II. LES UNIVERSITÉS, DES ÉTABLISSEMENTS PUBLICS À LA TRANSFORMATION INACHEVÉE

Cette absence de cap stratégique s'inscrit dans le contexte de divergences croissantes dans le positionnement des établissements, après deux décennies de transformations dont une partie seulement a fait l'objet d'un véritable pilotage par la puissance publique. C'est principalement le cas des politiques de différenciation et d'autonomisation des établissements, au regard desquelles les universités présentent une maturité très différente.

Il en résulte, selon le rapport « Universités et territoires » précité de la Cour des comptes, des « fractures évidentes [...] entre des établissements partageant la dénomination d'université, mais qui n'ont plus rien de comparable les uns avec les autres ». À l'illisibilité de la stratégie déployée par les acteurs ministériels répond ainsi celle du paysage universitaire.

A. UNE POLITIQUE DE DIFFÉRENCIATION AUX MULTIPLES IMPENSÉS

Cette évolution résulte en premier lieu du processus de différenciation entre les établissements, mis en oeuvre depuis 2010 dans le but premier de faire émerger de grands établissements de recherche. Ce processus a bouleversé le paysage universitaire de deux façons.

La généralisation des financements sélectifs, tout d'abord, a favorisé la concentration des moyens sur un seul type d'universités, les établissements dits intensifs en recherche, au détriment de la pluralité des missions qu'elles assurent - et notamment de leurs missions de formation.

La différenciation modifie ensuite profondément les enjeux du pilotage d'établissements de plus en plus hétérogènes, qui « n'accueillent plus les mêmes profils d'étudiants, n'assurent plus les mêmes missions et ne bénéficient plus des mêmes financements ». Cet état de fait met en péril l'égalité de traitement entre les étudiants, voire la comparabilité des diplômes nationaux délivrés. Le statu quo stratégique actuel fait dès lors courir le risque d'une accentuation irréversible des fractures entre les établissements, voire d'un éclatement de la notion même d'université.

1. L'hétérogénéité croissante des établissements universitaires
a) Les bouleversements induits par le soutien à la performance de la recherche
(1) L'ambition de constituer des pôles d'excellence de rang mondial a entraîné de profondes modifications du statut, de l'organisation et du financement des établissements labellisés Idex et Isites

Depuis 2010, les politiques publiques mises en oeuvre dans le domaine universitaire, qui découlent du lien établi entre compétitivité de l'économie française et la capacité à innover, ont eu pour objectif principal de faire émerger une dizaine d'établissements intensifs en recherche capables de soutenir la concurrence internationale, matérialisée par le classement de Shanghai. Elles ont ainsi encouragé le développement d'une nouvelle génération d'universités par des évolutions portant à la fois sur la structure, le financement et le statut juridique des établissements.

Il en a résulté, au cours de la décennie écoulée, des évolutions à la fois très profondes et très rapides du paysage universitaire, notamment sur le plan institutionnel. Selon la Cour des comptes, « cette variabilité permanente qui intervient dans de courts intervalles de temps rend la politique universitaire française difficile à suivre ».

Quatre générations d'universités

Selon le rapport « Universités et territoires » de la Cour des comptes, la structuration actuelle du paysage universitaire français résulte des transformations successives, depuis le début du siècle dernier, de quatre générations d'universités.

Après le développement de seize grandes universités métropolitaines au début du XXe siècle, scindées en plusieurs entités juridiques après mai 1968, la puissance publique a été à l'origine d'une deuxième puis d'une troisième génération d'établissements, afin de répondre à des enjeux d'ordre démographique et territorial.

Sont ainsi apparues ex nihilo, entre 1960 et 1980, des universités de villes moyennes (Nantes, Nice, Rouen, Angers, Chambéry notamment), avant le déploiement dans les années 1990 et 2000 des « universités nouvelles » (principalement dans les villes nouvelles franciliennes et dans le Nord-Pas-de-Calais, puis plus tardivement en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie), à la faveur des plans « Université 2000 » puis « Université du troisième millénaire ».

Les évolutions en cours depuis les années 2010, initiées par le Plan Campus et les programmes d'investissement d'avenir (PIA), correspondent au déploiement de la quatrième génération d'établissements.

