F. SÉCURISER ET FORMER LES ACHETEURS PUBLICS POUR LIBÉRER LES ÉNERGIES
1. Redonner confiance aux acheteurs dans la commande publique
a) Un risque pénal limitant le potentiel de la commande publique : le délit de favoritisme
(1) Les contours actuels du délit de favoritisme suscitent une crainte paralysante chez les acheteurs publics
« (...) La forte pénalisation des infractions, dont celle du délit de favoritisme, rétroagit de manière puissante sur l'ensemble des services et des acheteurs publics, qui n'ont plus qu'une seule idée en tête, à savoir la sécurité juridique du processus, face à un droit complexe et à des sanctions potentiellement lourdes, sur le plan pénal, tant pour eux que pour les élus »706(*).
C'est en ces termes que M. Boris Ravignon, maire de Charleville-Mezières et auteur du rapport intitulé « Coût des normes et de l'enchevêtrement des compétences entre l'État et les collectivités : évaluation, constats et propositions », remis au Gouvernement en mai 2024, a présenté cet éminent enjeu d'actualité de l'achat public, en l'illustrant d'un exemple concret : « Dans ma collectivité, juste avant que je ne prenne mes fonctions, la quasi-totalité du service de la commande publique s'est retrouvée au service régional de police judiciaire (SRPJ) pour s'expliquer sur la passation d'un marché d'assainissement. Bien que l'affaire se soit soldée, quatre ans plus tard, par un non-lieu total pour l'ensemble des fonctionnaires mis en cause, ils ont néanmoins tous vécu une expérience éprouvante. Les élus n'étaient pas non plus rassurés par la tourne prise par les évènements »707(*). Et de conclure : « Ce contexte de pénalisation aboutit à ce que la sécurité juridique devienne l'objet principal, ce qui est préjudiciable ».
L'ensemble des acheteurs publics entendus par la commission d'enquête ont confirmé ce constat affligeant. Ainsi, par exemple, de M. Jean-Luc Baras, président du Conseil national des achats (CNA) : « (...) À mon avis, la rigidité ne tient pas tant aux textes, même s'il y en a trop, mais à leur application. C'est paradoxal ! Le cadre juridique de la commande publique et les guides mis à la disposition des acheteurs permettent de multiples possibilités d'intervention, mais celles-ci sont souvent mal utilisées, peut-être en raison de la crainte des sanctions encourues par les acheteurs. Je fais référence au délit de favoritisme, que je ne remets pas en cause et dont je reconnais le rôle, mais qui a un impact certain sur la prise de décision »708(*).
De fait, aux termes de l'article 432-14 du code pénal, est puni de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 200 000 euros, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction, le fait, pour une personne dépositaire de l'autorité publique, chargée d'une mission de service public, investie d'un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, d'administrateur ou d'agent de l'État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d'économie mixte (SEM) d'intérêt national chargées d'une mission de service public et des SEM locales ou pour toute personne agissant pour le compte d'une telle personne de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession.
Le juge est par ailleurs tenu de prononcer, conformément aux articles 131-26-2 et 432-17 du même code, une peine complémentaire d'inéligibilité à l'encontre de toute personne condamnée pour favoritisme, sauf décision spécialement motivée.
Or, comme le souligne le CNA, « un aspect fondamental du risque pénal dans la commande publique est que le délit peut être reconnu même en l'absence d'intention criminelle, d'enrichissement personnel ou de volonté morale malveillante »709(*).
Ainsi, « un acheteur public peut se retrouver pénalement responsable simplement en raison d'une erreur technique ou d'une omission administrative, sans qu'il y ait eu de mauvaise foi ou d'intention de fraude »710(*). Dès lors, « connaissant ce risque, l'acheteur public considère qu'il n'a pas le droit à l'erreur. (...) Cela rend les acheteurs publics particulièrement prudents et averses au risque, souvent au détriment de l'innovation et de la flexibilité nécessaires pour répondre efficacement aux besoins des prescripteurs ».
En effet, ainsi que le rappelle le rapport remis en mars 2025 au Premier ministre par M. Christian Vigouroux, président de section honoraire au Conseil d'État, intitulé « Sécuriser l'action des autorités publiques dans le respect de la légalité et des principes du droit », le champ du délit de favoritisme est extrêmement large.
À titre d'exemple, celui-ci est caractérisé dès lors qu'un avantage concurrentiel a été attribué à une entreprise du seul fait du non-respect des principes du droit de la commande publique, même si l'entreprise en question ne s'est pas vue attribuer le marché in fine711(*). En outre, l'absence d'enrichissement personnel est sans incidence sur la caractérisation du délit. Du reste, ce dernier peut être commis dans le cadre de la passation de marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables, dès le premier euro.
Enfin, et surtout, l'accomplissement, en connaissance de cause, d'un acte contraire aux dispositions législatives et réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats aux marchés publics suffit à établir l'élément intentionnel du délit712(*). Le rapport de M. Vigouroux précise à ce propos que « l'élu ou l'agent public ne peuvent invoquer comme cause d'exonération de responsabilité pénale leur ignorance de cette législation. Ils sont présumés connaître les règles de la commande publique. C'est uniquement dans l'appréciation portée par le parquet sur l'opportunité des poursuites puis, le cas échéant, lors du choix de la sanction pénale, que cette circonstance pourra être prise en compte ».
Pourtant, « l'immense majorité des élus sont honnêtes et dévoués », comme le rappelle justement l'AMF. M. Emmanuel Sallaberry, maire de Talence et coprésident de la commission des finances de l'AMF, a ainsi souligné que « les élus craignent souvent la sanction des juges, car elle s'applique immédiatement en cas de manquement ou d'écart », ajoutant : « Certes, nous sommes dans un pays de droit, mais très souvent, les erreurs sont le résultat non pas d'une volonté frauduleuse, mais d'une méconnaissance de l'ensemble des réglementations applicables, qui sont modifiées quelques mois après leur adoption. Par ailleurs, certaines réglementations annexes mettent du temps à être votées, nous laissant dans une forme d'interprétation plus personnelle »713(*).
Si, selon M. Hervé Fournier, conseiller municipal de Nantes et co-président du forum de l'achat public durable de France urbaine, « les grandes collectivités sont moins exposées »714(*), dans la mesure où elles disposent d'agents dédiés à la sécurisation des procédures, cette problématique inquiète en particulier les maires ruraux, moins bien armés face à la complexité du droit de la commande publique. Aussi M. Joël Marivain, maire de Kerfourn et président de l'Association des maires ruraux du Morbihan, s'est-il exclamé : « Heureusement que nous ne pensons pas au pénal ! Sinon, nous démissionnerions »715(*).
