PALLIER L'ABSENCE DE CODE OFFICIEL : L'EXEMPLE DE LA CODIFICATION PRIVÉE DU DROIT CIVIL EN POLYNÉSIE FRANÇAISE
Mme Sandrine Chaillé de Néré. - Merci beaucoup. Je vais vous présenter cette question d'une codification « privée » du droit civil en Polynésie française, qui me tient à coeur. Il s'agit de comprendre ce que chacun peut faire à son échelle pour améliorer la situation. Nous avons montré ce matin à quel point l'identification du droit applicable dans les outre-mer est complexe, remettant en cause les principes d'intelligibilité et d'accessibilité du droit. Dans les collectivités comme la Polynésie française ou la Nouvelle-Calédonie, ces difficultés compromettent l'accès au droit tant pour les justiciables que pour les professionnels du droit. De nombreuses décisions, y compris judiciaires, sont fondées sur les mauvais textes, et la recherche de la disposition applicable est souvent aléatoire et chronophage.
Le site Lexpol, qui diffuse le droit en Polynésie française, recense 22 codes (procédure civile, route, travail, débits de boissons, environnement, patrimoine, douanes, commerce, etc.), mais il n'existe pas de code civil de la Polynésie française ni de la Nouvelle-Calédonie. Pourtant, la matière civile est le coeur du droit quotidien : relations familiales, contractuelles, responsabilité, propriété, identité individuelle, etc.
Le code civil national s'applique d'une manière spécifique dans ces territoires malgré leur autonomie et la concurrence de normes locales ou coutumières. C'est cette complexité qui pose la question de la capacité du code actuel à remplir son office et celle d'une éventuelle recodification. En Polynésie française, la codification du droit civil n'est pas à l'agenda des pouvoirs publics, mais préoccupe des professionnels du droit (universitaires, magistrats, avocats). Face à un code civil déstructuré, ces personnes ont envisagé non pas une codification propre ou une recodification, mais une reconstitution du code civil tel qu'applicable en Polynésie.
Ce travail soulève trois questions : son utilité, sa difficulté et sa légitimité. L'utilité d'une telle entreprise se comprend au vu de l'état du droit dans ce territoire. Le code civil y est appliqué de manière morcelée et largement cristallisée. Cette cristallisation résulte du principe de spécialité législative : seules les lois qui font l'objet d'une mention d'application outre-mer y sont applicables. Sans cette mention, le droit civil polynésien reste figé. Nous entendons souvent que ce droit est dépassé ou obsolète, présupposant que ce qui est bon pour l'Hexagone serait bon pour la Polynésie française. Or ce présupposé contredit le fondement même du principe de spécialité législative, selon lequel les outre-mer ont des besoins spécifiques qui justifient un traitement différencié.
Malheureusement, en pratique, de nombreuses lois ne sont pas étendues aux territoires d'outre-mer, non par choix délibéré, mais par simple oubli. Personne, ni à Paris, ni à Nouméa, ni à Papeete, ne se pose la question de leur applicabilité. Le principe de spécialité législative génère ainsi un corpus juridique discontinu et parfois absurde. Ce principe détricote également la structure du code civil. Certaines réformes modifiant la numérotation des articles sont étendues à la Polynésie tandis que d'autres ne le sont pas, créant une incohérence structurelle. La cohérence globale du corpus juridique est affectée, car le code civil évolue dans un ensemble plus large de lois qui y font référence. Ces renvois désignent les nouveaux articles du code métropolitain, qui ne correspondent plus à ce qui s'applique en outre-mer. Par exemple, la loi de 1881 sur la liberté de la presse renvoie aux articles 1240 et suivants du code civil concernant la responsabilité civile des éditeurs de presse. Or, en Polynésie, ces articles traitent des modalités des obligations de paiement, car la loi qui a renuméroté les articles sur la responsabilité civile n'y est pas applicable. Ce sont toujours les anciens articles 1382 et suivants qui s'appliquent. Il n'y a donc plus de cohérence entre le code civil et les lois environnantes.
Ce détricotage se manifeste aussi par un morcellement du droit civil résultant du principe d'autonomie normative. En Polynésie, cette autonomie est partielle : certains domaines comme l'état civil ou le droit de la famille et des successions restent de la compétence de l'État, tandis que d'autres, comme le droit des contrats, des biens, de la responsabilité civile et des sûretés relèvent de la Polynésie. Dans ces domaines, seule l'Assemblée délibérante polynésienne peut modifier la législation par ses lois du pays, l'État ne pouvant plus y étendre ses réformes nationales.
Soit les autorités locales exercent leurs compétences et le droit civil se trouve dans des lois du pays et non plus dans le code civil, soit elles n'interviennent pas et les règles applicables restent figées au jour où l'État a cédé sa compétence. Quand les autorités locales n'exercent pas leurs compétences, des pans entiers du code civil se retrouvent « anesthésiés », comme pour la réforme du droit des contrats de 2016 ou celle des sûretés de 2021. Quand l'Assemblée de Polynésie légifère, cela fait sortir du code des dispositions qu'il contenait jusqu'alors, générant un phénomène de décodification.
