Mardi 5 octobre 2021

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, et M. Serge Babary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Projet de loi en faveur de l'activité professionnelle indépendante - Audition de M. Alain Griset, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des petites et moyennes entreprises

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Nous recevons, en commun avec la commission des affaires économiques, la commission des affaires sociales et la délégation aux entreprises, le ministre délégué chargé des petites et moyennes entreprises. Je vous prie d'excuser la présidente Catherine Deroche qui n'a malheureusement pas pu se libérer.

Le texte que vous nous présentez - le projet de loi pour l'entreprenariat individuel - a un caractère novateur, notamment sur la question du patrimoine de l'entrepreneur individuel. Il s'inscrit dans le cadre du plan pour les indépendants que vous avez annoncé.

Monsieur le ministre, après la présidente de la commission des affaires économiques et le président de la délégation sénatoriale aux entreprises, les rapporteurs puis nos collègues vous poseront leurs questions.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - C'est la première fois que nous entendons M. le ministre en présentiel depuis sa prise de fonctions - je m'en réjouis !

La situation économique et sociale des travailleurs indépendants a été fortement affectée depuis un an et demi. Nombre d'entre eux ont dû alterner entre des périodes d'activité et d'interminables périodes de morosité économique. Certaines estimations concluent même à une perte moyenne de leur chiffre d'affaires d'environ 17 %, soit deux fois plus que la baisse d'activité enregistrée en France, qui a atteint 8,3 % du PIB en 2020.

Bien sûr, tous les secteurs d'activité n'ont pas été touchés avec la même intensité, et les travailleurs indépendants dans les domaines du tourisme, de la restauration et de l'événementiel ont été les plus affectés. Je pense également aux salles de sport indépendantes.

Face à cela, l'État, aiguillé par les remontées de terrain émanant entre autres du Parlement, a mis en place rapidement un arsenal de mesures de soutien qui se sont révélées plutôt efficaces. Mais le moment où les entrepreneurs vont devoir rembourser une partie des aides, comme les prêts garantis par l'État (PGE) ou les reports de charges fiscales et sociales, n'est pas encore complètement arrivé. Quels sont les dispositifs prévus pour accompagner les commerçants, artisans et professions libérales qui risquent de devoir affronter prochainement un nombre important de décaissements ? Nous parlons, pour une grande part, de PME et de TPE, dont les trésoreries restent fragiles et la capacité d'endettement amoindrie.

L'article 1er du projet de loi ambitionne de protéger le patrimoine personnel de l'entrepreneur individuel, qui ne l'était pas jusqu'à présent. Rien ne dit en revanche que ses créanciers cesseront de lui demander des garanties ou cautions personnelles. Dès lors, la portée d'une telle mesure semble moindre. Confirmez-vous l'analyse selon laquelle l'entrepreneur individuel pourra toujours être amené à s'engager sur son patrimoine personnel ?

M. Serge Babary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. - Le sujet des travailleurs indépendants figure parmi les priorités de notre délégation aux entreprises depuis longtemps. Le 12 novembre 2020, nous avions consacré une table ronde à la situation des indépendants face à la crise. En juillet dernier, dans le cadre des travaux de Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay sur les nouveaux modes de travail, la délégation a adopté une série de recommandations relatives aux travailleurs indépendants : certaines d'entre elles, telles que l'assouplissement des conditions d'accès à l'allocation des travailleurs indépendants (ATI) et aux dispositifs d'assurance volontaire contre le risque des accidents du travail et des maladies professionnelles, figurent dans votre plan. Nous nous en réjouissons.

En tant que président de la délégation aux entreprises, je veux vous interroger sur les attentes des indépendants en matière d'équité. Au-delà du plan qui était très attendu, nombreux sont les indépendants qui souhaiteraient que des simulations soient réalisées pour apprécier la pertinence ou non de mesures consistant à renforcer l'équité entre les régimes des indépendants et celui des salariés.

Nous avons ainsi préconisé une série d'études d'impact afin d'examiner, à partir de simulations fines, ce que différents rapports préconisent depuis des années en termes de rapprochement dans les domaines de l'assurance chômage, du régime de sécurité sociale ou de retour sur les prélèvements sociaux. Nous ne pouvons plus avancer à l'aveugle sur ce sujet majeur pour de nombreux indépendants : êtes-vous prêt à faire travailler les administrations concernées sur ces questions qui reviendront nécessairement dans le débat et à transmettre les résultats de cette simulation au Parlement ? Il s'agit de mieux évaluer pour mieux légiférer.

M. Alain Griset, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des petites et moyennes entreprises. - Je partage le plaisir d'être ici parmi vous pour évoquer un sujet auquel j'attache beaucoup d'importance. J'essayerai de répondre au mieux à l'ensemble de vos interrogations.

Je commencerai par répondre à la question de Mme la présidente Primas sur le contexte économique.

J'ai été nommé ministre le 6 juillet 2020, à un moment où la situation sanitaire était compliquée. Avec Bruno Le Maire, nous nous sommes efforcés de mettre en place des dispositifs généraux comme le fonds de solidarité, l'activité partielle, les PGE et le report de cotisations sociales, tout en prenant en considération les situations par branche professionnelle. Je rappelle que 95 % des entreprises françaises ont moins de 20 salariés : la diversité des situations économiques est considérable.

Nous ne nions pas que les choses ont été difficiles pour les entrepreneurs, y compris pour ceux que nous avons beaucoup aidés alors qu'ils auraient préféré travailler. Néanmoins, on constate que le nombre de faillites a diminué de 30 % par rapport à une année classique. En 2019, il y a eu 50 000 faillites contre 28 000 en 2020. Comme l'avait souhaité le Président de la République, l'accompagnement des entreprises a permis de maintenir le tissu économique et d'engager une reprise dynamique.

Je sais que la situation reste difficile pour certains. Je pense en particulier aux secteurs du tourisme, de l'événementiel, de la restauration. Nous avons rencontré avec le ministre de l'économie il y a quelques jours les acteurs de ces secteurs. Avec Jean-Baptiste Lemoyne, nous travaillons, sur la demande du Président de la République, à un plan de reconquête du tourisme qui devrait déboucher sur des décisions en novembre prochain. En ce qui concerne l'événementiel, nous regardons comment accompagner ce secteur pour lequel la reprise n'est pas immédiate. Pour les restaurants, la situation est très variable : dans de nombreux territoires, les restaurants ont repris une activité normale, mais dans les grandes villes, en particulier à Paris, ceux qui travaillent en relation avec les voyages d'affaires ou les touristes venant d'Asie n'ont pas encore retrouvé leur chiffre d'affaires. C'est la raison pour laquelle, en septembre, nous avons conservé le fonds de solidarité et mis en oeuvre le dispositif « frais fixes », qui consiste à équilibrer les dépenses et les recettes pour éviter trop de pertes. À la fin du mois d'octobre, nous reverrons l'ensemble de ces branches pour trouver des solutions si les difficultés perdurent. Nous restons vigilants et à l'écoute. Il serait quelque peu ridicule d'avoir accompagné pendant dix-sept mois les entreprises et de les laisser tomber aujourd'hui.

Sur les reports de charges, notre décision est très claire et applicable à toutes les entreprises. Les entreprises qui ont bénéficié de reports de charges de l'Urssaf ont jusqu'à trois ans pour étaler la dette. Les Urssaf ont pour mission de proposer cette mesure aux entrepreneurs. Nous pensons qu'une telle durée permet d'envisager les choses avec sérénité.

Sur les PGE, je maintiens ma position. Ce dispositif dépend des décisions de la Commission européenne. Le remboursement des prêts doit intervenir dans un délai de quatre ans - j'espère que la décision sera prise dans les prochaines semaines - afin d'éviter de mettre une pression trop forte sur les entrepreneurs. Le début du remboursement est prévu au mois d'avril 2022 ; le Président de la République a évoqué le 16 septembre dernier la possibilité, au cas par cas, au regard de la situation, de décaler cette date. Nous voulons que les entreprises qui continuent à avoir des difficultés soient soutenues au mieux afin de maintenir notre tissu économique.

Quant à l'équité, elle fait partie des éléments qui ont servi de base à ce plan pour les indépendants. Je suis tout à fait favorable à ce que les administrations vous donnent des informations précises de façon que les évaluations soient connues et qu'il n'y ait pas de doute sur nos intentions.

On note un dynamisme entrepreneurial dans notre pays, y compris pendant la crise. Mais entreprendre, c'est une aventure formidable - je l'ai fait il y a de nombreuses années - ; la crise actuelle a souligné les risques qui pèsent sur les entrepreneurs et les difficultés qu'ils peuvent rencontrer tout au long de leur parcours.

Nous ne pouvons plus collectivement nous satisfaire de cette situation pour des raisons d'équité, mais aussi, et surtout, pour des raisons de valeur. Ces chefs d'entreprise, qui se lèvent tôt et se couchent tard, portent des valeurs qui fondent notre pacte social : le mérite, le travail, la prise de risque et la volonté de transmettre. Sur la demande du Président de la République, nous avons préparé ce plan qui, je le pense très sincèrement, répond aux attentes de près de 3 millions de travailleurs indépendants : artisans, commerçants, professionnels libéraux, PME. Il s'inscrit dans la continuité de nombreuses mesures prises depuis le début du quinquennat en faveur des indépendants : soutien à la création d'entreprise, réforme du régime social des indépendants, compensation de la hausse de la contribution sociale généralisée (CSG) par la baisse des cotisations sociales, création de l'ATI.

J'ai souhaité, pour préparer ce plan, consulter l'ensemble des groupes parlementaires des deux assemblées, afin de recueillir les propositions de ceux qui souhaitaient en faire - beaucoup l'ont fait et je les en remercie. Vous retrouverez sûrement des contributions que vous portez depuis quelques années, comme la facilitation de la transmission d'entreprise ou l'ouverture de l'ATI.

Ce plan, qui comprend une vingtaine de mesures, répond à un triple objectif : protéger face aux accidents de la vie, mieux accompagner les indépendants de la création jusqu'à la transmission de l'entreprise, y compris au moment de la défaillance éventuelle de celle-ci, et simplifier les démarches.

Le projet de loi que j'ai présenté au conseil des ministres le 29 septembre dernier est un des piliers de ce plan pour les indépendants. Celui-ci comporte aussi des mesures fiscales et sociales qui seront portées dans le cadre des projets de loi de finances (PLF) et de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2022.

Il vise tout d'abord à la création d'un statut unique protecteur du patrimoine personnel pour l'exercice en nom propre d'une activité professionnelle. Désormais, seuls les éléments utiles à l'activité professionnelle de l'entrepreneur individuel pourront être appréhendés en cas de défaillance. Par cette protection automatique, il sera mis fin aux risques pesant sur le patrimoine personnel de l'entrepreneur individuel lorsque les difficultés professionnelles surviennent.

Il permet, ensuite, de faciliter le passage d'une entreprise individuelle en société. Le statut de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL) sera mis en extinction progressive, ses principaux avantages étant repris dans le nouveau statut d'entrepreneur individuel (EI).

Le texte tend, par ailleurs, à faciliter le rebond des travailleurs indépendants en leur permettant de devenir éligibles à l'ATI lorsqu'ils cessent leur activité devenue économiquement non viable. Un décret viendra compléter la réforme de l'ATI, avec l'assouplissement du critère de revenus de 10 000 euros qui ne sera désormais exigé que sur la meilleure des deux années.

Enfin, nous allons simplifier l'environnement juridique et l'accès des entrepreneurs à l'information grâce à la facilitation de l'accès à la formation professionnelle et à l'adaptation de la procédure disciplinaire des experts-comptables, à la simplification du cadre juridique applicable aux professions libérales réglementées, au renouvellement du cadre pour la négociation collective des chambres de commerce et d'industrie (CCI), et à la rénovation du code de l'artisanat.

L'ensemble de ces mesures, complété par celles qui figurent dans le PLF et le PLFSS, vise à bâtir un plan apportant des solutions ambitieuses et opérationnelles aux préoccupations de longue date des indépendants. Nous avons essayé de prendre en compte la totalité des étapes de la vie d'un entrepreneur.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales. - Je le dis sans aucune flagornerie, votre parcours aux côtés des indépendants est une caution, une garantie, qui satisfait la plupart des interlocuteurs que nous avons auditionnés.

Ce texte était attendu. Pour autant, nous avons un certain nombre de questions, notamment sur les articles 9, sur l'ATI, et 10, sur le financement de la formation professionnelle des artisans, dont la commission des affaires sociales souhaite se saisir pour avis.

Lors des auditions menées en 2018 dans le cadre de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel qui avait permis de créer l'ATI, nous vous avions entendu à un autre titre. De nombreux indépendants nous ont fait remarquer qu'ils n'avaient jamais été demandeurs d'une assurance chômage, qu'il fallait bien répondre à une « commande » présidentielle, l'assurance chômage universelle devenue ATI après être passée sous les fourches caudines de différentes instances. Le dispositif a finalement semblé satisfaire tout le monde puisqu'il permettait de répondre à certaines attentes sans être financièrement trop ambitieux. Il a été mis en place en 2019 : l'année 2020 étant celle que nous avons tous connue, il n'a donc que trois ans d'existence. Nonobstant peut-être un autre calendrier que nous avons en tête, pensez-vous qu'il faut vraiment déjà réformer ce dispositif ?

Par ailleurs, la réforme telle qu'elle est proposée dans le projet de loi va-t-elle atteindre la cible escomptée, si tant est qu'il y en ait une ?

Enfin, nous avions évoqué notamment en 2018 la perspective d'un maillage entre un dispositif social et un dispositif privé, qui existe déjà. Je rappelle que les partenaires sociaux ont créé la garantie sociale des chefs et dirigeants d'entreprise (GSC), qui permet d'assurer des indépendants. Ne serait-il pas possible d'avoir un mix entre un dispositif public géré via l'Unédic et un dispositif privé renforcé ?

Sur la partie relative à la formation des artisans, trois questions peuvent se poser.

L'objectif est de simplifier le dispositif, et au vu de sa complexité, on peut imaginer que cette simplification est attendue ! L'idée est de s'adosser à France compétences, dont la situation financière est compliquée, même si le déficit de plus de 4 milliards d'euros peut s'expliquer. Son directeur a évoqué un manque de personnels. France compétences pourra-t-elle absorber ce nouveau flux de fonds en provenance de la formation professionnelle des artisans ?

Si j'ai bien compris, les 0,29 % qui permettaient de financer le Fonds d'assurance formation des chefs d'entreprise artisanale (Fafcea) et les conseils de la formation pour les artisans des chambres de métiers et de l'artisanat (CMA) vont être affectés à trois dispositifs : le nouveau fonds d'assurance formation (FAF), issu de la fusion du Fafcea et des conseils de la formation des CMA, la contribution à la formation professionnelle (CFP) et le conseil en évolution professionnelle (CEP). Sera-t-il possible de maintenir ou d'augmenter les fonds destinés à la formation des artisans ?

Enfin, une fois la collecte organisée par France compétences, une répartition sera faite entre les trois organismes que j'ai cités non pas par France compétences mais par les Urssaf. Un travail est en cours à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) pour flécher de façon plus fine ces fonds. Ce travail a-t-il abouti ? Parviendra-t-on à un véritable fléchage des fonds versés par les artisans pour avoir des formations à la hauteur des ambitions de ce projet de loi ?

M. Serge Babary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. - En tant que rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, j'aimerais vous poser une première question sur l'article 1er du projet de loi, qui ambitionne de fusionner en un statut unique le régime de l'entrepreneur individuel et celui de l'EIRL. Ce faisant, votre projet de loi souhaite faire bénéficier les entrepreneurs individuels de la protection du patrimoine personnel qui existe aujourd'hui pour l'EIRL. Il semble que l'EIRL n'a pas su trouver son public en raison de conditions de création qui ont pu paraître trop complexes.

Quels étaient ces obstacles ? Pourquoi n'avez-vous pas jugé utile de simplifier les conditions de création d'une EIRL plutôt que de fusionner les deux statuts, alors même que la protection du patrimoine personnel n'est pas le seul avantage que présente l'EIRL ?

Ma deuxième question porte sur la définition du patrimoine professionnel de l'entrepreneur individuel. Aujourd'hui, dans le régime de l'EIRL, l'entrepreneur effectue une déclaration dans laquelle il liste les biens qu'il affecte à son patrimoine professionnel. Dans votre projet de loi, la définition du patrimoine professionnel est générique : ce sont les « biens, droits et obligations et sûretés dont l'entrepreneur est titulaire et qui sont utiles à l'activité indépendante ». Autrement dit, ce sera non plus l'entrepreneur mais, en cas de contentieux, le juge qui définira si tel ou tel bien est utile à l'activité indépendante. Ne craignez-vous pas que l'incertitude autour des termes ne conduise finalement à complexifier la situation ?

Enfin, ma troisième question concerne l'article 7, qui prévoit une habilitation à légiférer par ordonnance pour recodifier le code de l'artisanat. J'imagine que les services de l'État travaillent sur ce sujet depuis plusieurs mois, voire des années. À quelles modifications entendez-vous procéder ? Le Parlement ne saurait se dessaisir de ses prérogatives sans quelques éclairages. Pourriez-vous, à ce titre, transmettre au Sénat le projet d'ordonnance que, je n'en doute pas, vous avez déjà esquissé ?

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Christophe-André Frassa, qui est rapporteur de la commission des lois mais qui ne peut malheureusement pas être présent aujourd'hui, aurait souhaité vous poser deux questions.

La première vient de l'être : elle portait sur la composition du patrimoine professionnel et le critère de l'utilité à l'activité professionnelle pour déterminer exactement le contenu de ce patrimoine - les règles de responsabilité civile qui en découlent étant extrêmement importantes, il convient que cette définition soit parfaitement claire.

