C. LE BLANCHIMENT À L'INTERNATIONAL CONSTITUE LA PLUS GRANDE PART DU PHÉNOMÈNE

Sans que l'on puisse chiffrer exactement le montant de l'argent blanchi, ce sont plusieurs milliards d'euros qui chaque année quittent le territoire national de façon occulte. De nombreuses techniques existent, qui là aussi peuvent se cumuler. Le but est toujours d'atteindre une juridiction moins avancée en termes de lutte contre le blanchiment, notamment où la bancarisation des espèces illicites est moins risquée, ou non coopérative sur le plan judiciaire, c'est-à-dire où les demandes des juges français visant à interpeller ou saisir les biens des criminels resteront lettres mortes.

1. Small is beautiful : traverser la frontière pour un aller simple vers les paradis

On l'a vu, la traversée de frontière la plus simple est celle qui procède d'un virement bancaire d'un établissement français vers un compte domicilié dans une banque étrangère. Il n'y a pas lieu d'y revenir, car elle est aussi simple qu'un ordre fait à la banque de dépôt. À partir du compte étranger, la phase d'empilement peut s'opérer très rapidement et simplement, sans grand espoir pour les enquêteurs français qui chercheraient à en retracer le chemin.

Lorsque la bancarisation est impossible en France, il faut traverser la frontière à destination d'une juridiction moins regardante en termes de LCB-FT pour y alimenter directement un compte bancaire à partir des espèces.

Nous n'aborderons ici que les traversées physiques de frontières, soit par les espèces elles-mêmes, soit par des vecteurs plus discrets acquis grâce à ces espèces.

Une grande partie des espèces doit traverser les frontières pour être blanchie ; or, au-dessus de 10 000 euros, les porteurs d'argent liquide doivent effectuer une déclaration en douane. Plusieurs techniques existent pour tenter de contourner cette restriction à la liberté de circulation des capitaux...

Les mules ne sont pas seulement utilisées pour le narcotrafic.

La première consiste à confier des valises ou des sacs d'espèces à des personnes rémunérées pour franchir la frontière pour le compte des trafiquants. Les organisations criminelles utiliseront des personnes dont le voyage est apparemment justifié pour ne pas éveiller les soupçons des autorités. Ce sont également elles qui porteront le risque pénal personnel, l'organisation criminelle se contentant d'assumer le risque financier qui peut être conséquent : les services des douanes ont par exemple indiqué avoir interpellé au premier trimestre 2025 à la Gare du Nord un individu transportant sur lui 460 000 euros en espèces. Cette méthode rudimentaire demande un réseau interpersonnel dense, qui peut être par exemple de type communautaire, afin de solliciter efficacement un grand nombre de personnes pouvant servir de mules. Elle est particulièrement utilisée par les blanchisseurs chinois.

Une variante consiste pour les réseaux à faire voyager des individus pour de prétendus motifs touristiques à Paris. Une fois sur place ils achètent des produits de luxe ... souvenirs de vacances ...)84(*). Cette méthode est un classique pour blanchir de l'agent sale : le passage de frontière aidant, le mode de paiement initial est oublié et l'objet de luxe revendu, même au prix fort, sur le marché de l'occasion y compris en ligne. Ni vu ni connu !

Le même procédé est appliqué aux montres de marque et bijoux. La masse de cash en circulation est tellement importante que la « décote » ou plutôt la vente à perte est intégrée au processus, la différence entre le prix d'achat et le prix de vente étant assimilé à des frais de transaction.

Dans le même ordre d'idées, afin de répondre au défi logistique que représente le volume d'espèces, les trafiquants peuvent se tourner vers l'achat de biens moins encombrants, de type joaillerie, pierres précieuses, or, oeuvres d'art85(*). Ils peuvent également charger des cartes prépayées, cartes de débit pouvant être créditées de quelques milliers d'euros chez un buraliste contre la présentation d'une simple carte d'identité sans contrôle particulier, ce qui favorise les fraudes. Toutes ces techniques, qui permettent de réduire le volume tout en conservant la valeur, facilitent une traversée plus discrète de la frontière. Lorsqu'elle implique une profession soumise à la LCB-FT, elle nécessite une certaine négligence de l'agent, qui peut être culturelle face à des professions peu habituées à devoir mener les contrôles sur leurs clients, voire éventuellement sa corruption86(*).

