D. QUELQUES EXEMPLES DE TRAFICS

Au cours de ses travaux, la commission d'enquête a eu à connaître de plusieurs exemples de trafics qui appellent une réaction déterminée des pouvoirs publics.

Leur impact financier est souvent mal connu. Christophe Perruaux, directeur de l'Office national anti-fraude (Onaf), a ainsi indiqué à la commission d'enquête que le trafic de civelles rapporte autant que celui de cocaïne aux réseaux qui s'y livrent. Il s'agit de véritables organisations criminelles, capables de mettre en place l'infrastructure et les réseaux de transport nécessaire pour acheminer vivantes les civelles jusqu'au marché asiatique, parfois en passant par l'Afrique.

Le rapporteur estime nécessaire de faire l'analyse de plusieurs situations.

1. Le trafic de migrants

Le trafic de migrants, un drame humain et une source de revenus croissante pour les réseaux criminels.

50 millions de personnes sont touchées dans le monde par le trafic de migrant et le trafic d'êtres humains, dont 27,6 millions en situation de travail forcé et 22 millions de personnes en situation de mariage forcé en 2021 (rapport OIT 2022), pour « un chiffre d'affaires estimé » à plus de 150 milliards de dollars, dont 5,5 à 7 milliards par an pour le trafic de migrants et 99 milliards tirés de l'exploitation sexuelle42(*).

La commission d'enquête n'a pas pu se pencher sur l'ensemble de la chaine de l'horreur des trafics d'êtres humains, qui va du travail forcé jusqu'aux trafics d'organes en passant par les mariages forcés.

Elle s'est concentrée sur le trafic de migrants, en fonction d'opérations en cours ou passées d'Interpol mais aussi d'Europol, cette question étant par nature internationale et d'une importante actualité judicaire.

Différentes définitions, différentes infractions...

L'ONU définit le trafic illicite de migrants comme « le fait d'assurer, afin d'en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l'entrée irrégulière dans un État partie d'une personne qui n'est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État ».

En France le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) réprime le trafic de migrants au travers de trois articles.

L'article L. 823-1 du CESEDA punit de cinq ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende le fait, pour toute personne, de faciliter ou de tenter de faciliter, par aide directe ou indirecte, l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger en France. Cette disposition s'applique même si les faits sont commis depuis un autre État partie à la convention de Schengen.

L'article L. 823-2 du CESEDA prévoit la même sanction pour les infractions visant à faciliter l'entrée ou la circulation illégale sur le territoire d'un État signataire des accords de Schengen ou du protocole contre le trafic illicite de migrants.

L'article L. 823-3 du CESEDA prévoit des circonstances aggravantes (notamment dans les cas de bande organisée), portant les peines à dix ans d'emprisonnement et 750 000 euros d'amende. Si les faits exposent directement les migrants à un risque immédiat de mort ou de blessures graves, la peine peut aller jusqu'à quinze ans de réclusion criminelle et un million d'euros d'amende.

Le code pénal (article 225-4-1) définit la traite des êtres humains comme le fait de « recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l'héberger ou de l'accueillir à des fins d'exploitation ».

... pour une réalité sordide et lucrative

Le lien entre le trafic de migrants et les réseaux criminels, dont les réseaux de narcotrafic, est établi par les services de police sur l'ensemble des continents, la logistique de transport de la drogue servant aussi à transporter les candidats à l'immigration illégale. Plus de 90 % des migrants pénétrant illégalement dans l'Union européenne utiliseraient ces réseaux criminels43(*).

Le lien est aussi avéré entre cette criminalité et le financement du terrorisme44(*).

En avril 2024, par le bénéfice d'une collaboration conjointe entre le parquet national polonais et l'Agence de l'Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (Eurojust), un vaste trafic de migrant soupçonné de financement du terrorisme a été démantelé, marquant une étape dans la collaboration internationale. Cette collaboration a aussi été ponctuée par l'appui des forces de police allemande et néerlandaise. Le communiqué du parquet polonais précisait : « Le procédé consistait à organiser une migration illégale d'Irakiens, de Syriens et de Palestiniens via la frontière polono-biélorusse, en direction de la frontière allemande ».

De plus, des flux importants de cryptoactifs chiffrés à plusieurs millions de dollars, provenant de ce trafic en direction de l'organisation terroriste Hezbollah ont été identifiés par le parquet45(*).

