PREMIÈRE PARTIE.

FAUTE DE CAP FIXÉ PAR LA PUISSANCE PUBLIQUE, UN PAYSAGE UNIVERSITAIRE ILLISIBLE

I. L'UNIVERSITÉ, UN BIEN PUBLIC SANS BOUSSOLE

En raison des insuffisances cumulées du cadre législatif en vigueur et de son application par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche (MESR), notre pays ne dispose aujourd'hui d'aucun cap clairement défini et partagé à l'échelle nationale pour son université. Les modalités de la tutelle exercée par le ministère sur les établissements sont par ailleurs perçues comme inadaptées par les établissements.

Il en découle, en dépit de ses réussites objectives, un manque criant de reconnaissance de l'institution universitaire dans le débat public, qui constitue à la fois la cause et la conséquence de ces difficultés.

A. UNE INSTITUTION EN MANQUE DE STRATÉGIE

1. L'ambition de la France pour ses universités n'est pas définie

Les dispositions législatives définissant les missions confiées aux universités et les orientations de politique publique en matière d'enseignement supérieur constituent un cas d'école des faiblesses trop souvent reprochées à la loi : bavardes au point d'en devenir inapplicables, elles ne sont pas mises en oeuvre par le ministère chargé d'en assurer l'exécution.

a) Une accumulation de missions législatives sans cohérence d'ensemble

Les objectifs et les missions confiés aux universités par le législateur se sont progressivement accumulés pour constituer aujourd'hui un ensemble disparate d'items de portée inégale, dépourvu de priorisation et manifestement inapplicable dans son entièreté par les établissements.

ï Ces missions sont définies dans un chapitre entier du code de l'éducation, comportant douze articles (L. 123-1 à L. 123-9) aux dispositions touffues, peu structurées et largement redondantes. Cette situation résulte de l'adjonction progressive 1 de dispositions nouvelles, qui s'est faite au gré des urgences politiques, sur le mode de la sédimentation.

1 La plupart des dispositions figurant initialement dans le chapitre concerné du code de l'éducation sont issues de la loi n°84-52 du 26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur, dite loi « Savary ». Elles ont principalement été enrichies par la loi n° 2007-1199 du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et la loi n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement

L'article L. 123-2, qui détermine les grands objectifs assignés au service public de l'enseignement supérieur, a ainsi connu cinq rédactions successives. Dans sa version initiale, cet article se limitait à trois objectifs socles relatifs au développement de la recherche, à la participation à la croissance économique et aux politiques d'emploi, et enfin à la réduction des inégalités sociales ou culturelles ; il en comporte aujourd'hui onze. Ont ainsi été ajoutés, au gré des urgences politiques du moment, de multiples items relatifs à la réussite étudiante -définie comme l'objectif premier du service public de l'enseignement supérieur-, à la fonction sociale et territoriale des établissements, à l'internationalisation de l'action universitaire ou encore à la prise en compte du développement durable.

Les objectifs du service public de l'enseignement supérieur

(article L. 123-2 du code de l'éducation)

Le service public de l'enseignement supérieur contribue :

1° A À la réussite de toutes les étudiantes et de tous les étudiants ;

Au développement de la recherche, support nécessaire des formations dispensées, à la diffusion des connaissances dans leur diversité et à l'élévation du niveau scientifique, culturel et professionnel de la nation et des individus qui la composent ;

À la croissance et à la compétitivité de l'économie et à la réalisation d'une politique de l'emploi prenant en compte les besoins économiques, sociaux, environnementaux et culturels et leur évolution prévisible ;

À la lutte contre l'antisémitisme, le racisme, les discriminations, les violences et la haine, à la réduction des inégalités sociales ou culturelles et à la réalisation de l'égalité entre les hommes et les femmes en assurant à toutes celles et à tous ceux qui en ont la volonté et la capacité l'accès aux formes les plus élevées de la culture et de la recherche. À cette fin, il contribue à l'amélioration des conditions de vie étudiante, à la promotion du sentiment d'appartenance des étudiants à la communauté de leur établissement, au renforcement du lien social et au développement des initiatives collectives ou individuelles en faveur de la solidarité et de l'animation de la vie étudiante ;

3° bis À la construction d'une société inclusive. À cette fin, il veille à favoriser l'inclusion des individus, sans distinction d'origine, de milieu social et de condition de santé ;

À la construction de l'espace européen de la recherche et de l'enseignement supérieur ;

4° bis À la sensibilisation et à la formation aux enjeux de la transition écologique et du développement durable ;

À l'attractivité et au rayonnement des territoires aux niveaux local, régional et national ;

Au développement et à la cohésion sociale du territoire national, par la présence de ses établissements ;

À la promotion et à la diffusion de la francophonie dans le monde ;

Au renforcement des interactions entre sciences et société.

supérieur et à la recherche. D'autres ajouts résultent de textes plus ciblés, comme celui récemment opéré par la loi n° 2025-732 relative à la lutte contre l'antisémitisme dans l'enseignement supérieur.

