PREMIERE PARTIE :
LE BLANCHIMENT, UN
PHÉNOMÈNE ÉVOLUTIF, PROTÉIFORME ET
SOUS-ESTIMÉ
La commission d'enquête a été confrontée à la réalité du blanchiment lors de son déplacement aux Émirats Arabes Unis. La démonstration de l'ampleur du phénomène a été pour elle un choc. Il lui a en effet été exposé le cas d'un agent immobilier français à Dubaï recrutant les investisseurs par l'intermédiaire d'un de ses parents, incarcéré à la prison des Baumettes à Marseille et proposant ses services à ses codétenus. Emprisonnés mais libres de disposer des profits de leurs infractions et de penser à leur avenir, les criminels et délinquants faisaient et font peut-être encore l'objet d'un démarchage au sein de leur lieu d'incarcération, leur offrant la possibilité par virement bancaire ou transfert de cryptoactifs d'acheter dans la plus grande ville émirienne des appartements de petite ou moyenne taille pour un budget moyen de 150 000 euros. Usant de prête-noms parfois familiaux, les transactions immobilières s'effectuaient en toute légalité. Évidemment, les autorités dubaïotes ne sauraient être tenues pour responsables de la circulation de téléphones dans les prisons françaises ni du marketing de certains agents immobiliers par ailleurs français.
La situation est révélatrice, jusqu'à la caricature, des failles dans les dispositifs de lutte contre le blanchiment. C'est bien le sujet de la commission d'enquête.
L'ampleur du phénomène de blanchiment à la fois international et ouvert à tous les échelons de la délinquance et du crime depuis les prisons françaises et jusqu'à Dubaï, mais aussi au Maroc, en Israël aux Seychelles et dans d'autres États ou territoires non coopératifs, se trouve ici illustrée sur le mode tragi-comique. L'échec des politiques de lutte contre le blanchiment est patent. Il faut donc frapper au portefeuille, alors que la prison n'est plus dissuasive, voire intégrée dans le cursus honorum des criminels et ne constitue même plus une entrave à leurs activités.
I. LES SCHÉMAS DU BLANCHIMENT
Suivant la situation du propriétaire de l'argent et les montants en jeu, les stratégies de blanchiment peuvent grandement différer. Elles coexistent souvent de manière complémentaire de façon à favoriser la discrétion.
Les principaux procédés ou les nouvelles variantes font l'objet d'une typologie réalisée par la cellule française de renseignement financier Tracfin66(*). Il ne s'agit ici que d'en présenter les grandes caractéristiques, afin d'illustrer les principes sans risquer de fournir un manuel de blanchiment.
A. LA PERMANENCE DE MÉTHODES ANCIENNES DE BLANCHIMENT SUR LE TERRITOIRE NATIONAL
1. Rester sous les radars : consommer sans flamber
La première manière de profiter du produit du crime est l'utilisation directe dans l'économie des billets qui, on l'a vu, ont la caractéristique d'être intraçables. On se situe alors en dehors de la définition pénale de blanchiment, mais il parait utile de le mentionner car les criminels vont alors jouer avec les autorités chargées de la LCB-FT en restant en deçà de leurs radars. Ils peuvent également utiliser la corruption d'agents privés ou publics pour éviter l'application stricte des règles anti-blanchiment.
Les criminels vont alors « flamber » en payant leurs produits de consommation courante en espèces (achat de produits de luxe, véhicules, vacances...). Toutefois, cette méthode doit rester modérée pour être durable, car un différentiel manifeste entre le train de vie et les revenus finit par déclencher un contrôle, notamment fiscal, qui pourra ensuite lui-même mener à une enquête pénale67(*).
Potentiel de blanchiment : quelques milliers d'euros par mois.
Services impliqués dans la détection : fisc, services d'enquête ou de renseignement.
2. L'argent sale se lave en famille : l'autofinancement des organisations criminelles par l'argent des trafics
L'argent du crime peut être directement réinjecté dans le réseau criminel afin de rémunérer certains aspects de la logistique criminelle : dans ce cas, aucun procédé actif de blanchiment n'est nécessaire, du moment que les bénéficiaires, payés en espèces, comme par exemple les « salariés » de l'organisation, restent dans les limites acceptables évoquées au a) ci-dessus.