Il est particulièrement regrettable que des élus n'ayant jamais eu l'intention de favoriser un opérateur économique au détriment des autres puissent être pénalement sanctionnés pour une erreur liée à leur méconnaissance de la réglementation. À cet égard, la commission d'enquête partage entièrement le point de vue de M. Sallaberry : « La quasi-totalité des élus sont de bonne foi, même quand ils se trompent. Parfois, certaines situations dépassent l'entendement. Lorsqu'un élu obtient un rabais sur une procédure formalisée, il oublie l'intangibilité de l'offre sans forcément s'en rendre compte »716(*).
(2) Si le risque pénal pesant sur les acheteurs publics doit être relativisé, d'autres types de risques sont susceptibles de générer des comportements de sécurisation
Il convient de noter qu'en dehors du risque pénal que les conditions de leur passation peuvent faire encourir aux élus, les contrats de la commande publique sont également exposés à un risque de contentieux devant le juge administratif susceptible d'entraîner leur annulation.
C'est d'ailleurs dans celui-ci que la Cour des comptes identifie la cause du recours limité à des critères environnementaux pour l'évaluation des offres. En estimant limité le nombre des recours formés contre des contrats attribués en tenant compte de critères environnementaux, M. Guilhem Blondy, conseiller maître à la Cour des comptes, a établi un lien entre cet avis et le recours extrêmement modéré à de tels critères : « Bien que nous n'ayons pas de chiffres à vous fournir, nous avons l'intuition qu'il n'y a pas de contentieux, car les acheteurs n'utilisent pas ces critères de manière discriminante par crainte d'être contestés s'ils y recouraient plus largement »717(*).
Selon M. Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d'achatpublic.info, ce serait ce risque-ci que craindraient la plupart des acheteurs publics : « Il est souvent avancé que ce qui peut paralyser acheteurs, agents et élus, c'est la peur du juge pénal, « l'épée de Damoclès ». La réalité contentieuse monte que la crainte du risque pénal n'est pas aussi présente. Pas plus que le contrôle de légalité en désuétude. Ce que craint l'acheteur public, c'est plutôt l'annulation de la procédure en référé, par le recours des candidats évincés »718(*).
Des vues qui ne diffèrent pas de celles de M. Jean-Marc Peyrical, président de l'Association pour l'achat dans les services publics (Apasp) : « Je mets à l'écart le contentieux pénal que j'évoquais tout à l'heure, parce qu'il n'est pas si important que cela : une trentaine de décisions de la Cour de cassation par an pour favoritisme sur 500 000 procédures annuelles. On le dramatise peut-être un peu, même s'il y a des décisions difficiles »719(*).
Dans le même temps, les collectivités territoriales sont soumises au contrôle de légalité pour leurs actes relatifs à la commande publique, conformément aux articles L. 2131-2 (communes), L. 3131-2 (départements), L. 4141-2 (régions) et L. 5211-3 (EPCI) du code général des collectivités territoriales. À titre d'exemple, dans le Morbihan, ces actes représentaient en 2024 19 % du total des actes reçus par le contrôle de légalité, les irrégularités constatées concernant principalement les conditions de mise en oeuvre de la procédure adaptée et les principes de la mise en concurrence : respect des délais de publicité, recours à la négociation alors qu'elle n'était pas précisée dans les documents de la consultation, mauvaise application des critères de jugement des offres720(*).
Il apparaît pourtant que, d'une part, le contentieux de la commande publique ne contribue qu'assez légèrement à l'encombrement des juridictions administratives, avec, selon le rapport public 2025 du Conseil d'État, 5 393 décisions rendues en 2024 sur un total de 295 432, soit 1,8 % du nombre total de décisions rendues721(*), et, d'autre part, que le délit de favoritisme ne donne pas lieu à un contentieux de masse devant les juridictions judiciaires.
En effet, les données communiquées à la commission d'enquête par la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice montrent que, sur la période 2014-2023, seules 211 condamnations ont été prononcées pour une infraction principale de favoritisme susceptible d'être commise par un décideur public. Dans plus de 57 % des cas, le tribunal a prononcé une peine d'amende ferme, pour un montant moyen de 10 548 euros.
M. Joannès appelle toutefois à tenir compte du risque lié à la responsabilité financière des gestionnaires publics (RFGP), dont le régime a récemment été modifié.
Le nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics
Jusqu'au 31 décembre 2022 coexistaient deux régimes distincts de responsabilité financière :
- le régime de responsabilité personnelle et pécuniaire (RPP) des comptables publics devant le juge des comptes, dont la finalité était réparatrice - un comptable public auteur d'un manquement ayant causé un préjudice financier à un organisme public était mis en débet722(*) ;
- et le régime de responsabilité des ordonnateurs devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), dont la finalité était répressive - un ordonnateur ayant commis une infraction financière était condamné à une amende723(*).
Depuis le 1er janvier 2023 s'applique un nouveau régime unifié de RFGP, qui a abrogé le régime de RPP et étendu le régime de responsabilité des ordonnateurs aux comptables publics tout en l'assouplissant724(*).
Depuis lors, tout gestionnaire public qui, par une infraction financière, commet une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif, est condamné à une amende, mais pas à indemniser l'organisme public concerné de l'éventuel préjudice financier occasionné par cette infraction. Ce contentieux est soumis en première instance à la chambre du contentieux de la Cour des comptes, puis à la cour d'appel financière avant de relever, en cassation, du Conseil d'État.
Comme auparavant, les élus locaux ne sont pas justiciables de la Cour des comptes au titre des infractions financières qu'ils peuvent commettre, à l'exception des cas de gestion de fait, d'octroi d'un avantage injustifié en cas de réquisition du comptable public, de défaut ou de retard d'exécution d'une décision de justice entraînant une astreinte ainsi que de défaut de paiement d'une condamnation pécuniaire dans le délai légal.
En effet, le Conseil d'État a récemment rejeté les recours formés contre une note du Secrétariat général du Gouvernement du 2 avril 2024 relative au nouveau régime de RFGP et à la protection fonctionnelle725(*).
Celle-ci demandait aux ministères de réserver l'attribution de cette protection aux agents faisant l'objet de poursuites pénales et de la refuser aux agents poursuivis devant la Cour des comptes, dans la mesure où ces derniers ne se trouvaient dans aucune des situations dans lesquelles la loi prévoit l'attribution de la protection fonctionnelle, la responsabilité financière n'étant assimilable ni à la responsabilité civile ni à la responsabilité pénale.