• Sur le plan de l'organisation des universités, ces politiques ont favorisé le regroupement et la fusion de sites, en procédant à des « opérations de redécoupages institutionnels et de relabellisation à partir d'établissements déjà existants ». L'université Paris Cité, dans laquelle s'est rendue la mission, est ainsi née en 2020 de la fusion entre les établissements Paris 5 et Paris 7 ainsi que l'institut de physique du globe de Paris, auxquels s'associe désormais l'Institut Pasteur ; elle compte aujourd'hui 68 000 étudiants pour un budget de 700 millions d'euros.

La Cour des comptes relève à ce propos que certaines universités, telle que celle de Lille, connaissent ainsi un « retour à la case départ », c'est-à-dire à leur situation de grande université métropolitaine du début du XXe siècle.

• Sur le plan financier, la stratégie de concentration des moyens sur quelques établissements a constitué une profonde évolution du mode de financement des universités, qui rompt avec le modèle traditionnel de la subvention versée par l'État.

Le Plan campus puis le programme d'investissements d'avenir (PIA), qui a donné lieu au déploiement des initiatives d'excellence (Idex)77(*) et des initiatives science-innovation-territoire-économie (I-Site)78(*), sont en effet attribués de manière sélective par le biais d'appels à projets (AAP), et ne bénéficient donc qu'à une minorité d'établissements. 17 établissements sont à ce jour labellisés Idex et Isites et se répartissent une enveloppe annuelle de 300 millions d'euros de financements.

Labellisation Idex et Isite : cadre, montants et fonctionnement

Les actions Idex et Isites, à l'origine d'une profonde restructuration du paysage de l'enseignement supérieur, s'inscrivent dans le cadre des quatre programmes d'investissements d'avenir (PIA)79(*) qui se sont succédé depuis 2010, repris depuis 2021 par le programme France 2030.

L'agence nationale de la recherche (ANR) a été désignée comme opératrice de ces programmes dans le champ de l'enseignement supérieur et de la recherche. Elle assure ainsi la sélection, le conventionnement, le financement, le suivi, les audits, l'évaluation et l'impact des projets et des actions des programmes financés dans ce cadre.

Au total, près de 39 milliards d'euros ont été alloués aux établissements d'enseignement supérieur et de recherche via ces différents programmes, dont 9 milliards au titre du programme France 2030.

Les 17 sites labellisés Idex ou Isites bénéficient de crédits annuels à hauteur de 300 millions d'euros. La majeure partie de ces crédits est allouée aux Idex, qui se répartissent environ 220 millions d'euros, dont l'université Paris-Saclay est la principale bénéficiaire (31,4 millions d'euros annuels). Les 8 Isites bénéficient depuis 2022 d'une dotation annuelle totale d'environ 80 millions d'euros, dont l'université de Montpellier est la première bénéficiaire (17 millions d'euros annuels).

Les 117 appels à projets lancés entre 2010 et 2023, qui ont permis le financement de 1 747 projets, couvrent des domaines de recherche très divers aux larges applications potentielles : hydrogène bas carbone, intelligence artificielle, alimentation saine, formation aux métiers d'avenir, exploration des fonds marins et de l'espace, santé, technologies quantiques, stockage sur ADN, etc.

La rupture observée résulte de l'importance des financements ainsi alloués, dont le montant est susceptible de modifier les conditions de fonctionnement des établissements. Le montant annuel des financements alloués à Aix Marseille Université représente ainsi près de 5 % de celui de sa subvention pour charges de service public (SCSP).

Montant annuel de la dotation
des établissements labellisés Idex et Isite

Idex

Isite

Établissement coordinateur

Dotation annuelle

Établissement coordinateur

Dotation annuelle

Aix Marseille

25,6 M€

Lorraine

9,3 M€

Paris Saclay

31,4 M€

Lille

14 M€

Bordeaux

23,9 M€

Clermont-Auvergne

9,3 M€

PSL

26,9 M€

Gustave Eiffel

8,2 M€

Paris Cité

22,9 M€

Pau et Pays de l'Adour

5,1 M€

Sorbonne Université

29,5 M€

Montpellier

17 M€

Strasbourg

25,6 M€

Nantes

9,3 M€

Côté d'Azur

14 M€

Cergy

7,6 M€

Grenoble Alpes

23,7 M€

   

• Sur le plan juridique, le statut unique des établissements universitaires, qui relèvent de longue date de la catégorie d'établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP)80(*), a été remis en cause de deux manières :