Dans tous les cas, que les délinquants aient recours à un vecteur intermédiaire ou non, une valeur excédant un certain montant attirerait l'attention : on peut porter quelques bijoux en or, mais une malle remplie de bijoux occasionnerait de gênantes questions si elle venait à être découverte par des douaniers. Afin de prévenir cette situation, les valeurs peuvent être cachées dans des véhicules, particuliers ou professionnels. Dans le cas du trafic de stupéfiants, les cachettes utilisées pour les produits à l'importation peuvent servir dans l'autre sens à rapatrier des espèces. Lors des auditions, les magistrats ont indiqué à la commission que le fait de transporter de l'argent dans des caches pouvait suffire à caractériser le délit de blanchiment, ou du moins à activer la présomption de blanchiment. Ceci permet d'obtenir des condamnations allant au-delà de la simple saisie du produit ou d'ouvrir des enquêtes plus approfondies.

Perspectives de blanchiment : de quelques milliers à plusieurs centaines de milliers d'euro par trajet.

Services impliqués : douanes, services des transports.

Recommandation de la commission d'enquête : supprimer l'anonymat et limiter le nombre de cartes prépayées pouvant être détenues par une même personne.

2. Transférer la valeur tout en conservant les espèces

La commission d'enquête s'est penchée sur l'inquiétant défi des chambres de compensation87(*) occultes et du blanchiment par le commerce international. En pratique, certaines personnes ayant des relations d'affaires avec l'étranger peuvent offrir aux trafiquants un service de transfert de valeur moyennant commission. Ce phénomène est aussi ancien sans doute que les échanges internationaux et s'appuie parfois sur des réseaux communautaires comme l'hawala. Il offre une facilité d'action pour le blanchiment et entrave les procédures d'enquête car il est difficile de suivre un argent qui ne bouge pas.

a) Le principe

Le cas typique est celui d'une personne gérant une société d'export située en France et ayant une relation d'affaires avec une autre située à l'étranger, par exemple une société d'export de textiles depuis la France à destination du Maroc. À chaque livraison, l'importateur marocain règle en euros les marchandises achetées à son exportateur français.

Un importateur français de produits stupéfiants doit réciproquement, à chaque livraison, régler en dirhams son producteur marocain. Ce trafiquant français peut par ailleurs souhaiter réaliser des investissements immobiliers au Maroc avec le produit de la vente de stupéfiants en France.

Comme on l'a vu, le trafiquant français ayant vendu son produit se retrouve avec de nombreuses espèces en euros qu'il est complexe de transférer tels quels au Maroc.

Il peut solliciter l'exportateur de textiles français afin qu'il récupère ces espèces, charge pour ce dernier de transférer la somme correspondante à la personne qui lui sera indiquée au Maroc. L'exportateur ayant récupéré les espèces en euros pourra à la prochaine expédition de textiles donner ordre à son importateur marocain non pas de payer la transaction en euros sur le compte de sa société, mais de transférer une somme correspondante en dirham à la personne située au Maroc indiquée par le trafiquant (voir schéma infra).

Il s'agit d'un système de chambre de compensation prenant appui sur le commerce international. Il peut être raffiné afin d'apparaitre moins détectable : dans l'exemple donné, le comptable de l'importateur marocain ou la banque de sa société pourrait interroger le flux de dirhams qui iraient sans raison à un tiers à la relation d'affaires. Une telle incohérence devrait faire l'objet d'une déclaration de soupçons de Tracfin si elle était soumise à un expert-comptable en France, compte tenu de la législation LCB-FT.

Afin de renforcer la discrétion, les deux sociétés peuvent se mettre d'accord pour organiser un flux de marchandises réel mais sous- ou sur-déclaré. Par exemple, s'il s'agit de transférer au Maroc l'équivalent de 1 000 euros de produits d'un trafic, l'exportateur français les ayant récupérés exportera 2 000 euros de marchandise tout en n'en déclarant que 1 000. De cette façon, le paiement officiel du Maroc vers la France correspondra à la marchandise officielle, et les 1 000 euros de marchandise non déclarée seront payés non pas en euros à l'exportateur français mais en dirhams au destinataire de l'argent blanchi désigné par le trafiquant français.

Les comptes sont alors équilibrés : l'exportateur français de 2 000 euros de marchandise a reçu 1 000 euros de son importateur correspondant à la facture de marchandise, et 1 000 euros en espèces du trafiquant français ; l'importateur marocain a réglé les 1 000 euros de facture officielle et réglé l'équivalent de 1 000 euros en dirham à la personne désignée par le trafiquant en France.

