C. LE DÉBAT MAL POSÉ DE LA TRÉSORERIE « FLÉCHÉE »

Le débat budgétaire tend cependant à se focaliser sur le montant très élevé de la trésorerie agrégée des établissements, qui fonde l'appréciation portée par la direction du budget sur la capacité des établissements à absorber les efforts d'économie inscrits en loi de finances, ainsi que les préconisations récemment formulées sur le passage à une gestion plus dynamique de la trésorerie. Les acteurs de l'enseignement supérieur défendent quant à eux une vision budgétaire fondée sur la notion de trésorerie disponible ou libre d'emploi.

Au terme de leurs travaux, les rapporteurs soulignent que ce débat est avant tout symptomatique de l'absence de confiance des établissements envers le ministère des finances, dans le contexte général de resserrement des contraintes budgétaires.

1. Une hausse de la trésorerie résultant du cycle d'encaissement des recettes

• Contrastant avec les observations précédentes, le niveau de trésorerie des établissements constitue à première lecture un indicateur très positif de la situation financière des établissements.

Dans sa note d'analyse précitée, la Cour des comptes estime son montant à 3,56 milliards d'euros pour 2024. Elle appelle cependant à la prudence dans l'analyse de ces chiffres, dans la mesure où ils ne couvrent que 116 des 160 opérateurs du programme 150, et exclut, faute de données disponibles ou fiables, plusieurs établissements disposant d'une trésorerie importante129(*). Dans le cadre de la discussion du projet de loi de finances pour 2025, son montant global avait été réévalué à 5,7 milliards d'euros par le ministère130(*). Ce montant correspond à une moyenne de 204 jours de charges décaissables, avec de fortes variations selon les établissements.

Au cours des dernières années, l'évolution de la trésorerie a globalement été orientée à la hausse. La direction du Budget relève ainsi que la trésorerie des opérateurs du programme 150, « particulièrement abondante », « augmente depuis 2018 et reste stable depuis 2022 ». La Dgesip relève dans le même sens que la situation financière de ces établissements « se caractérise par une augmentation importante chaque année du niveau de la trésorerie (+350 millions d'euros en moyenne sur les trois dernières années), avec toutefois une baisse notable en 2024 ».

• Ces niveaux élevés de trésorerie ne correspondent pas à un excès d'épargne nette des établissements, qui résulterait d'un niveau de ressources durablement plus important que celui des dépenses, mais à un décalage entre les flux d'encaissement et de décaissement de leurs recettes.

Du fait des conditions de versement de la SCSP, et surtout des financements compétitifs, le cycle d'activités des universités a été structurellement producteur de trésorerie au cours de la période récente. Les ressources fléchées des appels à projets, d'un montant souvent très élevé, sont en effet versées à l'avance et en une à trois fois, pour des programmes de recherche exécutés sur plusieurs années. Cette caractéristique s'est très fortement renforcée au cours des dernières années, sous l'effet de la progression de ce mode de financement.

Le montant élevé de la trésorerie des établissements ne reflète donc pas leur capacité à dégager des ressources nettes, mais l'évolution des modalités techniques d'allocation de leurs moyens au cours des dernières années. Alors que la phase de montée en puissance des financements sélectifs des établissements est désormais achevée, il est possible de considérer que la trésorerie constituée par ce biais n'a plus vocation s'accroître et pourrait s'éroder131(*).

2. L'utilisation de la trésorerie « non disponible » en question
a) Une forte progression des recettes affectées

L'analyse de ce mécanisme est partagée par l'ensemble des acteurs entendus par la mission d'information, qui s'accordent en conséquence sur le fait qu'une partie de la trésorerie des établissements, issue notamment des ressources des appels à projets, est constituée de recettes destinées au financement d'opérations précises. Cette part de leur trésorerie est désignée sous les termes de « trésorerie fléchée », « trésorerie non libre d'emploi » ou « trésorerie gagée ».

La Cour des comptes relève ainsi, dans sa note précitée, que « les opérateurs rattachés au programme 150 présentent une trésorerie en forte hausse [...], ce qui s'explique par la hausse de la part potentiellement fléchée de la trésorerie ». La part jugée mobilisable de la trésorerie est corollairement en forte baisse : sur l'échantillon de 116 opérateurs du programme 150 mentionné supra, elle se replierait de 1,1 milliard d'euros en 2019 à 228,8 millions d'euros en 2024132(*), soit une baisse de 80 % en cinq ans133(*). Dans cette approche, la trésorerie libre d'emploi représente 6 % de la trésorerie globale de l'échantillon en 2024.