De la même façon, l'article L. 123-3 définissait, dans sa rédaction initiale issue de la même loi Savary, quatre missions du service public de l'enseignement supérieur ; il en compte aujourd'hui six, dont la rédaction particulièrement détaillée va jusqu'à mentionner le « transfert de technologie lorsque celui-ci est possible ».

Les missions du service public de l'enseignement supérieur

(article L. 123-3 du code de l'éducation)

Les missions du service public de l'enseignement supérieur sont :

1° La formation initiale et continue tout au long de la vie ;

2° La recherche scientifique et technologique, la diffusion et la valorisation de ses résultats au service de la société. Cette dernière repose sur le développement de l'innovation, du transfert de technologie lorsque celui-ci est possible, de la capacité d'expertise et d'appui aux associations et fondations, reconnues d'utilité publique, et aux politiques publiques menées pour répondre aux défis sociétaux, aux besoins sociaux, économiques et de développement durable ;

3° L'orientation, la promotion sociale et l'insertion professionnelle ;

4° La diffusion de la culture humaniste, en particulier à travers le développement des sciences humaines et sociales, et de la culture scientifique, technique et industrielle ;

5° La participation à la construction de l'Espace européen de l'enseignement supérieur et de la recherche ;

6° La coopération internationale.

Les articles suivants mentionnent des objectifs et obligations épars, allant de l'accueil des étudiants en situation de handicap au concours apporté à la politique d'aménagement du territoire, en passant par la mise en place d'une action contre les stéréotypes sexués, la promotion des langues régionales, le développement de l'activité physique et sportive ou encore la promotion de valeurs d'éthique, de responsabilité et d'exemplarité. Certains de ces items sont mentionnés, de manière redondante, dans plusieurs articles de ce chapitre.

ï Il est ainsi attendu des établissements qu'ils assurent leurs missions fondamentales de recherche et de formation tout en déployant des interventions multiples, non priorisées et parfois difficilement conciliables : l'internationalisation de leur activité doit aller de pair avec une contribution au développement de leur territoire d'implantation, et l'établissement de connaissances scientifiques de pointe avec une participation active au renforcement de la cohésion sociale du pays.

La mise en oeuvre opérationnelle de l'ensemble de ces missions est en conséquence largement irréalisable, et leur appropriation complète par les établissements ne peut qu'aboutir à la dilution de leur action et au saupoudrage de moyens déjà fortement contraints.

Cette mise en oeuvre n'est, du reste, pas pertinente pour toutes les universités, ni même pour toutes les composantes d'un même établissement.

Certains d'entre eux développent par ailleurs, au-delà des exigences fixées par les textes et au regard des besoins qu'ils constatent sur le terrain, une politique propre sur certains aspects. Aix-Marseille Université a ainsi mis en place des centres de soins adaptés à sa population étudiante, notamment féminine, tandis que l'Université Paris 8 a développé un dispositif d'accompagnement social et de réponse à la précarité étudiante.

ï La portée des dispositions législatives relatives aux missions du service public de l'enseignement supérieur, qui devraient constituer le fondement de notre ambition universitaire, se limite au total à celle d'une déclaration d'intention ou d'un catalogue de voeux pieux, sans lien avec les ressources et les défis des établissements.

b) La carence du ministère dans la définition d'une stratégie nationale

(1) Les dispositions législatives relatives à la Stranes ne sont plus appliquées depuis 2019

ï Cette absence de définition véritable des missions des universités dans la loi est aggravée par les lacunes des pouvoirs publics dans la détermination de la stratégie universitaire, en contradiction avec les dispositions de l'article L. 123-1 du code de l'éducation.

Cet article prévoit en effet, depuis la loi dite « Fioraso » de 2013 1, l'élaboration puis l'adoption, sous l'autorité du ministère chargé de l'enseignement supérieur, d'une stratégie nationale de l'enseignement supérieur (Stranes), au terme d'un processus faisant intervenir l'ensemble des acteurs concernés et comportant une transmission obligatoire des dispositions envisagées aux commissions parlementaires compétentes.

La détermination des financements alloués aux établissements fait partie intégrante de cette stratégie, qui doit comporter une programmation pluriannuelle des moyens et définir les principes de leur répartition entre les acteurs de l'enseignement supérieur. Selon les éléments figurant sur le site Internet du MESR, le Stranes doit ainsi « définir les objectifs nationaux engageant l'avenir à l'horizon des dix prochaines années et présenter les moyens de les atteindre ».

Depuis la publication d'une première Stranes en 2015, au terme d'une phase de concertation sous l'égide d'un comité ad hoc 2, le ministère n'a cependant pas respecté son obligation de révision quinquennale de cette stratégie, pas plus que celle de l'information biennale du Parlement sur les conditions de sa mise en oeuvre. Il en résulte que :

1 Loi n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche.

2 Dont le rapport final a proposé 5 axes stratégiques, 3 leviers et 40 propositions visant à favoriser l'émergence d'une « société apprenante ».

- les dispositions votées par le législateur sur la définition de la stratégie de l'enseignement supérieur ne sont plus appliquées depuis 2019, date à laquelle des travaux préparatoires auraient dû être lancés pour aboutir à une stratégie concertée en 2020 ;

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