C. SAUVER L'INDUSTRIE AUTOMOBILE FRANÇAISE : UN ENJEU DE SOUVERAINETÉ
L'industrie automobile française et européenne se trouve à un point de bascule : en l'absence d'inflexion rapide, des pans entiers de l'industrie pourraient disparaître à court terme, et des compétences être irrémédiablement perdues, ce qui signifierait, pour l'Europe, ne plus maîtriser l'intégralité de la chaîne de la valeur de la production automobile, y compris dans le thermique.
1. L'industrie automobile, colonne vertébrale de l'industrie française
a) Les plus gros bataillons de l'industrie française
Le risque le plus immédiat est bien entendu un risque social, lié aux pertes d'emplois induites par les fermetures de sites : en 2023, près de 350 000 salariés travaillaient dans la filière amont de l'automobile, dans environ 4 000 sites industriels35(*), pour environ 800 entreprises36(*).
Les sous-traitants représentent un peu plus de la moitié (53 %) des entreprises de la filière et 45 % de ses effectifs. Parmi eux, les secteurs les plus importants, que ce soit en termes de nombre d'entreprises, d'effectifs ou de chiffre d'affaires réalisé dans l'automobile, sont la fabrication de produits métalliques, les produits informatiques et les produits en caoutchouc. Ces derniers représentent plus d'un tiers des entreprises de la filière, pour 27 % des effectifs et 20 % de chiffre d'affaires réalisé dans l'automobile37(*).
L'aval de la filière, qui représente en 2024 environ 560 000 actifs, dans des domaines aussi divers que les garages, les auto-écoles ou encore les parkings, semble à première vue moins spécifiquement impacté par les difficultés propres aux constructeurs européens, mais bien plutôt de manière plus générale par les évolutions des modes de production - par exemple le gigacasting (littéralement : « méga-moulage ») qui réduit les possibilités de réparation - et la place croissante du logiciel dans les véhicules.
Certes, il est loin le temps où « Quand Billancourt éternue, la France s'enrhume », cependant, l'industrie automobile continue de faire office de baromètre de la santé économique du pays. Or 75 000 emplois seraient menacés d'ici 2035, dont 19 000 chez les équipementiers38(*), pour une perte nette de 56 000 emplois, compte tenu des embauches dans de nouveaux métiers39(*). Ces destructions d'emplois, qui s'ajouteraient aux 40 000 emplois déjà perdus depuis 2020, seraient très coûteuses d'un point de vue social.
b) L'industrie automobile, une industrie structurante pour l'industrie française
Industrie de volume, l'industrie automobile est structurante pour l'ensemble du tissu industriel national comme au niveau local, en structurant autour d'elle tout un écosystème de sous-traitants, dont certains sont peu délocalisables, de par la nature des composants produits, trop onéreux à transporter sur de très longues distances (pare-chocs, sièges...).
Remontant la chaîne de valeur, les acteurs de l'industrie chimique, entendus par les rapporteurs, ont également alerté sur les risques que faisait courir à l'industrie chimique la faiblesse des commandes de l'industrie automobile, qui représente une part non négligeable de ses carnets de commandes, et ce alors même que l'industrie chimique est elle-même confrontée à des problématiques de compétitivité et de concurrence internationale. Pour exemple, les débouchés dans le secteur automobile représentent environ 15 % de l'activité de l'entreprise Syensqo, spin-off40(*) de Solvay, qui estime que ses produits sont présents dans environ une voiture sur deux vendue sur le marché européen. Les produits de la chimie utilisés dans l'industrie automobile sont très divers, et plus ou moins impactés par les évolutions en cours sur le marché et dans l'industrie automobile : pour illustration, BASF a indiqué avoir à la fois une activité « coatings » (« revêtements » : solutions de revêtements haute performance, à savoir pré-traitement, peintures et anticorrosion) et une activité dédiée aux batteries.
Dans une période compliquée pour l'industrie chimique, l'électrification des véhicules représente un fort gisement de croissance et d'innovation pour la chimie, notamment les matériaux de spécialité (non seulement pour la chimie des batteries, mais également pour les revêtements et matériaux d'isolation électrique, ou encore pour de nouveaux matériaux plastiques à la fois résistants et légers, pour contrebalancer la masse supplémentaire représentée par la batterie...), tout comme la numérisation (production par exemple de fluoropolymères à haute performance en vue de fabriquer les semiconducteurs performants nécessaires, ou encore pour développer des technologies de peinture présentant une transparence ou une réflectivité permettant le bon fonctionnement des dispositifs de détection présents dans les véhicules).
Pour toutes ces raisons, une baisse prolongée de la demande induirait donc un risque de baisse pérenne de production dans des usines chimiques déjà fragilisées, l'imprévisibilité dans la filière des batteries étant particulièrement pénalisante pour la chimie de spécialité.
Or, au contraire des produits finis, un certain nombre de produits chimiques souffrent difficilement le transport. La fermeture de sites de production de chimie de base aurait donc un impact sur toute la chaîne aval de la chimie, qui ne disposerait plus des matières premières nécessaires à ses activités. À terme, c'est ainsi toute la chaîne de la chimie qui sera en danger avec des industriels en aval qui dépendront donc de la chimie hors Europe, fragilisant en retour l'industrie européenne.
