'euros d'espèces.
Les services d'enquête spécialisés en cryptoactifs sont nombreux : la gendarmerie, la police nationale et la préfecture de police de Paris possèdent chacune un service centralisé, qui eux-mêmes dirigent des antennes territoriales, parallèlement à l'existence, au sein des services territoriaux, d'enquêteurs spécialisés qui d'ailleurs peuvent servir d'interface avec ces services centraux. Chacun déplore le peu de moyens mis à leur disposition pour attirer les profils d'enquêteurs spécialisés dans ces types d'investigations qui, toujours d'après les mêmes sources, se rencontrent de plus en plus souvent dans les enquêtes dirigées contre la criminalité organisée et les réseaux de blanchiment. Les compétences vont de questions pratiques telles que le repérage de portefeuille crypto lors des perquisitions à des formations spécifiques au retraçage d'un flux sur la blockchain.
Perspectives de blanchiment : aucune limite si les paiements se font en crypto ; quelques milliers d'euros par jour s'il faut passer par un distributeur automatique de cryptos.
Services concernés : services d'enquête, Tracfin.
Recommandation de la commission d'enquête : mieux réguler les cryptoactifs et notamment anticiper la transposition de la future directive européenne instaurant un FICOBA des cryptoactifs.
En résumé, dans son rapport de 2023 consacré à la criminalité financière, Le Revers de la Médaille, Europol rappelle quelques chiffres édifiants :
- 70 % des groupes criminels ont recours à des techniques basiques de blanchiment d'argent ;
- 71 % ont recours à la corruption ;
- 30 % sont engagés avec des réseaux de blanchiment professionnalisés ou ont recours au système de banques occultes ;
- 80 % des groupes criminels détournent l'activité d'entreprises légales.
L'ensemble des techniques de blanchiment des espèces vus plus haut peut être synthétisé dans l'infographie suivante, qui montre la complémentarité des techniques ainsi que leur territorialité, en France ou à l'étranger.
Source : DNPJ
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Les développements qui précèdent décrivent la facilité avec laquelle les criminels se jouent des réglementations en vigueur pour disposer librement du profit de leurs crimes. Comme on l'a vu, certains réseaux de blanchiment proposent leurs services à tous les trafiquants et ne s'intéressent pas à l'origine des fonds. Leur profit vient de la commission qu'ils demandent, représentant de l'ordre de 30 % des sommes blanchies. S'attaquer à ces réseaux spécialisés permet de frapper plusieurs trafics par ricochet. D'autres réseaux criminels ont intégré la fonction « blanchiment » dans leur organisation interne, notamment en investissant dans la sphère légale.
Le blanchiment peut prendre plusieurs formes d'intensité variable, et plus le réseau sera structuré plus les signaux seront discrets, perdus au milieu de l'économie légale. Il est à cet égard important de réagir au plus vite afin de développer une culture de la lutte contre le blanchiment, phénomène criminel qui peut être territorial, commercial, bancaire, international.
La lutte est d'autant plus efficace qu'elle touche des acteurs souvent déterritorialisés, qui à l'instar de multinationales du crime, arbitrent constamment entre les différentes zones pour cibler les plus propices au développement de leurs activités.
S'attaquer à ces réseaux demande une approche globale, mêlant services d'enquêtes judiciaires, douaniers, agents de Bercy, des URSSAF ou de l'inspection du travail, mais aussi des remontées de terrain. C'est une culture de la lutte contre le blanchiment, une sorte d'hygiène de base qu'il s'agit de diffuser en priorité dans la classe politique, et les élus, mais aussi parmi les citoyens qui seront les premières vigies.
L'or, valeur refuge des trafiquants et instrument de blanchiment
L'attention de la commission d'enquête a été attirée à de nombreuses reprises sur l'importance que représente le trafic d'or pour les réseaux internationaux de blanchiment.
La thématique a fait l'objet de nombreux rapports d'organismes internationaux, dont celui du GAFI en 2015103(*) ou d'Interpol en 2021 concernant l'Afrique centrale104(*).