La seconde porte sur les demandes d'habilitation à légiférer par ordonnances. Par principe, nous n'y sommes pas favorables. En ce qui concerne plus particulièrement l'exercice en société des professions libérales réglementées, certaines mesures de simplification pourraient être introduites dans ce texte sans difficulté, d'autres nous paraissent plus sensibles et mériter un débat parlementaire : il s'agit de la modification des règles qui touchent à la composition du capital et à la répartition des droits de vote au sein des sociétés d'exercice libéral. Ces règles ont pour objet de garantir l'indépendance des professionnels libéraux.

M. Alain Griset, ministre délégué. - Vous avez abordé des sujets qui ont demandé un travail très important. Pendant un an, avec mes équipes, nous n'avons cessé d'écouter les différentes branches professionnelles pour aboutir au projet de loi, que je vois comme un projet partagé.

Sur l'ATI, je n'ai pas changé d'avis depuis 2018. Les travailleurs indépendants ne se mettent pas à leur compte pour être un jour au chômage ! D'autant qu'ils craignent toujours d'avoir des cotisations supplémentaires à payer. Ils ont accueilli positivement la proposition du Président de la République sans en être à l'origine les demandeurs. L'histoire le démontre, il a fallu forcer la main des travailleurs indépendants pour qu'ils soient couverts en matière de retraite, d'assurance maladie... Si vous les écoutez, ils vous diront qu'il n'est pas nécessaire de cotiser à quoi que ce soit. Mais on se doit tous de permettre à ces travailleurs de bénéficier d'une couverture leur permettant de vivre dans de bonnes conditions.

Néanmoins, les partenaires sociaux, dont je faisais partie en 2019, avaient travaillé à la mise en place de critères pour l'affectation de l'ATI. Effectivement, la réforme date d'il y a trois ans, mais, malgré la crise sanitaire, on constate qu'à peine plus de 1 000 travailleurs indépendants ont demandé à bénéficier de l'ATI. C'est un signe que les critères sont trop restrictifs. Je rappelle qu'il faut avoir au moins deux années de revenu supérieur à 10 000 euros et être en liquidation judiciaire. Nous proposons de n'exiger qu'une seule année à 10 000 euros et de se baser uniquement sur la fermeture de l'entreprise, sans qu'une procédure judiciaire soit nécessaire. L'idée est de leur permettre de rebondir, car si, dans de nombreux pays, l'échec de l'entreprise n'est pas considéré comme un échec à vie, dans le nôtre c'est un boulet qu'on traîne pour la vie. Cette mesure ne sera possible qu'une fois tous les cinq ans afin d'éviter les effets d'aubaine. Je précise que le financement de cette mesure, de l'ordre de 140 millions d'euros, se fait sur le budget de l'Unédic.

En ce qui concerne la formation professionnelle des travailleurs indépendants, pour simplifier il existe trois fonds d'assurance formation - le Fafcea, l'Agefice (Association de gestion du financement de la formation des chefs d'entreprises) et le fonds interprofessionnel de formation des professionnels libéraux (FIP PL) -, auxquels on peut ajouter le fonds d'assurance formation de la profession médicale (FAF PM). Ma réforme ne concerne que les artisans et le Fafcea - je ne touche pas à l'Agefice et au FIP PL. Nous l'avons faite pour une raison simple : la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) a prévu que les chambres de métiers et de l'artisanat seraient obligatoirement régionalisées et qu'elles dispenseraient de la formation. Les présidents des chambres régionales se sont donc automatiquement retrouvés en situation de conflit d'intérêts.

Pour les protéger, nous avons décidé, en accord avec l'assemblée permanente des chambres de métiers et de l'artisanat, que les conseils de la formation, qui recevaient une dotation de 0,12 % du plafond de la sécurité sociale, allaient disparaître et que cette dotation s'additionnerait aux 0,17 % déjà fléchés au Fafcea, soit 0,29 % au total. France compétences n'est qu'une boîte aux lettres, et ce transfert n'a aucune conséquence financière sur cet organisme. Le montant disponible pour la formation des artisans sera identique, mais le circuit sera plus simple, avec un seul interlocuteur.

Cette proposition de réforme recueille l'accord de l'ensemble des acteurs. Je précise que, dans le PLF, nous doublons le crédit d'impôt qui existait pour les travailleurs indépendants : il sera porté à 820 euros annuels pour compenser le temps qu'ils ont passé en formation et les inciter à se former. Car seulement 16 % d'entre eux se forment chaque année, ce qui est peu au regard des évolutions technologiques.

J'en viens à la GSC, une structure qui n'est pas récente et qui a environ 15 000 adhérents, sur 3 millions. Si elle n'a pas plus convaincu, c'est parce qu'elle est plutôt orientée sur les plus grandes entreprises et que le rapport qualité-prix n'est pas attractif pour les indépendants. Personne n'empêche un indépendant de souscrire à la GSC au-delà de l'ATI. La GSC est une structure privée : les clients ne viennent que si le produit est intéressant.

Monsieur Babary, j'ai participé à la création de l'EIRL. Je travaille sur le sujet de la protection du patrimoine depuis 2004 : à l'époque, le ministre Renaud Dutreil avait mis en place une première protection, celle de la résidence principale, devant notaire. L'EIRL n'a pas toujours été valorisée par les structures d'accompagnement, et sa mise en oeuvre pratique était complexe. J'ai cherché la simplicité : je connais suffisamment les travailleurs indépendants pour savoir que, dès que les choses sont complexes, ce n'est pas pour eux.

Nous avons donc considéré qu'il était préférable de prendre l'EI comme statut de référence, et prévoir une extinction progressive de l'EIRL. L'EI bénéficiera des avantages de l'EIRL, lesquels seront même élargis : l'option pour une imposition à l'impôt sur les sociétés (IS), qui permet l'équité entre ceux qui sont en nom propre et ceux qui sont en société ; et la protection totale du patrimoine de l'entrepreneur individuel de façon automatique, sans formalisme particulier - une grande nouveauté par rapport à l'EIRL.

La question du cautionnement du crédit a été évoquée. Nous avons eu des discussions avec la Fédération française des banques (FFB) et avec le Trésor. Même lorsque les banques demandaient des cautions, quand l'entrepreneur fermait, il n'y avait quasiment plus rien à prendre, à part sa maison. Au bout du compte, la caution était surtout une forme de pression mise sur l'entrepreneur dont l'efficacité était relative.

Par ailleurs, il existe des sociétés de caution mutuelle. J'ambitionne d'avoir des outils de cautionnement mutuel sur le modèle du PGE, qui repose sur une garantie de l'État à hauteur de 90 %. Notre objectif est de permettre aux banques d'avoir des garanties et de les inciter à prêter. Je vais vous dire ma pensée profonde : à titre personnel, j'aurais voulu inscrire dans le dur le fait qu'on ne puisse pas demander de caution, mais mes conseillers m'ont expliqué que ce n'était pas constitutionnel. En revanche, nous avons prévu, pour éviter que l'entrepreneur ne signe sous la pression, un délai de 7 jours de rétractation pour ceux qui voudraient mettre une partie de leurs biens sous caution. C'est le plus loin qu'on ait pu aller au regard du droit. La FFB a bien compris que les banques avaient un rôle extrêmement important à jouer en matière de développement de l'économie par le financement des entrepreneurs, même sans caution ou sans caution mutuelle.

En ce qui concerne les ordonnances, j'aurais préféré que le Parlement soit saisi de l'intégralité des textes. Prenons l'exemple du code de l'artisanat, dans lequel aucun texte n'a été intégré depuis 1952. Beaucoup ont fait marche arrière au regard de la complexité de la tâche. Nous nous y sommes attelés, avec l'objectif d'y intégrer 12 textes. Le travail d'analyse et de codification va encore nous prendre quelques mois. J'ai la chance de défendre devant vous aujourd'hui mon projet de loi alors même que le calendrier parlementaire est resserré, mais j'aurais été incapable de vous présenter un article de loi intégrant toutes ces modifications dans les délais impartis. Je tiens à votre disposition les textes concernés, que nous allons simplement transposer sans modification. Ainsi, les artisans auront à leur disposition l'ensemble des textes dans un seul document. L'objectif est de simplifier et d'actualiser un code qui ne correspond plus à la réalité de la vie des artisans. Si on avait pu le mettre dans le dur de la loi, j'aurais été le plus heureux des ministres.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Nous aimerions recevoir l'engagement que le projet de loi de ratification sera effectivement soumis à notre examen, afin que le Parlement puisse se pencher sur cette affaire.

M. Alain Griset, ministre délégué. - Les professions réglementées représentent quasiment 700 000 entreprises, avec 68 organisations différentes. En aucun cas nous n'avons pour objectif de toucher aux prérogatives des ordres ou des syndicats. Nous souhaitons clarifier les règles et faciliter le financement des structures de ces professions en total accord avec ces dernières. J'ai déjà reçu les vétérinaires, les laboratoires, les avocats, les experts-comptables.

Je prendrai deux exemples.

Premier cas, un vétérinaire qui veut créer une société d'exercice vétérinaire en partenariat avec un associé qui n'est pas vétérinaire. Il ne sait pas s'il relève des professions de santé ou des professions du cadre de vie. Dans le premier cas, son partenaire peut participer au capital à hauteur de 25 % ; dans le second, à 49 %. Après la réforme, des familles des professions auront été définies : ce vétérinaire saura qu'il appartient aux professions du cadre de vie et connaîtra les règles qui lui sont applicables.

Second cas, des architectes exerçant au sein d'une société d'exercice libéral (SEL). Pour investir dans un logiciel BIM (Building information modeling), ils souhaiteraient pouvoir avancer des fonds sans recourir à un prêt bancaire. Or la loi de 1990 plafonne les avances en compte courant d'associé à hauteur de trois fois la participation de chacun au capital : ils ne pourraient donc pas avancer les fonds nécessaires à leur investissement. Après la réforme, les avances en compte d'associé seront déplafonnées : il ne sera pas nécessaire de recourir à un prêt bancaire.

M. Alain Cadec. - Le Gouvernement a élaboré un plan pour 3 millions de personnes exerçant une activité non salariée en France, avec 20 nouvelles mesures dédiées aux travailleurs indépendants, qu'ils exercent en libéral ou qu'ils soient entrepreneurs individuels ou micro-entrepreneurs. Nombreux sont ceux qui attendaient une réforme de fond de leur statut. Le travail indépendant rencontre de nombreuses difficultés, et il est marqué par des disparités de revenus. Les dégâts que peuvent causer les impayés ou, pire, des clients insolvables représentent une des menaces les plus importantes pour cette catégorie socioprofessionnelle. La crise sanitaire les a davantage exposés aux risques économiques liés à leur activité.

D'après vos annonces, le plan pour les indépendants entrera en vigueur en 2022. Ces mesures semblent a priori une avancée attendue par ces professionnels. Toutefois, sont-elles suffisantes en cas de cessation d'activité ? Vous souhaitez créer un statut unique pour l'entrepreneur individuel avec extension de la protection du patrimoine personnel. Le statut de l'EIRL serait dès lors supprimé. Dans le cadre de ce nouveau statut, le patrimoine personnel de l'entrepreneur serait par défaut insaisissable par les créanciers. Néanmoins, qu'en est-il du patrimoine professionnel de l'entrepreneur individuel ?

Par ailleurs, une étude Odoxa de mars 2021 a indiqué que 45 % des indépendants ont déjà rencontré des difficultés en matière de logement, pour louer ou devenir propriétaire. Les indépendants et les salariés ne sont pas traités de la même manière, sans parler des garanties demandées par les bailleurs, telles que des fiches de paie affichant un revenu trois fois supérieur au montant du loyer. Avez-vous prévu dans votre projet une mesure sur l'accès au logement pour les indépendants ?

Mme Martine Berthet. - J'aimerais également revenir sur l'article 1er et sur la protection du patrimoine personnel du travailleur individuel. Vous avez demandé aux banques de ne pas avoir d'exigences excessives vis-à-vis des entrepreneurs individuels en matière de renonciation à la protection de leur patrimoine personnel. Le Gouvernement prévoit-il d'obtenir par une charte un engagement spécifique des banques, comme cela s'était fait en 2011 avec la charte signée entre le secrétaire d'État chargé des PME et la Fédération bancaire française ? Pour l'accès aux PGE, malgré les discussions, de nombreuses entreprises se sont vu opposer des refus de la part des banques.

M. Jean-Marie Janssens. - Le projet de loi en faveur de l'activité professionnelle indépendante a pour objectif de mieux protéger les travailleurs indépendants et de lever les freins qui existent aujourd'hui sur leur activité. Il prévoit plusieurs avancées concrètes qui doivent permettre aux travailleurs indépendants de bénéficier d'un statut unique et protecteur, et de clarifier et de simplifier la législation concernant leur activité.

Ces avancées sont bienvenues à la fin d'une crise sanitaire dont les conséquences économiques vont durer. Il est essentiel de lever les freins existants, notamment sur l'allocation des travailleurs indépendants. Cependant, il convient aussi de mettre en place un maximum de souplesse et de réactivité dans les dispositifs, afin de correspondre le plus fidèlement possible au modèle de l'activité indépendante qui est particulièrement soumise aux aléas économiques.

Ainsi, comme l'a mis en lumière la crise sanitaire, il est fondamental que les indépendants puissent calculer et verser leurs cotisations en fonction de l'état réel de leur activité. Le paiement des cotisations en temps réel est actuellement en expérimentation en Île-de-France et en Occitanie. Un tel dispositif permettrait d'éviter d'attendre un an pour bénéficier d'une régularisation de cotisations et éviterait des pénalités en cas d'erreur d'estimation des revenus.

Avez-vous de premiers retours de cette expérimentation ? Si oui, pensez-vous l'inscrire dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, et donc la généraliser dès l'année prochaine ?

M. Vincent Segouin. - La réforme de fond du statut des indépendants était attendue. Le budget n'est toujours pas à l'équilibre depuis plus de trente ans. L'assurance chômage entraînera-t-elle des cotisations supplémentaires pour l'indépendant ?

Vous avez évoqué un coût de 140 millions d'euros. Comment comptez-vous le financer ? Par la dette encore une fois ?

Le plafonnement des charges sociales sera fait en fonction du revenu de l'indépendant, ce qui entraînera, par rapport au régime actuel, une baisse de la collecte des cotisations sociales, à la fois de retraite et d'assurance maladie. À combien estimez-vous ce montant ? Comment sera-t-il financé ?

M. Alain Griset. - En ce qui concerne la cessation d'activité, le dispositif tel qu'on le prévoit sera bien applicable en 2022, puisque les mesures inscrites dans le PLF et le PLFSS devraient être adoptées par le Parlement au 31 décembre prochain et que le présent projet de loi devrait être présenté à l'Assemblée nationale au début du mois de janvier. L'ensemble des mesures pour les travailleurs indépendants devraient donc, a priori, être applicables après le premier trimestre 2022.

Ce qui est en jeu, c'est le patrimoine professionnel, qui peut être mis en caution. Non, monsieur le sénateur, nous n'avons pas prévu dans le projet de loi - pour l'instant, en tout cas - de dispositif qui permettrait aux indépendants d'accéder plus facilement à un logement, mais je suis ouvert à des mesures de nature à améliorer cette situation, car il est vrai que certains indépendants rencontrent des difficultés.

Madame la sénatrice Berthet, vous avez raison, il a pu arriver que certaines agences bancaires, au niveau local - au niveau national, une convention a été passée avec l'ensemble du réseau bancaire -, refusent un PGE. Ce que je peux vous garantir, c'est que, à chaque fois que nous sommes intervenus, le PGE a été débloqué. C'est toujours valable : si certains d'entre vous connaissent des entrepreneurs qui rencontrent des difficultés pour bénéficier d'un PGE, je suis à leur disposition, puisque les PGE sont accessibles jusqu'au 31 décembre 2021.

En ce qui concerne les banques, nous n'avons pas envisagé de charte pour l'instant. Les discussions que nous avons eues avec les représentants de la FBF reposent sur la responsabilité des banquiers. Nous allons évidemment regarder cela de très près, parce qu'il n'est pas envisageable que ces avancées pour les indépendants se traduisent par des difficultés de trésorerie et de financement.

Monsieur le sénateur Janssens, nous allons introduire dans le PLFSS la mesure qui a fait l'objet d'une expérimentation. Je n'ai pas de retour chiffré sur celle-ci, mais la possibilité de faire varier les cotisations est une mesure extrêmement intéressante, qui répond à une demande déjà ancienne.

Monsieur le sénateur Segouin, sur l'ATI, pour l'instant, nous évaluons à peu près à 140 millions d'euros maximum le coût de la mesure avec la nouvelle formule d'accès. Ce budget est prévu dans le budget de l'Unédic, lequel est alimenté par l'État, à l'heure actuelle, à hauteur de 40 % - par leurs impôts, les indépendants contribuent donc indirectement au financement de l'Unédic. La mesure est donc financée aujourd'hui. Elle ne va pas contribuer à augmenter le surendettement et ne va pas générer de cotisations nouvelles pour les indépendants.

En disant que permettre à l'entreprenariat d'opter pour l'IS va signifier de moindres rentrées pour les organismes de sécurité sociale, vous ne faites que confirmer la différence de traitement qui existait entre ceux qui étaient en société et ceux qui étaient en nom propre. Notre objectif est l'équité de traitement. Ce n'est pas le statut juridique qui doit déterminer le montant de l'impôt et de la cotisation ; c'est la structure de l'entreprise. Qu'elles soient en nom propre ou en société, les entreprises pourront ou non opter pour l'IS.