Le Conseil d'État a donc donné raison au Secrétariat général du Gouvernement en confirmant que les amendes infligées par la Cour des comptes n'ont pas le caractère d'une sanction pénale, tout en précisant qu'il est toujours loisible à l'administration d'apporter un soutien à un agent poursuivi devant la Cour des comptes, notamment par un appui juridique, technique ou humain dans la préparation de sa défense.
Considérant qu'il est « essentiel que ces agents se voient proposer un accompagnement par leur administration, adapté aux circonstances de chaque espèce », le Premier ministre a demandé aux membres du Gouvernement, par voie de circulaire, de prendre des mesures en ce sens :
- les administrations doivent identifier en leur sein et faire connaître l'entité qui fonctionnera comme un centre de ressources et sera chargée de mettre en oeuvre cet accompagnement ;
- l'administration où l'agent mis en cause était en poste au moment des faits qui lui sont reprochés doit lui permettre de disposer des archives papier ou numériques de son service, notamment des notes, correspondances et échanges de courriers ou de messages à même d'éclairer la juridiction sur les décisions prises par lui et sur le contexte dans lesquels se sont inscrits ces faits ;
- sauf lorsqu'ils estiment que l'agent a commis des fautes qui ne le justifient pas, les membres du Gouvernement doivent des ressources internes pour lui fournir un appui juridique, technique ou humain dans la préparation de sa défense726(*).
En dépit de ces garanties, M. Joannès fait état d' « une montée d'inquiétude très forte, allant jusqu'à la diffusion d'une pétition de la part du Syndicat national des directeurs généraux des collectivités territoriales (SNDGCT), relayée par France urbaine, autour du régime de RFGP » et estime que « la mise en place de sanctions financières à l'encontre des comptables et ordonnateurs publics en cas de « préjudice financier significatif » va inexorablement conduire à une forme de « sécurisation » de leur office »727(*).
b) Dépénaliser les cas de favoritisme les moins graves pour sécuriser les acheteurs publics
Face au risque pénal, qui constitue donc une source majeure de préoccupation pour les élus et leurs services achat, les associations d'élus ont mis en oeuvre un certain nombre de mesures de sensibilisation.
L'Assemblée des départements de France (ADF) indique ainsi que la majorité des départements ont déployé des chartes de déontologie de la commande publique à destination des élus et des agents, intégré dans le règlement des commissions d'appel d'offres (CAO) des dispositions rappelant les risques de conflit d'intérêts et les règles de déport à l'attention de leurs membres ou réalisé une cartographie des risques en matière d'achat pour les gestionnaires publics.
De son côté, l'AMF a publié avec l'Agence française anticorruption (AFA) un guide visant à accompagner les élus du bloc communal dans l'élaboration, la mise en oeuvre et le déploiement d'un dispositif de prévention des atteintes à la probité adapté à leur profil et à leurs moyens.
Néanmoins, il est aujourd'hui nécessaire d'aller plus loin pour sécuriser non seulement nos élus, mais aussi l'ensemble des acheteurs, et lever les freins qui pèsent sur la commande publique.
Certains, à l'exemple de M. Schlesinger, vice-président d'Intercommunalités de France, maire d'Olivet et premier vice-président d'Orléans Métropole, préconisent donc d'assouplir le dispositif répressif à leur encontre en consacrant un véritable droit à l'erreur : « (...) La sécurisation pénale des élus dans ce système très complexe est un enjeu important. Il serait pertinent d'envisager la reconnaissance d'un droit à l'erreur et de faire une place à la bonne foi. Les mécanismes de sanction sont parfois un peu formels, une simple méconnaissance de la procédure pouvant immédiatement constituer un délit. L'introduction d'une forme de droit à l'erreur ou de possibilité de rectification mériterait d'être étudiée pour éviter de faire prendre trop de risques aux élus sur ces questions, sachant qu'ils ne sont qu'un maillon dans une chaîne complexe »728(*).
De son côté, l'AMF souhaiterait que puisse être prise en compte la notion d'intérêt général : « (...) Comment demander aux maires de soutenir les PME et l'économie locale alors que le risque pénal demeure important et que le juge pénal se veut strict sur l'interprétation du code pénal, c'est-à-dire qu'il ne prend pas en compte l'intérêt général comme le fait le juge administratif ? »729(*).
Ces demandes ne sont pas le fait des seuls élus locaux, mais aussi de certains opérateurs économiques soucieux de favoriser l'accès des entreprises françaises, en particulier celles proposant des solutions innovantes, aux marchés publics. C'est le cas, par exemple, de M. Jérôme Lecat, PDG de Scality : « Enfin, je pense qu'il faut réviser la notion de délit de favoritisme, qui rend les agents très prudents et les conduit, pour ne pas prendre de risque, à préférer passer commande à des entreprises américaines. La définition du délit de favoritisme est propre à notre droit, c'est devenu un problème proprement français, il faut y travailler »730(*).
Le rapport de M. Christian Vigouroux formule justement une recommandation dans ce sens. Il lui paraitrait en effet « opportun d'ajouter dans le code pénal la mention selon laquelle l'agent ou l'élu qui méconnaît, même de façon délibérée, les règles de la commande publique n'engage pas sa responsabilité pénale lorsqu'il agit en vue d'atteindre un objectif d'intérêt général impérieux ».
Comme le souligne M. Vigouroux, l'imminence d'une échéance importante pour la collectivité, telle que les jeux Olympiques et Paralympiques, pourrait dès lors justifier la méconnaissance de certaines règles formelles en vue de l'achèvement d'un chantier, ce qui ne serait pas le cas de l'approche de la date d'expiration du mandat de l'élu concerné - et de son éventuel renouvellement...
La commission d'enquête soutient pleinement cette proposition, qui permettrait de faire la part des choses entre, d'une part, la nécessité née de l'urgence de la situation et, d'autre part, d'inexcusables abus.