Les sommes récoltées font du trafic de migrants la deuxième activité criminelle la plus lucrative après le trafic de drogue. Le trafic de migrants générerait 5 à 7 milliards d'euros de blanchiment par an à l'échelle européenne46(*).

Au total en 2024, l'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (OLTIM) a démantelé 269 filières, dont 66 filières d'entrée sur le territoire national et 132 filières d'aide au maintien sur le territoire, les autres se répartissant entre les filières d'aide au transit et celles de traite des êtres humains. Les filières fournissent de la main-d'oeuvre illégale dans les secteurs du BTP (60 % des cas), de l'agriculture et de l'hôtellerie-café-restauration.

En parallèle, les réseaux de passeurs prennent en otages un certain nombre de personnes qui les ont payés, notamment dans la région des Balkans. Ils déclarent aux familles des intéressés qu'il s'est passé quelque chose de très grave et que, pour obtenir leur libération, il faut payer encore plus. Certains États faillis, dont les forces spéciales et les services de renseignement sont devenus de quasi-armées, encadrent aujourd'hui tel ou tel mouvement et créent eux-mêmes des difficultés pour que les migrants et leurs familles paient plusieurs fois.

Comme le reconnaît la ministre, nous sommes au coeur des mécaniques que détaille la commission d'enquête : des flux financiers qui vont de pair avec des trafics.

Ce trafic est d'autant plus immonde qu'il exploite la misère humaine.

Dans le cadre de son plan d'action 2021-2025 contre le trafic de migrants, la Commission européenne a proposé des partenariats sur mesure avec les pays et les régions se situant sur les routes migratoires menant à ses pays membres.

Ce dispositif a été complété, en novembre 2023 par l'augmentation des moyens financiers et humains d'Europol, et un alourdissement des peines prévues pour les trafiquants.

L'année 2024 marque l'intensification de la lutte contre les réseaux de passeurs.

En France, une enquête menée par la police aux frontières de Roissy a permis en novembre 2024 le démantèlement d'un réseau de trafic de migrants du sous-continent indien incluant passeurs, blanchisseurs et financeurs avec une tête de réseau résidant à Dubaï. Les sommes demandées aux migrants se situaient entre 15 000 et 26 000 dollars par personne, permettant le brassage de sommes considérables. La saisie des actifs du réseau s'est élevée à 11 millions d'euros.

En novembre 2024 un réseau indo-pakistanais d'immigration clandestine a été démantelé par l'Oltim à l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Il aurait généré des centaines de millions d'euros. 26 personnes ont été interpellées, 11 millions d'euros d'avoirs criminels (voitures de luxe, espèces et cryptoactifs, neuf maisons et quatre commerces, or et bijoux).

En mars 2025 un trafic international de migrants a été démantelé entre l'Afrique et la France depuis l'Espagne. On estime qu'environ 1700 personnes sont passées en un an.

En avril 2025, l'aboutissement d'une enquête menée depuis plus de deux ans par la Section de recherches (S.R.) de Strasbourg concernant un trafic de migrants a permis d'exposer un réseau international opérant en France et en Italie. Les logisticiens du trafic ont notamment été localisés en Alsace. Les chauffeurs amenant les migrants pouvaient être rémunérés jusqu'à 25 000 euros par trajet, pour des convoyages concernant parfois plus de trente migrants entassés dans une même camionnette47(*). En mars, c'est un réseau opérant des allers-retours de migrants entre la France et l'Espagne qui a été démantelé. Celui-ci facturait entre 150 et 200 euros pour un trajet entre Barcelone et Perpignan.

En mai 2025 l'Espagne a également démantelé un réseau sino-arabe de blanchiment d'argent, accusé d'avoir blanchi 19 millions d'euros entre juin 2022 et septembre 2024, provenant du trafic d'êtres humains et de drogue. Les transferts de fonds étaient opéré par l'« hawala ». En trois mois, cette « banque clandestine » a déplacé 5,5 millions d'euros lors de 32 transactions.

Lors des perquisitions, les autorités ont saisi 205 000 euros en liquide, 183 000 euros en cryptoactifs, 18 véhicules, des fusils de chasse, des biens immobiliers, des appareils électroniques et des cigares de contrebande d'une valeur de plus de 600 000 euros destinés à la Chine.

L'organisation criminelle avait deux branches distinctes : l'une arabe pour recevoir l'argent, et l'autre chinoise pour faciliter les transferts en Espagne. Elle était impliquée dans le transport illégal de migrants syriens entre l'Algérie et l'Espagne, et dans le narcotrafic utilisant des bateaux de drogue pour transporter environ 1000 migrants, en échange de 800 à 1000 euros par personne.