La direction du budget indique également, dans sa réponse au questionnaire des rapporteurs, que « la hausse de la trésorerie s'explique principalement par l'augmentation de la trésorerie dite « fléchée », qui est celle liée aux opérations financées, au moins partiellement, sur recettes fléchées. Il s'agit de recettes ayant une utilisation prédéterminée, généralement par le financeur, destinées à des dépenses explicitement identifiées, potentiellement réalisées sur un exercice différent de leur encaissement, telles qu'un projet d'investissement élu à un financement dans le cadre des dépenses d'avenir ou un contrat de recherche ».

b) La trésorerie « fléchée » ne constitue pas un outil de gestion pertinent

Alors que, comme indiqué supra, la direction du budget s'appuie sur le montant de la trésorerie des opérateurs pour construire le programme 150 du budget de l'État, les établissements souhaitent unanimement que soit également prise en compte, voire y soit substituée, l'évaluation de leur trésorerie libre d'emploi. Ils soulignent en effet qu'elle constitue le seul indicateur susceptible de rendre compte de la faiblesse de leurs marges de manoeuvre financières.

Cette prise en compte soulève cependant deux difficultés.

(1) Une évaluation comptable limitée et hétérogène

En premier lieu, aucun agrégat comptable ne permet actuellement de disposer d'une évaluation exhaustive du montant de la trésorerie non disponible.

• Cette situation résulte tout d'abord de l'absence d'indicateur comptable couvrant la totalité du périmètre de la trésorerie fléchée.

La direction du budget indique en effet qu'aucun indicateur de la liasse ne permet à ce jour d'identifier les « opérations pluriannuelles autofinancées n'ayant pas encore fait l'objet d'engagement juridique », en précisant que « cette dimension est actuellement discutée dans le cadre de la refonte de la liasse budgétaire des EPSCP faisant suite à l'entrée en vigueur du décret GBCP ».

Une démarche interne d'identification de la trésorerie fléchée des EPSCP a par ailleurs été développée par la Dgesip, qui diffuse chaque année un guide méthodologique identifiant les composantes134(*) de la trésorerie « gagée, non libre d'emploi ». La direction du Budget, qui souligne que cette approche de la trésorerie est spécifique aux établissements d'enseignement supérieur et ne correspond pas au droit commun de la comptabilité des opérateurs de l'État, relève que l'évaluation ainsi produite constitue un outil méthodologique potentiellement pour identifier, à l'échelle de chaque établissement, ses besoins de trésorerie de l'année. Soulignant que l'application de la méthode proposée par la Dgesip est hétérogène selon les établissements et que son « reporting » se fait en dehors de la liasse budgétaire réglementaire, elle considère en revanche son utilisation comme indicateur comptable d'un niveau agrégé de trésorerie gagée comme « discutable ».

• Cette situation résulte ensuite des lacunes des établissements dans le renseignement de leur liasse budgétaire. La direction du budget indique en effet que le tableau 8 des recettes fléchées, qui permet une première approche de la trésorerie non libre d'emploi, est complété de manière hétérogène et ne permet pas de disposer d'une information fiable au niveau agrégé.

La Dgesip relève dans le même sens que « les établissements suivent, de manière hétérogène, un niveau de trésorerie libre d'emploi, ce qui révèle l'absence d'une approche standardisée ».

• Cette difficulté pourrait cependant être levée par le développement d'indicateurs comptables ad hoc au sein de la liasse budgétaire réglementaire, associée à un meilleur suivi de leur information comptable par les établissements.

La direction du budget indique en ce sens que, à condition qu'ils soient correctement renseignés par les établissements, l'agrégation des montants « [du] tableau 8 des recettes fléchées, [du] tableau 4 de l'équilibre financier, plus particulièrement les opérations non budgétaires, et [d']un nouveau tableau, également intégré à la liasse budgétaire, permettant d'identifier les opérations pluriannuelles autofinancées n'ayant pas encore fait l'objet d'engagement juridique [...], permettra de connaître avec certitude le montant de la trésorerie non disponible ».

(2) Une rigidification de la gestion budgétaire

En second lieu, le rapprochement opéré, dans le débat qui se déroule autour de la notion de trésorerie fléchée, entre l'affectation juridique de fonds à un usage prédéterminé et l'impossibilité pour les établissements de disposer de la trésorerie correspondante pour répondre à leurs besoins de financement généraux procède d'une mauvaise compréhension des principes généraux de la comptabilité et de leur articulation avec la logique de gestion financière.