Le code civil applicable en Polynésie se trouve donc altéré par le principe de spécialité législative et par l'autonomie normative partielle, privant le code de ses objectifs essentiels : cohérence et accessibilité du droit. L'idéal serait une recodification du droit civil avec renumérotation des textes, intégration des lois du pays, abrogation des dispositions obsolètes et extension des dispositions nationales utiles - travail qui ne peut être réalisé que par le pouvoir normatif lui-même. Notre travail n'est donc pas une codification, mais l'édition d'un document permettant de savoir si tel article du code civil est applicable en Polynésie, et dans quelle version. Cette tâche s'est révélée extrêmement difficile, nécessitant d'examiner chacun des 2200 articles du code en combinant autonomie normative et spécialité législative. Dans le document que nous avons publié, nous utilisons deux couleurs différentes pour distinguer ce qui relève de la compétence de l'État et ce qui relève de la collectivité polynésienne, selon la répartition établie par la loi organique de 2004. Pour les articles relevant de l'État, nous avons dû vérifier si la loi à l'origine de l'article a fait l'objet d'une mention expresse d'applicabilité en Polynésie. Si la version actuelle n'a pas été étendue, il fallait remonter aux versions précédentes pour trouver une éventuelle mention d'applicabilité. L'article applicable en Polynésie est donc le plus récent dont la version aura fait l'objet d'une mention d'applicabilité, ou à défaut, la version de 1804.
La difficulté majeure était de trouver ces mentions d'extension, qui figurent parfois dans la loi modificative elle-même, mais souvent dans une loi postérieure, réparant un oubli. Par exception, certaines matières civiles relevant de l'État sont soumises au principe d'identité législative (statut personnel, filiation, mariage, divorce, état civil, capacité juridique). Pour les articles relevant de la compétence polynésienne, nous avons vérifié si l'Assemblée de Polynésie avait légiféré, auquel cas les articles concernés sortent du code. Sinon, nous avons recherché quelle version était applicable localement (généralement celle de 2004), tout en vérifiant si cette version était bien applicable en Polynésie selon le principe de spécialité législative. Cette recherche des versions applicables a constitué un véritable travail d'archéologie juridique, nous obligeant à consulter des textes parfois très anciens, datant du 19ème siècle ou du début du 20ème siècle.
J'en profite ici pour signaler l'outil infiniment précieux qu'a constitué pour nous Légifrance. Sans cet outil numérique, nous n'aurions pas pu réaliser ce travail. Néanmoins, nous avons aussi découvert des erreurs ou des carences sur Légifrance. Dans notre travail d'archéologie juridique, nous avons retrouvé dans les archives du tribunal et du Haut-commissariat des versions d'articles du code datant du début du 20ème siècle qui n'y figuraient pas. Nous avons eu des contacts très constructifs avec les opérateurs de Légifrance, qui se sont montrés très réceptifs lorsque nous leur avons signalé ces découvertes. Ils étaient enthousiastes à l'idée de combler ces carences, mais il existe aussi des dispositions du code civil dont nous n'avons jamais pu reconstituer l'histoire et dont nous ne savons pas aujourd'hui si elles sont applicables en Polynésie française. Ces articles sont signalés comme tels dans le code que nous avons publié.
Ces difficultés illustrent l'insécurité juridique qui affecte les citoyens d'outre-mer. Cette difficulté à identifier le droit applicable reflète l'utilité de notre travail. Néanmoins, l'utilité d'un ouvrage n'est pas à elle seule gage de sa légitimité, ce qui nous a obligés à la prudence et à la modestie.
La décision de rédiger le code civil applicable en Polynésie française est celle d'un petit groupe d'universitaires, de magistrats et d'avocats, tous en poste en Polynésie et convaincus de l'utilité d'un tel travail. Cette équipe d'une dizaine de personnes, emmenée par Pascal Gourdon, à qui il faut rendre hommage pour sa ténacité, a travaillé pendant six mois pour recenser les textes applicables, en plus de leur travail quotidien. Cette initiative est purement privée, sans mission ni soutien des pouvoirs publics. Aucun des rédacteurs n'a reçu la moindre gratification pour ce travail dont nous ne mesurions pas l'ampleur ni la difficulté au départ. Le seul apport financier reçu a été une subvention de la Cour d'appel de Papeete destinée à couvrir une partie des frais d'édition. Notre travail est donc uniquement une oeuvre doctrinale, résultat d'une recherche intellectuelle à vocation d'utilité sociale, et non une oeuvre normative. Il n'a aucun caractère officiel ni force obligatoire. Il était important d'expliquer cela, car évoquer un « code civil de la Polynésie française » pouvait créer une ambiguïté. C'est pourquoi nous l'avons intitulé code civil applicable en Polynésie.
Cet ouvrage a connu un important succès local, à la mesure de la simplification et de l'accessibilité qu'il procurait. Il dispense les utilisateurs de tout le processus d'identification des domaines de compétences respectives et de la recherche fastidieuse des mentions d'applicabilité. Il a été distribué gratuitement aux magistrats, acheté par les avocats, notaires, étudiants et particuliers. Il est disponible sur le site de l'Université de la Polynésie française, mais pas sur le site Lexpol, le site officiel de diffusion du droit en Polynésie, en raison de sa nature doctrinale.
Nous avons identifié de nombreux articles du code civil qui mériteraient d'être abrogés ou réécrits en Polynésie française, la plupart relevant de la compétence du territoire. Malheureusement, les pouvoirs publics ne se sont pas saisis de nos recherches, qui constituent pourtant la part la plus ingrate d'une éventuelle recodification. De plus, à peine avions-nous terminé ce code qu'il était déjà dépassé, le législateur national ayant adopté de nouvelles lois modifiant certains articles. Une deuxième édition a été finalisée il y a six mois, mais, faute de soutien financier, elle n'a pas été publiée. Il reste la satisfaction d'avoir fait oeuvre utile. Cet ouvrage doctrinal recense les textes du code civil applicables localement, les plus importants étant traduits en tahitien. Ils sont assortis d'exemples de jurisprudence locale et les domaines de compétences sont signalés par deux couleurs différentes. Il ne s'agit pas d'un code officiel, mais il en approche les vertus.