D'après Interpol, le stock d'or extrait mondialement s'élève à 216 000 tonnes (soit l'équivalent de 22 m3), et le stock restant à extraire est évalué à 182 000 tonnes. Les flux extraits chaque année sont difficilement évaluables, compte tenu du poids des extractions clandestines. On considère que les données internationales officielles représentent environ 10% de la production réelle.
Concernant la production aurifère d'Afrique centrale, Dubaï représente le principal point de passage avant le transfert du métal vers le reste du monde, puisqu'on considère que l'émirat draine 95% de la production de la zone, soit l'équivalent de 3 milliards de dollars par an.
Source : Interpol
D'après l'ONG Swiss Aid105(*), 66,5 % (405 tonnes) de l'or importé aux E.A.U. en provenance d'Afrique a été exporté en contrebande des pays africains. Entre 2012 et 2022, 2 596 tonnes d'or africain importé aux E.A.U. n'ont pas été déclarées à l'exportation dans les pays africains. Au prix moyen de l'or sur ces onze années, cela correspond à une valeur totale de 115,3 milliards de dollars.
Source : Swiss aid, op. cit. à partir des données UN Comtrade HS7108
L`analyse des données comparatives entre les données d'exportation des pays d'Afrique centrale d'une part, et des données d'importation de Dubaï d'autre part, laisse voir la part massive que représente la fraude dans ces pays de production.
Source : Interpol
Compte tenu des montants en jeu, le secteur de l'extraction illégale d'or se révèle très lucratif pour les organisations criminelles. Il implique souvent des réseaux très organisés en termes logistiques ainsi qu'un haut niveau de corruption d'agent publics.
Comme l'a rappelé la DGDDI à la commission d'enquête, l'or est une ressource particulièrement précieuse aux yeux des organisations criminelle.
Il constitue :
- un instrument monétaire, parfois utilisé pour remplacer la monnaie courante dans certaines transactions ;
- une valeur d'investissement, souvent une valeur refuge - particulièrement en temps de crise, compte tenu de la hausse régulière et continue des cours sur le moyen/long terme ;
- un minerai convoité, dont l'extraction illégale produit 15 à 20 % de l'or disponible sur le marché ;
- une matière première nécessaire dans la fabrication d'instruments et de matériels de haute technologie, dans les domaines de la santé, de l'informatique/robotique ;
- un produit de luxe, une fois transformé en bijoux, montres et autres articles, parfois utilisé comme un signe extérieur de richesse.
Ces différents attributs de l'or entraînent des facteurs de vulnérabilité, en en faisant un véhicule attrayant pour le blanchiment, et qui ont été identifiés dans l'analyse sectorielle des risques des négociants de pierres et métaux précieux publiée en 2023 par la DGDDI.
Plus particulièrement, ce marché est d'abord caractérisé par la forte circulation de l'argent liquide.
Il existe dans tout pays un marché d'achat-vente d'or aux particuliers, que ce soit sous forme de bijoux, de pièces ou de lingots. Le dynamisme de l'offre et de la demande y dépend de facteurs économiques (évolution des cours, instabilité) et culturels (rôle social de l'or, confiance dans sa valeur refuge, affichage de la richesse).
Dans plusieurs pays, ce marché fonctionne dans une économie caractérisée par de faibles taux d'inclusion financière et une forte circulation d'argent liquide, ce qui implique que la plupart des transactions y sont réalisées sous cette forme. Dans certains pays, l'absence de seuil sur le paiement en espèces, ou des seuils élevés, permettent une forte circulation de l'argent liquide sur le marché de l'or. Couplée à la difficulté de s'assurer de la traçabilité de l'or acheté et vendu, le secteur est ainsi vulnérable à l'intégration et au placement de revenus illicites comme d'or illégal.