Syensqo a par exemple cité aux rapporteurs le cas du polyfluorure de vinylidène (PVDF), matériau critique pour la production de batteries, qui n'est produit que sur deux sites en Europe : la fragilisation d'un seul de ces deux seuls sites pourrait compromettre la prétention de l'Europe à la souveraineté pour la production de batteries pour les véhicules électriques, mais aussi, par ricochet, pour d'autres industries qui utilisent ces mêmes matériaux).
Enfin, l'industrie automobile a un effet d'entraînement particulièrement fort pour le R&D41(*).
2. Un enjeu de souveraineté
a) Conserver sur le sol national des compétences critiques pour l'industrie de défense
Le secteur automobile est l'un des principaux débouchés pour beaucoup de filières : de la sidérurgie à la plasturgie en passant par le textile, le verre et céramique ainsi que la chimie. Mais un certain nombre des sous-traitants de la filière travaillent également, en part minoritaire, pour l'industrie de défense. Le maintien des compétences des équipementiers automobiles est donc aussi crucial pour assurer le maintien sur le territoire national de compétences et d'outils de production capables de fabriquer également du matériel militaire.
Réciproquement, d'ailleurs la montée en puissance des capacités de production de matériel militaire pourrait servir de relais de croissance pour certains équipementiers fragilisés par la baisse des volumes dans le secteur automobile : c'est notamment l'exemple des Fonderies de Bretagne, qui à la suite de leur rachat par Europlasma, ont entamé leur reconversion dans la production d'obus, à la suite du désengagement de Renault.
b) Un enjeu sécuritaire sur les données
Même si, compte tenu de son ampleur, ils n'ont pas pu approfondir le sujet, les rapporteurs tiennent à alerter sur les risques liés à la protection des données personnelles et non personnelles traitées par les logiciels contenus dans les véhicules.
Ces risques peuvent être liés :
- d'une part, à des performances insuffisantes en matière de sécurité, susceptibles de créer des fuites de données personnelles et non personnelles potentiellement préjudiciables non seulement à la protection de la vie privée, mais également à la sécurité des véhicules. Compte tenu de la complexité croissante des véhicules intelligents, les vulnérabilités potentielles - susceptibles d'augmenter avec les capacités croissantes des pirates informatiques -, doivent être sérieusement étudiées. Pour les constructeurs, l'octroi à des tiers d'un accès général et illimité aux données, aux fonctions et/ou aux ressources d'un véhicule ne ferait qu'augmenter les risques en matière de cybersécurité, tout l'enjeu étant de calibrer ces restrictions d'accès de manière à ce qu'elles soient suffisantes, sans toutefois constituer d'entraves injustifiées à l'activité économique ;
- d'autre part, au contrôle effectué de facto par des constructeurs extra-européens sur leurs véhicules vendus sur le marché européen, qui leur donne virtuellement la capacité de bloquer le trafic à distance. Même si le taux de pénétration du marché européen rend actuellement la menace relativement peu inquiétante, dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes, on peut s'interroger sur l'impact d'une telle situation sur notre souveraineté.
Pour ces deux raisons, la cybersécurité devrait être considérée comme une problématique fondamentale, dans le domaine de l'automobile. Les rapporteurs notent d'ailleurs que les États-Unis interdisent la commercialisation sur leur sol de véhicules chinois connectés, pour des raisons de sécurité intérieure. Les atouts de l'Europe en matière de numérique, et en particulier de cybersécurité, devraient lui permettre, sans risque d'une perte de qualité du service rendu, de mettre en place des normes strictes, garantissant que les véhicules connectés produits hors de l'Union européenne ne présentent pas de risques de prise de contrôle à distance ou autres failles de cybersécurité.
Au-delà de ce risque sécuritaire direct, il est également évident que l'industrie automobile européenne - comme l'ensemble des activités économiques européennes - est trop dépendante de l'Amérique du Nord pour la gestion de ses données et, partant, pour les gisements d'innovation future.
* 35 Données fournies par la DGEFP.
* 36 Selon l'Acea, en Europe, l'industrie automobile emploie directement 2,6 M de personnes, et indirectement près de 13,8 M, soit environ 6,1 % des salariés européens et 11,4 % des emplois industriels (chiffres 2018).
* 37 Données fournies par la DGE (chiffres 2019).
* 38 Étude Xerfi réalisée à la demande de la filière automobile.
* 39 Chiffres cohérents avec ceux fournis par la DGE (55 000 personnes environ dans des activités appelées à disparaître avec la transition électrique) ; en 2021, le cabinet AlixPartners, mandaté par la PFA, avait chiffré une perte prévisionnelle de 15 à 30 % des effectifs de production en raison de la transition électrique, à horizon 2030.
* 40 Société anciennement filiale d'une autre, devenue indépendante.
* 41 Cf. ci-dessous, III.B.1.b), p. 87.