Des mesures à mettre en oeuvre au niveau international et en France

La coopération internationale est évidemment indispensable dans une activité dramatiquement mondialisée.

La commission d'enquête a eu l'occasion d'échanger avec les services d'Interpol sur l'opération Turquesa qui vise le trafic de migrants et la traite d'êtres humains dans la région Amériques.

Dans le cadre de l'opération Turquesa V les migrants ont fait savoir qu'ils payaient entre 2 700 et plus de 20 000 dollars selon le voyage.

En février 2025, Bruno Retailleau a annoncé de nouvelles mesures pour lutter contre les réseaux de passeurs :

- Création du Certim : Cellule de renseignement pour mieux coordonner les efforts de sécurité. Elle associera les services de renseignement de plusieurs ministères et aura des « déclinaisons territoriales ». La ministre chargée des Comptes publics a annoncé une « convention entre Tracfin et les services du ministère de l'Intérieur » pour « remonter les circuits de financement » ;

- Développement de l'usage de drones et de systèmes de vidéosurveillance ;

- Développement de la coopération internationale en créant de nouvelles unités de recherche avec le Royaume-Uni et l'Italie.

La commission d'enquête se félicite donc du nouveau plan de lutte contre les passeurs annoncé par le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau et la ministre des Comptes publics, qui institutionnalise les échanges entre Tracfin et les services du ministère de l'Intérieur en charge de la lutte contre l'immigration clandestine et permettra d'atteindre les revenus des trafiquants. Comme le soulignait lors de son audition la ministre des Comptes Publics : « Il nous faut connaître les réseaux de financement des passeurs et la manière dont cet argent est réutilisé, sachant qu'il existe de nombreux croisements entre trafics de stupéfiants et trafics de migrants.

Certains flux de stupéfiants sont parfois oubliés, notamment ceux qui vont vers les pays du nord de l'Afrique, en provenance, parfois, des pays du nord de l'Europe. En sens inverse, les mêmes réseaux organisent des flux de migrants : ils ont mis en place cette logistique pour ne pas repartir à vide, comme Tracfin a pu le mettre au jour récemment. Or, en s'en tenant au seul prisme financier ou au seul prisme des stupéfiants, on passe à côté de ces sujets. »

La commission propose que ce sujet fasse l'objet d'une attention particulière non seulement en raison de l'aspect humain, voie humanitaire, et de la nécessaire protection des victimes mais aussi parce que la question migratoire est au coeur des débats politiques clivant et qu'il est vain voir absurde de penser les régler sans s'attaquer aux filières qui alimentent ces trafics.

Source : MENAFAFT (GAFIMOAN), Money Laundering Resulting from the Human Trafficking and Migrant Smuggling Crimes, août 2021, p. 1548(*).

2. La contrefaçon : un fléau à bas bruit

a) La contrefaçon, un délit sans victime apparente mais aux conséquences économiques et sociales majeures

La contrefaçon, définie à l'article L.33-2 du code de de la propriété intellectuelle consiste en la reproduction ou l'utilisation d'une marque, d'un brevet, d'un dessin, d'un modèle ou d'une oeuvre, sans l'autorisation du titulaire des droits. L'article L.335-3 précise que la contrefaçon s'entend aussi des violations du droit d'auteur, de réalisateur cinématographique et d'éditeur de logiciel. La contrefaçon concerne enfin les brevets : le titulaire du brevet peut en effet exercer une action en contrefaçon, conformément aux dispositions de l'article L. 615-2 du code de la propriété intellectuelle.

Les sanctions encourues dans le droit commun sont 300 000 euros d'amendes et 3 ans de prison. Néanmoins, plusieurs cas particuliers viennent alourdir cette sanction :

- lorsqu'elle est commise en bande organisée, la contrefaçon expose à 750 000 euros d'amende et sept ans d'emprisonnement ;

- lorsqu'elle consiste à vendre, fournir, offrir à la vente ou louer des marchandises présentées sous une marque contrefaisante, la contrefaçon expose à 400 000 euros d'amendes et 4 ans d'emprisonnement.

Alors que l'achat d'une marchandise contrefaite est souvent présenté comme une aubaine commerciale, il convient de mettre en garde les consommateurs qui se rendent, en achetant des produits contrefaits, coupables de l'encouragement d'un système aux graves conséquences.