- les politiques de sites, menées au travers notamment du Plan Campus en 2008-2009 et de la création des communautés d'universités et d'établissements (ComUe) en 201381(*), visaient à développer la coordination entre les établissements de recherche et d'enseignement supérieur d'un même territoire. Selon la Cour des comptes, elles ont abouti à la mise en place, sous la dénomination générique d'université, d'une multiplicité d'organisations juridiques particulières « dont la lisibilité et la stabilité sont loin d'être assurées de façon équivalente d'un territoire à l'autre ». Ces emboîtements d'établissements publics et privés et de personnalités juridiques ont été comparés, au cours des auditions, à des « holdings » opaques pour les observateurs extérieurs ;

- la création par l'ordonnance n° 2018- 1131 du 12 décembre 201882(*) du statut juridique d'établissement public expérimental (EPE) a marqué l'aboutissement de ces politiques de site, en donnant la possibilité aux regroupements ainsi constitués d'opter, jusqu'au 1er janvier 2025, pour un cadre juridique dérogatoire à celui des EPSCP. Les 22 regroupements dotés de ce statut83(*) pourront accéder après évaluation à celui de grand établissement, qui ouvre la possibilité d'adopter des règles autonomes en ce qui concerne notamment la sélection de leurs étudiants et le montant des frais d'inscription.

Ces différentes évolutions se trouvent fréquemment enchâssées : les effets de la labellisation Idex ou Isite constituent bien souvent un levier vers une restructuration des établissements concernés, qui passe le plus souvent par la fusion d'entités et la mise en place d'un EPE.

• En elle-même, cette politique volontariste de développement d'établissements de rang mondial a été jugée de manière globalement positive au cours des auditions de la mission. Outre que l'entrée de plusieurs grands établissements au classement de Shanghai, qui signe le succès de ces initiatives, a permis de renforcer la visibilité internationale du système français d'enseignement supérieur, l'apport de moyens additionnels conséquents a des effets indéniablement positifs sur l'accomplissement des missions de recherche des établissements concernés - qui bénéficie à moyen terme à l'économie et à la société françaises.

En ce qu'elle s'inscrit dans un mouvement plus général de concentration des ressources allouées aux établissements, les effets produits par cette inflexion sur l'ensemble du paysage du supérieur sont cependant observés de manière plus réservée.

(2) Le développement des financements sélectifs a conduit à la mise en concurrence généralisée des établissements

Un profond mouvement de différenciation des universités se développe en effet sous l'effet de l'extension, au-delà des PIA et du programme France 2030, des financements sélectifs alloués sur le fondement d'appels à projets compétitifs, qui concernent aujourd'hui l'ensemble des universités. Alors que la dépense allouée aux établissements via la SCSP progresse peu, voire diminue si on la rapporte au nombre d'étudiants du supérieur, le dynamisme marqué de ces ressources sélectives en fait un enjeu de financement majeur pour les établissements. Cette situation aboutit à une mise en concurrence généralisée non plus seulement des équipes de recherche, mais des universités elles-mêmes.

• Selon la Dgesip, ces ressources sélectives étaient issues, pour l'ensemble des EPSCSP en 202384(*), des appels à projets nationaux portés par l'ANR (à hauteur de 295 millions d'euros), des financements alloués dans le cadre des PIA et du programme France 2030 (pour 520 millions d'euros), ainsi que des programmes européens de financement de la recherche (pour un montant de 223 millions d'euros).

La Dgesip estime qu'ils représentent au total la « majorité » des dotations publiques comptabilisées dans les ressources propres des établissements, qui représentent elles-mêmes la moitié de ces ressources, lesquelles comptaient en 2023 pour un quart des recettes totales EPSCP - soit un poids qui peut être estimé à hauteur de 10 à 12 % du financement des EPSCP en moyenne.

Toutes les catégories d'établissement sont désormais bénéficiaires de financement compétitifs nationaux. Les établissements labellisés Idex ou Isite concentrent en effet les trois quarts des financements PIA, mais la moitié seulement des financements ANR. Dans l'ensemble, ces financements sont cependant captés par une minorité d'établissements : selon la Cour des comptes, deux tiers des financements alloués par ce biais bénéficiaient à six établissements seulement en 2022.

• Pour les universités, l'obtention de ces financements représente un enjeu majeur dans le contexte de maîtrise de la dépense allouée aux établissements via la SCSP.