M. Vigouroux suggère par ailleurs de réfléchir à une manière de mieux affirmer l'élément intentionnel du délit de favoritisme et trace plusieurs pistes à cet effet :
- réserver la peine d'emprisonnement aux seuls acheteurs ayant délibérément méconnu le droit de la commande publique, à l'exclusion de ceux qui l'ont méconnu par erreur ou négligence et de ceux qui n'ont agi de la sorte que pour atteindre un objectif d'intérêt général impérieux ;
- ne retenir la qualification de favoritisme « que si l'acte par lequel l'élu ou l'agent procure ou tente de procurer un avantage injustifié est « délibérément contraire » au droit de la commande publique », afin d'inciter les acheteurs publics à recourir à des procédures allégées dont « les conditions et les modalités concrètes de mise en oeuvre précise sont encore entourées d'incertitude » ;
- ne la retenir que lorsque l'acheteur public cherche « délibérément à octroyer un avantage injustifié », de façon à exonérer de responsabilité pénale non seulement les acheteurs qui se méprennent sur le droit applicable, mais aussi ceux qui le méconnaissent délibérément sans avoir l'intention de favoriser une entreprise par rapport à une autre, mais dans le but, par exemple, d'accélérer la réalisation du projet.
Si M. Vigouroux ne tranche pas entre ces trois options, la dernière a la préférence de la commission d'enquête, qui la juge mieux adaptée aux circonstances actuelles et aux enjeux évoqués par les personnes auditionnées.
En dehors du cadre pénal, une infraction administrative, l'octroi d'un avantage injustifié, se rapproche du délit de favoritisme.
De fait, tout justiciable des juridictions financières - à l'exclusion, donc, des élus - qui, dans l'exercice de ses fonctions ou attributions, en méconnaissance de ses obligations et par intérêt personnel direct ou indirect, procure à une personne morale, à autrui ou à lui-même, un avantage injustifié, pécuniaire ou en nature, est passible de sanctions731(*).
En l'occurrence, la juridiction peut prononcer à son encontre une amende d'un montant maximal égal à six mois de sa rémunération annuelle à la date de l'infraction, celle-ci devant être proportionnée à la gravité des faits reprochés, à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées et, le cas échéant, à l'importance du préjudice causé à l'organisme732(*).
Comme le rappelait dernièrement auprès d'achatpublic.info M. Nicolas Groper, premier avocat général à la Cour des comptes, depuis la réforme de la RFGP, « la juridiction financière s'avère compétente seulement pour les manquements les plus graves. Son périmètre depuis la réforme a même été restreint, puisqu'il faut démontrer, pour cette infraction, dorénavant un « intérêt personnel ». Une condition quant à elle absente dans le code pénal, qui de fait, confère au juge pénal un périmètre beaucoup plus large. Autrement dit, la Cour des comptes se voit contrainte, en matière de commande publique, de renvoyer les affaires de moindre ampleur au pénal »733(*).
Dans le contexte évoqué par le présent rapport, la commission d'enquête juge cette situation incompréhensible.
Pour sa part, la procureure générale près la Cour des comptes, Mme Véronique Hamayon, s'est récemment déclarée favorable à un transfert des juridictions judiciaires vers la Cour des comptes de la charge de traiter les manquements les moins graves : « (...) Cette idée de dépénaliser une partie du délit de favoritisme, pour les cas où il n'y a pas d'enrichissement personnel ou de détournement, n'est pas nouvelle. Et vous l'aurez compris, j'y suis plutôt favorable... »734(*).
« Tenant compte du caractère récent de l'ordonnance du 23 mars 2022 et en l'absence d'effet clairement mesuré sur la charge du juge pénal, cet axe a été écarté en l'état » par la mission d'urgence relative à la dépénalisation, qui a toutefois préconisé de réévaluer les conséquences du nouveau régime de RFGP dans le cadre d'un futur bilan de sa réforme, « pour éviter de saisir les parquets des tribunaux judiciaires des dossiers qui ne le justifieraient pas »735(*).
Recommandation n° 55. - Exclure du champ du délit de favoritisme toute méconnaissance, même délibérée, du droit de la commande publique, lorsqu'elle visait à permettre d'atteindre un objectif d'intérêt général impérieux et lorsque l'acheteur, en le méconnaissant, même délibérément, n'avait pas l'intention d'octroyer un avantage injustifié.
2. Diffuser les bonnes pratiques et renforcer la formation des acheteurs publics
a) Diffuser plus largement les bonnes pratiques, notamment locales, en matière de marchés publics
Les travaux menés par la commission d'enquête lui ont permis de constater la créativité, l'agilité et la rigueur que savent mobiliser les élus locaux pour simplifier et optimiser la commande publique, tout en faisant preuve d'humilité.
L'expérience de leurs pairs et l'assistance de spécialistes sont ainsi régulièrement mises à contribution en milieu rural, comme le souligne M. Joël Marivain, maire de Kerfourn et président de l'Association des maires ruraux du Morbihan : « Certains maires n'hésitent pas à faire appel aux élus qui ont les compétences requises pour passer des marchés publics ou à recourir à des assistances à maîtrise d'ouvrage. D'autres sont plus précautionneux, par peur des contraintes juridiques, et font plutôt appel à une personne spécialisée sur le sujet dans le cadre de la communauté de communes, ou bien créent des groupements de commande »736(*).
Un certain nombre d'initiatives aussi intéressantes qu'innovantes ont ainsi été portées à la connaissance de la commission d'enquête. M. Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d'achatpublic.info, a notamment attiré son attention sur le cas d'Amiens Métropole : « Souvent, dans les collectivités territoriales, même dans celles qui disposent d'un formidable Spaser et ont décidé d'engager une politique d'achat durable et responsable, les élus ne s'expriment pas en commission d'appel d'offres, car ils n'ont pas la main sur les choix stratégiques et craignent de fragiliser la procédure. À Amiens Métropole, dans la mesure où la commande publique est politisée - au bon sens du terme -, les élus organisent un point régulier avec leur service achat et leurs services prescripteurs pour les amener à réfléchir et à travailler ensemble, par exemple en leur demandant pourquoi ils privilégient l'achat de matériel neuf plutôt que d'occasion. D'après nos informations, cette approche n'a pas été facile à mettre en place, certains se demandant à quel titre le politique s'immisçait dans le domaine juridique, mais elle fonctionne »737(*).
La diffusion des bonnes pratiques, qu'elles soient locales ou centrales, passe également par la publication de guides. M. Pierre Pelouzet, Médiateur des entreprises, a particulièrement insisté sur l'utilité de ces outils : « Nous essayons également de faire de la pédagogie. J'ai mentionné un certain nombre de guides que nous avons écrits ou co-écrits, notamment le guide des modes amiables de règlement des différends (Mard)738(*) ou celui des bonnes pratiques de paiement dans les travaux publics739(*). Nous avons également réalisé des livrets sur les marchés publics pour vulgariser ces sujets auprès des entreprises - et nous allons le refaire, car ils ont été bien accueillis -, en lien avec la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), l'Union des entreprises de proximité (U2P) et le Mouvement des entreprises de France (Medef) et avec l'accord de la DAJ de Bercy. En discutant avec des chefs d'entreprise, nous nous sommes rendu compte que certains avaient peur de candidater à des appels d'offres, car ils n'en comprenaient pas tous les termes et se demandaient s'ils allaient être payés. Nous avons donc fait travailler un parterre de chefs d'entreprise pour déterminer la meilleure manière d'expliquer les marchés publics avec des mots simples. Cet outil a bien fonctionné et nous sommes en train de réfléchir à une nouvelle version »740(*).