En premier lieu, la contrefaçon entraîne des pertes fiscales importantes et déséquilibre ainsi le bon fonctionnement des services publics. En France, chaque année, ces pertes liées à la contrefaçon sont estimées à 2 milliards d'euros, selon la société de conseil en opérations douanières Customs Bridge49(*).

En deuxième lieu, la contrefaçon pèse sur l'économie et l'emploi, car elle a une incidence très directe sur le chiffre d'affaires des sociétés qui en souffrent. En effet, face à un produit en apparence similaire, le critère prix joue fortement et peut inciter des consommateurs à choisir la contrefaçon plutôt que les produits d'origine. Selon l'Office européen pour la propriété intellectuelle50(*) (EUIPO), l'industrie de l'habillement a perdu près de 12 milliards d'euros de ventes en moyenne annuelle entre 2018 et 2021, soit 5,2 % des ventes de vêtement dans l'Union européenne. En raison de la contrefaçon, cette industrie a employé 160 000 personnes de moins chaque année dans l'UE. La contrefaçon se déploie de façon aussi massive dans d'autres secteurs, comme les produits cosmétiques, les jouets, voire des domaines plus technologiques comme les pièces détachées d'avion.

Au niveau français, d'après les estimations de l'EUIPO, 38 000 emplois auraient été perdus chaque année à cause de la contrefaçon.

En troisième lieu, la contrefaçon a une incidence directe sur les droits des personnes qui travaillent : elle tire à la baisse les coûts de production car la plupart des organisations qui en vivent exploitent des travailleurs. Ces usines clandestines emploient souvent des personnes vulnérables, employées illégalement dans le cadre de travail dissimulé. Dans les marchés illicites, les vendeurs de contrefaçon sont majoritairement sans-papiers et sont postés dans des lieux de vente choisis, mais sans connaissance du réseau qui les emploie.

Enfin, la contrefaçon a un impact non négligeable dans le domaine sanitaire et fait courir un risque pour les clients. Jürgen Stock, Secrétaire général d'Interpol, indiquait en octobre 2021 que la pandémie de Covid-19 avait favorisé l'émergence de réseaux de contrefaçon de grande ampleur dans le domaine de la santé. Ces organisations prétendaient vendre « des équipements de protection et des fournitures médicales [et étaient allées] jusqu'à la fabrication et à la distribution de faux vaccins »51(*).

L'achat d'articles contrefaits a donc des conséquences à tous les niveaux, tant pour les entreprises que pour les consommateurs, et permet aux organisations criminelles de réaliser des profits très conséquents avec des risques réduits de poursuites.

b) Une activité renforcée par la mondialisation et le développement du commerce international

Encouragée par le démembrement des lignes de production et le déploiement du commerce international, la contrefaçon s'insère aujourd'hui dans l'économie mondialisée avec facilité.

En effet, la production a souvent lieu dans des pays où les pouvoirs publics ne sont pas en mesure de la contrôler, puis les produits confectionnés inondent les marchés en profitant de l'aspect massif du commerce international.

Par exemple, la douane française a saisi, en août 202452(*), près de 100 000 faux timbres, notamment à Marseille. Les deux colis contrôlés, en provenance de Hong-Kong et à destination d'un particulier, contenaient en réalité des carnets de timbres autocollants portant le logo et la marque La Poste. Les marchandises ont été retenues le temps de confirmer le caractère contrefaisant des timbres. Les timbres postes étaient déclarés comme des « décalcomanies ». Il apparaît ainsi clairement que la stratégie des organisations criminelles repose sur la production à l'étranger de biens contrefaits, avant de saturer les services douaniers par l'envoi sous de fausses catégories.

L'accélération de la contrefaçon constitue un fait documenté que reflètent notamment les saisies de la douane en France, qui ne cessent de croître.

Nombre d'articles de contrefaçon retirés du marché par la douane

(en millions)

Source : commission d'enquête, données direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI)

Entre 2021 et 2024, on constate ainsi près d'un quadruplement des biens contrefaisants retirés du marché par la douane. Le développement du commerce international permet ainsi une infiltration des marchés plus efficace. La direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) recense ainsi une massification du trafic maritime mondial, passé de 225 millions de conteneurs en 2000 à 840 millions de conteneurs en 2022.