Leur développement traduit en effet une modification de la structure des ressources allouées par l'État aux établissements, qui se sont déplacées des financements récurrents de la SCSP vers les appels à projets - et, dans une moindre mesure, vers les financements contractualisés des Comp. En témoigne, selon Stéphane Calviac, l'érosion de la dépense publique par étudiant entre 2014 et 202285(*) : les financements issus des appels à projets ne peuvent en conséquence être caractérisés comme des ressources additionnelles au financement du socle de l'activité des établissements, mais doivent être regardés comme une nouvelle façon pour l'État de répartir les moyens entre les établissements.

Les appels à projets étant souvent dotés de montants significatifs, leur obtention emporte par ailleurs des effets importants sur la capacité des établissements à développer leur activité de recherche, qui n'est plus susceptible de résulter d'autres sources de financement publiques.

La forte concurrence qui en découle entre les établissements a été assimilée, au cours des auditions de la mission, à une forme de « darwinisme » organisé par la puissance publique, aboutissant à la concentration des moyens sur quelques établissements au détriment de la majorité des autres.

b) Une fragmentation croissante du paysage universitaire

Ces évolutions ont fait l'objet de fortes inquiétudes de la part des établissements se considérant comme les « perdants » de la différenciation.

Ø Au cours des tables rondes de la mission, les appréciations divergentes des gagnants et des perdants de la politique de différenciation

Les trois tables rondes organisées par la mission d'information ainsi que les quatre déplacements effectués sur le terrain ont permis aux rapporteurs de prendre la mesure concrète des forts contrastes existant entre les établissements. Au terme de ces échanges, trois types d'universités peuvent être distingués.

• Les établissements dits « intensifs en recherche » tout d'abord, qui conduisent des programmes de recherche de premier ordre à l'échelle internationale et orientent leurs formations dans cette perspective, captent une grande partie des financements additionnels déployés via les appels à projets. Ils constituent ainsi les principaux gagnants de la politique de différenciation.

Plusieurs de ces établissements ont insisté sur le fait que leur positionnement d'excellence résultait d'une démarche volontariste de leur gouvernance, à l'instar d'Aix-Marseille Université, qui a opéré une forte structuration de sa fonction de réponse aux appels à projets.

• D'autres établissements n'ayant pas obtenu de labellisation France 2030 affichent cependant des conditions de fonctionnement satisfaisantes, grâce au développement d'une offre de formation et de recherche ciblée leur permettant, indépendamment de leur taille, de maîtriser leur recrutement ou d'afficher un positionnement d'excellence dans certains domaines. Selon les termes employés par l'Avuf, il s'agit d'établissements qui ont « renoncé à tout faire » et font preuve d'« agilité » dans l'évolution de leur positionnement.

Relèvent de cette catégorie des universités de droit et de gestion telles que Paris-Panthéon-Assas, Toulouse Capitole, ou encore Paris Dauphine, ainsi que de petites universités ayant spécialisé leur activité sur certains domaines porteurs. Le cas de l'université de La Rochelle, qui a réduit son offre de formation et de recherche pour la centrer sur la thématique du littoral, a ainsi été cité comme un modèle tout au long des travaux de la mission.

• Une troisième catégorie d'établissements, qui se trouvent plus fréquemment en difficulté financière, accueillent une proportion importante d'étudiants de premier cycle et concentrent leur activité de recherche sur quelques disciplines, faute de disposer des ressources leur permettant de structurer leur fonction de réponse aux appels à projets. Ces établissements présentent par ailleurs souvent une prédominance de filières de lettres et de sciences humaines et sociales, dont les appels à projets sont souvent moins dotés que ceux destinés aux équipes de recherche scientifiques.

Il s'agit notamment des établissements situés en périphérie des grandes universités parisiennes ou des universités pluridisciplinaires des territoires. Ces établissements, qui ont exprimé le sentiment d'être considérés comme des universités « de deuxième zone » et se considèrent comme les « perdants » de la politique de différenciation », redoutent leur cantonnement au rôle de collège universitaire territorial - c'est-à-dire à leur spécialisation dans la formation de premier cycle des publics défavorisés. Paris 8 a ainsi souligné sur le caractère avant tout universitaire de son projet d'établissement, qui vise au développement d'une « excellence inclusive ».

Ce sentiment de déclassement peut être mis en lien avec l'abandon de la notion de « rattrapage » dans les politiques universitaires depuis le tournant des années 2005-2010, qui concernait principalement les universités de troisième génération situées en bordure des grandes métropoles. Christine Musselin date en effet de cette période de changement de paradigme qui a mis fin au discours politique visant à permettre à ces établissements de rattraper leur « retard ».