Mme Sylviane Noël. - Monsieur le ministre, je souhaite vous poser deux questions.

Pourriez-vous tout d'abord nous faire un point sur l'impact de la mise en oeuvre du passe sanitaire sur la fréquentation des commerces soumis à ce dispositif depuis cet été ? Votre collègue Bruno Le Maire a semblé indiquer qu'il n'y avait pas eu d'effet, au contraire de ce que bon nombre d'entre nous avons pu constater sur le terrain.

Par ailleurs, je souhaite attirer votre attention sur un point qui me semble manquer dans votre projet de loi : la situation financière précaire dans laquelle se retrouvent de nombreuses femmes auto-entrepreneuses en état de grossesse. À ce jour, le code de la sécurité sociale prévoit une continuité des droits et prestations en période de maternité. Or, pour les femmes auto-entrepreneuses enceintes, la méthode de calcul des indemnités varie et crée des inégalités flagrantes. En effet, lorsqu'une activité a été lancée récemment, le calcul du revenu d'activité annuel moyen se fait uniquement sur l'année précédant la date d'accouchement. Avec cette méthode, les femmes ayant ouvert leur auto-entreprise en fin d'année sont donc lésées par rapport à celles qui l'ont fait en début d'année, car, ayant peu cotisé, elles ne peuvent obtenir une indemnisation qu'à hauteur de 10 %. Ces difficultés croissantes à accéder à un congé maternité décent se sont accrues dans le contexte économique actuel, lié à la crise sanitaire, ne permettant pas à une partie de ces indépendantes de percevoir une somme équivalant au revenu de solidarité active (RSA), alors qu'elles travaillent. Elles se retrouvent souvent avec une indemnité équivalant à 5,65 euros par jour, au lieu de 56,35 euros par jour, ce qui transforme leur congé maternité en véritable cauchemar. Cette différence de montant trouve son origine dans le calcul du congé maternité, qui fait passer les droits de 100 % à 10 % de l'indemnité journalière, sans demi-mesure.

Dans ces circonstances, le congé maternité, qui doit protéger les femmes, ne joue plus pleinement son rôle, plongeant dans la précarité un public déjà fragilisé, cumulant souvent un petit revenu tiré de l'entreprise individuelle et des droits au chômage. Face à cette situation délicate, il serait peut-être pertinent de déclarer les années de covid comme années blanches pour les auto-entrepreneuses et travailleuses indépendantes, à l'image de ce qui a été fait pour les intermittents du spectacle, de façon à permettre l'ouverture des droits aux prestations maternité, maladie ou affection de longue durée.

Enfin, à plus long terme, il faudrait envisager de créer un congé réellement proportionnel à leurs revenus réels, pour éviter que le montant du congé maternité de ces femmes auto-entrepreneuses ne passe injustement de 100 % à 10 %. Je souhaite savoir si le Gouvernement envisage de remédier à cette précarité dans le futur projet de loi relatif au statut des indépendants.

M. Bernard Buis. - Monsieur le ministre, je souhaite évoquer avec vous la question des conjoints collaborateurs. Je pense notamment aux femmes qui ont travaillé toute leur vie aux côtés de leur mari artisan ou commerçant et qui se sont retrouvées, après un accident de la vie, un décès ou un divorce, sans aucune ressource, avec une maigre retraite.

La loi Pacte a permis de vrais progrès en la matière. Le texte contraint en effet chaque chef d'entreprise à indiquer dans les formulaires de déclaration d'activité si son conjoint exerce ou non une activité régulière dans l'entreprise, afin de limiter les cas de non-déclaration.

Qu'apportera le texte à ces femmes ? Pouvons-nous avoir l'assurance que le taux de cotisation sera le plus bas possible lorsqu'un ou une conjointe obtiendra le statut de collaborateur ?

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Monsieur le ministre, je veux vous interroger sur l'impact de la réforme sur le secteur de la vente directe, qui représente 700 000 emplois, dont une grande partie d'indépendants.

Pour le démarchage à domicile, actuellement, la France interdit de collecter le paiement ou même un simple moyen de paiement pendant sept jours à compter de la conclusion du contrat. Cette spécificité française est quasi obsolète, car 22 pays de l'Union européenne ne pratiquent pas le différé de paiement. Le Gouvernement envisagerait même d'allonger ce délai à quatorze jours, pour l'aligner sur le délai de rétractation des consommateurs dans le cadre d'une transposition de la directive Omnibus. Cette disposition induirait une charge économique supplémentaire pour les entreprises, alors que les processus de recouvrement sont déjà complexes et coûteux. Elle aurait, de plus, un impact important sur les trésoreries, notamment des PME.

Enfin, cette nouvelle disposition pourrait créer de graves distorsions de concurrence entre la vente à domicile et les autres canaux de commercialisation, comme la vente à distance ou la vente en magasin.

Le Gouvernement serait-il prêt à permettre à cette filière la libéralisation de la prise de paiement à la commande, afin d'aligner le régime du contrat conclu hors établissement sur celui du contrat conclu à distance ? Cette disposition permettrait de sécuriser les indépendants dans leur démarche commerciale, de supprimer les coûts de trésorerie et le risque majeur d'impayés.

M. Michel Canévet. - J'ai travaillé avec Martine Berthet et Fabien Gay, pour la délégation sénatoriale aux entreprises, sur les nouveaux modes de travail, et nous sommes particulièrement heureux que vous ayez pu intégrer deux des principales recommandations qui étaient les nôtres, notamment l'assouplissement de l'accès aux cotisations accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) - cela rejoint en partie la question que Sylviane Noël évoquait tout à l'heure - et la question sur l'ATI.

Sur la question de l'accès aux cotisations AT-MP, on observe qu'il existe deux types d'indépendants : les indépendants traditionnels, qui travaillent pour des ordres constitués, et ceux qui travaillent pour les plateformes dans le cadre de l'uberisation de la société. Ces derniers ont souvent des niveaux de rémunération assez faibles. N'avez-vous pas envisagé de trouver un autre mode de financement des cotisations accidents du travail et maladies professionnelles pour ces agents, notamment par la participation des plateformes ?

L'allocation aux travailleurs indépendants est en place depuis 2019. On voit bien qu'elle n'a pas bien fonctionné. Nous espérons que les mesures d'assouplissement que vous proposez permettront d'aller plus loin, mais n'avez-vous pas le sentiment qu'il aurait peut-être fallu se rapprocher un peu plus du régime dont bénéficient les salariés ? Quand un indépendant échoue, il se retrouve souvent sans aucune ressource. Il est indispensable qu'on puisse l'accompagner. Le régime dont bénéficient les salariés est relativement protecteur ; peut-être aurait-il fallu s'en inspirer pour pouvoir monter un nouveau projet. Qu'en pensez-vous ?

M. Alain Griset. - Madame la sénatrice Noël, je le dis ici sans détour, l'accélération très forte de la vaccination et la mise en place du passe sanitaire nous a évité des reconfinements pendant l'été. La conjugaison entre le passe et la vaccination a permis que l'activité économique tourne à peu près à 99 %, comme en attestent les recettes des cartes bancaires et les recettes fiscales. Comme l'a dit Bruno Le Maire, certaines activités ont pu connaître, dans les premiers jours du passe sanitaire, une sorte de ralentissement, mais, au bout de quelques jours et sur une période d'un mois, les choses se sont grosso modo équilibrées. On peut donc dire que, globalement, il n'y a pas eu, sur le plan économique, d'impact du passe sanitaire. Les difficultés en matière de chiffre d'affaires qui peuvent encore exister çà et là, par exemple dans les foires et salons, sont davantage dues au fait qu'il manque des exposants. La praticité de l'utilisation du passe sanitaire aujourd'hui ne pose plus de difficultés de mise en oeuvre. Je suis donc assez satisfait de sa mise en place et je pense qu'aujourd'hui ce sujet est un peu derrière nous. Le passe sanitaire est une contrainte moindre que la situation qui aurait pu résulter de son absence.

Vous abordez des sujets extrêmement importants concernant la maternité et la situation des indépendants par rapport à leurs revenus des années covid. Nous avons décidé de valider, dans le PLFSS, les trimestres de retraite des indépendants qui auront, en 2020 et 2021, connu un bénéfice inférieur au montant qui leur permet de les valider dans les conditions normales. De la même façon, la base que nous allons prendre en compte pour les indemnités journalières est celle des années précédentes, et non les conséquences du revenu diminué. Ces deux mesures d'équité permettront aux indépendants de ne pas être frappés de double peine. Nous allons donc neutraliser les années covid - 2020 et 2021 -, de façon à ne pas pénaliser ceux qui sont encore le plus en difficulté.

Monsieur le sénateur Buis, la reconnaissance des conjoints est un vieux combat ! Je rappelle que la première mesure en faveur des conjoints date de 1982 - à l'époque, c'était André Delelis qui l'avait défendue. Année après année, des pas ont été faits, mais nous n'avions pas adapté le statut des conjoints à l'évolution de la société. Les concubins étaient exclus de la possibilité d'accéder au statut de conjoint collaborateur. Nous incorporons donc les conjoints concubins, qui auront les mêmes droits que les pacsés et les mariés. Nous allons ensuite simplifier les modes de calcul des cotisations : le nombre de formules différentes va passer de 5 à 3. Enfin, voilà quelques mois, le Parlement a limité à cinq ans la durée du statut de conjoint pour les agriculteurs. Nous allons faire de même pour l'ensemble des indépendants.

Madame la sénatrice Estrosi Sassone, il est vrai qu'il y a actuellement des réflexions, à la suite de l'adoption de la directive Omnibus, sur les questions du paiement différé et du délai de rétractation. Actuellement, des négociations sont en cours avec la Fédération de la vente directe et les associations de consommateurs. De quelle manière peut-on éventuellement protéger les plus faibles qui s'engagent parfois sur des crédits et sur les achats pour lesquels ils n'auraient pas eu le temps de réfléchir ? Toute la question est de savoir s'il faut donner un délai de rétractation de sept ou de quatorze jours. Naturellement, nous continuons à travailler avec les différentes organisations, mais je suis preneur de l'ensemble des avis, de façon que l'on puisse protéger sans empêcher le développement de la vente à domicile, qui est un secteur économique extrêmement important.

Monsieur le sénateur Canévet, les évolutions dans le mode d'exercice de l'activité des indépendants sont très importantes. Je pense que nous allons très loin en permettant à celui dont le chiffre d'affaires n'est pas suffisant de décider de bénéficier de l'ATI. Certes, en termes de montant, on n'arrivera pas toujours à ce que perçoivent les salariés, mais nous faisons un pas absolument considérable par rapport à la situation existante : alors que les indépendants n'ont jamais pu accéder à quoi que ce soit, il pourra leur être versé jusqu'à 800 euros durant six mois. Nous allons naturellement analyser l'utilisation qui sera faite de ce dispositif. Quoi qu'il en soit, je pense qu'il s'agit là d'une avancée significative pour résoudre des situations d'extrême difficulté. Il faut cesser de considérer que celui qui prend des risques doit sauter de la falaise sans parachute. Il convient de lui donner la possibilité de rebondir, de se former, puis d'envisager de retrouver une activité. Cette amélioration du dispositif existant, qui n'était pas suffisant, marque un progrès significatif. Je pense que nous sommes allés assez loin - en tout cas, il n'y avait pas de demande d'aller plus loin.

Mme Monique Lubin. - En tant que membre de la commission des affaires sociales, je m'intéresse particulièrement aux articles 9 et 10. Le vocable de « travailleur indépendant » inclut-il tous les travailleurs des plateformes, tous les auto-entrepreneurs, dont on connaît aujourd'hui la précarité du statut et la modestie des revenus ?

Les dispositions relatives aux allocations chômage et à la formation vont-elles les concerner directement ?

Mme Florence Blatrix Contat. - L'article 1er du présent projet de loi vise à simplifier et généraliser la protection du patrimoine de l'entrepreneur individuel, en étendant à toutes les entreprises individuelles la protection antérieurement octroyée par les EIRL, tout en limitant les formalités.

Cependant, le formalisme des EIRL, qui est jugé excessif, avait pour objectif l'information des créanciers et, par là même, leur protection. Le déficit d'informations sur la consistance du droit de gage peut, à mon avis, être source d'insécurité, créant une asymétrie d'information préjudiciable quand on sait que l'activité économique est largement conditionnée par la confiance.

Comment peut-on donc en même temps concilier la nécessaire protection de l'entrepreneur et de son patrimoine et la protection des créanciers, en garantissant une meilleure information de ces derniers sur le patrimoine professionnel de leur débiteur ?

Enfin, sur la possibilité pour le débiteur de renoncer à la scission des patrimoines à la demande d'un créancier, qu'en serait-il de la protection particulière de la résidence principale ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Monsieur le ministre, je vous avoue ne pas avoir très bien compris votre réponse et votre position sur la situation de la protection de la résidence principale d'un entrepreneur individuel en cas de mise en jeu de sa caution personnelle.

Imaginons que je sois un entrepreneur individuel et que j'ai un besoin de financement, soit pour des besoins de trésorerie, soit pour acheter un fonds de commerce ou un droit au bail. Sachant que ma résidence principale n'est pas saisissable, la banque va me demander une caution personnelle. Je n'ai qu'une alternative : soit je décide de ne pas me développer, soit je donne en garantie ma résidence principale. Si je dépose mon bilan, si je fais faillite, elle sera donc saisie.

Effectivement, l'idée de la caution mutuelle peut être intéressante. Nous pourrions y réfléchir, mais nous n'en sommes pas encore là aujourd'hui.

Ma résidence principale, qui était normalement insaisissable, va-t-elle être saisie du fait de la mise en place de la caution ? Les banques qui auront amoindri la mise en place des financements pour les entreprises individuelles vont-elles se retrouver en difficulté ?

M. Vincent Segouin. - Tout à l'heure, je vous ai interrogé sur le statut de l'EI, qui passe à l'IS, ce qui engendrera une baisse des cotisations. Vous m'avez répondu qu'il fallait de l'équité, mais ma question était tournée vers le budget général.

Depuis tout à l'heure, je vous entends parler de trimestres validés, de conjoints collaborateurs, de prestations supplémentaires, donc de nouvelles charges pour l'État, avec des cotisations qui diminuent. Vous nous dites que l'Unédic va en assumer une partie. Or l'Unédic a connu, en 2020, un déficit de 17 milliards d'euros. Le déficit de la sécurité sociale s'élève à 44 milliards d'euros, et je ne parle même pas de la dette de l'État... Vous nous vendez des charges supplémentaires pour l'État, qui n'a pas de réserve et a des déficits partout.

Je répète donc ma question : sur quoi va reposer le financement, si ce n'est sur des cotisations supplémentaires ? Est-ce sur de la dette ? Reste-t-on dans la politique du « quoi qu'il en coûte » ?

M. Alain Chatillon. - Voilà douze ans s'est créée une association qui s'appelle « 60 000 rebonds » : 60 000, c'est le nombre annuel moyen de dépôts de bilan des entreprises, essentiellement des TPE et des PME.

La plupart des pays européens interdisent aux banques de prendre une garantie patrimoniale sur le logement principal de la famille, comme en Allemagne ou dans les pays d'Europe du Nord. Ne pouvez-vous pas prendre d'initiative sur ce sujet, qui me paraît extrêmement important ?

M. Alain Griset, ministre délégué. - Madame la sénatrice Lubin, tout d'abord, je veux apporter une petite précision sur un sujet qui peut quelquefois interroger : le régime de la micro-entreprise, qui a été appelée, en 2009, « l'auto-entreprise », est un régime fiscal et social dérogatoire du droit commun. Ce n'est pas un statut juridique. Ceux qui utilisent le régime de la micro-entreprise sont, juridiquement parlant, travailleurs indépendants. À ce titre, ils bénéficient des mesures du plan des indépendants. Beaucoup d'entre eux font la confusion, quelquefois par manque d'information. D'ailleurs, la plupart d'entre eux n'ont jamais opté pour l'EIRL : ils ont quasiment tous choisi l'EI. Cela dit, le crédit impôt formation ne leur est pas accessible, la plupart d'entre eux n'ayant pas cotisé pour leur formation.

Vous savez qu'Élisabeth Borne a prévu une ordonnance pour la mise en place d'outils permettant de mettre en oeuvre des dispositifs protégeant les indépendants travaillant dans les plateformes. Ces travailleurs voteront au début du printemps 2022 pour une représentation de leur exercice. Nous travaillons naturellement sur le sujet, puisque ces modes d'exercice se développent.

Madame la sénatrice Blatrix Contat, en ce qui concerne les questions de prêts et de protection du patrimoine, une étude très précise que nous avons réalisée n'a pas montré de comportements différents de la part des banques envers ceux qui étaient en EIRL et ceux qui étaient en EI. Par extrapolation, nous pensons que la protection du patrimoine généralisée ne devrait pas modifier ce qui s'est passé avec les EIRL.

De plus, je vous confirme que nous allons continuer à travailler avec le réseau bancaire, mais aussi au développement du cautionnement mutuel, auquel je crois beaucoup. Je l'ai beaucoup utilisé dans mon parcours précédent, pour permettre à des entrepreneurs de bénéficier de crédits. Je pense que l'intermédiation est une bonne solution. Dans tous les cas de figure, l'entrepreneur ne peut pas s'autocautionner. Il faudra un passage devant un notaire et que quelqu'un se porte caution pour lui. Nous allons vraiment aller jusqu'au bout sur ce sujet. Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis à votre disposition pour étudier comment l'on peut vous rassurer et rassurer les entrepreneurs sur ce point, tout en menant un travail de partenariat avec les banques. Nous devons être gagnant-gagnant dans cette opération. Je suis déterminé sur ce dossier : les entrepreneurs ne doivent plus avoir d'épée de Damoclès au-dessus de leur tête.