Du point de vue du trafiquant en France, la valeur a été transférée au Maroc sans que les espèces le soient. Cela lui a coûté la commission prise par les intermédiaires (environ 30 %), qui jouent le rôle d'une banque occulte.

L'OCRGDF a indiqué avoir démantelé un tel réseau reposant sur l'exportation de cartes de téléphone prépayées par des intermédiaires pakistanais établis en région parisienne et à destination du Maroc. Les flux ont été estimé à 70 millions d'euros entre 2018 et 2021, correspondant notamment aux bénéficie d'un trafic de stupéfiants. Le montant des saisies prononcées dans ce dossier s'est élevé à 1,5 millions d'euros.

Le blanchiment par les relations commerciales

Il reste à l'exportateur français à blanchir les 1 000 euros en espèces récupérés. Ils peuvent être utilisés comme vu plus haut pour rémunérer illégalement ses salariés, ou expédiés vers un paradis bancaire ou judiciaire via son propre réseau, par exemple de bateaux qui peuvent permettre de dissimuler de grandes quantités de cash au milieu des marchandises.

Les sociétés d'import-export présentent deux avantages du point de vue du blanchiment :

- Elles possèdent un réseau international de relations d'affaires qui peuvent être utilisées à des fins de compensation avec de nombreux États ;

- Elles entretiennent des flux légaux de marchandises parmi lesquels des flux illégaux stupéfiants à l'aller, espèces au retour, peuvent être mêlés.

En 2020, le think tank américain Global Financial Integrity (GFI) a cherché à déterminer l'ampleur réelle de la fausse facturation commerciale. Dans son rapport, le GFI illustre le problème avec l'exemple suivant : si l'Équateur déclare avoir exporté pour $20 millions de bananes vers les États-Unis, mais que les États-Unis ne déclarent que $ 15 millions d'importation, alors cet écart de $ 5 millions pourrait signaler une pratique de de blanchiment par le commerce international (TBML). En comparant les données officielles des gouvernements, le GFI a ainsi identifié un écart total de 8 800 milliards de dollars entre 135 pays en voie de développement et 36 économies développées, sur la période 2008-2017.

Si ces chiffres sont exacts, c'est un nouveau continent de blanchiment qui reste à découvrir.

Perspectives de blanchiment : centaines de millions d'euros par an.

Services impliqués : douanes (contrôle) et services d'enquête (répression).

Le blanchiment par les relations commerciales

Dans cet exemple, l'importateur en France doit rembourser son producteur au Maroc (1 000). L'une des nombreuses possibilités consiste à utiliser la surfacturation dans le cadre de relations d'import-export. Il versera 1 300 (les 1 000 dus plus une commission de 30%) à un exportateur de textiles en lien avec le Maroc. Ce dernier envoie à son importateur 2 000 de marchandises tout en ne déclarant que 1 000 en douanes. L'importateur paye 1 000 à l'exportateur en France, correspondant à la facture, et les 1 000 restants au producteur de produits stupéfiants, soit en produits textiles, soit en monnaie après avoir revendu ces derniers.

Source : commission d'enquête à partir des données DNPJ.

b) Le cas spécifique de l'hawala

Ce système communautaire pluricentenaire, probablement d'origine indienne, et aujourd'hui répliqué partout dans le monde est un dérivé du mécanisme précédent. Les montants concernés se chiffrent en milliards d'euros par an à destination de l'Inde, du Pakistan ou de la Chine mais aussi du continent africain. Cette pratique est assimilée en France au délit d'exercice illégal de la profession de banquier88(*).

Il permet à l'origine de transférer des fonds à destination de pays où le système bancaire n'est pas suffisamment dense pour atteindre toute la population. Concrètement, une personne travaillant en France et souhaitant transférer une partie de son salaire à sa famille qui ne dispose pas d'un compte bancaire, ne peut par définition pas opérer via le système bancaire.

La réponse à cette absence d'offre bancaire a été de créer un système interpersonnel parallèle, fondé sur la confiance des membres d'une même communauté, avec à sa tête dans chaque pays un saraf, banquier occulte/agent de change chargé d'assurer les transferts et se fondant sur un système de compensation avec l'étranger. Plus le réseau de ce saraf sera diversifié, plus ses services seront précieux.