Le développement de la contrefaçon provient aussi du développement du commerce électronique, qui facilite la distanciation entre le producteur, le vendeur et le client et permet plus facilement de tromper les consommateurs. Le fret postal et express, qui constitue le mode d'acheminement privilégié de la contrefaçon vendue sur internet, devient ainsi le lieu d'un nombre très important de saisies : plus de 3 millions d'articles y ont été interceptés en 2024.

La particularité du marché de la contrefaçon est qu'il s'étend à tous les domaines. Ainsi, des boîtes de Lego aux filtres à huile Peugeot, des compléments alimentaires au maquillage, des copies de logiciels aux sacs de luxe, rien n'échappe au phénomène.

Répartition par secteur des objets contrefaisants saisis par la douane en 2024

(en pourcentage)

Source : commission d'enquête, données DGDDI

Plus du quart des produits saisis sont ainsi des jouets et les vêtements et accessoires ne représentent que 3% du total, ce qui semble peu par rapport à l'imaginaire prégnant des faux habits de marque.

Les réseaux de la contrefaçon sont, à l'image de l'activité, mondialisés. Les grandes mafias mondiales, qu'il s'agisse des triades chinoises, de la Camorra italienne ou des Yakuzas japonais, profitent alors de leurs capacités de production dans tous les pays et de leurs emprises dans des lieux parfois très éloignés sur le globe pour développer le commerce de produits contrefaits. Cette activité est en effet très attractive pour les réseaux criminels, qui construisent une activité rentable et relativement peu risquée sur le plan judiciaire.

Si les activités de production avaient plutôt lieu dans des pays éloignés, la prégnance croissante du phénomène pousse les organisations à rapprocher les lieux d'écoulement des produits et d'assemblage. Ainsi, le Bilan annuel de la douane en 2024 indique ainsi qu'ont été repérés des ateliers de contrefaçons au sein même du territoire de l'Union européenne, y compris en France.

c) Les services douaniers combattent ce fléau avec professionnalisme mais se heurtent à sa croissance non maîtrisée

Face à cette menace croissante, les douanes françaises intensifient leur action et montent en gamme de façon très efficace. Ce sont en effet les services douaniers qui sont chefs de file dans la mise en oeuvre de la politique gouvernementale contre la contrefaçon. La croissance très forte des saisies confirme cette montée en puissance des services d'enquête.

Le dispositif de contrôle mis en oeuvre recherche une approche holistique : l'ensemble du territoire et l'ensemble des vecteurs d'introduction de produits contrefaits sont surveillés. Les pouvoirs d'investigations des équipes permettent de remonter certains réseaux et d'effectuer des saisies importantes. Certaines techniques de renseignement poussées sont utilisées comme l'utilisation de scanners mobiles. Ainsi, la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) a été mobilisée en février 2024 et a effectué une saisie de 600 jouets contrefaisant la marque « Jeux Olympiques de Paris 2024 ».

La douane coopère en outre avec les entreprises et en fait un point central de sa stratégie de lutte. Avec le développement du commerce électronique, les grandes plateformes de marchés en ligne sont ainsi particulièrement clé pour mettre à mal le trafic. Le 26 mars 2025, la douane française a ainsi signé un protocole avec la plateforme Amazon, afin de favoriser l'échange d'informations et de renforcer la coopération opérationnelle entre les deux entités.

Des techniques de pointes sont mises en oeuvre dans la supervision des points de vente numérique, en collaboration parfois avec les plateformes. Certains outils d'intelligence artificielle, de cybersurveillance sont ainsi utilisés. La douane peut aussi utiliser un pouvoir d'injonction numérique afin de demander le retrait de la mise en vente de certains produits.

La douane est aussi tributaire, dans son action, des demandes d'intervention déposées par les marques lorsqu'elles repèrent des produits contrefaisants qui usurpent leur identité. Ceci conditionne l'efficacité de la réponse des services.

D'un point de vue plus large et prospectif, enfin, un second plan national anti-contrefaçons 2024-202653(*) a été publié, qui se concentre sur l'identification et le démantèlement des réseaux de fraude organisée. Une coopération accrue avec l'OLAF, Europol, et les titulaires de droits de propriété intellectuelle doit en outre être mise en oeuvre.

Le rapporteur regrette que la proposition de loi visant à moderniser la lutte contre la contrefaçon54(*) par Christophe Blanchet, Olivier Becht et Pierre-Yves Bournazel n'ait toujours pas été inscrite à l'ordre du jour du Sénat alors que sa transmission par l'Assemblée nationale, alors que sa transmission a eu lieu en novembre 2021. Cette absence de volontarisme est étonnante. Il conviendrait en tout état de cause de mettre à jour les dispositions qu'elle contient.