L'éclatement de la représentation des universités

S'est récemment structurée, aux côtés de France Universités qui portait depuis 1971 une ambition fédératrice, une représentation des petites et moyennes universités via l'Alliance des universités de recherche et de formation (Auref), ainsi qu'un relais des intérêts de treize établissements intensifs en recherche via l'Udice. L'Initiative représente par ailleurs six établissements labellisés I-Site.

Cet éclatement de la représentation des universités en associations distinctes témoigne de la divergence croissante entre ces différentes catégories d'établissements, au point qu'elles se trouvent endossées par les universités elles-mêmes au titre de leur positionnement stratégique.

Ø La typologie proposée par la Cour des comptes au regard des effets produits par les critères des PIA

• La Cour des comptes considère quant à elle que le déploiement des financements des PIA dans le domaine de l'ESR a « produit de facto des catégories différenciées d'universités en fonction du montant moyen des financements extra-budgétaires dont chacune d'elles a bénéficié de la part de la puissance publique entre 2011 et 2021 », qui recoupent largement les distinctions établies ci-dessus.

Sous l'effet de ce financement différencié, quatre groupes d'établissements se sont ainsi constitués, qui présentent des caractéristiques homogènes au regard de plusieurs critères - taille, poids de la recherche, place des premiers cycles, taux d'encadrement, montant de la SCSP par étudiant, composition sociale de la population étudiante, niveau scolaire et bassin de recrutement des établissements inscrits après le baccalauréat. Certaines de ces caractéristiques reflètent les conséquences évoquées supra de la sélectivité de fait et par établissement de la procédure Parcoursup.

Les établissements ayant le plus bénéficié des financements extrabudgétaires présentent ainsi les caractéristiques les plus favorables. Il s'agit d'établissements de grande taille (45 000 étudiants en moyenne, contre 11 000 pour les établissements du groupe 4 ayant le moins bénéficié de ces financements) présentant la SCSP par étudiant (6 739 euros, contre 5 713 euros pour les établissements du groupe 4) et le taux d'encadrement (8,8 ETP par étudiant, contre 7,1 pour le groupe 4) les plus élevés. Ils recrutent une faible proportion d'étudiants boursiers (22,8 % contre 30,1 %), mais comptent la plus forte proportion d'étudiants ayant obtenu une mention Bien ou Très Bien au baccalauréat (34 % contre 18,5 %).

À l'inverse, les établissements les moins bénéficiaires des financements sélectifs se caractérisent par le poids plus important de leurs formations de premier cycle (77,8 %, contre 52 % dans les universités du groupe 1), un moindre poids de leur activité de recherche (avec 27 unités de recherche en moyenne, contre 130 dans le groupe 1), ainsi qu'un recrutement plus centré sur leur bassin de population.

2. Le risque d'un éclatement de la catégorie des universités
a) La différenciation des opérateurs comme objectif de politique publique

Le ministère appelle, d'une manière générale, à la généralisation du mouvement de différenciation des établissements, désormais définie comme un objectif de politique publique. Plusieurs éléments témoignent de cette évolution.

À l'occasion d'un colloque de France Universités tenu le 13 janvier 2022, le Président de la République a affirmé son attachement à « la poursuite de la différenciation des établissements », ainsi que son souhait d'accompagner ce mouvement par la mise en place de contrats d'objectifs et de moyens pluriannuels (Comp).

•Au-delà des enjeux financiers portés par ces contrats, l'ensemble des universités sont incitées, dans le cadre des Comp, à définir leur « signature », qui constitue un prérequis de leur déploiement. Il s'agit ainsi, selon la Dgesip, « de mobiliser les acteurs en fournissant un cadre clair à une démarche stratégique de réflexion, de projection et de différenciation par les établissements » ; Stéphanie Mignot-Girard a dans le même sens indiqué que la signature « oblige les établissements à s'interroger sur leurs points forts et leurs faiblesses, et à tracer une direction vers les axes de développement forts de leur université ».

L'Université Paris 8 s'est ainsi positionnée comme l'« université des créations », tandis que Paris Cité affiche un objectif d'excellence au service de la société, et que Panthéon-Assas Université met en avant la « tradition du savoir [et le] talent de l'innovation ».