Lui-même dirige un réseau de collecte d'espèces sur son « territoire », par exemple à travers un réseau de petits commerces, et à chaque somme correspond un ordre de virement à destination de l'étranger. Les sommes sont centralisées auprès du saraf, qui va alors prendre attache avec ses correspondants étrangers, autres sarafs, afin que les transferts de fonds ordonnés depuis la France soient réalisés.

Le saraf du pays B ayant reçu un ordre de transfert depuis le pays A et à destination de son pays, va donc prendre sur ses fonds pour transférer les sommes aux personnes indiquées, par le biais d'un réseau interpersonnel. Son compte est crédité dans la comptabilité du saraf du pays A. Il se peut qu'à l'inverse, le saraf du pays B demande à celui du pays A de remettre une somme à une personne située dans le pays A. Dans ce cas, les flux peuvent se compenser au moins partiellement.

À la fin du mois ou d'une autre période convenue entre les parties, les deux sarafs équilibrent leurs comptes, ainsi que le font les banques commerciales entre elles89(*). Le transfert physique ou scriptural entre les deux chambres de compensation pourra être très inférieur au montant total des flux réalisés dans les deux sens sur la période. La seule limite est la surface financière des deux sarafs qui leur permet d'« avancer » les montants demandées par leurs correspondants étrangers.

Principes de fonctionnement du système hawala

Source : Ismael Mahamoud. Comprendre le fonctionnement des hawalas : pour une meilleure régulation. Techniques Financières et Développement, 2014, n° 114, pp 49 à 54.

Par exemple, un saraf disposant d'une trésorerie d'un million d'euros pourra réaliser 1 000 versements de 1 000 euros sur son territoire. Tant que le montant des transferts demandés par ses correspondants étrangers à destination de la France reste dans cette limite, il pourra y procéder sans nécessité de transferts de fonds effectifs depuis l'étranger. De plus, il faut garder en tête que ses comptes sont alimentés en continu par la collecte qu'il réalise lui-même sur son territoire. Cette présentation avec deux sarafs peut être multipliée : le saraf en France peut être à la fois en lien avec le Maroc, Dubaï, le Pakistan etc. Un tel réseau multiplie les possibilités de compensation sans transfert physique d'argent, alors que les sarafs sont tous en dette les uns vis-à-vis des autres, tels les banquiers lombards des Rois maudits90(*).

La compensation à plusieurs acteurs

Dans ce schéma, l'approche « follow the money » rate sa cible, puisque l'argent n'a fait que transiter entre des personnes sans lien entre elles présentes sur le même territoire ; seule sa valeur a bien traversé les frontières. Repérer ce type de mécanisme nécessite une spécialisation très particulière des enquêteurs.

D'après les enquêteurs, les plus importants saraf, qui peuvent se retrouver au coeur de tous les trafics, traitent plus d'un milliard d'euros par an.

Les mécanismes d'hawala et de blanchiment international peuvent être utilisés de manière complémentaire. Par exemple, un saraf en situation de débiteur non compensée devra d'une manière ou d'une autre transférer de la valeur vers son créditeur à l'étranger. De même l'hawala peut être utilisé pour bancariser le produit du trafic dans un pays où la bancarisation est moins encadrée.

Dans ce cas, il peut par exemple utiliser une société d'import-export afin de sous-déclarer une marchandise à destination de ce dernier. Celui-ci se retrouvera donc avec une compensation en valeur correspondant à la différence entre la marchandise qu'il a payée et celle qu'il reçoit réellement. Il pourra ensuite revendre ce surplus de marchandise sur place pour récupérer ses fonds.

D'après les magistrats entendus, les méthodes utilisées sont très difficiles à déceler, notamment par les douaniers dont les contrôles se révèlent primordiaux. On comprend également toute la sensibilité que représentent les ports de ce point de vue. Les montants peuvent se chiffrer en milliards d'euros transférés par an.

On comprendra aisément que les pays en lien commerciaux forts avec la France et dans lesquels la LCB-FT ou la coopération judiciaires sont déficientes présentent un fort risque de blanchiment : plus les flux commerciaux sont élevés, moins les « erreurs » de facturation ou les dissimulations de produits seront décelables. Lors des auditions, l'exemple emblématique a été celui de la Chine et des réseaux d'import-export de région parisienne. Dans certains pays comme les Émirats arabes unis, le système de l'hawala est légal et réglementé. Il serait sans doute intéressant d'établir une coopération avec ces pays sur ce point en vue d'échanges de données et de pratiques.