De fait, ces guides permettent de sensibiliser les acheteurs publics sur certains leviers dont ils disposent pour soutenir les TPE et les PME : « Dans ces petits ouvrages, nous parlons de tout un tas de pratiques qui nous paraissent intéressantes, telles que les avances, la modulation des retenues de garantie, les conditions d'application des pénalités ou la fluidité des circuits de facturation. Beaucoup d'évolutions ont eu lieu sur ces sujets et nous nous en réjouissons, parce que cela aide les petites entreprises à accéder aux marchés publics »741(*).
L'éparpillement de ces initiatives ne favorisant pas leur lisibilité et la dernière édition du guide de bonnes pratiques en matière de marchés publics de la direction des affaires juridiques (DAJ) des ministères économiques et financiers datant de septembre 2014, la commission d'enquête recommande de mener un recensement national des bonnes pratiques en matière de marchés publics pour chaque type de marchés et chaque catégorie d'acheteurs publics.
Au terme de ce travail pourrait notamment être élaboré un clausier général de la commande publique diffusé auprès de l'ensemble des acheteurs publics de façon à généraliser l'usage des bonnes pratiques ainsi identifiées.
Recommandation n° 56. - Mener un recensement national des bonnes pratiques en matière de marchés publics pour chaque type de marchés et chaque catégorie d'acheteurs publics en vue de parvenir à l'élaboration d'un clausier général de la commande publique à diffuser auprès des acheteurs publics.
b) Mieux former les acheteurs publics pour garantir la sécurité et la performance de la commande publique
(1) La formation initiale et continue des acheteurs publics, un sujet cardinal
En France, la commande publique pâtit d'un déficit de formation des acheteurs qui en limite l'efficacité. Selon M. Grégory Kalflèche, professeur de droit public à l'université de Toulouse-Capitole, « on estime qu'environ 10 000 personnes travaillent dans le secteur de la commande publique, mais nombre d'entre elles n'ont pas reçu de formation initiale globale et ont appris sur le tas. Bien que certains soient devenus d'excellents professionnels, cette situation peut créer une incertitude face à des situations nouvelles. Les personnes ayant suivi une formation spécifique en commande publique sont généralement mieux équipées pour résoudre des problèmes inédits »742(*).
En conséquence, « [...] ce manque de vision globale contribue largement au sentiment de complexité de la commande publique. Il y a un réel problème de formation globale et une appréhension face aux situations inconnues qui accentuent cette perception de complexité »743(*).
Dans ce contexte, un certain nombre de mesures ont été mises en oeuvre, tant à l'échelle nationale qu'au niveau local, pour renforcer la formation des acheteurs publics.
Concernée au premier chef par cet enjeu, la DAE s'implique tout particulièrement en matière de formation, comme l'a rappelé M. François Adam, directeur des achats de l'État : « Nous avons créé plusieurs modules de formation, car la fonction achat revêt à la fois une dimension juridique, mais aussi des aspects tenant à la relation avec les fournisseurs, à l'exécution financière des marchés et aux enjeux liés à l'achat responsable. Ces formations, opérées par l'Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), sont ouvertes à tous les ministères. Développer des formations tenant compte des enjeux environnementaux de l'achat public est l'un des axes de travail importants pour les années à venir. Ainsi, nous créons cette année des formations certifiantes à l'achat responsable ; nous souhaiterions que d'ici trois à quatre ans, tous les acheteurs de l'État aient pu suivre l'une d'entre elles au moins une fois »744(*).
Or, la DAE fait face, dans cette démarche, à un certain nombre de difficultés : « C'est un sujet complexe, car le turnover n'est pas négligeable dans ces métiers ; il faut alors former les nouveaux entrants. En outre, il n'existe ni formation initiale [de telles formations existent bel et bien, cf. infra] ni corps spécifique pour les fonctions d'achat. Dans ce domaine, la professionnalisation des agents publics se fait non pas au début, mais en cours de carrière. Nous nous efforçons de leur proposer une offre de formation continue, même si c'est parfois complexe à organiser : il faut du temps, des crédits et les formations de quelques demi-journées ou quelques jours ne sont pas l'équivalent d'une formation de plusieurs mois »745(*).
La stratégie de formation des acteurs de la fonction achat de l'État
Il revient à la DAE de définir et de mettre en oeuvre la stratégie de formation des acteurs de la fonction achat de l'État et de ses établissements publics, qui fait l'objet de bilans réguliers lors du comité des achats de l'État.
En tant que chef de file de la filière des métiers « Achats publics », la DAE participe aux travaux interministériels pilotés par la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) sur la formation professionnelle des agents de la fonction publique de l'État, comme le schéma directeur de la formation professionnelle tout au long de la vie des agents 2024-2027 et la publication du répertoire des métiers de la fonction publique (RMFP).
Dans les formations qu'elle conçoit, elle veille à la prise en compte des enjeux croissants liés aux politiques publiques (performance économique, achats responsables sur le plan écologique et social, achats d'innovations, soutien aux filières françaises et européennes). Ce contexte implique une montée en compétence des acteurs à la fois sur les techniques métiers de l'achat et sur la connaissance d'un écosystème et d'une réglementation complexes. Or, certains acheteurs n'exercent leurs missions sur l'achat que ponctuellement, en particulier dans les services déconcentrés ou les établissements publics de taille modeste.
Au titre de l'année 2024, 4 824 stagiaires ont été formés aux achats dans les ministères (sessions de formation en présentiel), dont 291 sur une formation certifiante, et 6 900 agents se sont inscrits aux e-formations traitant de la commande et des achats publics sur la plateforme Mentor. Le nombre d'agents formés est en hausse constante depuis 2021, tandis que celui de formations certifiantes est substantiel, plus de 1 800 stagiaires des ministères et des établissements publics ayant été formés entre 2018 et 2024 via ces cursus, y compris sur des métiers experts tels que celui d'acheteur spécialisé en immobilier ou en informatique.