La réponse est la même pour Mme Renaud-Garabedian : nous allons vraiment travailler sur ce sujet, qui a clairement été l'un des plus compliqués pour nous. Je répète que j'essaie d'aller le plus loin possible de ce que me permet le droit, mais l'objectif est aussi de ne pas empêcher les gens de faire ce qu'ils ont envie. Le tout est qu'ils le fassent en connaissance de cause et qu'ils puissent éventuellement revenir en arrière.

Monsieur le sénateur Segouin, la dette n'est pas tout à fait récente, et nous assumons le « quoi qu'il en coûte ». Nous assumons notre choix d'investir, contrairement à ce qui a été fait en 2008 - il n'y avait alors pas eu d'activité partielle. Il y a eu des faillites et nous avons payé pendant des années les conséquences de cette politique.

Aujourd'hui, le « quoi qu'il en coûte » est terminé : aujourd'hui, on fait plutôt dans le sur-mesure. D'ailleurs, les montants mobilisés sont sans commune mesure : à peu près 150 millions d'euros pour le mois de septembre 2021, contre 4 milliards d'euros en novembre 2020.

Par ailleurs, sur le fait que les mesures que je propose pourraient générer des déficits supplémentaires, je répète que les 140 millions de l'Unédic font partie de son budget. La somme consacrée à la formation - 50 millions d'euros - reste tout à fait raisonnable.

Tout entrepreneur que l'on maintient en activité génère de la recette fiscale. J'aimerais que l'on cesse de considérer que l'on va gagner plus en taxant l'entrepreneur qu'en lui permettant de se développer. C'est en maintenant les entrepreneurs individuels en activité, en leur permettant de transmettre leur entreprise, de se développer, en baissant leurs cotisations que l'on augmentera les recettes fiscales, parce qu'il y aura de l'activité et moins de chômage. C'est, au bout du compte, faire le pari d'une croissance raisonnable.

L'objectif actuel du Gouvernement est de diminuer les impôts et, grâce à la croissance, de résoudre le problème du déficit, qu'il faudra diminuer pour l'avenir.

Monsieur Chatillon, je partage votre préoccupation : c'est vraiment mon objectif depuis les années 2000. Dans notre loi, nous essayons d'aller le plus loin possible : ne peuvent être mis en garantie que les biens professionnels utiles à l'entreprise et liés à l'activité, tous les autres biens étant considérés comme personnels et insaisissables. Je souhaite que nous puissions, ensemble, fortifier cette position, pour que les faillites ne puissent pas se traduire, un jour, par des désastres personnels : saisies de maison, divorces... Ce n'est pas ainsi que l'on peut développer l'entreprenariat dans notre pays.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Si j'ai bien compris, la question de notre collègue Vincent Segouin ne concernait pas le stock de dettes actuel, dont nous sommes comptables, puisque le Parlement a été aux côtés du Gouvernement quand il s'est agi de voter un certain nombre de dispositifs du « quoi qu'il en coûte » pour sauvegarder l'économie de notre pays.

Sa question portait sur l'alourdissement des charges qui découlera des dispositifs que vous nous annoncez et que l'on peut, du reste, accompagner, et sur la façon dont le Gouvernement va financer durablement et structurellement ces nouvelles mesures, sans aggraver les déficits.

Bien sûr, nous préférons une entreprise qui va bien et qui paie des cotisations à une entreprise qui ne va pas bien ! Néanmoins, il vaut mieux parfois une entreprise qui s'arrête qu'une entreprise qui continue à perdre de l'argent.

M. Alain Griset. - Madame la présidente, je pense que nous parlons de la même chose. Pour avoir échangé avec vous à plusieurs reprises sur ces sujets, je pense que nous sommes d'accord sur l'objectif. Cet objectif est double : il s'agit à la fois de développer l'activité, l'économie, les entreprises, pour répondre au besoin de services et de proximité, et de diminuer le déficit, ce qui est une nécessité pour les prochaines années. Nous voulons à la fois continuer la baisse des impôts qui a été engagée depuis 2017 et, grâce à l'activité, diminuer les déficits. Cela ne nous semble pas incompatible. La croissance telle qu'elle est pour l'instant nous permet de penser que c'est la bonne direction. De toute façon, je suis certain qu'il n'y aura pas d'équilibre budgétaire sans développement économique.

Les travailleurs indépendants peuvent beaucoup contribuer à ce dernier. Mon objectif est de les protéger, de leur permettre de se développer, notamment en facilitant la transmission d'entreprise.

Au demeurant, les travailleurs indépendants qui sont déficitaires n'ont d'autre choix que de fermer. Notre objectif est de les accompagner pour qu'ils puissent se former, percevoir l'ATI et ne pas être à la rue. Dans le même temps, nous allons essayer de diminuer la pression fiscale sur ceux qui ne ferment pas, pour qu'ils puissent progresser et, au bout du compte, créer de l'activité, donc permettre à l'État de résoudre ses problèmes financiers.

Telle est notre philosophie générale. J'espère que nous pourrons nous retrouver sur celle-ci et vérifier que c'est le bon modèle.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Nul doute que nous aurons l'occasion de continuer cette conversation !

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Au nom de l'ensemble de mes collègues, je vous remercie, monsieur le ministre, de cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 16 h 40, est reprise à 17 h 15.

Mission d'information sur la sécurité d'acheminement des communications d'urgence - Audition de M. Stéphane Richard, président-directeur général d'Orange

M. François-Noël Buffet, président. - Mes chers collègues, comme vous le savez, le 2 juin dernier, une panne massive de plus de sept heures a rendu impossible l'acheminement de près de 12 000 appels vers les numéros d'urgence : le 15 pour le SAMU, le 17 pour la police, le 18 pour les sapeurs-pompiers et le 112, numéro européen d'urgence, dont on saura bientôt s'il deviendra le numéro unique.

L'enquête interne diligentée par la société Orange, dont nous recevons aujourd'hui le président-directeur général, Stéphane Richard, conclut à un dysfonctionnement logiciel, sans doute provoqué « par une opération de modernisation et d'augmentation capacitaire du réseau, débutée début mai, pour répondre à l'accroissement du trafic ».

Depuis la remise de ces conclusions, notre mission d'information a entendu Didier Vidal, administrateur interministériel des communications électroniques de défense, qui nous a fourni certains éclaircissements sur les obligations légales s'imposant aux opérateurs et à leur contrôle.

Nous avons également pu prendre connaissance des conclusions du rapport ad hoc commandé par le Premier ministre et remis le 19 juillet dernier, qui font notamment état d'un « dysfonctionnement de l'équipement causé par une manipulation de l'opérateur » et du caractère très tardif des échanges techniques entre l'opérateur et le fournisseur de ces équipements en vue de rétablir le service.

Devant les risques vitaux qu'une panne de réseau fait courir, le Sénat a souhaité prendre toute la mesure du dysfonctionnement survenu en instituant la présente mission d'information. Elle a pour rapporteurs Jean-Pierre Vogel, désigné par la commission des finances, Patrick Chaize, désigné par la commission des affaires économiques, Marie-Pierre Richer, désignée par la commission des affaires sociales, Jean-Michel Houllegatte, désigné par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, ainsi que Loïc Hervé, Patrick Kanner et Françoise Dumont, tous trois désignés par la commission des lois.

J'invite Stéphane Richard à partager son point de vue sur les circonstances de cette panne et sur les conclusions du rapport remis le 19 juillet dernier.

M. Stéphane Richard, président-directeur général d'Orange. - Les événements ayant provoqué le dysfonctionnement de la nuit du 2 au 3 juin dernier ont déjà été amplement présentés. Je suis prêt à les détailler de nouveau ; mes collègues Marc Blanchet, directeur technique et du système d'information, et Nicolas Guérin, secrétaire général, qui m'ont accompagné aujourd'hui, pourront également répondre à vos questions.

Pour corriger certaines informations qui ont été relayées, la panne qui nous a touchés n'a pas du tout consisté en une interruption totale des numéros d'urgence : 90 % des appels ont bien été acheminés ; seulement 10 000 appels n'ont pu aboutir. Ce n'est pas une panne totale qui s'est produite, mais un dysfonctionnement. Reste que nous sommes parfaitement conscients des conséquences que cet incident a pu entraîner.

La panne est survenue à la suite d'une opération de modernisation et d'extension d'un équipement critique. Elle n'a donc pas pour cause un mauvais entretien de certaines parties du réseau fibre ou l'obsolescence, bien au contraire. Ayant constaté une augmentation des trafics « voix » et « data » lors des confinements successifs en 2020, Orange a décidé d'accroître la capacité de l'équipement critique assurant l'interconnexion entre les appels dits « voix sur IP » (VoIP), c'est-à-dire ceux qui proviennent des « box », et le réseau téléphonique commuté (RTC), dont dépendent les numéros d'urgence. C'est donc à l'occasion d'une modernisation du réseau, via l'installation d'un quatrième équipement additionnel, que s'est produit l'incident.

Une anomalie logicielle, c'est-à-dire un bug, est survenue au cours des manipulations humaines requises lors la déconnexion et de la reconnexion de ce nouvel équipement. En conséquence, quatre serveurs sont tombés en panne. Malheureusement, les dispositifs de redondance qui permettent en principe de répondre à la défaillance d'un équipement n'ont pas fonctionné. Le bug ayant touché l'équipement dans son entier, tous les serveurs ont été affectés en même temps.

Depuis cette panne, plusieurs travaux ont été conduits. Pour ma part, j'ai demandé qu'il soit procédé sans délai à un audit interne. L'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), de son côté, a réalisé un rapport, qu'elle a remis en juillet dernier. Les conclusions de ces travaux sont cohérentes, tant sur l'aspect technique de l'incident que concernant les insuffisances pointées chez Orange. L'Anssi a ainsi souligné qu'une erreur de procédure avait été commise lors de la manipulation humaine. Elle a indiqué que nos équipes n'avaient pas suffisamment attendu entre la déconnexion et la reconnexion de chacun des équipements, ce qui n'a pas permis d'interrompre l'opération et d'épargner l'ensemble des serveurs.

À la décharge des équipes d'intervention, un tel incident n'était jamais survenu, a fortiori lors de telles opérations courantes. Le risque zéro n'existe pas. Nos équipes ont sans doute fait preuve d'une certaine imprudence. Aurions-nous évité la panne si un délai de quinze minutes avait été observé entre la déconnexion et la reconnexion de chacun des serveurs ? Rien n'est moins sûr. En ce qui concerne la réponse technique, il est certain que les procédures sont à revoir.

Dès que nous avons pris conscience de l'incident, la mobilisation de nos équipes a été immédiate. Plus de cent personnes se sont efforcées de comprendre l'origine de la panne et d'y remédier. Notre délai de réaction a été de sept heures. Cela peut paraître long, mais lorsqu'un problème de cette nature se pose, il faut un certain temps et beaucoup d'expertise pour en identifier les causes et définir le protocole propre à remettre en service les équipements concernés.

Ce genre d'incident fait partie de la vie des opérateurs. En témoigne la panne mondiale qui a touché hier l'équipement logiciel desservant les data centers de Facebook. Elle a d'ailleurs duré bien plus de sept heures et des millions d'usagers ont été privés de service. Le temps requis pour remédier à une panne importante est incompressible ; le délai de réaction d'Orange est donc tout à fait explicable.

Notre audit interne l'a bien démontré : au fond, ce n'est pas la mobilisation de nos équipes qui est en cause, mais la gestion de la crise et notre communication avec les services d'urgence et les pouvoirs publics. Forts de ce constat, nous avons pris, dès cet été, un certain nombre de décisions vouées à corriger en profondeur notre organisation de gestion de crise.

Il est prévu que la constitution des cellules de crise, avec une communication renforcée - diffusion dans les médias et remontée d'informations à destination des parties prenantes directement affectées -, s'opère dans un délai de trente minutes et non plus de deux heures. Cette mesure peut paraître simple, mais elle suppose une réorganisation en profondeur de nos processus.

Vous êtes les représentants de la Nation et nous sommes ceux d'une grande entreprise qui a des millions de clients et le sens de ses responsabilités ; nous devons tous réfléchir à des solutions. Il est impossible d'empêcher qu'un tel incident se reproduise ; en matière de communications électroniques, le risque zéro n'existe pas - même une proposition de loi n'y changera rien.

Au cours des trois dernières années, au moins vingt accidents notables ont affecté les numéros d'urgence presque partout dans le monde. Ils ont été, la plupart du temps, bien plus importants que la panne que notre entreprise a connue en juin dernier.

Ces incidents, qui durent parfois jusqu'à deux jours, touchent même les grands pays du monde, tels que les États-Unis, la Suisse ou l'Allemagne, et des opérateurs importants comme Deutsche Telekom, Vodafone, ou encore NTT. Ces incidents sont regrettables, mais ils font partie de la vie des opérateurs. Personne, ici, ne peut garantir qu'aucune panne ne se reproduira.

En revanche, nous pouvons travailler à la réaction qu'il convient d'adopter et à la communication de crise. Il conviendrait de s'attaquer aux problèmes sous-jacents d'architecture du réseau. La technologie RTC est encore utilisée par 90 % des services d'urgence en France. C'est une technologie ancienne, qui suppose de passer par la plateforme d'interconnexion en cause lors du dysfonctionnement de l'été dernier.

Dans les années à venir, assurer la migration de l'ensemble des services d'urgence vers le VoIP permettrait de réduire les risques techniques associés. Mais cela suppose un investissement. Plus de 10 % des services d'urgence français utilisent déjà cette technologie : ils n'ont rencontré aucun problème dans la nuit du 2 au 3 juin dernier.

La modernisation de l'architecture technique utilisée par les numéros d'urgence est absolument indispensable. Au-delà, cet incident pose la question des moyens de communication qui sont à notre disposition pour alerter le grand public. La panne que nous avons connue a affecté un type de communication en particulier, mais pas les autres : les appels réalisés depuis les téléphones mobiles vers les numéros d'urgence ont très bien fonctionné. Les appels réitérés plusieurs fois de suite, quant à eux, ont fini par aboutir.

La diffusion au grand public d'un message qui prévient d'un incident de réseau affectant les numéros d'urgence, et qui propose d'autres moyens pour les joindre, est une procédure à pérenniser. Nous pourrions réfléchir à mettre en place un numéro mobile d'urgence, comme l'ont déjà fait les préfectures. Les alertes SMS sont aussi une solution ; elles sont déjà utilisées en cas de menace terroriste ou pour prévenir la population des tremblements de terre et des raz-de-marée dans certains pays.

Beaucoup de questions se posent, tant pour la puissance publique que pour les opérateurs de téléphonie. Pour y répondre au mieux, l'entreprise Orange est totalement mobilisée.

En résumé, c'est un incident sérieux qui nous a touchés. Nous avons conscience qu'il a suscité beaucoup d'émotions ; il a peut-être occasionné quelques victimes. Un certain nombre de cas font encore l'objet d'investigations administratives ou judiciaires : laissons-les arriver à leur terme avant de tirer des conclusions.

Sur le plan technique et du point de vue de la gestion de crise, nous avons tiré des conséquences immédiates de cette panne et nous avons revu en profondeur nos procédures. Je le répète : les réseaux sont par nature faillibles. Il y a toujours eu des pannes et il en surviendra d'autres ; personne ne peut garantir qu'elles soient éliminées. Cependant, il nous faut les éviter ou les prévenir autant que possible et nous efforcer d'en réduire l'impact, en travaillant à la modernisation de l'architecture des services d'urgence et à la prévention du public.

Beaucoup de leçons sont à tirer du dysfonctionnement de juin dernier. Pour notre part, nous avons réagi immédiatement, avec beaucoup d'humilité.

M. Jean Pierre Vogel, rapporteur de la commission des finances. - En effet, il y aura toujours des pannes. En matière de technologie, rien n'est sûr à cent pour cent. Il conviendrait de créer un système de prévention à destination du public, comme l'ont fait les préfectures ou les réseaux sociaux. La technologie d'emergency broadcast, utilisée au Japon et aux États-Unis, n'a pas été choisie par la France, qui lui a préféré le système d'alerte et d'information des populations (SAIP) - il a d'ailleurs occasionné une vraie gabegie et a été depuis lors abandonné. Quelles sont vos préconisations concernant la mise en place de dispositifs de prévention ?

M. Jean-Michel Houllegatte, rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Les pannes nous rappellent la fragilité de nos infrastructures informatiques et de nos réseaux ; le bug de WhatsApp et Facebook l'a démontré hier. L'incident qui s'est produit en juin dernier consistait-il en une panne de logiciel ou d'équipement ?

La panne d'Orange a touché six centres nationaux : un à Reims, un à Aubervilliers, deux à Paris et deux à Lyon. Ces centres étaient-ils interconnectés ? Y avait-il redondance et, le cas échéant, était-elle suffisante ?

M. Patrick Chaize, rapporteur de la commission des affaires économiques. - Je vous remercie, monsieur Richard, pour la précision de vos propos et pour l'autocritique à laquelle vous vous êtes livré. Vous avez parlé d'imprudence. Pour ma part, je parlerais plutôt d'excès de confiance. Je le dis sans polémique : le réseau d'Orange est robuste et il n'avait pas connu de panne importante par le passé. Mais ce genre de panne fait mal quand elle survient, d'autant qu'elle a affecté des numéros d'urgence.

Le passage d'un monopole à un réseau multiopérateurs a rendu l'exercice plus complexe. Aujourd'hui, à qui doit-on confier la gestion des numéros d'urgence ? Est-ce aux opérateurs d'endosser cette responsabilité, ou est-ce aux pouvoirs publics de s'organiser en vue d'assurer une gestion de service public ?