L'activité d'achat-vente d'or à des particuliers peut également présenter en elle-même un intérêt pour des groupes criminels cherchant à falsifier l'origine de leurs revenus illicites ou à les mêler à une activité économique légitime.
L'or peut être échangé de manière anonyme et il est très compliqué d'assurer la traçabilité des transactions.
Dans de nombreux pays, l'absence d'obligation d'identifier les parties à la transaction de vente d'or rend impossible la traçabilité des opérations. De plus, il est très difficile d'identifier singulièrement l'or vendu ou acheté sauf à ce qu'il soit précisément décrit, doté d'une caractéristique spécifique ou accompagné d'une documentation. Une fois l'or transformé (par exemple de l'or cassé fondu en lingot), la traçabilité devient impossible.
De plus, peu encombrant, dissimulable, convertible et fongible, l'or présente des caractéristiques favorisant sa dissimulation et sa contrebande. L'or recyclé représente un tiers du nouvel or entrant chaque année sur le marché. La collecte de l'or recyclé intervient principalement sur les marchés de consommation finale. Fondu, affiné puis raffiné, l'or réintègre le marché sans perte de valeur provoquée par une dégradation de sa qualité.
Enfin, l'entrée en vigueur le 3 juin 2021 du Règlement dit « Cash Control » ainsi que la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière, ont permis d'homogénéiser la réglementation applicable aux mouvements transfrontaliers d'or, en l'incluant dans la définition de l'argent liquide soumis à déclaration en cas de franchissement de frontière d'un montant supérieur à 10 000 euros.
L'or fait l'objet de nombreuses infractions, dont les plus courantes sont les trafics internationaux (contrebande, import/export sans déclaration), les extractions illégales en Amérique du Sud (Guyane) et en Afrique, ou encore les vols sous différentes formes (braquages, à l'arraché pour les bijoux, à domicile, etc.) etc. Ces infractions engendrent elles-mêmes d'autres infractions de conséquence, nécessaires au stockage et à l'écoulement sur le marché de l'or obtenu illégalement, comme, par exemple, le recel et la détention en vue de la fonte illégale.
C'est pourquoi, ce métal précieux fait l'objet d'une attention et d'une surveillance particulières de la part des autorités publiques et singulièrement de la douane. À ce titre, la réglementation de la garantie des métaux précieux concourt aux objectifs de surveillance du marché, par diverses mesures comme la déclaration de profession, la tenue du registre de police, etc. Elle permet, en outre, de lutter efficacement contre les fonderies illégales et participe notamment à la lutte contre le recel. De plus, l'ensemble des acteurs du marché de l'or (et, à titre général, des métaux précieux et pierres précieuses), que sont les négociants, les fondeurs, les importateurs, mais aussi les officines de rachat d'or, les joailliers et autres bijoutiers, et encore le secteur financier et bancaire, est soumis au dispositif préventif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme et d'application des mesures de gel des avoirs. Les administrations comme la DGDDI, la DGCCRF et l'ACPR, se répartissent le contrôle de la correcte application par les opérateurs du secteur, de ces mesures préventives.
L'extraction en zone de guerre comme au Soudan doit attirer la vigilance des autorités internationale.
Il y a eu les diamants de sang, l'or peut-être aussi souillé du sang de victimes innocentes.
Le cours astronomique de l'or 95 euros le gramme, et une législation facilement contournable peut expliquer ce tropisme .