• Les deux circulaires publiées à l'été 2025 prennent par ailleurs acte de l'évolution différenciée des établissements universitaires, considérée comme un élément du contexte dans lequel se déploie le pilotage ministériel :

- la circulaire du 11 août précitée indique que « le renforcement de l'autonomie des établissements et le développement des politiques de site, ainsi que le rôle de chef de file confié aux universités sur les territoires, ont conduit à une différenciation accrue qu'illustre en particulier la création récente des établissements publics expérimentaux. Cette autonomie permet à chaque établissement, en fonction de sa signature, de déployer pleinement une stratégie propre [...] » ;

- la circulaire du 28 août précitée souligne que « le fonctionnement des administrations centrales et déconcentrées doit mieux s'adapter à l'autonomie et à la différenciation renforcée des opérateurs de l'État de l'ESRI ».

• Enfin, la création par l'ordonnance du 12 décembre 2018 précitée des établissements publics expérimentaux (EPE) a permis aux établissements d'adopter de nouvelles formes de regroupement leur permettant, tout en conservant leur personnalité morale, d'adopter des modes de gouvernance différenciés et de partager des compétences en coopération.

Le projet de loi relatif à la régulation de l'enseignement supérieur privé, déposé le 30 juillet 2025 sur le bureau de l'Assemblée nationale, comporte des dispositions relatives à la poursuite de cette expérimentation. Son étude d'impact affirme à ce titre que « l'uniformité d'organisation qui est aujourd'hui imposée aux universités, laquelle est régie par les articles L. 712-1 et suivants du code de l'éducation, constitue un frein à leur autonomie, à leur développement et à leur reconnaissance internationale. Afin d'éviter de substituer un autre régime uniforme à celui existant aujourd'hui, il a été fait le choix d'inciter les établissements à se saisir de différents outils expérimentaux pour déterminer l'organisation qui leur semble le mieux correspondre à leurs besoins ».

Des établissements publics expérimentaux aux grands établissements,

le développement d'un statut institutionnel dérogatoire à la catégorie des EPSCP

L'ordonnance du 12 décembre 2018 permet de réunir, au sein d'un établissement public expérimental (EPE), des établissements d'enseignement supérieur et de recherche publics et privés (dits « établissements-composantes »). Ces EPE, d'une durée maximale de dix ans, ont la possibilité de déroger partiellement au régime des EPSCP tracé par le code de l'éducation.

Après deux ans, les EPE ont la possibilité de sortir de l'expérimentation et de demander à cette occasion le statut de grand établissement, également dérogatoire au droit commun des EPSCSP, et qui leur est reconnu par décret après évaluation du Hcéres. Ces dérogations permettent notamment de mettre en place une sélection à l'entrée des études et de fixer de manière autonome les droits de scolarité des formations conduisant à des diplômes d'établissement.

23 EPE ont vu le jour sur le fondement de l'ordonnance de 2018. Parmi eux, 7 anciens EPE ont obtenu le statut de grand établissement : l'université Paris sciences et lettres, l'université Grenoble Alpes, CY Cergy Paris université, l'université Polytechnique Hauts-de-France, l'université Paris-Panthéon-Assas, l'université Gustave Eiffel et l'université Côte d'Azur. L'université de Lorraine et l'université Paris Dauphine86(*) ne sont pas passées par le dispositif expérimental pour obtenir le statut de grand établissement.

b) Le pilotage étatique au défi de la diversité des modèles

• Dans ce contexte mouvant, l'État n'a pas développé les outils de catégorisation qui lui permettraient d'assurer le pilotage de cet ensemble hétérogène d'établissements. Cette lacune est patente sur le plan juridique comme d'un point de vue opérationnel :

- au plan juridique, l'avènement en 2018 du statut de grand établissement a, selon la Cour des comptes, « [achevé] l'éclatement du concept unifié d'université » ;

- d'un point de vue opérationnel, les pouvoirs publics ne disposent pas des critères qui leur permettraient de piloter des établissements aux modèles de fonctionnement de plus en plus hétérogènes. La Cour relève ainsi que « la puissance publique est aujourd'hui confrontée à la gestion d'une diversité qu'elle a de plus en plus de mal à réguler, faute de disposer des outils de catégorisation nécessaires pour le faire, notamment en vue de fixer les critères qui sont ceux de l'allocation des moyens aux établissements ou de suivre la pertinence de leurs différentes implantations territoriales ».