3. Le trafic de plaques d'immatriculation

Il s'agit d'un aimant à fraudeurs. Depuis 2009, L'État a confié la gestion des plaques d'immatriculation des véhicules à des sociétés avec un double objectif : réduire les dépenses publiques et simplifier les démarches administratives. Le processus d'habilitation est accessible en ligne et largement ouvert. Les professionnels de l'automobile, garagistes, concessionnaires, mais aussi de simples autoentrepreneurs, peuvent désormais délivrer des cartes grises, sans contrôles a posteriori de la préfecture depuis 2017. Ces tiers que l'on dit de confiance ont, pour beaucoup, ouvert la porte à une fraude massive et à des réseaux structurés pour blanchir de l'argent et dissimuler des activités criminelles.

Selon le Service central de renseignement criminel, pas moins de 29 formes de fraude ont été identifiées : usurpation d'identité, fausses déclarations de véhicules handicapés, fraude à la revente, contournement du malus écologique ou encore immatriculation fantôme de taxis55(*). Autant de moyens pour les délinquants de maquiller des véhicules, d'échapper à des contrôles, de ne pas payer les amendes et de faire circuler des biens issus d'activités illégales. Ce qui est certain, c'est que l'Administration a perdu le contrôle d'un système dont elle a délégué une grande partie à des acteurs insuffisamment contrôlés.

Le chef d'escadron Vincent Pautrat, en poste en Haute-Savoie, le résume sans détour : « Il y a quinze ans, ce genre de fraudes n'existait pas. Elles sont apparues avec l'ouverture du SIV aux professionnels »56(*). Si certains n'y voient que de l'opportunisme, la criminalité organisée s'est elle aussi engouffrée dans la brèche. Réimmatriculations de véhicules volés, blanchissement de voitures de luxe importées illégalement, création de faux garages... Ces sociétés écrans deviennent des stations de lavage pour véhicules douteux : une fois réimmatriculés, la revente peut s'organiser, sans que l'origine illicite ne soit détectable.

Pour 40 euros, il est possible d'écraser la carte grise du précédent propriétaire ; pour 80 euros, l'assurance peut être mise en règle ; et pour 100 euros, il est possible de créer une nouvelle fiche d'identification pour le véhicule57(*).

Un exemple en Île-de-France, rapporté par le journal Le Monde, est révélateur des faiblesses du système actuel : entre 2020 et 2024, un « siveur », professionnel habilité à utiliser le SIV par la préfecture, a permis à un réseau d'échapper à des dizaines de milliers d'euros de taxes à l'importation et de malus écologique en immatriculant des voitures de luxe achetées à l'étranger. D'autres dans les Outre-mer ont enregistré plus de 10 000 fausses déclarations d'achat en moins d'un mois vers des garages fictifs58(*).

Le blanchiment par le biais de cette fraude aux plaques d'immatriculation est un outil redoutable pour ces réseaux. En maquillant l'identité d'un véhicule ou en effaçant son historique, on rend intraçable une partie des flux criminels. Certaines entreprises sont créées uniquement pour obtenir l'habilitation préfectorale. Et pour une centaine d'euros, elles offrent une nouvelle immatriculation à un véhicule volé, passant au-delà des contrôles rigoureux des pièces d'identité et pièces justificatives.

En somme, un véritable marché noir où des véhicules volés sont blanchis, où les automobilistes échappent aux amendes et aux retraits de points, parfois au détriment d'individus voyant leur identité usurpée59(*), et où des taxes sont évitées en toute tranquillité.

Les autorités le reconnaissent, le système est largement hors de contrôle. Chaque année, près de 30 millions d'opérations sont enregistrées dans le SIV et la délégation à la sécurité routière estime à 250 000 le nombre de véhicules concernés chaque année par une affaire de fraude aux immatriculations. La sécurité routière affirme également avoir exclu 15 000 sociétés de la plateforme et a annoncé suspendre l'accès à près de 4 000 sociétés par an, soit environ 10 % des 34 000 professionnels ayant accès au SIV. Les fraudes se multiplient plus vite que les sanctions et la mise à jour du logiciel ne sera pas finalisée avant 2027.