France Université considère ainsi que la trésorerie fléchée « étant gagée sur des opérations ciblées et contractualisées, elle ne peut être réorientée sur des dépenses courantes telles que les factures d'électricité, les salaires des personnels des universités et encore moins les pensions ». Dans leur ensemble, les établissements entendus partagent cette approche : l'absence de souplesse dans l'utilisation des fonds compétitifs a été soulignée tout au long des auditions, plusieurs acteurs ayant souligné le décalage entre le montant très élevé des fonds sélectifs perçus par les établissements et leurs difficultés à assurer leur fonctionnement courant.

Si les financements affectés doivent effectivement être alloués aux opérations programmées, conformément aux engagements juridiques pris auprès des bailleurs de fonds, cela ne signifie cependant pas que les sommes perçues doivent être bloquées dans l'attente de leur décaissement. Conformément au principe d'unité de caisse, la gestion de la trésorerie des établissements est en effet effectuée de manière globale.

À condition qu'ils disposent, à chaque échéance, de la trésorerie nécessaire pour effectuer leurs dépenses programmées, rien n'interdit donc aux établissements de faire contribuer la part dite « affectée » de leur trésorerie à leur gestion courante.

• C'est en ce sens que la direction du budget estime que le concept même de trésorerie libre d'emploi « contribue à alimenter une conception rigide de la trésorerie par les établissements ».

Bernard Dizambourg a également relevé que l'introduction de la notion de trésorerie fléchée, initialement pensée comme une précaution visant à prévenir la mauvaise utilisation de certaines ressources encaissées, a finalement « pulvérisé le budget » : le recours abusif à cette notion aboutit en effet à une fragmentation du budget remettant en cause son unicité135(*).

• Relevant que la trésorerie importante dont disposaient encore les établissements en 2024 n'a pu être efficacement mobilisée au service de leurs besoins d'investissement, la Dgesip entend en conséquence faciliter la « gestion dynamique des marges de gestion ». Elle annonce à ce titre la mise en place, en lien avec les rectorats, d'un accompagnement visant à « avancer vers une approche dynamique de la gestion de [la] trésorerie des établissements ».

La circulaire du 11 août 2025 précitée affirme ainsi qu'il revient aux rectorats, « dans le cadre du contrôle financier et du dialogue stratégique avec les établissements, de veiller tout particulièrement à les accompagner dans la mobilisation de leur trésorerie afin de réduire l'argent dormant et de financer, dans le respect de leur soutenabilité budgétaire, des opérations qui le nécessitent ».

3. Les conditions d'une gestion dynamique de la trésorerie ne sont pas réunies

L'absence de consensus autour d'une telle mobilisation de la trésorerie des établissements, défendue par les pouvoirs publics mais suscitant un très fort rejet de la part des établissements, constitue la traduction concrète des limites du système actuel d'allocation des moyens, amplifié par le climat de défiance décrit supra.

• Les orientations défendues par le MESR et le ministère de l'économie et des finances visent à améliorer, dans le contexte de maîtrise renforcée des dépenses publiques, l'allocation et la gestion des ressources des établissements.

La démarche de la Dgesip tend à permettre à chaque établissement de retrouver des marges de manoeuvre financières, dans un contexte où le resserrement budgétaire ne permettra pas de dégager de moyens nouveaux à court terme. Le raisonnement tenu par la direction du Budget, qui se développe à l'échelle agrégée des établissements, vise à optimiser la construction du programme 150 en tenant compte de l'objectif de réduction du déficit de l'État.

Ces orientations correspondent à de bonnes pratiques de gestion des finances publiques. Lorsque la trésorerie d'un établissement public excède le montant nécessaire à la couverture des dépenses de l'exercice, il est ainsi courant que l'État effectue un prélèvement sur sa trésorerie ou limite son financement budgétaire, l'obligeant dans ce cas à puiser dans ses disponibilités. En ce qu'elles permettent la diminution des dépenses de l'État, et donc son besoin de recourir à l'emprunt pour l'année concernée, ces opérations participent d'une gestion optimale des deniers publics. Il peut s'entendre, en particulier dans le contexte actuel, qu'on veuille éviter d'accroître l'endettement de l'État alors que des établissements publics disposent d'une trésorerie abondante.