3. La situation des Émirats arabes unis

Si plusieurs pays dont Israël, le Maroc ont été évoqués lors des auditions de la commission d'enquête comme étant des destinations choisies par les criminels et les réseaux pour blanchir leurs fonds, les Émirats arabes unis l'ont été systématiquement, c'est la raison pour laquelle la commission y consacre un focus.

Soucieuse de juger sur place de la situation et de mieux comprendre celle-ci, une délégation de la commission, composée du Président et du Rapporteur, s'est rendue aux Émirats arabes unis du 23 au 26 mars 2025, à Abou Dhabi et Dubaï, et y a rencontré des autorités et des acteurs économiques.

Le sujet est d'actualité : dans un document en date du 5 juin 2025, la commission européenne prévoit de retirer ce pays de sa liste des pays tiers présentant un risque élevé de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, signe de la prise en considération de la décision du GAFI91(*) en février 2024 de sortir les Émirats de la liste grise. De nombreux pays européens, dont la France, soutiennent cette initiative.

a) L'organisation de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière aux EAU
(1) Un cadre légal fédéral

Le cadre légal aux Émirats est récent, à l'image du pays lui-même, et marqué par le caractère fédéral. Il a été développé dans les années 1980 pour accompagner le développement économique et résoudre les difficultés au fur et à mesure de leur apparition. La crise de 2008 a ainsi entraîné la mise en place d'un nouveau régime juridique plus moderne.

Le cadre légal et réglementaire est généralement copié ou inspiré de modèles étrangers, retenus à partir d'une étude comparative ou benchmark destinée à doter le pays du système le plus efficace et reconnu internationalement. Singapour et l'Australie ont ainsi souvent été choisis comme modèles pour le droit des affaires.

Parallèlement à la volonté de doter l'État émirien du régime normatif le plus moderne, deux considérations déterminent l'élaboration des textes et leur mise en oeuvre. Tout d'abord, le choix fait par l'État émirien est celui d'un cadre légal souple, composé de lois courtes comportant de nombreux points ouverts à interprétation et permettant donc une interprétation ad hoc. Par ailleurs, les non-nationaux étant largement majoritaires dans le pays, les régimes de sanction reposent, plus que sur la prison, sur l'expulsion avec gel ou confiscation des avoirs détenus sur place.

On peut enfin noter que les Émirats disposent d'une grande capacité à la mise en oeuvre du changement et à l'application des normes. Le pays dispose en effet du réseau 5G le plus rapide au monde et d'un taux de pénétration de l'Internet supérieur à 99 %. L'adoption rapide de solutions technologiques facilite les évolutions et constitue l'un des fondements de l'appareil de sécurité émirien. L'opinion commune des interlocuteurs de la commission d'enquête était que les services de sécurité émiriens disposent de la capacité de suivre les communications et l'activité de l'ensemble des résidents du territoire.

(2) Dans ce contexte, qu'en est-il de l'application des standards internationaux en matière de LCB ?

Il faut constater les très nombreux efforts accomplis par les EAU pour se conformer aux standards internationaux. C'est ainsi qu'ils sont sortis de la liste grise du GAFI en février 2024, deux ans après y avoir été placés.

Cette décision fait suite aux progrès significatifs réalisés par le pays dans l'amélioration de son dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT).

Le GAFI a notamment salué le renforcement de l'efficacité du régime émirien, en particulier l'augmentation des demandes d'entraide judiciaire, l'amélioration de la supervision des professions non financières désignées, la montée en puissance des enquêtes et poursuites en matière de blanchiment, ainsi que l'adoption de mesures de transparence sur les bénéficiaires effectifs et les propriétaires de biens immobiliers.

Des efforts ont également été constatés en matière d'analyse financière, de coopération internationale et de mise en oeuvre des sanctions financières ciblées. Les Émirats poursuivent leur collaboration avec le GAFI MENA, dont ils assurent désormais la présidence, afin de consolider ces avancées.

La commission d'enquête a constaté la volonté des autorités émiriennes d'assurer la conformité de leurs normes aux standards internationaux de lutte contre le blanchiment et a pu avoir accès à l'ensemble des autorités qu'elle a souhaité entendre, toujours avec le plus haut niveau d'interlocuteurs. Le président et le rapporteur remercient sincèrement ces autorités de leur accueil et soulignent que ces auditions ont eu lieu pendant le Ramadan, attestant de la volonté concrète de répondre à leurs sollicitations.