Pendant ce temps, les fraudes touchent même les aides publiques. Une enquête du journal Le Monde a récemment révélé comment des escrocs ont utilisé des bus fictifs pour détourner des subventions destinées à l'électrification des transports en commun. Plus de la moitié des 600 bus électriques enregistrés entre novembre 2022 et janvier 2023 n'existaient tout simplement pas. Chaque véhicule donnait droit à une prime pouvant atteindre 30 000 euros pour un total de 100 millions d'euros débloqués par l'État. Résultat : des millions d'euros ont été versés par l'État pour des véhicules fantômes60(*).

Derrière ce scandale de fraude aux plaques d'immatriculation, il y a une réalité plus inquiétante encore : la procédure administrative a été confiée à des « tiers de confiance » qui ne font plus les contrôles. Des pans entiers de la politique publique, transition écologique, sécurité routière, fiscalité, sont sapés par un système d'immatriculation trop permissif. La logique du tiers de confiance a permis à des acteurs sans scrupules de se faire passer pour des professionnels du secteur en toute légalité. Et dans l'ombre, le crime organisé continue de prospérer, profitant d'un système que l'État a laissé sans contrôle suffisant.

4. Le trafic de tabac : un trafic en croissance

Comme tout marché parallèle, celui des produits du tabac est complexe à analyser et à quantifier avec précision. Depuis 2018, aucune étude publique récurrente visant à approfondir l'analyse de ce marché parallèle n'a été menée.61(*) En outre, des différences méthodologiques rendent difficiles les comparaisons directes et la mise en perspective des résultats des études existantes.62(*)

Le développement d'une capacité publique souveraine d'estimation et d'analyse de ce trafic apparait pourtant d'autant plus nécessaire que les données existantes démontrent l'essor préoccupant de ce marché parallèle en France. Tandis que 40% des buralistes rapportent une baisse de chiffre d'affaires d'au moins 2% sur 3 ans, qu'ils attribuent unanimement à l'essor du marché parallèle63(*), les quantités de tabac saisies par les douanes connaissent une hausse tendancielle.

Quantité de tabac saisie par les douanes (en tonnes)

Source : Bilan annuel des douanes 2024

Un rapport de mars 202564(*), réalisé par le cabinet EY-Parthenon en collaboration avec la Confédération de commerçants de France (CDF), l'Union des fabricants pour la protection internationale de la propriété intellectuelle (Unifab) et l'Ifop, estime que le marché parallèle constitué par les achats de produits du tabac hors du réseau des buralistes représente désormais 38 % de la consommation annuelle de cigarettes en France, contre 23 % en 2019. La croissance rapide de ce marché parallèle (+ 13 % par an en moyenne depuis 2019) est multifactorielle mais s'explique notamment par l'essor du trafic : la forte augmentation de la fiscalité du tabac en France a encouragé les achats à l'étranger (15 % du marché total des cigarettes consommées en France), la croissance des flux logistiques résultant de la mondialisation a favorisé l'émergence de nouvelles voies de contrebande, tandis que les réseaux sociaux ont facilité la vente en ligne et l'accessibilité des produits tout en complexifiant le travail des autorités. Ainsi, 23 % des cigarettes consommées en France proviennent de trafic de contrebande ou de contrefaçon.

Si les ventes issues du monopole légal des buralistes représentent encore près de 20 milliards d'euros, le marché parallèle est désormais estimé à 8 milliards d'euros, dont 2,3 milliards d'euros proviennent des trafics. À titre de comparaison, dans leur rapport sur l'impact du narcotrafic en France, les Sénateurs Étienne Blanc et Jérôme Durain estimaient à au moins 3,5 milliards d'euros le chiffre d'affaires généré par le trafic de drogue.65(*) Lors de son audition, Mme Emma Louise Blondes, doctorante en criminologie, a également souligné les revenus significatifs résultants des différents marchés illicites, qu'elle estimait à 2 milliards d'euros en 2019 pour le tabac.

Le marché parallèle du tabac en France

Source : EY-Parthenon, Étude des trafics de produits du tabac en France, mars 2025.

Le trafic de tabac peut en effet se révéler particulièrement lucratif. Dans son étude, le cabinet EY-Parthénon estime ainsi qu'avec un chiffre d'affaires estimé à environ 19 millions d'euros en 3 mois, et un investissement fixe pour une grande ligne de production de 800 000 euros en moyenne, l'installation d'une usine clandestine est rentable en à peine quelques jours.

L'essor du trafic de cigarettes ne doit donc pas être interprété isolément, mais s'inscrit dans le contexte d'une professionnalisation et d'un renforcement de réseaux de criminalité dont la finalité est l'argent.