Le seul outil de catégorisation à la main des pouvoirs publics est en effet aujourd'hui celui de la différenciation produite de facto par les critères d'attribution des PIA, centrés sur la taille des établissements et l'importance de leur activité de recherche, sans prise en considération des conditions de l'accomplissement de l'ensemble de leurs missions de service public. Aucun indicateur opérationnel ne permet a contrario de mesurer la capacité des établissements à répondre aux priorités de l'action publique et de permettre à l'État de les accompagner pour ce faire.

Ce vide stratégique explique, selon la Cour, le déploiement d'un pilotage au cas par cas, selon une « logique dérégulée [...] préjudiciable au déploiement équitable d'un service public de qualité sur l'ensemble du territoire national ». Il contribue également certainement à la diversité du jugement porté sur la différenciation des universités, dont témoigne la divergence des expressions recueillies par la mission. Tandis que certains établissements ont dénoncé ses effets avec virulence, d'autres ont considéré que la prise en compte des spécificités de chaque établissement était à ce jour « minimale ».

Le vide stratégique est également patent en ce qui concerne le rôle donné aux antennes universitaires, dont résulte un débat souvent fondé sur leur contribution à l'aménagement du territoire plutôt que sur leur mission de formation et de recherche (voir encadré ci-dessous).

Des universités de proximité aux antennes universitaires,
la stratégie territoriale des établissements en question

Plusieurs dispositifs permettent de développer une offre d'enseignement supérieur de proximité, sans faire toutefois l'objet à ce jour d'une stratégie lisible pour l'ensemble des acteurs.

• Après le développement d'universités de proximité à la fin du XXe siècle, de nombreux établissements ont créé des antennes permettant d'assurer l'accès des néo-bacheliers à une offre universitaire. Selon la Cour des comptes, il existe à ce jour environ 150 antennes accueillant 90 000 étudiants, soit environ 11-12 % des néo-bacheliers. Souvent situées dans des villes moyennes ou des zones rurales, ces antennes présentent un taux de réussite comparable à celui des universités principales, pour un coût par étudiant également comparable, voire moins élevé ; leurs étudiants poursuivent cependant moins fréquemment leurs études en deuxième et troisième cycles. Elles constituent au total une voie d'accès à l'enseignement supérieur privilégiée par les étudiants défavorisés et les étudiants ruraux.

Les campus connectés, initiés en 2019, couvrent des sites plus éloignés des grandes métropoles, comme à Redon, à Saint-Affrique ou encore à Saint-Flour. Cette formule est jugée moins efficace par la Cour en raison notamment de son coût par étudiant très élevé et d'une fréquentation décevante.

Au cours de ses travaux, la mission a pu prendre connaissance de la diversité des modèles d'antennes développés par les établissements. Tandis que certaines d'entre elles proposent une offre de formation pluridisciplinaire, d'autres ont développé une offre spécialisée en lien avec les caractéristiques de leur bassin d'emploi. Le site délocalisé de l'AMU à Gap propose ainsi un cursus de Staps spécialisé autour des métiers de la montagne.

• La Cour des comptes relève que le suivi des antennes ne fait pas l'objet d'un suivi rigoureux qui permettrait un pilotage efficace. Sur le plan financier en particulier, l'absence de compensation spécifiquement dédiée aux antennes entretient l'idée qu'elles constitueraient un surcoût net pour les établissements.

Surtout, la Cour relève que l'efficacité des antennes universitaires est limitée par l'absence d'une doctrine stable de l'État sur sa stratégie territoriale en matière d'enseignement supérieur, et l'instabilité qui en découle dans la conduite des politiques territoriales.

N'est pas tranchée, en particulier, la question de la nature de l'offre à développer dans les territoires - pluridisciplinaire dans l'objectif d'assurer l'égal accès à l'enseignement supérieur dans toutes les zones, ou spécialisée en assumant une inégalité partielle entre les néo-bacheliers.

En l'absence d'une telle clarification, la question de la place de ces antennes, voire des universités de proximité dans l'offre d'enseignement supérieur a fait l'objet de jugements très contrastés au cours des travaux de la mission. Certains acteurs ont ainsi pu considérer que les antennes comme les établissements de proximité devaient être recentrés sur la mission de formation des universités en premier cycle uniquement87(*), la recherche ayant besoin de concentration de moyens. La question de leur implantation est par ailleurs posée sous l'angle de leur contribution à l'aménagement du territoire plutôt que de leurs missions universitaires.

La Cour recommande au total de mieux prendre en compte le territoire dans l'allocation des moyens, en développant des critères permettant de reconnaître leurs spécificités géographiques, sociales et économiques.