Reçue par le Secrétaire général du Comité national de lutte contre le blanchiment d'argent, le financement du terrorisme et des organisations illégales (NAMLCFTC), en présence de représentants de l'ensemble des administrations émiriennes en charge de la lutte contre le blanchiment, la commission d'enquête a pu noter l'engagement du pays pour demeurer hors de la liste grise du GAFI.

Les Émirats ont en effet mis en place de nombreuses réformes :

Les Émirats Arabes Unis (EAU) ont fait de la sortie de la liste grise du Groupe d'Action Financière (GAFI) une priorité nationale, déployant une stratégie complète et rigoureuse pour aligner leur dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) sur les standards internationaux.

Le rapport, adopté par le GAFI et le GAFIMOAN92(*), qui s'appuie sur les quarante recommandations et ses neuf recommandations spéciales, note les progrès significatifs réalisés par les Émirats arabes unis dans l'amélioration de leur régime de LBC/FT et précise :

« Les Émirats arabes unis ont renforcé l'efficacité de leur régime de LBC/FT afin de respecter les engagements de leur plan d'action concernant les déficiences stratégiques identifiées par le GAFI en février 2022, notamment en :

- augmentant les demandes d'entraide judiciaire sortantes pour faciliter les enquêtes sur le BC/FT ;

- améliorant la compréhension des risques de BC/FT des superviseurs des EPNFD, appliquant des sanctions efficaces et proportionnées en cas de non-conformité à la LBC/FT impliquant les IF et les EPNFD, et augmentant le nombre de déclarations de soupçons pour ces secteurs ;

- développant une meilleure compréhension du risque d'abus des personnes morales et mettant en oeuvre des mesures d'atténuation fondées sur les risques pour prévenir ces abus ;

- fournissant des ressources supplémentaires à la CRF pour accroître sa capacité à fournir des renseignements financiers aux services répressifs et en utilisant davantage les renseignements financiers, y compris ceux provenant d'homologues étrangers, pour poursuivre les menaces de BC à haut risque ;

- augmentant les enquêtes et les poursuites pour BC ;

- assurant une mise en oeuvre efficace des TFS en sanctionnant les non-conformités des entités déclarantes et en démontrant une meilleure compréhension du contournement des sanctions de l'ONU au sein du secteur privé. Les Émirats arabes unis ne sont donc plus soumis au processus de surveillance renforcée du GAFI ».

Les Émirats Arabes Unis ont également constitué un pôle dédié, véritable task force contre la corruption et la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT), incarné par The Executive Office of Anti Money Laundering and Counter Terrorism Financing93(*). Cette structure centralisée regroupe 11 départements spécialisés, chacun en charge d'un aspect clé des « Résultats Immédiats » définis par le GAFI.

Dotés d'une large autonomie et de pouvoirs étendus, ces départements forment une force opérationnelle agile et efficace, capable de coordonner des actions ciblées et de mener des interventions rapides pour corriger les insuffisances du dispositif national.

Sur le plan opérationnel, les Émirats ont renforcé la coordination nationale et internationale, notamment à travers des partenariats stratégiques visant à améliorer les échanges d'informations et la coopération transfrontalière. Cette collaboration s'étend au secteur privé, particulièrement aux entreprises et professions non financières désignées (EPNFD) comme les agents immobiliers ou les maisons de ventes aux enchères, historiquement vulnérables aux risques de blanchiment. Un contrôle renforcé de ces acteurs, associé à des formations et programmes de conformité obligatoires, contribue à instaurer une culture de vigilance et de responsabilité partagée.

La lutte contre les flux financiers illicites s'appuie également sur un renforcement du régime de sanctions : entre mars et juillet 2023, plus de 329 millions d'euros d'actifs ont été saisis et confisqués. Par ailleurs, le montant des amendes infligées aux contrevenants a été multiplié par 25 en trois ans, témoignant d'une politique coercitive stricte visant à responsabiliser les institutions financières et les acteurs économiques.

Par ailleurs, les Émirats Arabes Unis ont amorcé une transition vers la digitalisation des paiements, limitant les transactions en espèces au profit de moyens électroniques plus traçables. Cette modernisation passe par le développement de technologies avancées comme la blockchain, garantissant la sécurité et la transparence des échanges financiers, et par un cadre réglementaire renforcé pour anticiper les risques émergents, notamment liés aux actifs virtuels et à la cybercriminalité.