Les pierres précieuses : mieux comprendre les enjeux
Lors de son audition, Bertrand Monnet a fait état à la commission d'enquête d'informations relatives au commerce des pierres précieuses qui appellent une analyse approfondie. « J'observe également un phénomène récent que je souhaite étudier en me rendant sur place en juin prochain : l'implication croissante de narco-organisations dans le commerce des pierres précieuses, notamment des émeraudes. Dans ce cas, deux schémas existent : le premier consiste simplement en l'achat de pierres ; le second, également ancien, consiste à acquérir des parts d'entreprises légales, payées en cash, dans un secteur faiblement régulé, à savoir des mines ou des entreprises de transformation. Enfin, différentes organisations de narcotrafiquants présentes depuis longtemps à Anvers et connaissant parfaitement ce secteur m'ont déclaré investir dans les pierres précieuses à travers de joint-ventures montées avec des organisations européennes et de la corruption de certains acteurs locaux. Ce sont leurs mots, issus de conversations que j'ai pu avoir avec eux, mais je n'ai absolument pas vérifié ni documenté ce phénomène ; ce schéma aurait toutefois du sens. »
Mme Bernadette Pinet-Cuoq, présidente exécutive de l'Union française de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, des pierres et des perles (UFBJOP). A constaté que les menaces sont bien établies, notamment « les réseaux de blanchiment professionnels, la fraude fiscale et le recel liés à l'or, ainsi que le recel et l'intégration de pierres précieuses d'origine illicite. Il convient également de souligner les mesures transversales telles que le recours à des professionnels complices ou encore l'utilisation de ces actifs comme avoirs criminels. »
Depuis 2001, les négociants en métaux précieux et pierres précieuses sont assujettis à la réglementation LCB FT, qui impose le seuil de vigilance de 10 000 euros. Les professionnels doivent également tenir un livre de police indiquant la nature, les caractéristiques et la provenance des biens vendus. La réglementation douanière impose l'obligation, en vertu de l'article 215 du code des douanes, de détenir et de pouvoir présenter à tout moment les preuves de l'importation légale des bijoux, perles ou pierres précieuses.
Par ailleurs le « processus de Kimberley », vise à mettre un terme au commerce des « diamants de la guerre », aussi appelés les « diamants de conflits », afin d'empêcher que le profit issu de leur vente ne soit utilisé pour financer des guerres ou des mouvements de rébellion contre les gouvernements. Soutenu par un mandat des Nations unies, ce processus regroupe quatre-vingt-deux pays, représentant la quasi-totalité de la production mondiale de diamants. Le certificat KP, délivré dans ce cadre, accompagne les ventes de diamants bruts et atteste qu'ils ne sont pas utilisés pour soutenir des conflits armés. De plus, les participants doivent fournir un rapport annuel et mettre en place des législations et des contrôles concernant l'exportation, l'importation et le commerce intérieur des produits.
Les entreprises membres de l'UFBJOP appliquent le dispositif légal ainsi que des diligences spécifiques renforcées. Des audits et des visites sont menés par des collaborateurs, qui s'appuient sur une cartographie des flux de production afin de valider la traçabilité des pierres. Des audits complémentaires sont également réalisés et comportent des tests de réconciliation entre les factures d'achat de brut et celles de vente de diamants taillés, et l'examen des fichiers mensuels.
La commission d'enquête a cependant été alertée sur la possibilité pour un professionnel du secteur de contourner les obligations LCB-FT et les contrôles ne serait-ce qu'au travers de filiales en Suisse par exemple. Les pierres précieuses sont très facilement transportables.
La pression exercée sur le secteur des pierre précieuses, notamment au Pays Bas doit donc faire l'objet d'une analyse plus fine tendant à identifier les facteurs de vulnérabilité du secteur.
Dans le prolongement des travaux de l'UFBJOP, le rapporteur propose un suivi de ce secteur avec les professionnels.
Les cartes prépayées, une limitation nécessaire
L'utilisation de cartes prépayées constitue une méthode à laquelle ont recours certains groupes criminels dans le cadre d'opérations de blanchiment de capitaux. Ces instruments de paiement, assimilables à des cartes de débit et le cas échéant rechargeables, permettent de disposer d'un moyen de paiement électronique sans nécessiter l'ouverture d'un compte bancaire ni aucun engagement contractuel. En 2021, le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (COLB) dénombrait 64 millions de transactions effectuées par le biais de cartes prépayés délivrées par des établissements agréés en France pour une valeur totale d'un peu plus d'un milliard d'euros.