Cet argent peut être utilisé pour payer les « salaires » de membres du réseau, la logistique criminelle (achats d'armes, location de véhicules, de lieux d'entrepôts...) ou la corruption d'agents privés ou publics, qui par exemple peut être nécessaire à l'importation via les ports.
Potentiel de blanchiment : quelques milliers d'euros par personne pour les salaires, dizaines de milliers d'euros par an pour la logistique.
Services impliqués : tous.
3. Gagner sans jouer : le rachat de tickets de loterie gagnants
D'une manière loin d'être anecdotique, les services enquêteurs ont été nombreux à aborder une technique aussi simple que déroutante, qui illustre l'importance pour les réseaux criminels de quadriller le territoire : le rachat de tickets gagnants des jeux de hasard dans les lieux de type Paris Mutuels Urbains (PMU) ou d'un jeu de hasard de la Française des jeux (FDJ).
Le principe, très simple, est fondé sur le fait que les tickets de loterie ne sont pas nominatifs : le ticket est dit « au porteur ». Une personne disposant d'espèces qu'il ne peut utiliser va proposer à une personne qui vient de gagner une certaine somme (de quelques milliers à quelques dizaines de milliers d'euros, voire plus) de lui « racheter » son ticket pour un montant supérieur au gain, par exemple 15 000 euros pour un ticket gagnant de 10 000 euros. L'intérêt pour le gagnant véritable consiste en cette marge, censée compenser pour lui l'inconvénient de devoir dépenser cet argent en espèces de façon discrète. Le faux gagnant pourra ainsi, sur seule présentation du ticket, se faire virer l'argent sur un compte de son choix par le buraliste et profiter du produit de son crime sans éveiller aucun soupçon puisqu'il est censé l'avoir gagné au jeu. Une fois sur le compte en banque, la phase de placement est accomplie. Il peut également monnayer ce ticket gagnant auprès d'autres personnes : il s'agit d'un actif au porteur comme un autre.
Le procédé peut être porté à un niveau industriel. Une organisation criminelle structurée et territorialisée aura la capacité de placer dans ces PMU des personnes, clients ou gérants corrompus ou membres de l'organisation, missionnés pour faire remonter l'information lorsqu'un gagnant se déclare. Ces vigies seront rémunérées ainsi que des apporteurs d'affaires. Plus la structure sera puissante, plus le maillage sera serré. Précisons qu'il n'est pas rare que le gagnant initial se fasse détrousser des espèces qu'il vient de récupérer par l'organisation avec laquelle il avait conclu le marché.
Les montants en jeu sont colossaux : en 2023, 21 milliards d'euro ont été misés à la FDJ par 27 millions de joueurs.
Ainsi que le souligne le service central des courses et jeux (SCCJ), service de police judiciaire mais aussi de contrôle des PMU, ces points de jeu sont d'un grand intérêt pour les organisations criminelles, ce qui justifie un souci accru dans le contrôle des demandes d'autorisation d'exploitation. Ce service procède à des enquêtes préalables à la délivrance de ces autorisations, qui portent sur la personne, son entourage et l'origine des fonds, dans le but de détecter les environnements ou les financements suspects. En 2024, ce service a mené 10 439 enquêtes administratives relatives aux demandes d'agrément, visant 14 539 personnes.
Un exemple : une jeune femme voulait racheter un point de vente dans le sud de la France, en justifiant ses revenus par le fait qu'elle aurait gagné beaucoup d'argent au poker en ligne.
Le SCCJ a remarqué qu'elle ne jouait pas véritablement, que son compte était alimenté par les gains de son compagnon, incarcéré pour trafic de stupéfiants et qui était aussi un joueur habitué du poker en ligne.
Le service constatait des versements de 50 à 150 euros toutes les minutes sur son compte sans justification, accumulant plusieurs centaines de milliers d'euros qu'elle destinait à l'investissement dans le point de vente. Une telle acquisition lui aurait permis d'autres perspectives de blanchiment et le service a bloqué l'opération.
Des enquêtes comparables sont réalisées à propos des personnes qui souhaitent acquérir des casinos, activité également réglementée, et permettent régulièrement de déjouer des tentatives d'investissements suspects.
Potentiel de blanchiment : plusieurs centaines de milliers d'euros par an par réseau criminel.
Services impliqués : SCCJ, services d'enquête judiciaire, Tracfin, fisc.