Enfin, les EAU ont déployé une diplomatie économique active, multipliant accords et collaborations avec des acteurs internationaux tels que TRACFIN, et alignant leurs normes sur celles des États-Unis et du GAFI. Cette orientation stratégique s'illustre par des mesures concrètes, comme l'interdiction d'entrée sur leur sol du yacht sanctionné « Flying Fox », confirmant leur engagement à respecter les exigences internationales.

Les EAU disposent aussi d'une Financial Intelligence Unit (FIU)94(*), équivalent émirati de TRACFIN depuis 1998. Cette cellule de renseignement financier est chargée de recueillir, analyser et transmettre les déclarations de soupçon émanant des acteurs bancaires, financiers et non financiers. Un accord de coopération a été signé entre TRACFIN et la FIU émirienne en février 202495(*), témoignant d'un renforcement des échanges d'informations et de la coopération opérationnelle entre les deux pays en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Enfin, les Émirats ont récemment accueilli l'ouverture d'un bureau régional du GAFI à Abou Dabi96(*), confirmant leur volonté de jouer un rôle actif dans l'architecture internationale de lutte contre les flux financiers illicites et de devenir un pôle régional de référence.

L'ensemble de ces dispositifs est la preuve de la volonté forte de lutter contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme.

Ces efforts doivent maintenant être transcrits dans les faits pour convaincre de la réalité des efforts produits.

Il faut bien comprendre que cette volonté de remplir les standards internationaux en matière de LCB-FT, dont on a noté qu'il s'agissait d'une politique prioritaire pour le pays, constitue un tsunami au plan des pratiques, et ce, dans un pays fédéral.

La commission a pu constater que le modèle économique de Dubaï, fondé sur la liberté de circulation des flux internationaux de marchandises, de personnes et de capitaux, présentait un attrait pour les criminels qui y investissent leur argent et pensent, pour certains, y trouver un lieu où jouir des produits de leurs trafics.

Dubaï est aussi une place de choix pour les investissements iraniens, les autorités émiriennes ne faisant aucun mystère des relations commerciales avec ce pays voisin dans le cadre d'une diplomatie régionale.

b) Face aux avancées incontestables, il reste des failles dans les dispositifs

La presse nationale et internationale s'est faite l'écho de nombreuses affaires portant notamment sur le secteur immobilier à Dubaï.

La commission a ainsi appris, pétrifiée, qu'il était possible d'acquérir des biens immobiliers à Dubaï depuis sa cellule des Baumettes en crypto et cash97(*).

D'autres affaires, telles le « Dubaï unlocked98(*) », attestent que le système tarde encore à être régulé et permet le blanchiment des profits de différentes mafias, et permet aux kleptocrates (Angola, Gabon) de se procurer des biens « mal acquis ».

En effet, l'émirat de Dubaï a fondé son développement sur les flux économiques en tant que hub de transport de personnes et de marchandises, lieu de tourisme et d'investissement, spécialement dans un secteur immobilier en pleine expansion depuis plus de dix ans.99(*) Plusieurs autres émirats ont suivi ce modèle, ainsi celui de Ras el-Khaïmah qui a accueilli un investissement de plusieurs milliards de dollars pour construire, sur l'île artificielle Al-Marjan, le plus grand casino du monde, actuellement en cours de construction.

La valorisation des flux financiers est donc au coeur de la croissance économique de ces émirats et peut expliquer une divergence de volontarisme entre Abou Dhabi et Dubaï en matière d'acceptation des contraintes liées à la lutte contre le blanchiment.

Les zones destinées à faciliter les flux internationaux sont particulièrement développés, et les Émirats arabes unis comptent 45 zones franches, dont la plus grande est située dans le port de Jebel Ali.

Le président et le rapporteur ont visité les installations et ont été impressionnés par la technologie mise en place pour les contrôles et la lutte contre la corruption. En matière de lutte contre le contournement des sanctions internationales les autorités du port ont affirmé consulter régulièrement les listes des entités sanctionnées publiées.

Néanmoins, l'ampleur des mouvements de marchandises et l'évolution constante des différentes entités conduit à s'interroger sur le caractère effectif des mesures prises.

Par ailleurs, les auditions ont montré qu'il n'existait a priori aucune limite réelle au recours à l'argent liquide ou à l'or. L'achat de biens immobiliers, parfois d'immeubles entiers, en argent liquide transporté par avion, a été attesté par plusieurs acteurs du secteur. Malgré le plafond de paiement en espèces mis en place par certains promoteurs plus rigoureux, la pratique n'est pas encore généralisée.