Par ailleurs, la DAE mène actuellement plusieurs actions pour renforcer l'accompagnement des acheteurs sur les achats comme levier de la transition écologique. Elle met en place, à partir de 2025, deux cursus certifiants sur les achats socialement et écologiquement responsables et bénéficie d'une assistance technique pour renforcer les compétences des acheteurs de l'État en matière de considérations environnementales, laquelle est financée par la Commission européenne et réalisée par l'OCDE. Les recommandations de l'OCDE, qui viennent d'être rendues746(*), et les expérimentations de formations pilotes en cours permettront à la DAE d'adapter son offre de formation et d'accompagnement des ministères et des établissements publics au plus proche de leurs besoins. Le projet de Spaser de l'État retient d'ailleurs un objectif de renforcement des formations à l'achat responsable sur la période 2025-2027.
Enfin, il faut noter que les ministères et les établissements publics font face à des difficultés de recrutement et de rétention des talents sur les postes d'acheteurs (fort turnover, prétentions salariales élevées pour les acheteurs issus du secteur privé, difficultés à attirer des fonctionnaires en l'absence de formations initiales dédiées aux achats). Dans la continuité d'actions précédentes, la DAE a engagé en juin 2024 une enquête sur les rémunérations dans la filière achats des services de l'État, actuellement en cours d'exploitation. Menée en collaboration avec la direction du budget et la DGAFP, celle-ci permettra d'objectiver les difficultés dont font état les ministères pour recruter des acheteurs.
Les collectivités territoriales ne sont pas en reste en la matière. France urbaine indique par exemple que, pour renforcer le suivi de l'exécution des marchés, essentiel à la performance de l'achat, la Métropole Nice Côte d'Azur a notamment mis en place des dispositifs de formation à destination des agents des directions opérationnelles747(*).
Il en va de même des départements, qui ont recours à des formations en externe, même si celles-ci « ne sont pas toujours assez qualifiantes ou onéreuses », selon l'Assemblée des départements de France (ADF), qui ajoute que « l'offre de formation via le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) est notamment trop limitée au regard de la complexité et de la technicité du domaine de la commande publique »748(*).
Par conséquent, certains départements créent et animent une offre de formation en interne, dans le cadre de laquelle des agents spécialisés dispensent des formations auprès de gestionnaires de marchés, leur communiquent des documents de vulgarisation et animent des temps de communication visant à mettre en valeur les achats menés ou à sensibiliser les gestionnaires sur certains sujets en lien avec l'actualité.
Certaines initiatives départementales visant à renforcer les connaissances des élus méritent à cet égard d'être mises en avant. Par exemple, selon l'ADF, les élus du département de la Gironde qui siègent à la commission d'appel d'offres (CAO) sont sensibilisés sur les enjeux de la commande publique au moment de leur prise de fonctions, tandis que dans le Gard, les conseillers départementaux sont régulièrement informés des achats de la collectivité dont le montant excède 25 000 euros.
En parallèle, l'effort de formation des acheteurs publics, et en particulier des élus, doit encore être accentué. En effet, pour M. Kalflèche, « il faut également travailler à la formation des élus. Bien que cela soit toujours ennuyeux pour eux, il s'agit d'un élément essentiel de leur travail, en tout cas pour ceux qui participent aux commissions d'appel d'offres ou qui réalisent des achats en lien avec les services. Une formation minimale dans ce domaine me semblerait vraiment utile »749(*).
Il est nécessaire, pour ce faire, de s'appuyer sur les associations d'élus, dont le maillage territorial constitue un véritable atout. M. Marivain, qui rappelle à cet égard que « la formation des jeunes élus est également essentielle », est notamment revenu sur l'exemple breton : « En Bretagne, l'Association régionale d'information des collectivités (Aric) propose une formation spécifique pour les élus. Celle-ci est indispensable, notamment dans la première année d'exercice du mandat. En tant que président de l'Association des maires ruraux du Morbihan, j'envisage avant les prochaines élections d'organiser des réunions par secteur géographique pour inciter les candidats à se former, à participer aux conseils municipaux, à aller consulter les documents administratifs pour s'imprégner de cette culture générale de base qu'ils doivent acquérir »750(*).
Aussi la commission d'enquête préconise-t-elle de prévoir une obligation de formation aux enjeux et au droit de la commande publique pour les élus membres d'une CAO dans un délai de six mois à compter de leur élection.
Recommandation n° 57. - Instaurer une obligation de formation aux enjeux et au droit de la commande publique pour les élus membres d'une commission d'appel d'offres.
Au-delà des seuls élus, il est impératif de renforcer la formation initiale des acheteurs publics, comme l'a recommandé M. Alain Bénard, président de l'Association des acheteurs publics (AAP) : « (...) Nous mesurons l'importance, comme pour tout métier, non seulement de la formation continue de l'acheteur public ainsi que des élus, mais aussi d'une solide formation initiale ; nous incitons donc au développement de programmes universitaires dédiés »751(*).
Il semble justement qu'une véritable demande s'exprime en la matière, à en croire M. Kalflèche : « La formation des élus et des fonctionnaires me paraît essentielle. J'ai d'ailleurs créé il y a quatre ans un master of business administration (MBA) « Juriste commande publique » [à l'université de Toulouse-Capitole]. J'ai reçu plus de 70 demandes provenant de toute la France pour suivre cette formation. L'année dernière, un participant est venu de Mayotte sept fois, tous les quinze jours, pour y assister. Tous ceux qui suivent ce parcours grimpent immédiatement dans la hiérarchie à la sortie, car ils acquièrent une vision globale dont peu de gens disposent. Il est crucial de multiplier ces formations »752(*).
Des initiatives locales dans ce domaine, dont la commission d'enquête a pu prendre connaissance lors de ses déplacements, méritent d'être saluées. Ainsi, à Redon, dans le Morbihan, le groupement d'intérêt public (GIP) CEI (Campus Esprit Industries) offre, au sein de l'école supérieure de logistique industrielle (ESLI), des formations, en alternance ou dans le cadre de la formation continue, permettant notamment d'obtenir un master « Manager logistique et achats industriels » (MLAI) avec une spécialisation en « Performance des achats publics ».
Ainsi que l'a indiqué M. Thierry Sauvage, directeur du GIP, ces formations, dont les effectifs représentent une soixantaine de diplômés par an, de bac + 3 à bac + 5, visent à répondre à la forte demande en ce sens, aussi bien chez les acheteurs publics que les grands fournisseurs industriels de l'État. L'objectif est également de développer la recherche dans ce domaine afin d'alimenter le système de formation, et de mieux former les acheteurs publics aux grandes transitions actuelles.