L'attrait pour ces cartes s'explique notamment par la faculté d'en faire un usage anonyme, bien que celle-ci ait été progressivement restreinte par les législations récentes. L'anonymat qu'elles confèrent permet une utilisation discrète, susceptible de contourner les dispositifs de contrôle et d'échapper à toute surveillance financière.
N'exigeant pas de compétences techniques spécifiques, ce type de carte a notamment été utilisé par les auteurs des attentats du 13 novembre 2015 à Paris dans le cadre de la phase préparatoire de leurs actions. Depuis, différentes réglementations ont renforcé l'encadrement du recours aux cartes prépayées. Parmi elles, la cinquième directive LCB-FT 2018/843, adoptée le 30 mai 2018 à la suite de scandales financiers tels que les Panama Papers et des vagues d'attentats du milieu des années 2010 en France, a accru la lutte contre leur utilisation anonyme en abaissant les montants de recharge, de stockage, de remboursement et de paiement permettant de s'affranchir des mesures de vigilance, notamment d'identification. Dès lors, le plafond des cartes non rechargeables et anonymes est désormais fixé à 150 euros au lieu de 250 euros auparavant (article R. 561-16-1 du code monétaire et financier). Au-delà de ce montant, les émetteurs sont tenus de demander une copie d'une pièce d'identité ainsi qu'un justificatif de domicile, suivant le principe de la procédure de connaissance du client (KYC, Know Your Customer, en anglais).
Si les plafonds d'utilisation de ces cartes sont strictement encadrés, le nombre de cartes qu'un même individu peut acquérir demeure, en pratique, peu contrôlé. Le secteur demeure relativement peu régulé, et les distributeurs de ces cartes, insuffisamment formés et sensibilisés aux enjeux du blanchiment, font généralement l'objet de contrôles aléatoires. Dès lors, une partie des réseaux de narcotrafiquants recourent à cette technique de blanchiment, notamment grâce à la corruption - consentie ou contrainte - des gérants des commerces qui délivrent ces cartes.
Le recours aux cartes prépayées peut également constituer un moyen de contournement des plafonds limitant le paiement en espèces et permet de procéder à un paiement au-delà du plafond de 1 000 euros. À ce jour, il est possible de recharger sa carte en achetant des coupons avec des espèces à condition de ne pas dépasser un plafond global de recharge qui s'établit à 10 000 euros, a indiqué la directrice générale du Trésor. Dans ce cas de figure, si l'anonymat de la carte n'est plus possible, la provenance des fonds ayant permis l'achat de coupons au moyen d'espèces ou moyens de paiement non traçables, n'est pas ou peu contrôlée.
Par ailleurs, le secteur des jeux en ligne constitue également un vecteur de risque en matière de blanchiment par le biais de l'utilisation de cartes prépayées. Si le cadre réglementaire est plutôt satisfaisant puisqu'il n'est pas possible de jouer en ligne sans disposer d'un compte joueur, c'est-à-dire sans s'identifier préalablement, les enquêtes révèlent que certains utilisateurs approvisionnent ces comptes au moyen de cartes prépayées dont l'origine des fonds est difficilement traçable. Pour cela, il convient d'acheter des cartes en grand nombre, de les utiliser pour alimenter un compte de jeu, puis de transférer les gains sur un compte bancaire, permettant ainsi d'injecter dans le circuit économique légal des fonds potentiellement issus d'activités illicites.
Source : Rapport du COLB, « Analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en France », janvier 2023
Les cryptoactifs, préciser la
réglementation :
une nécessaire pédagogie, une
indispensable formation
Les cryptoactifs présentent plusieurs caractéristiques attractives pour les réseaux criminels. Ils permettent d'effectuer des échanges transfrontaliers instantanés, sans contrainte géographique ni plafond et 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Par ailleurs, les cryptoactifs assurent aux utilisateurs non pas un anonymat total, mais un pseudonymat : l'identification des utilisateurs par le biais de clés numériques publiques rend particulièrement difficile la découverte de leur identité réelle. Il s'avère complexe d'obtenir l'identité réelle du détenteur, sauf à disposer d'outils spécialisés et d'une analyse d'experts particulièrement avertis.