4. L'achat de vrais commerces de proximité par les organisations criminelles pour masquer leurs revenus illicites rend difficile de séparer le bon grain de l'ivraie
Le principe consiste à faire passer aux yeux des autorités le flux d'espèces récoltés par le criminel comme le chiffre d'affaires d'un commerce légal. Intégré à la comptabilité de l'entreprise, cet argent sera ainsi soumis aux prélèvements obligatoires, notamment l'impôt sur les sociétés.
Les organisations criminelles vont donc racheter des fonds de commerce et y placer des prête-noms qui les « gèreront » (dans les faits on ne leur demande pas de gérer quoi que ce soit puisqu'ils n'ont pas besoin de réaliser un chiffre d'affaires réel).
Pour que le processus reste crédible aux yeux des tiers, et notamment du comptable ou des autorités de contrôle comme le fisc, il convient d'intégrer ces sommes dans des commerces qui eux-mêmes se font majoritairement payer en espèces par leurs véritables clients. Les commerces principalement visés sont donc les restaurants, la restauration rapide, les coiffeurs ou barber shop, les épiceries de quartier, salons de massage etc.
Deuxième condition, le surplus de chiffre d'affaires doit rester cohérent avec l'activité réelle. À défaut, les autorités seront immanquablement amenées à s'intéresser à cette enseigne jamais ouverte et qui pourtant génère plusieurs dizaines de milliers d'euros par mois. L'exemple caricatural a par exemple été donné d'une boucherie de quartier dont le chiffre d'affaires déclaré atteignait 4 millions d'euros alors que la moyenne des établissement comparables ne dépassait pas la centaine de milliers d'euros. Une organisation du haut du spectre, fortement territorialisée et visant sur le long terme pourra développer un maillage très serré, posséder plusieurs centaines d'enseignes et ainsi blanchir de l'ordre d'un million d'euros par an en se contentant de n'intégrer que quelques milliers d'euros par mois et par commerce68(*).
Deuxième avantage du rachat de commerces, ou de la corruption de commerçant, c'est qu'il permet l'emploi fictif d'un membre de l'organisation, ce qui permettra à ce dernier de justifier en partie son train de vie et donc de « rester sous les radars » comme vu plus haut (cas typique d'emploi fictif utilisé dans d'autres types de criminalité).
D'après les autorités auditionnées, dans les grandes métropoles, des rues entières sont concernées par cette gangrène. Les petites villes sont également concernées.
Potentiel de blanchiment : de quelques milliers d'euros par mois et par commerce. Une organisation structurée de type mafieuse pourra blanchir en millions d'euros par an.
Services impliqués : fisc, services d'enquête.
5. Où noir et blanc se rencontrent : la zone grise du travail dissimulé
Pour comprendre ce type de blanchiment, il faut avoir à l'esprit que certains agents licites peuvent souhaiter dissimuler une partie de leurs activités ou de leurs revenus. Par exemple, une société de BTP ou de sécurité privée peut être tentée de ne pas déclarer certains de ses employés afin de ne pas payer de cotisations sociales sur leurs salaires. Une telle dissimulation lui permet de diminuer ses coûts et donc de se montrer plus compétitive que la concurrence. Une société peut également prévoir des compléments de rémunération non déclarés. Dans tous les cas, il lui faut d'une façon ou d'une autre payer ces salaires ou compléments non déclarés sans que ces sommes n'apparaissent dans sa comptabilité. Cette société a donc besoin d'une caisse noire alimentée par de l'argent magique, des espèces intraçables.
Or, comme on l'a déjà vu, l'organisation criminelle se trouve, elle, avec un surplus d'espèces dont elle cherche à se débarrasser. Tout se passe donc comme si les trafiquants d'une part, et la société pratiquant le travail dissimulé d'autre part, faisaient partie d'un même marché, celui de l'argent sale, où les premiers représentent l'offre qui cherche un débouché et les seconds la demande qui cherche un fournisseur.
Reste à régler la question des modalités concrètes de la transaction : il va falloir pour l'entreprise faire sortir de l'argent de son actif afin d'acheter cet argent sale. Un tel mouvement à partir de l'actif est généralement justifié en comptabilité par le paiement d'une charge. Par exemple, l'achat de marchandises entrant dans le processus de l'entreprise, ou bien de services destinés à former des employés.