M. Sauvage a toutefois regretté que les collectivités territoriales ne puissent prendre en charge ces formations pour leurs agents, en raison de leur coût, compris en 7 000 et 10 000 euros, qui n'est pas couvert par le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT).
Le développement de programmes de ce type dans l'enseignement supérieur est fondamental pour permettre aux organismes publics de disposer de services achat solides et expérimentés, à même de garantir la sécurité des procédures et d'optimiser les retombées économiques de la commande publique. Il serait d'ailleurs particulièrement utile que des formations sensibilisant les acheteurs au lien entre commande publique et souveraineté numérique se développent.
Recommandation n° 58. - Renforcer la formation initiale des acheteurs publics en accompagnant plus fortement le développement des programmes universitaires consacrés à la commande publique, incluant les aspects de souveraineté et de durabilité.
Recommandation n° 59. - Créer un parcours de formation certifiant sur l'achat et la souveraineté numériques.
(2) Une nécessité pour contrecarrer l'omniprésence des assistants à maîtrise d'ouvrage
De fait, il convient de s'interroger sur la place prise dans la période récente par l'assistance à maîtrise d'ouvrage dans le cadre des procédures de la commande publique.
Le code de la commande publique permet au maître d'ouvrage de passer des marchés publics d'assistance à maîtrise d'ouvrage portant sur un ou plusieurs objets spécialisés, notamment en ce qui concerne tout ou partie de l'élaboration du programme, la fixation de l'enveloppe financière prévisionnelle de l'opération ou le conseil spécialisé dans un domaine technique, financier, juridique ou administratif753(*).
Le maître d'ouvrage peut également passer avec un conducteur d'opération un marché public ayant pour objet une assistance générale à caractère administratif, financier et technique754(*), étant entendu que la mission de conduite d'opération est incompatible avec toute mission de maîtrise d'oeuvre, de contrôle technique ou d'exécution de travaux portant sur la même opération et exercée soit par le conducteur d'opération directement, soit par une entreprise liée755(*).
Compte tenu de l'insuffisance des compétences juridiques ou techniques dont elles disposent, nombre de collectivités territoriales sont aujourd'hui contraintes de recourir à un assistant à maîtrise d'ouvrage (AMO ou Amoa) pour les aider à procéder à leurs achats ou à conduire une opération de travaux.
Dans certains cas, leur aide peut s'avérer précieuse. À titre d'exemple, SemBreizh, la société d'économie mixte de référence en Bretagne, qui intègre un critère environnemental dans l'ensemble des consultations relatives à des marchés de travaux, indique que la première version de son outil d'analyse de la performance environnementale des offres a pu être mise au point moyennant le recours à un AMO spécialisé.
En revanche, M. Matthieu Schlesinger, vice-président d'Intercommunalités de France, maire d'Olivet et premier vice-président d'Orléans Métropole, a témoigné devant la commission d'enquête de la dépendance de certaines collectivités à l'égard des AMO : « [...] Le rôle des AMO est crucial, car ni notre commune ni notre intercommunalité ne savent passer certains marchés. La plupart des contrats que nous passons sont rédigés par nos AMO, qui élaborent ces documents dans de nombreuses collectivités, que nous ajustons parfois avec nos spécificités. Lorsque nous retenons un AMO, nous retenons un savoir-faire, une expérience et des modèles éprouvés »756(*).
Une illustration de ce phénomène a d'ailleurs été fournie par ses soins à la commission d'enquête : « Auparavant, notre commune était rattachée à Approlys Centr'Achats, une grande centrale d'achat, pour sa fourniture d'électricité. Cette mutualisation permettait d'obtenir des conditions avantageuses, tant en termes de prix que de structuration de l'offre, grâce à des mécanismes d'optimisation financière rendus possibles par le volume important d'achat. La contrepartie est que nous ne disposions pas de facture détaillée pour notre commune. Lorsque nous avons décidé de passer notre propre marché pour avoir un contact direct avec le fournisseur d'électricité, nous avons repris le modèle du marché d'Approlys. Cependant, aucune entreprise n'a répondu, car les techniques d'optimisation financière demandées n'étaient pas rentables pour elles compte tenu du volume du marché. Nous pensions bien faire, sans nous rendre compte que le cahier des charges d'Approlys ne pouvait pas fonctionner pour une commune comme Olivet. Nous avons finalement fait appel à un AMO, qui nous a accompagnés. Cette expérience a mis en lumière un manque de compétences et le caractère indispensable des AMO dans certains cas »757(*).
Si M. Schlesinger précise « qu'il est important de remettre régulièrement en concurrence les AMO » et qu'« il est essentiel que les élus s'investissent et exercent leur rôle de contrôle »758(*), cet exemple est révélateur de la montée en puissance des AMO auprès des collectivités et des besoins de ces dernières en termes de compétences et de ressources humaines.
Le recours aux AMO est d'autant plus problématique qu'il peut induire une perte d'autonomie, mais aussi d'efficacité de l'action publique, comme l'a admis la Société des grands projets (SGP) : « Au début du projet, la SGP a eu très fortement recours à des marchés d'AMO pour pallier le manque de ressources internes (sujet du plafond d'emploi). Ceci a conduit à une externalisation de fonctions essentielles comme l'achat ou la conduite d'opérations, source d'inefficacité, de surcoûts et de retards »759(*).
Elle a ensuite, au contraire, « renforcé significativement ses compétences en matière de préparation et conduite de chantier, de même qu'en matière d'achat et de pilotage de marchés », limitant le recours à des prestataires externes à la seule satisfaction de besoins liés à une « hyper expertise » ou à la réalisation de tâches administratives « à valeur ajoutée limitée »760(*). Cet équilibre a permis à cet établissement public de passer près de 2 000 marchés - 1 993 - depuis 2011, et ce afin de faire sortir de terre un projet au coût d'objectif de 36,1 milliards d'euros761(*).
Du reste, certaines informations portées à la connaissance de la commission d'enquête la conduisent à penser que, sous couvert de leur rôle de conseil, certains AMO pourraient inciter un maître d'ouvrage à recourir à des solutions dans lesquelles ils ont, par ailleurs, des intérêts.
Interrogé sur la question, M. Guillaume Poupard, directeur général adjoint de Docaposte et ancien directeur général de l'Anssi, a toutefois nuancé ce risque : « À mon sens, les Amoa762(*) répondent au marché et à ce que leurs clients leur demandent ; je ne les considère par forcément comme des suppôts vendus aux acteurs américains ou chinois, même s'il peut exister des contre-exemples. [...] Les Amoa sont souvent un miroir renvoyant à leurs clients ce qu'ils veulent entendre. Un bon Amoa aidera un client qui souhaite réellement acheter français à le faire ; en revanche, si le client espère avant tout s'entendre dire qu'il n'y a pas d'autre choix que Microsoft, l'Amoa ne le détrompera pas. Ce n'est d'ailleurs probablement pas son rôle »763(*).