• Plusieurs acteurs ont conséquence appelé à une intervention de la puissance publique pour redonner de la cohérence au paysage universitaire et valoriser la pluralité des missions incombant aux universités. À défaut de pouvoir assurer, dans une période budgétaire contrainte, une forme de péréquation entre les gagnants et les perdants de la différenciation, l'enjeu est ici de garantir une forme d'équivalence entre les missions assurées par les établissements et les diplômes délivrés.


* 77 Selon l'appel à projets lancé en 2014, les établissements labellisés Idex sont « des universités de recherche de rayonnement mondial disposant d'une puissance et d'un impact scientifique de tout premier plan dans de larges champs de la connaissance ».

* 78 Selon le même appel à projets, les établissements labellisés Isites sont « des universités qui valorisent des atouts scientifiques thématiques plus concentrés, distinctifs, reconnus sur le plan international, et qui en font un levier d'entraînement et un point d'appui de leur stratégie de développement et de partenariat avec le monde économique ».

* 79 PIA 1 en 2010, PIA 2 en 2013, PIA 3 en 2017, PIA 4 en 2021.

* 80 Ce statut d'établissement public est hérité de la loi Faure du 12 novembre 1968 et de la loi Savary précitée du 26 janvier 1984.

* 81 Créées par la loi relative à l'enseignement supérieur et à la recherche du 22 juillet 2013 précitée. Cette loi a supprimé les pôles de recherche et d'enseignement supérieur (PRES), instruments de coopération issus de la loi de programme pour la recherche de 2006, qui disposaient alors de trois possibilités : la création d'un nouvel établissement résultant de la fusion de ses parties, leur regroupement sous la forme d'une ComUE, ou le rattachement à une université.

* 82 Ordonnance n° 2018-1131 du 12 décembre 2018 relative à l'expérimentation de nouvelles formes de rapprochement, de regroupement ou de fusion des établissements d'enseignement supérieur et de recherche.

* 83 Il s'agit de l'Université Paris Cité, l'Université Paris-Saclay, l'Université Paris-Panthéon-Assas, CY Cergy Paris Université, l'Université Gustave Eiffel, l'Université de Montpellier, Nantes Université, L'Université de Lille, l'Université Polytechnique Hauts-de-France, l'Université de Côte d'Azur, l'Université Grenoble Alpes, l'Université Clermont Auvergne, l'Université de Rennes, l'Université Toulouse Capitole, l'Institut polytechnique de Paris, l'Université PSL, l'Université Marie et Louise Pasteur, l'Université de Toulouse, l'Université Bourgogne Europe, l'Université Jean Monnet, Nîmes Université, et enfin l'Université de Montpellier Paul Valéry.

* 84 La direction du budget relève à ce propos que la part de ces financements bénéficiant directement aux seules universités est difficile à évaluer, du fait de l'attribution d'une large partie des financements compétitifs à des unités mixtes de recherche (UMR) ou à des projets associant universités et organismes de recherche. Stéphane Calviac a fourni une estimation des ressources propres des universités sur la base du rapport annuel de performance (RAP) du programme 150, selon laquelle les ressources propres des universités se sont élevées à un peu plus de 1,9 Md€ en 2024, soit 11,7 % de la totalité de leurs recettes.

* 85 Stéphane Calviac relève à ce titre qu'entre 2014 (date à laquelle toutes les universités sont entrées dans le régime des responsabilités et compétences élargies) et 2022, les ressources globales des établissements ont progressé de 18 % en euros courants, quand les effectifs étudiants se sont accrus de 8,5 % et l'inflation a atteint 12 %. Au total, la dépense moyenne par étudiant est passée de 13 450 euros en 2009, date à laquelle elle a atteint un point haut, à 12 250 euros en 2022.

* 86 Respectivement en 2004 et 2011, avant que la relative à l'enseignement supérieur et à la recherche du 22 juillet 2013 restreigne, à l'article L. 717-1 du code de l'éducation, les conditions d'accès au statut de grand établissement.

* 87 La mission d'information du Sénat sur les conditions de la vie étudiante, présidée par Pierre Ouzoulias, a ainsi adopté en juillet 2021 la recommandation de son rapporteur Laurent Lafon tendant à « favoriser une offre diversifiée dans l'enseignement supérieur et encourager le choix de petites structures par certains étudiants ayant besoin d'un accompagnement pédagogique personnalisé, notamment pendant le premier cycle ».

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