De plus, les cryptoactifs présentent l'avantage de pouvoir être conservés dans des portefeuilles numériques autonomes, soit physiques à l'instar de ceux proposés par Ledger (qui prennent la forme de petites clés USB) soit accessibles en ligne ou par le biais d'un logiciel comme Metamask, ces derniers étant toutefois moins sécurisés que les portefeuilles physiques. Ces portefeuilles numériques permettent ainsi aux utilisateurs d'échapper aux institutions financières traditionnelles et aux obligations réglementaires de vigilance auxquelles celles-ci sont soumises.
Les cryptoactifs peuvent également être conservés sur des plateformes dénommées PSAN106(*) (prestataire de services sur actifs numériques), dont les services proposés sont similaires à ceux des établissements bancaires classiques. Comme ces derniers, les PSAN sont enregistrés auprès de l'Autorité des marchés financiers107(*) (AMF) et sont soumis à des mesures de vigilance anti-blanchiment, en vertu du décret du 2 avril 2021, et doivent désormais identifier et vérifier l'identité de leurs clients dès le premier euro. Enfin, aux termes de l'article R. 561-16-1 du code monétaire et financier, la monnaie électronique pour laquelle l'identité du détenteur n'a pas été vérifiée « ne peut servir, notamment, à l'achat d'actifs numériques ».
Les méthodes de blanchiment au moyen des cryptoactifs
Le blanchiment par compensation en cryptoactifs :
Les groupes criminels, en particulier les narcotrafiquants, transforment leurs espèces en cryptoactifs soit dans un objectif de blanchiment, soit dans le but de payer en cryptoactifs leurs futures importations. C'est notamment le cas depuis l'avènement des stablecoins, des cryptoactifs indexés sur une monnaie ayant cours légal, généralement le dollar (95 % des stablecoins sont adossées au dollar américain) et dont les risques de volatilité sont très faibles.
Les réseaux criminels utilisent, comme pour la compensation internationale classique, un réseau de blanchiment dédié, à ceci près que les fonds ne sont pas récupérés en espèces à l'étranger mais sous forme de cryptoactifs.
Cybercriminalité et rançongiciels :
Bien que les revenus provenant des attaques par rançongiciel aient diminué de 35 % en 2024 par rapport à 2023, les cybercriminels continuent de recevoir des rançons en cryptoactifs (813,55 millions de dollars de paiements de la part des victimes, contre 1,25 milliard de dollars en 2023 ). Ces fonds sont ensuite blanchis :
- Soit via des marchés clandestins : des applications comme Telegram (avec des bots chiffrés), Discord ou encore le Darknet, où des acteurs offrent des prestations de blanchiment (« money laundering as a service ») contre rémunération. La différence avec un banquier occulte traditionnel réside dans leur capacité à blanchir, non pas des espèces, mais des cryptoactifs. Dans le cadre des attaques par rançongiciel, il existe un système d'affiliation avec une véritable distribution des rôles comprenant des individus spécialisés dans la préparation des programmes, l'infiltration des systèmes d'information, le contournement des antivirus, la confection d'outils de chiffrement, la récupération et la vente de données, ainsi que le blanchiment. Les échanges de services s'effectuent sur des forums privés, accessibles uniquement par cooptation.
- Soit via un mécanisme de compensation croisée : les cybercriminels détenteurs de cryptoactifs collaborent avec des réseaux de narcotrafiquants, détenant des liquidités par l'intermédiaire de « sarafs » ou de « brockers » qui animent des réseaux bancaires occultes.
Recours aux cryptoactifs anonymes et aux mixeurs :
En 2024, 24 % des fonds transitant par des mixeurs provenaient d'activités illicites.