Lors des auditions, les services enquêteurs ont mis en exergue l'imbrication du trafic de tabac avec d'autres types de criminalités et les réseaux de blanchiment. L'Office national anti-fraude a ainsi partagé le cas d'une enquête visant à l'origine une fraude au chômage partiel évaluée à 140 000 euros impliquant une société fictive et un gérant de paille. Après recoupements, l'Office a mis au jour une véritable toile d'araignée de trois cents sociétés animées par une seule personne résidant à l'étranger. Celle-ci proposait ses sociétés à des organisations criminelles pour toutes sortes de trafics - cocaïne, méthamphétamine, tabac, etc. Par ailleurs, la DGDDI a souligné la porosité entre les organisations criminelles de stupéfiants et le trafic de tabac avec une augmentation du niveau d'agressivité et de violence des organisations.

Comme pour les autres trafics, l'action répressive la plus efficace sera donc celle qui sera au plus près de l'argent, car s'attaquer au produit de l'infraction, c'est rendre l'infraction source peu intéressante et déstabiliser l'équilibre entre les différents acteurs de la criminalité organisée.


* 42 https://www.ihemi.fr/articles/blanchiment-de-la-traite-des-etres-humains-reflexions-generales-sur-la-complementarite-des-deux-approches

* 43 « MIGRANTS : QUI SONT LES TRAFIQUANTS ? », Gaëtan GORCE, IRIS, décembre 2020.

* 44  https://www.iom.int/sites/g/files/tmzbdl486/files/country/docs/mauritania/OIM-Mauritanie-Lutter-contre-la-migration-irreguliere-le-crime-organise-et-le-terrorisme.pdf

* 45https://www.sudouest.fr/international/europe/pologne-un-reseau-international-de-trafic-de-migrants-demantele-des-millions-de-dollars-detectes-19616705.php

* 46 Audition de Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, chargée des Comptes publics, par la commission d'enquête.

* 47 https://www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/gendinfo/criminalite-organisee-et-enquetes/2025/un-reseau-international-de-trafic-de-migrants-demantele-par-la-section-de-recherches-de-strasbourg

* 48 Disponible sur : https://www.menafatf.org/sites/default/files/Newsletter/ML%20Resulting%20from%20the%20HT%20and%20MS.pdf (consulté le 9 octobre 2024).

* 49 Bulletin d'information de Customs Bridge, Trade Observer, juin 2023

* 50 EUIPO, Economic impact of counterfeiting in the clothing, cosmetics, and toy sectors in the EU, janvier 2024

* 51 Interpol, Pour une action mondiale contre les atteintes à la propriété intellectuelle, 12 octobre 2021.

* 52 Douanes, Contrefaçons et prolifération de faux timbres-poste : plus de 100 000 faux timbres saisis, 15 novembre 2024.

* 53 Ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, Plan national anti-contrefaçons 2024 - 2026, 1er mars 2024.

* 54 Proposition de loi n°222 rectifié (2021-2022) visant à moderniser la lutte contre la contrefaçon transmise au Sénat le 25 novembre 2021.

* 55  https://www.franceinfo.fr/economie/fraude/immatriculations-comment-les-fraudeurs-ont-profite-de-la-privatisation_7116090.html

* 56 Ibid.

* 57  https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/12/25/scandale-des-immatriculations-derriere-les-garages-fictifs-des-fraudeurs-par-milliers-et-un-etat-defaillant_6466250_3224.html?search-type=classic&ise_click_rank=3

* 58 Ibid.

* 59  https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/12/25/avec-300-voitures-a-son-nom-une-victime-du-scandale-des-immatriculations-a-vecu-un-cauchemar_6466386_3224.html

* 60  https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/12/25/scandale-des-immatriculations-comment-de-faux-bus-electriques-ont-permis-de-detourner-des-millions-d-euros-de-primes-ecologiques_6466385_3224.html?search-type=classic&ise_click_rank=4

* 61 Plan national de lutte contre les trafics illicites de tabacs pour la période 2023-2025.

* 62 Audition de Mme Emma Louise Blondes, doctorante en criminologie.

* 63 EY-Parthenon, Étude des trafics de produits du tabac en France, mars 2025.

* 64 EY-Parthenon, Étude des trafics de produits du tabac en France, mars 2025.

* 65 Commission d'enquête du Sénat, Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic, Rapport de commission d'enquête N° 588 (2023-2024), déposé le 7 mai 2024.

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