Selon vous, la migration des numéros d'urgence vers le VoIP est nécessaire. Mais disposons-nous véritablement d'une perspective pour sortir du réseau cuivre ?

Mme Marie-Pierre Richer, rapporteure de la commission des affaires sociales. - Vous avez déclaré que l'on n'était pas à l'abri d'un nouvel incident similaire. À ma connaissance, de telles pannes avaient déjà eu lieu, à l'échelle régionale, en 2019 : une fois dans l'Indre, une autre en région lyonnaise. Ces pannes ont-elles donné lieu à un audit ?

Vous avez déclaré lors de votre audition à l'Assemblée nationale en juin dernier avoir décidé en tant que président de la GSMA, l'association mondiale des opérateurs de téléphonie mobile, la mise en place d'une cellule chargée de répertorier, analyser et partager les expériences de tous ces opérateurs sur ce type de dysfonctionnements. Qu'en est-il de cette initiative ?

Mme Françoise Dumont, rapporteure de la commission des lois. La mise en place du 112 comme numéro unique d'urgence pourrait-elle avoir un impact, positif ou négatif, sur la fiabilité du système d'appel ? Qu'en serait-il de la mutualisation des centres de traitement des appels entre services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) et les services d'aide médicale urgente (SAMU) ?

M. Stéphane Richard. - Je laisserai M. Blanchet répondre précisément sur les aspects techniques de vos questions. Concernant les outils de prévention du public que l'on pourrait préconiser aujourd'hui, je ne suis pas sûr qu'il y ait une seule bonne réponse. Un travail est conduit par le ministère de l'intérieur, avec notre participation, sur le SAIP et l'éventuel déploiement d'un système de cell broadcast ; ce travail doit déboucher sur des décisions et des recommandations d'ici à l'été prochain.

Nos concitoyens vivent tous avec un téléphone dans leur poche ; ils ont l'habitude de l'utiliser sans encombre, et chaque problème suscite un désarroi bien plus grand que lors de dysfonctionnements équivalents dans les grands services publics de transport, par exemple. Un arrêt complet du service téléphonique est exceptionnel. Les gens n'y sont pas du tout préparés.

Il convient donc, sans doute, de faire preuve de pédagogie, mais aussi de mettre des instruments alternatifs à disposition de ceux qui ont un besoin critique d'appeler les urgences : ainsi, un appel vital pourrait aboutir même quand survient un dysfonctionnement technique. Mais le problème n'est pas toujours technique ; les installations des services d'urgence subissent régulièrement des défaillances, partout sur le territoire. Nombre de problèmes qui nous sont remontés après le 2 juin n'avaient rien à voir avec le réseau. L'opérateur, chargé d'acheminer les appels, ne peut pas résoudre toutes les causes de non-fonctionnement des numéros d'urgence.

En tout cas, la mise en place par les préfectures de numéros de dépannage qui pourraient être composés quand le 15 ou le 112 ne fonctionnent pas pourrait renforcer la résilience globale du système. Plus généralement, une plus grande variété dans les modes d'accès possibles de nos concitoyens aux services d'urgence est souhaitable : à l'heure actuelle, le système dépend trop largement de l'équipement qui a fait défaut le 2 juin. Le système RCP est voué à disparaître ; la transition générale du cuivre vers la fibre et le VoIP est engagée et ne saurait durer plus que quelques années. Trop peu de services d'urgences
- treize SAMU seulement - ont pourtant accompli cette transition à l'heure actuelle.

L'accessibilité des numéros d'urgence à tout moment et en tout point du territoire est cruciale pour nos concitoyens. La modernisation technique de ce système devrait être une priorité nationale, plutôt que la mise en place d'un nouveau centre d'appel.

Ce qui s'est produit le 2 juin était une panne logicielle, le logiciel en question faisant fonctionner un équipement. Ce n'était pas une panne matérielle directe.

M. Marc Blanchet, directeur technique d'Orange. - Je ne peux pas vous donner beaucoup de détails sur les travaux menés autour du SAIP avec le ministère de l'intérieur. Plusieurs solutions efficaces existent ; il revient au ministère d'en choisir une et de l'implémenter.

Le 2 juin, il ne s'agissait effectivement pas d'une panne matérielle ; l'équipement en cause n'a d'ailleurs pas complètement cessé de fonctionner, ce qui a compliqué le diagnostic de la crise. La fonction de ces call servers est de traiter tous les appels provenant des réseaux mobiles et VoIP, ainsi que des autres opérateurs, pour les acheminer vers le réseau téléphonique commuté ; en somme, il traduit ces appels d'un code à l'autre. Six call servers différents assument ce rôle, avec une redondance : trois ou quatre suffisent en temps normal, cinq au pic du trafic.

Le dysfonctionnement logiciel s'est produit à la suite d'une opération de routine - on en effectue de telles cent à cent cinquante fois par an - en amont des call servers : la fermeture, puis l'ouverture d'une route ; ce caractère ordinaire des commandes effectuées pour en informer les call servers a peut-être contribué à un manque de vigilance et de prudence. C'est cet enchaînement de commandes qui, curieusement, a déclenché un bug, dont l'effet n'a pas été instantané : un tableau informatique a commencé à se remplir et a fini par saturer, quelques dizaines de minutes après la conclusion de ces opérations, dont on avait pu croire qu'elles s'étaient passées normalement. C'est seulement quand ces fichiers se sont trouvés saturés que les call servers ont commencé à moins bien fonctionner. Nous avons simplement vu baisser le trafic qu'ils traitaient, sans message d'erreur. Les équipes ont alors cherché à diagnostiquer le problème, mais les solutions courantes - retour arrière, réinitialisation des paramètres - n'ont pas suffi et il a fallu du temps pour comprendre que les commandes reçues avaient corrompu le logiciel.

La redondance offerte par les six call servers était, selon moi, suffisante. Comment se protéger davantage ? Ce bug précis ne se reproduira plus : il a été identifié dès le lendemain par le fournisseur, qui a rapidement livré un correctif. Pour autant, plus de prudence s'imposait : désormais, quand on envoie une commande à un call server, on attend quinze minutes dans tous les cas, même si c'est une commande très simple. Si la commande en question est employée pour la première fois, même si le changement est minime, on l'applique d'abord à une plateforme de test. Un durcissement de nos procédures nous a paru plus pertinent qu'une redondance accrue pour augmenter le niveau de sécurité.

Pendant toute cette crise, plus de 80 % des appels passés ont abouti ; on ne sait pas si une seule personne a été dans l'incapacité totale de joindre un service d'urgence, en passant par son mobile plutôt que par sa box, par exemple ; ces services ont reçu au total plus d'appels que la semaine précédente.

On n'aura jamais de risque zéro, mais les enseignements que nous tirons de ce dysfonctionnement nous permettent de rehausser le niveau de précaution.

M. Stéphane Richard. - Monsieur Chaize, plutôt que d'excès de confiance, je parlerais de routine et d'un petit déficit de vigilance. Nous en avons tiré beaucoup de conséquences.

L'organisation du secteur des télécoms a-t-elle joué un rôle dans cet incident ? De fait, l'équipement en cause est rendu indispensable moins par l'existence de plusieurs opérateurs que par celle de plusieurs technologies permettant d'acheminer des appels. La réponse à l'incident a surtout été rendue plus complexe par le fait que l'organisation du travail était alors encore fortement affectée par la crise sanitaire : beaucoup d'équipes étaient en télétravail.

Faudrait-il confier la gestion des numéros d'urgence au secteur public ? Cela dépend ce qu'on entend par cette gestion : les services qui gèrent les réponses aux appels d'urgence sont déjà publics ! Il est d'ailleurs souhaitable que ces opérateurs fassent les investissements nécessaires pour améliorer leur résilience : ce n'est pas de notre responsabilité. De fait, ce type d'incident touche tous les opérateurs, qu'ils soient publics ou privés : Swisscom, société à capitaux majoritairement publics, a connu trois pannes importantes en un an !

Cet incident peut avoir la vertu de faire réaliser à chacun combien il est vital d'assurer l'accessibilité la plus large et la plus permanente à ces numéros d'urgence. Notre responsabilité technique en la matière est majeure. C'est pourquoi nous avons modifié nos procédures. On essaie de corriger un autre problème encore : dans l'architecture du réseau téléphonique, rien ne permet un suivi spécifique des numéros d'urgence. Ainsi, l'incident du 2 juin a affecté 3 millions d'appels à toutes sortes de destinataires, bien au-delà des numéros d'urgence. On ne s'est donc pas rendu compte immédiatement que ceux-ci étaient affectés !

Nous devons mettre en place des systèmes de détection des problèmes techniques ayant des conséquences sur les numéros d'urgence ; en miroir, leurs opérateurs devraient également adapter leur infrastructure technique, notamment en basculant sur la technologie VoIP.

M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange. - Nous avons suggéré à la direction générale des entreprises du ministère de l'économie, des finances et de la relance de publier un livre blanc en matière de commande publique, afin d'encourager une harmonisation technique des prestations que les services d'urgence achètent aux opérateurs de télécommunication. Il y a aujourd'hui presque autant d'architectures que de services régionaux ! Nous sommes prêts à les aider dans cette standardisation.

M. Stéphane Richard. - Si je ne m'abuse, nous avons plus de 450 comptes clients différents pour les numéros d'urgence. Un groupement de treize SAMU s'est constitué pour une approche mutualisée, mais cela reste une exception.

M. Marc Blanchet. - Certains disposent de prestations centralisées semblables à celles de nos plus gros clients, d'autres se contentent d'abonnements simples, sans aucune visibilité. Dans cette crise, les opérateurs et les services de l'État ont eu beaucoup de mal à voir ce qui se passait et beaucoup d'informations erronées circulaient. Avec une meilleure visibilité, on aurait pu donner de meilleurs conseils pour joindre les services et l'impact de la panne aurait été bien moindre.

Cette panne aurait pu se produire même avec un opérateur unique : les appels depuis une box « Orange » passent également par l'équipement défaillant. En revanche, l'existence de plusieurs opérateurs nécessite une coordination supplémentaire. Cette fois-ci, chacun a opéré à tâtons pour trouver par où faire passer le trafic, de manière plus ou moins heureuse. Nous réfléchissons à renforcer les cellules de crise conjointes entre opérateurs, qui existent déjà, pour aboutir à des routages intelligents.

M. Stéphane Richard. - Madame Richer, j'ai effectivement présidé une réunion du conseil d'administration de la GSMA en juin dernier. Ma proposition de création d'une cellule d'étude des dysfonctionnements y a été adoptée à l'unanimité. On est en train de la mettre en place, par le biais des correspondants de la GSMA au sein des principaux opérateurs mondiaux dans un premier temps. Cela permettra au moins la création d'une base de données qui fait défaut aujourd'hui : c'est par les médias que nous nous informons en la matière ! Or les opérateurs qui subissent de tels problèmes ne sont pas toujours enclins à les exposer dans le détail, ce qui limite les informations disponibles ; j'espère que l'initiative de la GSMA fera évoluer les choses.

M. Marc Blanchet. - Les pannes locales ou régionales se produisent, hélas, assez fréquemment. Plusieurs fois par semaine, une défaillance ou une difficulté affecte un service d'urgence. En général, elle dure quelques heures. Cela peut résulter d'un câble arraché, d'une panne d'énergie, d'un téléphone non raccroché, ou encore d'un afflux d'appel trop important. C'est pourquoi la redondance des modes d'accès et le renvoi des appels d'un site à l'autre sont si importants. La fiabilisation des services d'urgence de demain passe par une telle approche.

M. Stéphane Richard. - Des incidents auront toujours lieu. Les événements climatiques en particulier affectent beaucoup les réseaux, comme ce fut le cas dans la vallée de la Roya l'an dernier. Il faut se préparer à de telles situations en développant des solutions innovantes. Ainsi, chacun des 450 services d'urgence pourrait être doté d'un téléphone satellitaire, pour éviter une catastrophe en cas de panne conjointe des réseaux fixe et mobile. Des solutions technologiques existent pour rendre plus joignables des services aussi critiques, même si cela suppose quelques efforts d'investissement.

L'instauration d'un numéro unique d'appel d'urgence ne constitue pas, en tant que telle, une réponse au risque de défaillance : la vraie solution est plutôt la migration vers une autre technologie - le passage du RTC à la technologie VoIP -, même s'il est clair que la création d'un numéro unique simplifierait cette migration. Plus qu'un numéro unique, l'essentiel est bien l'architecture technique globale du système.

M. Patrick Chaize, rapporteur. - Que pensez-vous de l'article 9 bis de la proposition de loi visant à consolider notre modèle de sécurité civile, qui a été adopté au Sénat à l'initiative du Gouvernement et qui crée une obligation d'acheminement ? Quelles mesures opérationnelles comptez-vous prendre ?

M. Loïc Hervé, rapporteur de la commission des lois. - Je voulais vous poser la même question !

M. Jean-Michel Houllegatte, rapporteur. - L'Anssi a publié, le 19 juillet dernier, un rapport relatif à l'évaluation de la gestion, par Orange, de la panne du 2 juin, dont les conclusions sont énergiques et pour le moins mitigées. Comment y répondez-vous ?

M. Marc Blanchet. - Monsieur Chaize, Orange ne peut qu'être favorable à toutes les propositions qui permettent d'améliorer le dispositif. Nous avons toutefois deux remarques à faire. Le dispositif prévu ne concerne que l'acheminement - le trafic -, tous opérateurs confondus, et non l'hébergement : cela n'empêcherait pas la panne de se reproduire. Ensuite, il ne faut pas confondre acheminement et accès. Il est impossible d'atteindre un taux d'acheminement de 100 %. En trafic normal, dans des conditions optimales, ce taux est de 97 %. L'essentiel est donc l'accès, la capacité à accéder aux services d'urgence après un ou deux, voire trois appels. La distinction peut paraître subtile, mais elle est techniquement fondamentale.

M. Stéphane Richard. - Nous avons évidemment eu communication du rapport de l'Anssi auquel nous n'avons pas apporté à ce stade de réponse formelle.

M. Nicolas Guérin. - Nous nous sommes néanmoins engagés à mettre en oeuvre ses 18 recommandations. Nous allons mener 78 actions, dont la plupart seront effectives dès le mois de mars prochain. Nous allons donc plus loin que l'Anssi. Certaines de ces actions dépassent Orange et sont menées en lien avec les services de l'État. Nous partageons, sinon la forme, du moins les analyses du rapport, qui rejoignent le diagnostic que nous avions nous-mêmes réalisé. Nous mettrons donc en oeuvre toutes les recommandations de l'Anssi. Cela n'évitera pas toutes les pannes, mais contribuera à élever le niveau de sûreté.

M. Stéphane Richard. - Je veux dire un mot sur la forme. Lorsqu'un problème de cette nature surgit, nous sommes évidemment responsables. L'Anssi a choisi de rédiger un rapport écrit. Je voudrais toutefois préciser que les échanges oraux que nous avons eus avec l'Anssi à l'occasion de la présentation de ce rapport ont été d'une tonalité très différente de celle du rapport lui-même. Nous travaillons quotidiennement avec cette agence et menons de nombreux projets ensemble. Le rapport ne doit pas faire oublier le fait que nos équipes se connaissent très bien et entretiennent des relations et un dialogue étroits.

Quant au fond, avec ses conclusions énergiques, l'Anssi a confirmé nos propres analyses, tant sur la détermination des origines de la panne que sur les défaillances. Elle a mis l'accent sur le volet technique de l'affaire, mais nos analyses convergent. J'ajoute que, dans le prolongement de ce rapport, nous avons décidé de procéder à des exercices de crise, que nous ne faisions pas régulièrement. Un test aura lieu au début de 2022. L'équipe dirigeante d'Orange s'y pliera aussi et a réalisé un premier exercice en septembre ; nous avons beaucoup appris.

M. Loïc Hervé, rapporteur. - Je veux revenir sur l'amendement du Gouvernement adopté par le Sénat : j'entends la distinction entre l'acheminement et l'accès, mais une autre question se pose, celle de la supervision technique. Orange nous a alertés sur les conséquences financières d'une telle supervision technique. Qu'en est-il ?

M. Nicolas Guérin. - Quelle serait la finalité d'une supervision technique sur l'acheminement ? S'agirait-il de constater que le trafic aboutit ? Si l'on veut que la supervision soit efficace, elle devrait porter aussi sur les call servers, les services hébergés, etc. La proposition de loi pose en l'état une exigence de supervision, mais sans préciser sa nature ni son périmètre. Or le coût peut varier considérablement en fonction de la définition retenue. Le texte est très large, il ne renvoie pas à des textes d'application, on a l'impression qu'il crée, dans sa formulation, une obligation de résultat.

M. Loïc Hervé, rapporteur. - En avez-vous discuté avec le Gouvernement au préalable ?

M. Nicolas Guérin. - Oui, nous discutons régulièrement avec le Gouvernement.

M. François-Noël Buffet, président. - Je vous remercie.

La réunion est close à 18 h 30.

Mercredi 06 octobre 2021

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

La réunion est ouverte à 9 h 10.

Projet de loi de finances pour 2022 - Désignation des rapporteurs pour avis

M. François-Noël Buffet, président. - Mes chers collègues, nous devons désigner nos rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2022. Je vous propose de désigner les mêmes que l'année dernière.