Interdits en France depuis la loi du n° 2025-532 du 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du narcotrafic, les mixeurs (aussi appelés mélangeurs ou « tumblers ») sont des outils cryptographiques qui mélangent des flux licites et illicites, pour en masquer l'origine, complexifiant le suivi des transactions sur la blockchain. Sans pour autant constituer un obstacle insurmontable, ils constituent une contrainte supplémentaire pour les enquêteurs et exigent l'analyse méticuleuses de spécialistes. Dans cet exercice, l'intelligence artificielle peut permettre de repérer le « pattern », c'est-à-dire un modèle ou une structure qui trahissent l'origine des fonds mélangés. Cette méthode correspond à la deuxième phase du blanchiment, l'empilement.
Autre méthode utilisée pour brouiller l'origine des fonds et ralentir voire empêcher le travail des enquêteurs : le recours à des cryptoactifs anonymes. Ces cryptoactifs, bien qu'interdits sur les plateformes réglementées (PSAN), tels que Monero ou ZCash, fonctionnent à partir de blockchain privées et comportent une fonction d'anonymisation intégrée. Ils sont très fréquemment utilisés comme moyen de paiement pour acquérir des marchandises illicites. À ce titre, l'Agrasc refuse de revendre ces cryptoactifs lorsqu'ils sont saisis afin d'éviter leur réintroduction sur le marché.
Blanchiment par les distributeurs automatiques de cryptoactifs :
Non autorisés et par conséquent non enregistrés en France, les distributeurs de cryptoactifs se trouvent en général dans de petites épiceries de quartier, situées à proximité des points de deal. Ces appareils permettent la conversion instantanée de sommes issues du trafic de drogues en cryptoactifs, transférables partout dans le monde. Des actions de contrôle et de sanctions sont régulièrement menées en partenariat avec l'autorité des marchés financiers (AMF) sur ces distributeurs automatiques de cryptoactifs.
Échanges sur des plateformes non régulées :
Si en France, les plateformes permettant d'échanger des monnaies « fiat » (monnaie ayant un cours légal) en cryptoactifs sont soumises à des mesures de vigilance strictes de lutte contre le blanchiment, nombre de plateformes étrangères échappent à ces exigences réglementaires. Dans cette optique, elles ne procèdent pas aux vérifications d'identité (KYC) et bénéficient d'hébergements « bulletproof » qui refusent de coopérer avec les autorités judiciaires et les services d'enquête.
Par ailleurs, des méthodes visant à casser ou brouiller, à dessein ou non, la traçabilité des flux, comme les services de « swap » ou de « bridges » entre blockchains, sont également utilisées.
Lors de la récupération des fonds blanchis, les comptes incriminés sont généralement, par précaution, enregistrés au nom de sociétés-écrans ou de prête-noms, dissimulant ainsi l'identité réelle des trafiquants derrière une façade juridique en apparence légale.
Les obstacles organisationnels auxquels sont confrontés les services anti-blanchiment
La coopération internationale et le renforcement de la régulation au niveau mondial :
D'après les services d'Europol et d'Interpol 100% des dossiers de criminalité organisée comportent en tout ou partie un volet cryptoactifs d'où l'impérieuse nécessité de bien appréhender le sujet, et ses impératifs de formation des agents et de tous ceux ayant à connaître y compris les parlementaires.
La régulation en matière de cryptoactifs doit être appréhendée différemment selon les zones : par exemple, les pays du Golfe et de l'Asie, mettent en place des réglementations plus souples, rendant difficile la coopération sur des dossiers internationaux. En Europe, y compris au sein de l'Union européenne, Malte et l'Irlande proposent un corpus réglementaire allégé, favorisant ainsi l'implantation des principaux opérateurs de cryptoactifs.
Les Seychelles sont devenues l'une des plus grandes places d'installation des opérateurs de cryptoactifs internationaux.