Il appartient néanmoins aux pouvoirs publics de protéger, par le développement de la formation des acheteurs, leur autonomie de jugement et d'action ainsi que leur liberté de choix, conditions sine qua non à la bonne utilisation des deniers publics.
Pour les accompagner dans cette démarche, la commission d'enquête recommande de soumettre les organismes qui assurent des missions d'AMO auprès de personnes publiques et privées à l'obligation d'obtenir une habilitation qui serait accordée par l'État à la condition de fournir des garanties suffisantes en termes de probité, notamment par la mise en oeuvre de processus internes de prévention des conflits d'intérêts.
Recommandation n° 60. - Mettre en place un mécanisme d'habilitation des organismes assurant des missions d'assistance à maîtrise d'ouvrage au profit des personnes publiques afin de faire disparaître les risques de conflit d'intérêts en lien avec l'exercice de telles missions au profit d'entreprises privées.
* 706 Audition de M. Boris Ravignon, 12 mars 2025.
* 707 Ibid.
* 708 Audition de MM. Jean-Luc Baras, Alain Bénard et Jean-Marc Peyrical, 25 mars 2025.
* 709 Réponses écrites du CNA au questionnaire de la commission d'enquête.
* 710 Ibid.
* 711 V. Cass. crim., 14 décembre 2011, n° 11-82.854.
* 712 Cf. Cass. crim., 14 janvier 2004, n° 03-83.396.
* 713 Audition de MM. Emmanuel Sallaberry, Hervé Fournier et Joël Marivain, 11 mars 2025.
* 714 Ibid.
* 715 Ibid.
* 716 Ibid.
* 717 Audition de la Cour des comptes, 1er avril 2025.
* 718 Réponses écrites de M. Jean-Marc Joannès au questionnaire de la commission d'enquête.
* 719 Audition de MM. Jean-Luc Baras, Alain Bénard et Jean-Marc Peyrical, 25 mars 2025.
* 720 Source : Préfecture du Morbihan, bilan annuel 2024 de la mission de conseil, de contrôle de légalité et budgétaire.
* 721 Dont 4 381 décisions rendues par les tribunaux administratifs (1,7 % du nombre total des décisions rendues par les tribunaux administratifs), 752 décisions rendues par les cours administratives d'appel (2,4 %) et 260 décisions rendues par le Conseil d'État (2,7 %).
* 722 Loi n° 63-156 du 23 février 1963 de finances pour 1963, article 60 ; décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique, article 17.
* 723 Loi n° 48-1484 du 25 septembre 1948 tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l'égard de l'État et de diverses collectivités et portant création d'une Cour de discipline budgétaire et financière ; loi n° 95-851 du 24 juillet 1995 relative à la partie législative du livre III du code des juridictions financières, article 1er ; décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique, article 12.
* 724 Ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics.
* 725 Conseil d'État, 29 janvier 2025, n° 497840.
* 726 Circulaire du Premier ministre n° 6478-SG du 17 avril 2025 relative à l'accompagnement des agents publics mis en cause dans le cadre du régime de responsabilité financière des gestionnaires publics.
* 727 Mail du 7 mai 2025 au secrétariat de la commission d'enquête.
* 728 Audition de M. Matthieu Schlesinger, 26 mars 2025.
* 729 Réponses écrites de l'AMF au questionnaire de la commission d'enquête.
* 730 Audition d'Hexatrust, 29 avril 2025.
* 731 Article L. 131-12 du code des juridictions financières.
* 732 Article L. 131-16 du code des juridictions financières.
* 733 « Favoritisme : une répartition absurde des affaires entre les juges pénaux et financiers », achatpublic.info, 19 novembre 2024.
* 734 « La poursuite des gestionnaires publics n'est pas automatique » ... encore moins dans la commande publique ! », achatpublic.info, 15 mai 2025.
* 735 Ministère de la justice, rapport de la mission d'urgence relative à la déjudiciarisation, mars 2025.
* 736 Audition de MM. Emmanuel Sallaberry, Hervé Fournier et Joël Marivain, 11 mars 2025.
* 737 Audition de MM. Guillaume Delarue, Jean-Marc Joannès et Grégory Kalflèche, 19 mars 2025.
* 738 https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/oecp/guide_mard/Guide_MARD_2024.pdf?v=1714641965
* 739 https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/oecp/guide_bonnes_pratiques_facturation/Guide_bonnes_pratiques_facturation_marche_travaux.pdf?v=1749136323
* 740 Audition de M. Pierre Pelouzet, 8 avril 2025.
* 741 Ibid.
* 742 Audition de MM. Guillaume Delarue, Jean-Marc Joannès et Grégory Kalflèche, 19 mars 2025.
* 743 Ibid.
* 744 Audition de M. François Adam, 18 mars 2025.
* 745 Ibid.
* 746 OCDE, Promouvoir les marchés publics stratégiques et écologiques en France, juin 2025.
* 747 Réponses écrites de France urbaine au questionnaire de la commission d'enquête.
* 748 Réponses écrites de l'ADF au questionnaire de la commission d'enquête.
* 749 Audition de MM. Guillaume Delarue, Jean-Marc Joannès et Grégory Kalflèche, 19 mars 2025.
* 750 Audition de MM. Emmanuel Sallaberry, Hervé Fournier et Joël Marivain, 11 mars 2025.
* 751 Audition de MM. Jean-Luc Baras, Alain Bénard et Jean-Marc Peyrical, 25 mars 2025.
* 752 Audition de MM. Guillaume Delarue, Jean-Marc Joannès et Grégory Kalflèche, 19 mars 2025.
* 753 Article L. 2422-2 du code de la commande publique.
* 754 Article L. 2422-3 du code de la commande publique.
* 755 Article L. 2422-4 du code de la commande publique.
* 756 Audition de M. Matthieu Schlesinger, 26 mars 2025.
* 757 Ibid.
* 758 Ibid.
* 759 Réponses écrites de la SGP au questionnaire de la commission d'enquête.
* 760 Ibid.
* 761 En euros 2012.
* 762 Acronyme de Assistant ou Assistance à Maîtrise d'Ouvrage
* 763 Audition de M. Guillaume Poupard, 27 mai 2025.