Sont nommés rapporteurs pour avis pour l'examen du projet de loi de finances pour 2021 :

- sur les crédits de la mission « Administration générale et territoriale de l'État », Mme Cécile Cukierman ;

- sur les crédits de la mission « Asile, immigration, intégration et nationalité », Mme Muriel Jourda et M. Philippe Bonnecarrère ;

- sur les crédits de la mission « Outre-mer », M. Thani Mohamed Soilihi ;

- sur les crédits de la mission « Conseil et contrôle de l'État » consacrés aux juridictions administratives et aux juridictions financières, M. Guy Benarroche ;

- sur les crédits de la mission « Gestion des finances publiques et des ressources humaines » consacrés à la fonction publique, Mme Catherine Di Folco ;

- sur les crédits de la mission « Justice » consacrés à l'administration pénitentiaire, M. Alain Marc ;

- sur les crédits de la mission « Justice » consacrés à la justice judiciaire et à l'accès au droit, Mme Agnès Canayer et Mme Dominique Vérien ;

- sur les crédits de la mission « Justice » consacrés à la protection judiciaire de la jeunesse, Mme Maryse Carrère ;

- sur les crédits de la mission « Direction de l'action du Gouvernement » et le budget annexe « Publications officielles et information administrative », M. Jean-Yves Leconte ;

- sur les crédits de la mission « Pouvoirs publics », M. Jean-Pierre Sueur ;

- sur les crédits de la mission « Relations avec les collectivités territoriales », M. Loïc Hervé ;

- sur les crédits de la mission « Sécurités », consacrés à la police nationale, à la gendarmerie nationale, à la sécurité et à l'éducation routières, M. Henri Leroy ;

- sur les crédits de la mission « Sécurités » consacrés à la sécurité civile, Mme Françoise Dumont.

Désignation de rapporteurs

La commission désigne M. Philippe Bas rapporteur sur la proposition de loi constitutionnelle n° 795 (2020-2021) garantissant le respect des principes de la démocratie représentative et de l'État de droit en cas de législation par ordonnance, présentée par M. Jean-Pierre Sueur et plusieurs de ses collègues.

La commission désigne Mme Brigitte Lherbier rapporteur sur la proposition de loi n° 76 (2020-2021) visant à mettre l'administration au service des usagers, présentée par M. Dany Wattebled.

Projet de loi ratifiant les ordonnances prises sur le fondement de l'article 13 de la loi n° 2019-816 du 2 août 2019 relative aux compétences de la Communauté européenne d'Alsace - Échange de vues sur une éventuelle demande de saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis

M. François-Noël Buffet, président. - La Conférence des présidents a souhaité inscrire à l'ordre du jour du Sénat le projet de loi ratifiant les ordonnances prises sur le fondement de l'article 13 de la loi du 2 août 2019 relative aux compétences de la Collectivité européenne d'Alsace (CEA).

Un peu plus de deux ans après l'adoption de la loi d'habilitation, dont Agnès Canayer avait été rapporteur pour la commission des lois, ce texte a pour objet d'achever le transfert de la voirie nationale à la CEA.

Compte tenu de son objet principal, à savoir l'instauration d'une taxe sur le transport de marchandises sur les voies du domaine public routier transféré à la CEA, le projet de loi a été envoyé, pour examen au fond, à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable.

Néanmoins, ces dispositions relèvent également du champ de compétence de la commission des lois, d'une part, en ce qu'elle avait examiné le projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre ces mesures par ordonnances et, d'autre part, en ce que ces articles ont trait aux compétences d'une collectivité territoriale et aux relations de celle-ci avec l'État. Cela justifie pleinement la saisine pour avis de notre commission sur l'ensemble des articles de ce projet de loi.

La commission désigne M. Stéphane Le Rudulier rapporteur sur le projet de loi ratifiant les ordonnances prises sur le fondement de l'article 13 de la loi n° 2019-816 du 2 août 2019 relative aux compétences de la Collectivité européenne d'Alsace.

Proposition de loi tendant à permettre l'examen par le Parlement de la ratification de l'ordonnance n° 2021-702 du 2 juin 2021 portant réforme de l'encadrement supérieur de la fonction publique de l'État - Examen des amendements au texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - Jean Louis Masson a déposé une série d'amendements sur la proposition de loi tendant à permettre l'examen par le Parlement de la ratification de l'ordonnance n° 2021-702 du 2 juin 2021 portant réforme de l'encadrement supérieur de la fonction publique de l'État.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - J'émets un avis défavorable sur l'ensemble des amendements, puisque je vous ai proposé de ne pas adopter le texte de ratification de l'ordonnance.

EXAMEN DES ARTICLES

Article unique

La commission émet un avis défavorable aux amendements nos  2, 1, 3 rectifié, 4 rectifié, 5 rectifié, 6 rectifié, 7 rectifié, 8 rectifié, 9 rectifié, 10 rectifié, 11 rectifié, 12 rectifié, 13 rectifié, 14 rectifié, 15 rectifié, 16 rectifié, 17 rectifié et 18 rectifié.

La commission a donné les avis suivants aux amendements de séance :

Auteur

Avis de la commission

Article unique

M. MASSON

2

Défavorable

M. MASSON

1

Défavorable

M. MASSON

3 rect.

Défavorable

M. MASSON

4 rect.

Défavorable

M. MASSON

5 rect.

Défavorable

M. MASSON

6 rect.

Défavorable

M. MASSON

7 rect.

Défavorable

M. MASSON

8 rect.

Défavorable

M. MASSON

9 rect.

Défavorable

M. MASSON

10 rect.

Défavorable

M. MASSON

11 rect.

Défavorable

M. MASSON

12 rect.

Défavorable

M. MASSON

13 rect.

Défavorable

M. MASSON

14 rect.

Défavorable

M. MASSON

15 rect.

Défavorable

M. MASSON

16 rect.

Défavorable

M. MASSON

17 rect.

Défavorable

M. MASSON

18 rect.

Défavorable

Proposition de loi tendant à sécuriser l'intégration des jeunes majeurs étrangers pris en charge par l'aide sociale à l'enfance - Examen du rapport et du texte de la commission

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - La proposition de loi de Jérôme Durain et plusieurs de ses collègues vise à sécuriser l'intégration des jeunes majeurs étrangers pris en charge par l'aide sociale à l'enfance (ASE).

Les questions relatives à la prise en charge des mineurs non accompagnés (MNA) font l'objet d'une attention soutenue de la part du Parlement et des pouvoirs publics depuis plusieurs années. La semaine dernière encore, nos collègues Hussein Bourgi, Laurent Burgoa, Henri Leroy et Xavier Iacovelli ont présenté à la commission des lois et à la commission des affaires sociales un rapport d'information important sur le sujet. À cette occasion, ils ont notamment formulé des recommandations sur l'objet de cette proposition de loi, à savoir l'accès au séjour des MNA. Nous y reviendrons par la suite.

Cette proposition de loi a été inspirée à Jérôme  Durain par un cas particulier, celui de  Laye Fodé Traoré, dont nous avons tous entendu parler. Ce jeune Guinéen pris en charge par l'aide sociale à l'enfance à l'âge de 16 ans bénéficiait d'un contrat d'apprentissage dans une boulangerie de Besançon, mais, arrivé à sa majorité, il n'a pas obtenu de titre de séjour et s'est vu notifier une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Il a néanmoins pu être régularisé par le préfet. D'autres cas similaires ont fait l'objet de contentieux devant le juge administratif.

Ces cas révèlent-ils un dysfonctionnement qui nécessiterait l'intervention du législateur ? Les éléments factuels que j'ai pu obtenir des administrations au cours de mes auditions me laissent penser qu'il y a effectivement parfois des difficultés à résoudre, mais que supprimer par la loi le pouvoir d'appréciation de l'administration ne serait pas une solution adaptée.

Les deux premiers articles de la proposition de loi visent à permettre l'octroi de plein droit d'un titre de séjour aux MNA recueillis après 16 ans et suivant soit une formation professionnelle qualifiante - c'est l'objet de l'article 1er -, soit un enseignement ou des études en France, comme le prévoit l'article 2.

Le régime d'accession au séjour actuel est, en effet, plus favorable aux mineurs recueillis avant 16 ans. Ils bénéficient d'un titre de plein droit, sous réserve du respect de trois conditions seulement : le caractère réel et sérieux de la formation suivie ; la nature des liens avec la famille restée dans le pays d'origine ; un avis positif de la structure d'accueil dans la société française.

Les MNA recueillis entre 16 et 18 ans doivent, eux, passer par la procédure d'admission exceptionnelle au séjour. Elle permet au préfet d'accorder un titre aux MNA suivant une formation professionnelle qualifiante et satisfaisant les mêmes critères.

Selon les données transmises par la direction générale des étrangers en France (DGEF), plus de 92 % de l'ensemble des demandes de titre déposées par des MNA trouvent une issue favorable. Ce chiffre montre bien que le problème ne réside pas dans les voies d'accès au séjour : elles sont pleinement opérantes lorsqu'elles sont mises en oeuvre dans de bonnes conditions.

Cela est également valable pour les titres étudiants. Le fait de conduire des études secondaires ou universitaires non professionnalisantes ne constitue pas un obstacle à l'obtention d'une carte de séjour, et ce quand bien même les MNA concernés ne disposent pas d'une voie d'accès dédiée. En effet, une circulaire de 2012, dite circulaire Valls, a permis de leur accorder un titre sur la base de l'admission exceptionnelle au séjour. Selon la DGEF, 671 cartes « étudiant » ont été délivrées en 2019 sur ce fondement.

Ces taux élevés d'octroi de titre de séjour sont cohérents avec la politique conduite par les départements pour la prise en charge des MNA, qui représente un investissement humain, social et financier important. Ils reflètent également la possibilité d'intégration de ces jeunes dans la société française, en particulier par leur engagement dans des formations professionnalisantes telles que l'apprentissage.

Les difficultés existent, mais sont minoritaires. Je suis également convaincue qu'elles peuvent être résorbées à droit constant.

Premier obstacle à l'admission au séjour, les délais de traitement excessifs peuvent être résolus par des dispositifs de dépôt et d'examen anticipé des demandes. Par exemple, la ville de Paris et la préfecture de police ont mis en place depuis 2017 un protocole spécifique. Il prévoit le dépôt des demandes de titres des MNA six mois avant l'accession à la majorité et leur traitement au travers d'un circuit dédié. La prise d'une décision avant les 18 ans est systématique et les ruptures de parcours sont ainsi évitées. D'autres départements ont également signé des protocoles avec les préfectures. Au niveau de l'État, une circulaire du 21 septembre 2020 doit permettre de généraliser, au moment de l'octroi d'une autorisation de travail, nécessaire notamment pour les MNA qui entrent en apprentissage, un premier examen de la validité des demandes de séjour qui seront déposées à la majorité. Ces mesures me paraissent bien plus efficaces qu'une intervention du législateur.

Le deuxième obstacle a trait aux difficultés à faire reconnaître la validité des documents d'état civil. Je souligne tout d'abord qu'en 2019 seuls 6,5 % des dossiers se sont soldés par des refus. De plus, un refus ne repose jamais sur un critère unique. Si des difficultés récurrentes sont ensuite constatées, comme dans le cas de la Guinée, la solution réside fondamentalement dans une solution diplomatique et de coopération entre la Guinée et la France.

Enfin, et surtout, je ne suis pas favorable à l'octroi de plein droit d'un titre aux MNA recueillis après 16 ans, car il viendrait significativement réduire les marges d'appréciation du préfet, qui sont à mon sens indispensables. Outre les considérations liées à l'ordre public, l'examen au cas par cas des demandes permet de prendre en compte la complexité des parcours et la volonté d'insertion, particulièrement quand le jeune est arrivé récemment sur le territoire national.

Par ailleurs, la marge d'appréciation laissée au préfet est le fondement de la procédure d'admission exceptionnelle au séjour. Dans la pratique, les préfets disposent toujours des moyens de régulariser la situation d'un jeune qui ne satisfait pas complètement les conditions d'admission, mais pour qui l'octroi d'un titre est pleinement justifié.

Enfin, les décisions des préfets sont toujours susceptibles de recours juridictionnels et le contrôle du juge administratif est rigoureux.

Il me semble donc que le système actuel est équilibré et qu'à une modification des voies d'accès au séjour il faut préférer l'amélioration des procédures de dépôt et d'examen des demandes. En ce sens, je rejoins totalement les recommandations émises par les rapporteurs de la mission d'information sur les MNA.

Je serai plus brève sur les articles suivants. L'article 3 est une conséquence de l'article 1er : il vise à permettre le dépôt anticipé des demandes de titre de séjour qui seraient formulées selon la procédure prévue par la proposition de loi. Par cohérence, je n'y suis pas favorable.

L'article 4 vise à élargir le périmètre de l'admission exceptionnelle au séjour aux jeunes pris en charge entre l'âge de 16 et 18 ans et dont la formation n'est pas destinée à apporter une qualification professionnelle.

Comme je l'ai évoqué précédemment, cela est déjà permis depuis 2012 par une circulaire et cette procédure est pleinement appliquée. Il n'est donc nul besoin de le préciser dans la loi.

Enfin, l'article 5 est plus délicat. Il tend à supprimer l'appréciation de la nature des liens de l'étranger avec sa famille restée dans le pays d'origine dans les critères pris en compte pour la délivrance d'un titre à un jeune majeur étranger pris en charge par l'ASE.

Concrètement, ce critère conduit le préfet à examiner la réalité, la stabilité et l'intensité des liens développés sur le territoire national et de les confronter à ceux conservés dans le pays d'origine. Il permet d'écarter les demandes de titres de séjour des jeunes majeurs dont l'essentiel des liens familiaux et personnels demeure dans le pays d'origine et qui y seraient, le cas échéant, mieux accompagnés.

S'il n'est logiquement pas pris en compte au moment de l'admission à l'ASE, qui relève de la protection de l'enfance, ce critère trouve en revanche tout son sens dans le cadre de l'accès au séjour. Par ailleurs, les décisions de refus de titre ne se fondent que très marginalement sur ce critère, comme j'ai pu le vérifier au cours de mes auditions. Là aussi, son bon usage est soumis au contrôle scrupuleux du juge administratif. Il me semble donc qu'il conserve toute sa pertinence.

Le sujet des MNA est éminemment important et justifie que nous ayons ce débat en séance, dans le cadre de l'espace réservé. En revanche, ce texte ne me paraît pas apporter une solution à la difficulté soulevée et je vous propose donc de ne pas l'adopter.

M. Jérôme Durain, auteur de la proposition de loi. - Je remercie le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain d'avoir inscrit ce texte dans la niche du 13 octobre prochain. Je salue le travail de la rapporteure, même si je suis en désaccord avec elle.

Il aurait fallu commencer par modifier le titre de la loi, qui est un peu long, pour l'appeler « loi Ravacley », du nom de ce boulanger de Besançon, un patron qui n'est pas un militant politique ou syndical, mais qui s'est mobilisé pour son apprenti. Celui-ci faisait du bon travail, était inséré, avait appris un travail, mais du jour au lendemain il s'est vu notifier une OQTF, laquelle pouvait d'ailleurs ne pas être conduite à son terme. Ce type de situation n'est pas si marginal.

Je le dis à mes collègues de la droite que je sais soucieux de l'argent public, on peut mettre fin à ce gâchis humain, financier et procédural, qui remet en cause le fonctionnement de l'institution judiciaire et des centres de rétention administrative (CRA), ainsi qu'à cette bureaucratie inutile.

Vous estimez, madame la rapporteure, que tout cela peut être résolu à droit constant ; nous pensons le contraire. L'accompagnement d'un MNA coûte 25 000 euros par an. Si tout cela ne sert qu'à renvoyer ces jeunes à la frontière, alors on a travaillé pour rien.

Je suis d'accord avec votre propos sur le rapport qui nous a été présenté la semaine dernière : certaines propositions permettraient d'améliorer la situation.

Je voudrais dissiper un malentendu. Derrière votre argumentaire il y a l'idée que nous allons créer un appel d'air. Mais supprimer le pouvoir discrétionnaire d'appréciation du préfet ne crée en rien une automaticité et une régularisation de plein droit. Les critères qui sont fixés seront de toute façon examinés. Aujourd'hui, nous avons une automaticité inverse. Il m'est arrivé de confier un dossier de régularisation pour une famille qui le méritait à un préfet prenant ses fonctions dans le département : il m'a répondu qu'il acceptait, mais qu'il n'en prendrait plus aucun autre. Pour tous les autres dossiers, le refus sera donc automatique...

Les critères qui existent dans la loi s'appliquent de plein droit : un jeune qui n'a pas de bonnes notes, ne manifeste pas de volonté d'intégration et se comporte mal n'aura de toute façon pas de titre de séjour. Il n'y a pas, je le redis, d'appel d'air.

Le droit constant n'est pas une bonne situation : des cas comme celui de Besançon, nous en voyons tous les mois dans nos départements. En tant que sénateurs, nous sommes sollicités et nous envoyons des courriers aux préfets pour demander des régularisations.

Autre argument sous-jacent, qui n'a pas été développé ici, mais que j'ai parfois entendu : on se demande pourquoi ce ne sont pas des Français qui font le travail. C'est ainsi ! Ce sont des boulots difficiles, ces jeunes sont méritants, mais le système est imparfait. Évitons de nous retrouver dans la situation de la Grande-Bretagne, qui connaît une pénurie de main-d'oeuvre.

Le protocole conclu entre la Ville de Paris et la préfecture est une bonne expérience. On peut attendre que les choses se résolvent in fine par des grèves de la faim et une communication autour des mobilisations locales, mais cela ne me paraît ni humain, ni digne, ni respectueux de la tradition de notre pays.

Il n'y a pas de danger de péril migratoire en vue. Il est de bon esprit que d'essayer de modifier à la loi à la marge.

M. Jean-Yves Leconte. - Lorsque nous constatons un dysfonctionnement dans l'application des lois, c'est le rôle du Parlement de proposer des modifications. Or il se trouve que le cas que nous avons évoqué est emblématique : il a suscité une large mobilisation et a été résolu de manière satisfaisante, mais beaucoup d'autres ne le sont pas.