L'organisation criminelle va donc devoir se faire passer pour un fournisseur de l'entreprise. Elle crée une société via un homme de paille sans lien avec le trafic et qu'elle rémunère pour cela, ou bien crée une société à partir de faux papiers, ou encore rachète les parts d'une société inactive, le plus souvent dans le secteur du conseil ou de la formation, ou d'un autre service. Elle lui facturera une prestation fictive (les fameuses « fausses factures »), ce qui justifiera un mouvement officiel de fonds depuis la comptabilité de la société vers le compte de la fausse prestataire. La contrepartie officielle est une prestation de service, alors que la contrepartie réelle est la fourniture d'espèces. Ces espèces n'existent pas dans la comptabilité de la société acheteuse, elles alimentent la caisse noire qui servira à payer tout ce que l'entreprise souhaite rémunérer en sous-main (salaires, corruption...).
Les trafiquants doivent donc créer ou reprendre une société, ou corrompre les dirigeants d'une société existante afin de procéder à la transaction. La situation la plus caricaturale est celle d'une société de conseil en entreprise créée de toute pièce, qui ne déclare aucun salarié, et qui dans le mois de sa création présente un chiffre d'affaires de plusieurs centaines de milliers d'euros. Tout ce chiffre d'affaires est issu de fausses prestations de conseil. Certaines organisations criminelles « gèrent » de l'ordre du millier de telles sociétés dites éphémères, car leur activité dure rarement plus de dix-huit mois.
Les espèces issues du trafic ont été échangées contre un flux bancaire représentant le prix que l'entreprise était prête à payer pour alimenter sa caisse noire (parfois le prix sera favorable aux trafiquants, comme dans l'exemple donné par le schéma ci-dessous, et parfois favorable à l'entreprise réelle). Le flux bancaire est à destination du compte de la société dirigée par les trafiquants. La première étape du blanchiment, le placement ou la bancarisation est donc effectuée. Il ne reste plus qu'à virer cet argent à destination d'autres comptes, par exemple à l'étranger afin de faire échec aux enquêtes pénales qui pourraient être menées (deuxième phase, dite d'empilement).
Potentiel de blanchiment : plusieurs centaines de milliers d'euro par société éphémère créée.
Services impliqués : services d'enquête, Tracfin, inspection du travail, URSSAF.
6. Le blanchiment par l'achat de biens à forte valeur spéculative
Le marché de l'art est particulièrement exposé au blanchiment, notamment du fait du poids de la subjectivité dans la valeur d'une oeuvre et des difficultés d'identification. L'usage détourné des ventes aux enchères permet par exemple à un trafiquant de vendre à un prix exagérément élevé une oeuvre qu'il aura acquise à un faible prix. L'astuce réside dans le fait que l'acquéreur sera complice, et payera avec les fonds du trafic. Ces fonds sont remis par l'acquéreur au commissaire-priseur, dont l'intermédiation permet de les blanchir, avant d'être remis au trafiquant propriétaire de l'oeuvre vendue. D'après certaines études, le marché de l'art moderne serait surévalué de 20 % du fait des pratiques de blanchiment69(*) ; les transactions illicites pourraient représenter jusqu'à 30 % de la totalité du marché, représentant 70 milliards de dollars70(*).
Source : Éric Vernier, op.cit.
Perspective de blanchiment : plusieurs centaines de milliers d'euros par vente.
Services impliqués : commissaires-priseurs.
Toutes ces formes de blanchiment, notamment lorsqu'elles sont combinées et multipliées par les organisations criminelles, qui peuvent s'appuyer sur un réseau territorial parfois dense notamment de petits commerces, permettent le blanchiment de sommes importantes, pouvant aller jusqu'à plusieurs millions d'euros par an. Toutefois, pour les activités les plus lucratives, le blanchiment le plus efficace passe par la sortie des valeurs du territoire national afin de rejoindre des paradis bancaires ou judiciaires.
* 66 Pour se reporter à cette typologie réalisée annuellement : LCB-FT : état de la menace 2023-2024.
* 67 Via information du procureur de la République par les agents du fisc conformément à l'article 40 du code de procédure pénale.
* 68 Pour blanchir un million d'euros en un an, il suffit par exemple de gérer 17 commerces à raison de 5 000 euros blanchis par mois et par commerce.
* 69 Voir Éric Vernier, op.cit.
* 70 Ibid.