Par ailleurs, les services de recouvrement, en premier lieu l'Agrasc, rencontrent des difficultés à saisir les actifs numériques hors du contrôle des juridictions françaises, en particulier lorsque les plateformes d'achat ou d'échanges de cryptoactifs établissent leur siège dans des États peu coopérants et associés à un risque élevé de BC/FT.
Failles dans les obligations des prestataires :
Les PSAN --au même titre que d'autres secteurs assujettis-- sont vecteurs des défaillances dans leurs contrôles. Certains d'entre eux ne procèdent pas à une vérification rigoureuse de leurs clients et des bénéficiaires effectifs, ce qui favorise des montages opaques, lesquels facilitent les opérations de blanchiment.
Aussi, la formation insuffisante des équipes constitue une autre difficulté dans l'observation des mesures de vigilance. Le personnel de certains établissements ne bénéficie pas de formations régulières sur les techniques de blanchiment et sur la détection des transactions suspectes.
En finir avec le mythe de l'intraçabilité : les outils et techniques à disposition des enquêteurs
Analyse forensique de la blockchain et outils spécialisés :
L'analyse forensique de la blockchain constitue une méthode essentielle pour les enquêteurs. Elle permet aux services d'investigation cyber de tracer et cartographier les flux financiers numériques, d'identifier les bénéficiaires effectifs et de démanteler des plateformes impliquées dans la couverture d'opérations de blanchiment.
Pour cela, les enquêteurs utilisent des logiciels tels que ceux développés par Chainalysis, TRM Labs, CipherTrace, permettant de cartographier les transactions, suivre les flux financiers, identifier les adresses suspectes et retracer les enchaînements par rebond grâce à des techniques de traitement de données de masse.
Ces outils présentent toutefois deux limites : le coût important et les enjeux de souveraineté. D'une part, une licence TRM coûte près de 10 000 euros et plus de 20 000 euros pour une licence Chainalysis. D'autre part, à moins d'acquérir en totale souveraineté, les services sont contraints de recourir à une infrastructure de sociétés américaines, lesquelles disposent d'une visibilité sur les requêtes et connaissent par conséquent les sujets traités par les services d'investigation.
Transparence de la blockchain et traçabilité des flux :
Hormis l'hypothèse des cryptoactifs anonymes et intraçables (Monero, ZCash, etc.) interdits en France, les transactions effectuées sont publiques, c'est-à-dire consultables par tous, et peuvent être retracées et suivies. L'impossibilité de fausser des opérations grâce à des protocoles cryptographiques extrêmement puissants rend d'autant plus opérante cette transparence. La blockchain étant par construction immuable et infalsifiable, une traçabilité rétroactive des transactions est toujours possible.
À titre d'illustration, à la suite de l'invasion russe, l'Ukraine, dont le système bancaire a présenté des failles, a effectué un appel aux dons de cryptoactifs. Toutes les dépenses réalisées par l'Ukraine à partir de ces dons sont accessibles et une rapide enquête permet d'en suivre l'utilisation.
Dès lors, bien exploitée, la transparence de ce secteur constitue un levier d'action et un atout majeur pour les enquêteurs. Dans la continuité des mesures prévues par le sixième paquet, adopté en 2024, et dont la transposition sera effective au plus tard le 10 juillet 2027, il convient de renforcer l'encadrement juridique en matière de cryptoactifs.
* 101 Source : Sondage IPSOS KPMG.
* 102 Article 324-1-1 du code pénal modifié par l'article 7 de la loi n° 2025-532 du 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du narcotrafic.
* 103 Money laundering /terrorist financingrisks and vulnerabilities associated with gold, GAFI, 2015.
* 104 L'exploitation aurifère illégale en Afrique Centrale, Interpol, 2021.
* 105 Voir étude « Sur la piste de l'or africain. Quantifier la production et le commerce afin de lutter contre les flux illicites » (2024).
* 106 Statut de droit français remplacé par les PSCA (Prestataires de services sur cryptoactifs) et qui deviendra caduc à partir de juin 2026.
* 107 En vertu de la loi PACTE du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.