Des jeunes sur lesquels les départements ont beaucoup investi ont un parcours d'intégration réussi puis, du jour au lendemain, parce qu'ils ne sont plus mineurs, se retrouvent seuls pour gérer leur admission au séjour, une difficulté qui ne se posait pas auparavant. C'est la raison pour laquelle il faut changer les choses. Des dizaines de cas ne trouvent pas d'issue positive.

La République doit traiter tous les êtres humains qu'elle a accueillis de la même manière, quelle que soit leur nationalité. Ce n'est pas parce que c'est un Guinéen, et qu'il y a des difficultés avec l'état civil de ce pays, qu'il doit être traité différemment d'un ressortissant d'un pays comme le Maroc, où il n'y a pas de tels problèmes.

Il faut changer les choses, et c'est au Parlement de le faire. Un jeune sans document d'identité devenu majeur depuis quelques jours n'est pas capable, seul, lorsqu'il n'a pas la chance d'être soutenu par des citoyens mobilisés, d'avoir recours au juge administratif pour résoudre son problème. On ne doit pas se contenter de dire qu'une personne vulnérable a les armes du droit pour se défendre ; on doit trouver une solution qui lui permette de continuer son parcours d'intégration.

Il n'existe aucune automaticité : les critères sont stricts, et l'administration les évalue. Les mots ont un sens : on parle d'admission « exceptionnelle ». Nous proposons, pour notre part, que l'admission soit naturelle et logique, sauf en cas de problème.

En matière de droit des étrangers, il existe de véritables injustices. Adopter cette proposition de loi permettrait de travailler à l'amélioration de ce droit.

M. Alain Marc. - Je voudrais souligner la qualité du travail de notre rapporteure. Nous sommes saisis de ce type de problématique, que nous étudions avec les sous-préfets et les préfets. Adopter cette proposition de loi nous ferait aller vers une automatisation de l'obtention des titres de séjour, ce qui me gêne considérablement.

Nous voulons que les préfets retrouvent de l'efficacité. Dans ce domaine, lorsque les parlementaires travaillent de concert avec le préfet de département, les choses se passent bien. Personnellement, je suis favorable à ce que les préfets conservent leur pouvoir d'appréciation.

Je ne voterai donc pas cette proposition de loi.

Mme Maryse Carrère. - Certains jeunes majeurs étrangers sont pris en charge par les départements depuis plus de quatre ans et formés par l'école de la République. On investit dans leur formation et du jour au lendemain, parce qu'ils ont 18 ans, ils font l'objet d'une OQTF : c'est d'une extrême violence pour ces jeunes qui ont mis un espoir dans notre pays.

Je voterai cette proposition de loi. Car ces jeunes viennent souvent pallier des difficultés de recrutement dans de nombreuses filières en tension. Dans mon département, nous étions aux côtés de la chambre de métiers et de l'artisanat et de la fédération du bâtiment et des travaux publics pour soutenir certains jeunes majeurs étrangers auprès du préfet. Les artisans venaient nous supplier de garder ces jeunes !

J'aimerais aussi souligner la différence entre les départements. Le droit constant n'est aujourd'hui peut-être pas suffisant : dans certains départements, les préfets donnent des autorisations de travail pour les jeunes majeurs en apprentissage quasiment systématiquement ; dans les Hautes-Pyrénées, ce n'est pas le cas, et il faut se battre et argumenter. La justice ne donne pas toujours raison au préfet : quelques jeunes ont gagné et il a été enjoint au préfet de leur délivrer un titre de séjour d'un an avec autorisation de travail.

L'appréciation du préfet n'est donc pas toujours sûre et équitable. Parfois, celui-ci ne donne pas d'explications à ses décisions de refus : il est difficile pour les jeunes de comprendre pourquoi ils n'ont pas reçu de titre de séjour.

Cette proposition de loi a le mérite de fixer un cadre plus clair et plus transparent. Elle conduit non pas à une automatisation, mais à une règle plus juste et plus équitable.

Mme Nathalie Goulet. - La proposition qui nous est soumise a au moins le mérite de poser la question des MNA. Après le rapport de la commission des lois et de la commission des affaires sociales, on voit bien qu'il n'est pas possible de rester à droit constant.

Les responsabilités de l'État en l'espèce sont majeures. Je ne suis pas d'accord avec Jean-Yves Leconte : l'État devrait vérifier les états civils bien en amont. Le département où le jeune arrive n'est pas celui où il sera domicilié après la répartition faite par le ministère de la justice, ce qui pose problème. D'autant que les départements ne communiquent pas entre eux sur le sujet.

Je comprends les critiques faites par mes collègues et la rapporteure, mais nous devons avoir un débat pour mettre le Gouvernement devant ses responsabilités. Tout le monde parle d'immigration en ce moment - c'est un irritant.

Il faut essayer d'amender largement le texte avec les propositions de la commission des lois et celles des affaires sociales, de façon à obtenir des réponses du Gouvernement sur des sujets qui sont de la compétence de l'État.

Mme Agnès Canayer. - Je comprends la générosité des auteurs de ce texte, notamment leur volonté de trouver une solution pour ces MNA qui se retrouvent à l'âge de 18 ans dans des situations complexes. J'ai été présidente d'une mission locale : on nous demande d'intégrer des jeunes dans des dispositifs, notamment la garantie jeunes, pour qu'ils obtiennent un titre de séjour. C'est le monde à l'envers ! Ces dispositifs qui reposent normalement sur l'engagement des jeunes sont utilisés à des fins de régularisation, ce qui est contreproductif.

Il existe aujourd'hui des solutions - je pense aux conventions passées avec les acteurs de l'insertion pour anticiper les 18 ans des jeunes et mettre en place un parcours d'intégration. Un dispositif quasi automatique qui porte atteinte à la liberté d'appréciation du préfet ne va pas dans le bon sens.

Je suivrai les conclusions de la rapporteure.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je remercie le groupe socialiste d'avoir mis en débat ce sujet très sensible. J'ai été frappé par les chiffres cités par la rapporteure : ils montrent que le système fonctionne globalement et que les situations d'exception qui ont poussé nos collègues à légiférer sont marginales. Faut-il pour autant changer la loi ? Je ne le pense pas compte tenu des garanties de notre système judiciaire.

Il ne s'agit pas de n'importe quels enfants : ils sont confiés à l'ASE, et sont donc encadrés. Ils sont en lien avec des associations, dont il faut souligner l'excellent travail sur le terrain. Si des cas sont ressentis comme injustes, il est possible d'aller jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme.

Dans mon département, l'adoption de cette peine créerait un bouleversement monumental ! Il faut aller vers un système qui permette aux départements de mieux assumer leurs responsabilités, au lieu de changer la législation.

Je suivrai la position de la rapporteure.

Mme Marie Mercier. - Je félicite la rapporteure pour son travail. Je partage l'état d'esprit de Jérôme Durain : nous venons du même département et de la même ville. À Chalon-sur-Saône, le centre interprofessionnel de formation d'apprentis (CIFA) prend en charge ces jeunes, qui ont pratiquement tous un parcours exemplaire.

Je m'occupe plus particulièrement de quelques dossiers. Deux de ces jeunes ont fait une formation de boucher, sont devenus bouchers, et tout va bien. Un autre a fait une formation d'horticulture, mais il n'a pas trouvé d'emploi. Il s'est alors tourné vers une formation de boulanger, sauf qu'il n'a plus l'âge - il est né en 2000 - pour bénéficier de ce dispositif. Adopter cette proposition de loi n'apporterait aucun changement pour lui. Dernier cas que je veux vous citer, celui d'un jeune dont on m'avait dit qu'il était extraordinaire et pour lequel j'avais « mis mes tripes » sur la table : le préfet m'a fait savoir qu'il n'était ni mineur ni isolé, et qu'il avait de faux papiers d'identité. Les préfets ont des informations confidentielles que nous n'avons pas. Chaque situation est particulière et il faut laisser l'État instruire le dossier, et la direction des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) donner son avis. L'ASE a des failles dans l'accompagnement des mineurs, et nous devons être très vigilants sur ce sujet.

La République doit accueillir nos jeunes, mais de manière légale.

M. Philippe Bas. - Chacun d'entre nous peut vivre des situations individuelles où son sens de l'humanité et de la solidarité est interpellé. Mais nous avons aussi une responsabilité. Le caractère automatique de la délivrance de titres de séjour que prévoit cette proposition de loi contribue à créer des opportunités pour la mise en place ou le développement de filières d'immigration clandestine.

Ces filières sont devenues à l'échelle mondiale un bon moyen, pour des enfants à qui les parents veulent donner un avenir, de franchir les continents et les océans pour rejoindre des pays comme les nôtres, être pris en charge par l'ASE et trouver ensuite les moyens de régulariser leur situation. Il est normal de soutenir ces enfants quand ils sont réellement mineurs, ce qu'il faut toujours vérifier. Il est également normal d'aider, avec les contrats « jeune majeur » dans les départements, ceux qui ont montré des mérites particuliers. Mais le caractère automatique de la délivrance des titres de séjour est une limite à ne pas franchir pour prévenir de graves dérives.

C'est la raison pour laquelle je suis les préconisations de notre rapporteure.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Je partage les derniers propos de notre collègue Philippe Bas sur les risques que pose ce texte, en particulier s'agissant des filières de passeurs. Le taux de délivrance des titres à ces jeunes dans le cadre de l'admission exceptionnelle au séjour est de 94 % : ils ont donc tous une chance. Les préfets doivent pouvoir examiner au cas par cas les dossiers, car les situations sont toutes différentes.

L'automatisation ne va pas aider le jeune. Celui-ci doit prouver qu'il a envie de s'insérer, de travailler dans le pays dans lequel il souhaite rester. Je préside la commission des titres de séjour du Val-d'Oise : je peux vous dire que des services entiers du département examinent de près ces situations.

Pour finir, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère que ce périmètre inclut les dispositions relatives aux voies d'accès au séjour ouvertes aux jeunes majeurs étrangers précédemment pris en charge par l'ASE, et les dispositions relatives à la procédure et aux critères d'examen des demandes de titre de séjour formulées par les jeunes majeurs étrangers précédemment pris en charge par l'ASE.

EXAMEN DES ARTICLES

M. François-Noël Buffet, président. - Aucun amendement n'ayant été déposé, je mettrai successivement aux voix les articles du texte.

Articles 1er, 2, 3, 4 et 5

Les articles 1er, 2, 3, 4 et 5 ne sont pas adoptés.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance publique portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.

Proposition de loi organique favorisant l'implantation locale des parlementaires - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - La proposition de loi organique favorisant l'implantation locale des parlementaires, présentée par notre collègue Hervé Marseille, vise à remettre partiellement en cause l'interdiction pour un député ou un sénateur d'exercer une fonction exécutive locale, qui résulte de la loi organique du 14 février 2014. L'argument phare présenté dans l'exposé des motifs est que la réforme de 2014 a donné le sentiment que les parlementaires étaient totalement déconnectés de la réalité et du terrain.

L'idée est donc de supprimer l'incompatibilité d'un mandat parlementaire avec les fonctions de maire ou d'adjoint au maire dans une commune de 10 000 habitants ou moins.

Depuis la IIIe République, le cumul des mandats était une composante du système politique français : l'expression de « sénateur-maire » ou de « député-maire » était courante. Notons d'ailleurs, plus largement, qu'il a fallu attendre la Ve République pour qu'un ministre ne puisse plus siéger au Parlement. Depuis 1985, le législateur organique a progressivement, à quatre reprises, restreint les possibilités de cumul du mandat de parlementaire avec d'autres fonctions électives.

Rien ne s'oppose, du point de vue juridique, à ce que l'on revienne partiellement sur la réforme de 2014. La Constitution est totalement muette sur les incompatibilités applicables aux mandats parlementaires, à l'exception de l'incompatibilité entre mandat parlementaire et fonction ministérielle. L'article 25 renvoie à une loi organique la question de la fixation du régime des incompatibilités : c'est ce que nous faisons aujourd'hui.

L'article 1er de la proposition de loi organique tend à supprimer l'interdiction de cumul pour les maires et adjoints aux maires des communes de 10 000 habitants ou moins, soit 97 % des communes françaises.

Le Conseil constitutionnel a toujours admis l'application d'un seuil de population pour les incompatibilités. Il a précisé dans une décision que ce seuil ne devait pas être arbitraire. À la lecture des textes, notamment le code général des collectivités territoriales, on s'aperçoit que ce seuil de 10 000 habitants est fréquent et qu'il a notamment une incidence sur les charges et responsabilités des élus municipaux.

En revanche, il serait peu cohérent de ne pas étendre l'assouplissement proposé aux fonctions de maire délégué dans une commune nouvelle de moins de 10 000 habitants. Je proposerai un amendement sur ce point.

Quid de l'extension de la règle d'incompatibilité aux parlementaires européens ? On sort là du cadre de la loi organique, puisque les représentants français au Parlement européen sont régis par la loi du 7 juillet 1977.

L'article 2 de la proposition de loi organique prévoit d'interdire aux parlementaires de percevoir quelque indemnité que ce soit liée à l'exercice de fonctions de maire ou d'adjoint au maire.

Sur le bien-fondé et l'opportunité d'une telle mesure, on peut être convaincu, comme le président Marseille, que la loi organique du 14 février 2014 a eu des effets dommageables sur la qualité du travail parlementaire, mais il est bon de rappeler que la question du cumul des indemnités n'a jamais été au centre des débats à l'époque. Le rapport de la commission Jospin évoquait la singularité française que représentait le cumul des mandats à l'échelle européenne. Les objectifs de cette commission étaient la rénovation de la fonction de parlementaire, le renouvellement du personnel politique et la réaffirmation de l'importance des fonctions électives.

Cet article  présente néanmoins un risque d'inconstitutionnalité, car il se heurte au principe d'égalité. Depuis 1992 s'applique la règle de l'écrêtement, confirmée par le législateur organique, qui part du principe que tout mandat emporte potentiellement indemnité. Certains parlementaires cumulent déjà des indemnités, liées par exemple au mandat de conseiller départemental. Soit il faudrait appliquer ce non-cumul d'indemnités à l'ensemble des fonctions électives locales, soit il faut s'en tenir à la règle d'écrêtement, comme je vous le proposerai.

Je remercie le président Marseille de son initiative. Je ne doute pas qu'elle suscitera des discussions parmi nous, mais il me paraît impératif de rapprocher l'exercice du pouvoir de la réalité des territoires, et de mettre fin à ce sentiment que les élus nationaux sont déconnectés. Ce texte est un moyen parmi d'autres d'y parvenir.

M. François Bonhomme. - Si cette proposition de loi organique arrive devant nous aujourd'hui, ce n'est pas sans raison. Sept ans après sa mise en oeuvre, l'ensemble des parlementaires mesurent les effets, parfois profonds et durables, de la loi organique du 14 février 2014 sur le fonctionnement du Parlement et, plus généralement, sur le personnel politique. Nous avons assisté à un fort renouvellement des assemblées parlementaires, dont la composition a profondément changé puisque les fonctions locales sont de moins en moins représentées par le personnel politique ayant un mandat national.

Je suis sûr qu'une partie du personnel politique s'est détournée des fonctions parlementaires en raison de cette loi. Même si nous n'avons pas d'étude d'impact très claire sur la question, cette réforme a eu des effets qui perdurent.

Cette proposition de loi organique vient en quelque sorte rééquilibrer les choses entre fonction exécutive locale et mandat national. C'est très bienvenu. Chacun aura son point de vue sur le seuil qui lui semble le plus opportun pour modifier ce régime d'incompatibilités. On aurait pu prendre 500 ou 3 500 habitants.

Même si ce n'est pas l'objet de ce texte, je veux évoquer certaines bizarreries. On a vendu à l'opinion publique le principe du non-cumul, mais certains ministres occupent la présidence d'un département. Alors comment expliquer au grand public qu'on ne peut pas être parlementaire et maire d'une commune de 500 habitants, mais qu'en revanche on peut diriger un département et être ministre... ?

Ces règles légales viennent en quelque sorte limiter le suffrage universel. C'est à l'électeur de choisir en qui il place sa confiance, à un élu qui a une expérience locale, ou à un autre qui n'en a pas.

M. Marc-Philippe Daubresse. - Je soutiens la proposition de notre collègue Hervé Marseille.

La question qui se pose est celle de la représentation des territoires et du peuple : à l'intersection des deux, tous ceux qui ont été à la fois maire et parlementaire ont pu mesurer toute l'importance d'envisager les évolutions de la loi à l'aune des problèmes concrets dont ils ont connaissance. Bien des lois intelligentes ont pu bénéficier de cette expérience des parlementaires.

Depuis l'entrée en vigueur de la loi organique de 2014, les parlementaires sans mandat local sont-ils plus assidus, notamment à l'Assemblée nationale ? On voit bien que non ! Font-ils de meilleures lois ? Lors des commissions mixtes paritaires auxquelles nous participons, on a l'impression, s'agissant de nos collègues parlementaires qui n'ont jamais eu de mandats locaux, que certains sont sur Vénus et d'autres sur Mars !

Le rapporteur a rappelé que la commission Jospin n'avait pas évoqué la question des indemnités. Elle n'en était pas moins présente dans les débats. Ce que nos concitoyens nous reprochaient, ce n'était absolument pas le cumul des mandats, mais le cumul des indemnités ! On nous reprochait de cumuler des mandats pour avoir toujours plus d'indemnités, alors que bien des parlementaires avaient choisi, pour ne pas alourdir le budget de leur commune, de ne pas en percevoir pour leurs fonctions locales ou d'en percevoir une très faible.