Par exemple, il a été indiqué à la commission d'enquête qu'une part importante des paiements faits aux ouvriers du bâtiment l'était en argent liquide.

Le marché de l'or peut aussi s'avérer problématique, les Émirats n'en produisent pas mais en commercialisent beaucoup, Dubaï étant le troisième exportateur au monde. C'est pourquoi un département spécifiquement destiné au contrôle de ce marché a été ouvert au sein de Comité national de lutte contre le blanchiment d'argent, le financement du terrorisme et des organisations illégales (NAMLCFTC). La décision de s'attaquer à l'« or sale » remonte à 2021 100(*).

Il n'est pas douteux que cette situation sera régulée dans un avenir proche, car hormis l'image du pays, elle porte en elle des sujets sécuritaires pour l'émirat de Dubaï qui en abritant une population criminogène, n'est pas à l'abri de voir des règlements de compte et autre délinquance, dans un pays où le taux de délinquance est parmi les plus faible du monde.


* 84 Cette technique est favorisée par la circonstance que les non-résidents français peuvent régler en espèces jusqu'à 15 000 euros, au contraire des résidents français qui ont sont limités à 1 000 euros (D. 112-3 du code monétaire et financier). Toutefois, ainsi que le souligne le directeur de l'ONAF, cette limitation apparait artificielle dès lors que les achats par cartes prépayées, qui sont elles-mêmes alimentées par des espèces, certes dans un montant plafonné, mais qui peuvent être détenues en grand nombre, n'entrent pas dans le champ d'application de ces limitations.

* 85 C'est ainsi qu'à l'instar des banques, les marchands d'or et de pierres précieuses ou les commissaires-priseurs sont assujettis aux obligations de contrôle LCB-FT, notamment la déclaration de soupçon.

* 86 Voir infra.

* 87 La compensation internationale se définit comme une méthode de règlement visant à simplifier les procédures de paiement par le calcul d'une position nette pour chaque participant au système, seuls les règlements relatifs aux soldes nettes étant effectués. Cette méthode est utilisée de longue date dans de nombreux systèmes de paiement nationaux. Voir Nathalie Aufauvre, La compensation internationale, Revue d'économie financière, 1993, n°25, pp. 171-191.

* 88 Articles L. 511-5 et L. 571-3 du code monétaire et financier.

* 89 Les banques utilisent le même système entre elles : chaque opération de virements entre banques ne donne pas lieu à un transfert effectif des fonds entre ces banques : les banques font les comptes entre elles, par exemple à la fin de chaque journée, afin de déterminer le solde de toutes les opérations ordonnées entre elles sur la journée et ne règlent le compte que par une opération finale. Ainsi, les flux entre elles peuvent représenter des millions d'euros par jour et le solde final être équilibré. Dans ce cas, aucun transfert réel n'est nécessaire.

* 90 Voir Maurice Druon, Les Rois maudits, 7 vol., Paris, Del Duca, 1955-1977.

* 91 https://www.euractiv.fr/section/economy-jobs/news/lue-va-retirer-les-emirats-arabes-unis-de-la-liste-des-pays-a-haut-risque-de-blanchiment-dargent/

* 92 https://www.fatf-gafi.org/fr/publications/Evaluationsmutuelles/Evaluationmutuelledesemiratsarabesunis.html.

* 93 https://amlctf.gov.ae/en/about-us.

* 94 https://www.uaefiu.gov.ae/en/

* 95 https://presse.economie.gouv.fr/accord-de-cooperation-entre-tracfin-et-eau-fiu/

* 96 https://www.amlintelligence.com/2025/04/news-fatf-secretariat-retreat-launched-in-abu-dhabi/.

* 97 Voir supra page 67

* 98 https://www.occrp.org/en/project/dubai-unlocked.

* 99 La Direction générale du Trésor indique qu'en 2022, le secteur de la vente en gros et détail (wholesale and retail) représentait 24,1 % du PIB de Dubaï, suivi par les transports et la logistique (11,7 %, boosté par le commerce de réexportation de biens qui transitent via le port de Jebel Ali), les services financiers (10,7 %), l'immobilier (9,1 %) ou encore le tourisme (5,1 %). La part de l'hôtellerie et de la restauration, liée de près au tourisme, représente 26% de la croissance du PIB.

* 100 https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/les-emirats-arabes-unis-se-decident-enfin-a-sattaquer-au-probleme-de-lor-sale-1373987.

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