• À l'échelle de chaque établissement, la mise en oeuvre de ces orientations implique de tenir compte de deux éléments :

- en premier lieu, compte tenu du mécanisme de constitution de la trésorerie des établissements évoquée supra, de telles opérations ne pourraient être conduites que ponctuellement. En effet, alors que le volume des financements sélectifs tend à se stabiliser après plusieurs années de montée en puissance, les disponibilités des universités ne se reconstituent pas nécessairement chaque année ;

- en second lieu, leur mise en oeuvre entraînerait une réduction de la marge de sécurité financière des établissements, ayant pour corollaire une augmentation de leur dépendance au financement budgétaire. Les conséquences de la diminution de leurs disponibilités seraient variables selon les établissements, en fonction notamment du montant de leur trésorerie et de l'importance des engagements pris dans le cadre des appels à projets. Dans le cas où le montant résiduel de leur trésorerie ne permettrait pas de couvrir un décaissement correspondant à l'un de ces engagements, ils devraient pouvoir compter sur le soutien de l'État - sauf à réduire fortement le financement d'un fonctionnement déjà très contraint ou à faire défaut aux engagements pris.

Dans les conditions actuelles du pilotage budgétaire des établissements et de l'allocation de leurs moyens, une telle réduction de leur marge de sécurité financière se heurterait à trois difficultés :

- elle rendrait tout d'abord nécessaire la construction, par chacun d'entre eux, d'une programmation budgétaire pluriannuelle permettant de prévenir une éventuelle défaillance. Cette opération suppose un pilotage rigoureux des recettes et dépenses affectées, que toutes les universités n'ont pas encore démontré leur capacité à déployer ;

- elle appellerait ensuite une allocation des ressources budgétaires précisément adaptée à la réalité des besoins de chaque université. Au regard des conditions actuelles de la répartition des moyens entre les établissements, il est permis de douter de la capacité des ministères à assurer une articulation fine entre la mise à contribution de la trésorerie à un niveau agrégé et le suivi des conséquences qui en découlent à l'échelle de chaque établissement ;

- elle supposerait enfin que l'État garantisse le financement des dépenses affectées qui ne seraient plus gagées par une trésorerie fléchée, en fonction de la programmation mentionnée supra ou en cas de dégradation inopinée de la situation budgétaire d'un établissement. Le caractère erratique du soutien financier de l'État au cours des dernières années n'est cependant pas de nature à rassurer sur ce point.

• Les conditions ne semblent donc pas remplies à ce jour pour que l'État oblige les universités, de manière unilatérale, à une gestion dynamique de leur trésorerie. Dans les conditions actuelles du pilotage financier des établissements, une telle évolution des pratiques comporte en effet un risque important d'aboutir à une forme de « cavalerie budgétaire » compromettant gravement la soutenabilité financière des universités au profit d'un gain budgétaire de court terme.

La modification du régime de gestion de la trésorerie des universités suppose au total un important travail préalable permettant, par l'établissement d'un diagnostic partagé et la définition d'engagements réciproques, le retour d'une véritable confiance entre les acteurs.


* 129 Notamment les universités Paris Cité, Paris-Saclay, Sorbonne Université et l'université de Strasbourg.

* 130 Selon un communiqué de presse du ministre Patrick Hetzel publié le 3 décembre 2024.

* 131 Il semble en outre que les de versement tendent à évoluer dans le contexte de resserrement budgétaire. Des établissements ont ainsi indiqué que l'ANR privilégiait désormais plus fréquemment les paiements sur facture acquittée aux avances globales de fonds.

* 132 La Cour indique qu'il est probable « que le niveau de trésorerie libre d'emploi soit sous-estimé en raison de la méthode d'estimation retenue ».

* 133 Par une analyse plus fine, la Cour estime que « sur un sous-ensemble de 94 EPSCP, [...] la trésorerie potentiellement libre d'emploi diminuerait de 843,3 millions d'euros en 2019 à - 78,2 millions d'euros en 2024. Plus précisément, pour 64 universités présentes dans le périmètre d'analyse, les montants seraient respectivement de 775,5 millions d'euros en 2019 et 72,3 millions d'euros en 2024 ». Dans les deux cas, la baisse est de l'ordre de 90 % en cinq ans.

* 134 Il s'agit des opérations pluriannuelles, des encaissements et décaissements sur opérations non budgétaires (emprunts), des encaissements exceptionnels en attente d'un dénouement, de la trésorerie nette affectée à des activités particulières (essentiellement les excédents de la taxe d'apprentissage) et des provisions pour risques et charges.

* 135 Au-delà de la question de la trésorerie, d'autres personnes entendues ont plus largement considéré que la logique générale des appels à projets, en ce qu'elle aboutit à une fragmentation des rentrées d'argent déstabilisatrice pour les budgets des établissements, a été poussée trop avant.

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