Comme le faisait remarquer François Bonhomme, des ministres dirigent aujourd'hui des exécutifs départementaux. Je connais tel ministre de haut rang, que j'apprécie beaucoup par ailleurs, qui est en même temps conseiller municipal, conseiller dans une communauté urbaine et conseiller départemental...

Hervé Marseille a eu raison de poser ce débat. Son texte est tout à fait pertinent et nous devons essayer de le faire prospérer.

M. Alain Marc. - Cette proposition de loi organique a le mérite de susciter le débat. Je ferai une petite différence entre les députés et les sénateurs : les sénateurs sont constitutionnellement les représentants des collectivités locales. Or il n'est pas possible aujourd'hui d'être maire d'une commune de 40 à 50 habitants et sénateur, ce qui est choquant.

L'interdiction du cumul a été prévue pour les parlementaires, mais pas pour les autres. Certains collègues élus locaux ont six, sept, huit présidences... Je rejoins Marc-Philippe Daubresse : en réalité, le problème n'est pas tant le cumul des mandats que celui des indemnités. Il faudrait trouver une solution à ce problème.

M. Éric Kerrouche. - La tonalité de mon intervention contrastera avec le rapport de Stéphane Le Rudulier et les prises de position de mes collègues, toujours aussi étonnantes - c'est un euphémisme.

Beaucoup d'arguments ont été développés sur le cumul des mandats. Certains sont classiques : l'affaiblissement de l'implantation locale des parlementaires, et le fait que le Sénat mériterait un traitement spécifique. Je vous rappelle que la loi organique de 2014 n'a pas instauré le mandat unique et qu'elle permet toujours aux parlementaires d'exercer les mandats non exécutifs de conseiller départemental, régional, municipal et communautaire.

À vous entendre, on est forcément déconnecté lorsqu'on ne cumule pas, jugement étonnant quand on sait le travail que nous faisons sur le terrain !

Le seuil de 10 000 habitants, en-deçà duquel se situent 97 % des communes, serait un très bon seuil, et la charge de travail cumulé pour les élus resterait réaliste ? Je vous renvoie au travail que nous avions fait sur le statut de l'élu : dans les communes de 1 000 à 10 000 habitants, 53 % des maires indiquaient consacrer plus de 25 heures au mandat par semaine...

Ce que révèle cette proposition de loi, c'est surtout un rapport maladif à la centralisation entretenu par le cumul, et donc la faiblesse des collectivités locales. Certains sont convaincus qu'il faut être implanté à Paris pour faire avancer des dossiers locaux. Elle révèle aussi un poids excessif de la fonction exécutive par rapport aux fonctions de représentation.

Un auteur de gauche bien connu, Alain Peyrefitte, disait du cumul des mandats qu'un tel « système ne pouvait subsister qu'en raison de la minceur de ces fonctions électives », et qu'il avait « pour effet de la perpétuer. Selon lui, apparemment, le cumul donne de la force à l'élu. En réalité, il affaiblit le pouvoir représentatif face au pouvoir administratif. »

Le cumul des mandats est un système français, qui a été amplifié après 1958 dans des proportions extrêmement fortes. Il est vrai que la limitation du cumul ne concerne pas encore tout le monde : certaines anomalies qui ont été évoquées mériteraient d'être corrigées. Mais considérer que le cumul est normal en France relève d'une présentation erronée des choses.

On peut d'autant plus cumuler que le Parlement est faible - c'est le vrai problème français. Il y a aussi le problème du statut de l'élu, parce que la vocation assurantielle du cumul n'a pas de raison de perdurer. Enfin, il a été dit qu'il n'y avait pas d'étude d'impact sur l'effet du cumul en termes tant d'activité législative que d'activité locale. C'est faux ! De multiples études ont été menées, notamment par MM. Bach, Dewoghélaëre et Magni Berton. Elles montrent les effets délétères du cumul soit sur la fonction législative, soit sur la fonction exécutive, soit sur les deux.

Yves Mény a parlé à propos du cumul de « stratégie du baobab » : le baobab placé au centre du terrain empêche les autres plantes de pousser. Le cumul, c'est la monopolisation au profit de certains et au détriment des autres.

François Bonhomme estime qu'il faut laisser choisir les électeurs et ne pas prévoir de limitations. Rien n'est plus faux ! Socialement parlant, tout le monde ne s'intéresse pas de la même façon à la politique. Si on ne fixe pas des règles en matière d'incompatibilité et d'inéligibilité, si on n'apporte pas de corrections, alors automatiquement seule une partie de la population sera représentée. Si l'on suivait ce raisonnement, il n'y aurait toujours pas de femmes dans les institutions locales ou parlementaires !

Pour toutes ces raisons, nous considérons que cette proposition de loi organique reprend les vieilles lunes habituelles et qu'elle n'est absolument pas pertinente. De plus, contrairement à ce qu'on en dit, les Français continuent, de manière structurelle, à être opposés au cumul. Nous ne soutiendrons pas un texte contraire à la tradition que nous avons mise en place : celle d'une limitation du cumul.

Mme Françoise Gatel. - Personne ne sera étonné que j'émette un avis assez différent de celui d'Éric Kerrouche. Je salue l'initiative du président Marseille qui soulève, non sans courage, une question trop souvent abordée avec démagogie, voire avec suspicion à l'égard des élus. Il a même été question d'une « loi de moralisation de la vie publique »... Aux yeux de nos concitoyens, le seul mot de « cumul » fait penser à quelque chose de sombre et de louche.

Je remercie le rapporteur, qui a fait un travail d'orfèvre. L'exercice est difficile : on pourrait ouvrir la possibilité à d'autres assemblées, à des communes d'une autre taille, parce qu'un seuil est par essence un critère qui ne brille pas par sa subtilité ! Cela dit, le seuil de 10 000 habitants est souvent pris pour référence dans les dispositions relatives aux communes : il a donc le mérite d'exister et d'être bien compris.

Je suis gênée d'entendre dire que reparler du cumul, c'est ressortir des vieilles lunes et raviver un mal dont nous aurions définitivement été guéris. Car il faudrait aussi parler du cumul horizontal ! Je suis fascinée par le pouvoir colossal que détiennent des élus sur leur territoire quand ils sont maire, président d'une métropole, président d'un schéma de cohérence territoriale (SCoT)... Ce pouvoir exorbitant est parfois antidémocratique parce que ces élus tiennent dans leurs mains le destin de l'ensemble d'un territoire. Je ne vois pas pourquoi il serait louable de cumuler horizontalement tandis qu'avoir la double fonction de parlementaire et de maire serait une plaie mortelle.

On me dit que cette particularité n'est cultivée qu'en France. Demandons-nous si ce n'est pas lié au caractère extrêmement centralisé de notre État ! En Allemagne, un modèle qui est souvent cité, des pouvoirs d'une autre nature sont donnés aux régions. Faisons bouger les lignes sur ce sujet.

Le rapporteur a eu la pertinence d'associer les maires délégués des communes nouvelles. Il serait important d'ouvrir aussi cette possibilité aux exécutifs d'intercommunalités de moins de 10 000 habitants, car il en existe.

Mme Éliane Assassi. - Je remercie le rapporteur de son travail et des auditions qu'il a menées. J'ai eu le plaisir d'être auditionnée par lui en ma qualité de présidente de groupe.

Cette proposition de loi organique pourrait poser une vraie question, mais c'est au fond une fausse bonne idée. Elle n'aborde pas un certain nombre de sujets qui devraient nous alerter en notre qualité de parlementaires.

D'abord, ses auteurs résument un peu rapidement les origines du fossé entre politiques et citoyens au fait que les élus seraient déconnectés du réel. Cela me paraît un peu court : on ne peut pas affirmer aujourd'hui que l'abstention massive provient du cumul ou du non-cumul. La crise démocratique que traverse notre pays a des causes profondes et diverses, qu'il nous revient d'analyser. Je pense que nous ne prenons pas assez le temps de cette analyse.

La question posée est celle du Parlement, de ses prérogatives, de son efficacité et de la pertinence de l'action parlementaire, à l'heure où beaucoup s'accordent à dire que cette efficacité et cette pertinence sont affaiblies.

Parmi les arguments avancés figure la baisse de la qualité du travail parlementaire. Ce constat concerne surtout l'Assemblée nationale, du fait du mode de désignation des candidats, notamment de la majorité. Mais cela n'a rien à voir avec le cumul des mandats : c'est le fruit d'un choix politique. Dans les autres groupes, le travail est fait et bien fait, par des députés qui sont d'ailleurs souvent d'anciens responsables d'exécutif territorial ou d'anciens élus territoriaux. Au demeurant, la qualité du travail sénatorial est régulièrement louée, alors que la règle du non-cumul s'applique au Sénat comme à l'Assemblée nationale...

Je crois que la difficulté actuelle provient aussi de la crise des partis politiques et de l'affaiblissement du débat d'idées dans notre pays. L'ancrage local n'est pas qu'électoral et la qualité du travail du Parlement national - chaque parlementaire représente la Nation tout entière, et non un seul territoire - dépend de la richesse de ce débat.

Il faut chercher d'autres voies. La proposition de loi organique ne répond pas du tout à la vraie question de fond qu'est la crise démocratique que traverse notre pays. Nous ne la voterons pas.

J'ajoute que l'impuissance actuelle du Parlement devrait également nous amener à reparler de la pratique des ordonnances, de l'absence d'expérience locale et de la façon dont le Gouvernement légifère. Tout cela suscite la tentation du repli local, avec le sentiment d'être un peu plus utile « en bas ».

Mme Maryse Carrère. - Je remercie le président Hervé Marseille et notre rapporteur.

Lorsque l'on parle du cumul des mandats, on a toujours tendance à cibler les parlementaires. Or, comme l'a dit François Bonhomme, on voit chez d'autres élus de bien plus grandes bizarreries.

Le groupe RDSE a toujours été défavorable au non-cumul des mandats, par crainte d'une certaine déconnexion. Aujourd'hui, il est plus modéré. De fait, nul besoin d'être vice-président d'un département ou maire pour connaître les problèmes des collectivités ! Du reste, pour l'expérimenter depuis quelques semaines, je me rends compte que cumuler un mandat de parlementaire et un mandat de conseillère départementale « de base », sans aucune délégation, est compliqué.

Je rejoins ce qu'a dit Françoise Gatel sur le cumul horizontal. Le groupe RDSE aurait présenté des amendements à ce sujet s'il ne s'était pas agi d'une proposition de loi organique. Aujourd'hui, sur mon territoire, des élus locaux cumulent plus de huit mandats exécutifs... Il va falloir s'attacher à prendre aussi en compte les mandats exercés dans les agglomérations, les communautés de communes, les syndicats mixtes ou simples. La règle du non-cumul applicable aux parlementaires s'étend à ces structures : on ne peut pas aujourd'hui être député ou sénateur et président d'un tout petit syndicat mixte regroupant quatre communes. Il est intéressant que nous rouvrions ce débat.

Mme Nathalie Goulet. - Je veux soutenir ce qui vient d'être dit sur le cumul horizontal. On a rétabli des féodalités. Certains endroits sont verrouillés - je sais de quoi je parle...

Je n'ai jamais exercé de mandat municipal. J'ai voté contre le cumul des mandats par ricochet, mais la législation que nous avons établie finit par conduire à des tricheries sur le territoire, avec des élus de paille à la Medvedev. La situation mérite d'être revue. Nous devons aussi, et de toute urgence, déposer une proposition de loi sur le cumul horizontal, qui étouffe les capacités de certaines personnes à être élues ou même à candidater, puisque tout est absolument verrouillé.

Je reconnais que n'avoir jamais exercé de mandat local est un luxe. Il ne me paraît pas souhaitable qu'une assemblée soit constituée uniquement de membres qui n'ont jamais cumulé ou qui n'ont jamais exercé de mandat local sérieux, comme l'Assemblée nationale actuellement.

Je soutiendrai évidemment la proposition de loi organique.

M. Thani Mohamed Soilihi. - La déconnexion qui a inspiré cette proposition de loi est réelle, mais il ne faut pas la généraliser : certains de nos collègues parlementaires font très bien leur travail alors qu'ils ne cumulent pas.

Aujourd'hui, il n'est pas interdit de cumuler un mandat de parlementaire avec une fonction non exécutive au niveau local, raison pour laquelle il ne me paraît pas opportun de légiférer sur le sujet. Nous appelons tous de nos voeux une évaluation globale de la législation, donc une étude d'impact de la loi organique de 2014 parce qu'il faudrait peut-être revenir sur certains sujets.

Nous n'avons pas parlé de la réserve parlementaire : voilà un outil qui permettait la connexion avec les territoires.

M. Jean-Pierre Sueur. - Vos amis l'ont supprimée !

M. Thani Mohamed Soilihi. - Il conviendrait de parler des cumuls horizontaux et du cumul que pratiquent certains ministres dans le cadre d'une discussion plus globale. Je suis gêné par le seuil de 10 000 habitants. La décision du Conseil constitutionnel du 30 mars 2000 me laisse penser qu'il présente un risque d'inconstitutionnalité.

Pour l'ensemble de ces raisons, je ne suis pas favorable au texte. Il faudrait une réforme plus globale.

M. Guy Benarroche. - Je me joins aux observations d'Éric Kerrouche.

Je remercie Hervé Marseille de nous permettre de débattre sur ce sujet, en espérant toutefois que sa proposition de loi organique ne sera pas votée par notre assemblée. Je remercie le rapporteur de son travail, même si je ne partage absolument pas ses conclusions, en particulier sur les indemnités.

Je remercie Françoise Gatel, qui a dit ce qu'il fallait dire sur le cumul horizontal des mandats, mais je ne partage pas la conclusion qu'elle en tire : selon moi, il faut étendre la limitation du cumul, et non la restreindre. Cela me paraît plus logique et plus rationnel.

Suis-je déconnecté du terrain parce que j'ai renoncé à un mandat exécutif dans ma ville de 6 600 habitants ? Bien sûr que non ! Mon ancrage est le même et ma connexion est encore plus vaste, puisqu'elle se fait avec tous les élus de toutes les communes de mon territoire. Il est de ma responsabilité, et non de celle de la loi, d'assurer cette connexion.

Ce que dit François Bonhomme est faux : tout prouve au contraire que, dès lors qu'un parti politique applique des règles de non-cumul de mandats même lorsqu'elles ne sont pas obligatoires, les compétences se dévoilent. Le nombre de personnes intéressées par le fait politique et par l'exercice de responsabilités augmente. C'est ainsi que l'on peut lutter contre la déshérence démocratique actuelle.

Enfin, il me paraît absolument impossible qu'une personne cumule un mandat de maire et un mandat de parlementaire si elle veut faire le travail correctement. Ce qui a coûté à la démocratie n'est pas le fait que des parlementaires ne soient pas maires de leur ville : c'est qu'un certain nombre de fonctions exécutives ne sont pas remplies correctement en raison de la charge de travail trop importante qui résultait du cumul des mandats.

Nous voterons bien évidemment contre ce texte.

M. Philippe Bas. - Je remercie notre collègue Hervé Marseille de la pertinence de son initiative et notre rapporteur de l'acuité de son analyse.

Selon moi, la loi organique de 2014 est une erreur historique, fondée non pas sur des arguments scientifiques, mais sur les enquêtes d'opinion. Elle n'est donc pas étrangère à une certaine démagogie.

La règle qui a été posée est une vraie anomalie sociétale. En France, il n'y a qu'aux parlementaires que l'on interdise d'être premier ou deuxième adjoint dans un village de 500 habitants. C'est un véritable scandale du point de vue de l'exigence républicaine. Pourquoi cette distorsion ? La compatibilité de tous les mandats exécutifs locaux avec une activité professionnelle à plein temps est pleinement reconnue, et c'est heureux.

En outre, cette loi a considérablement affaibli les moyens d'action des élus locaux. Ne pouvant exercer de mandat national, ils ne parviennent plus à faire aboutir leurs dossiers, parce qu'ils n'ont ni la surface politique nécessaire ni l'accès aux ministères, qui reste malheureusement indispensable, dans notre pays hypercentralisé, pour dénouer un certain nombre de situations. À cet égard, les comparaisons internationales sont dépourvues de toute pertinence, pour une raison très simple : la France est la seule héritière de l'absolutisme royal, du jacobinisme révolutionnaire et du centralisme napoléonien. Tous ces facteurs font que l'extrême centralisation de notre pays, contre laquelle nous luttons sans relâche, rend utile et nécessaire la compatibilité entre un mandat national et un mandat local.

Les effets de la loi organique de 2014 se sont fait sentir depuis 2017, avec la multiplication des députés hors sol, dont le lien avec les citoyens, les collectivités, les associations, les entreprises est distendu. Cela entraîne des crises comme celle des « gilets jaunes », parce que l'on ne voit pas monter les angoisses de la population face à certaines réformes. Cette situation est critique pour la démocratie, parce qu'il n'existe plus de corps intermédiaires entre un pouvoir exécutif tout-puissant et nos concitoyens dans les territoires.

Enfin, l'information du législateur se voit asséchée. Pour avoir conservé des mandats de conseiller municipal et de conseiller départemental, je peux dire que la qualité et la densité de l'information que reçoit une autorité exécutive n'a rien à voir avec celle que reçoit un membre d'une assemblée délibérante. Dire le contraire, c'est ignorer totalement la réalité de nos collectivités.

Le préjudice pour notre démocratie de cette réforme démagogique est aujourd'hui sous nos yeux. Par conséquent, il faut vraiment mettre ce débat sur la table et essayer de rétablir le lien entre citoyens et parlementaires en permettant à ces derniers d'exercer des mandats exécutifs locaux, au service de la population.

Mme Valérie Boyer. - Notre collègue Hervé Marseille a raison d'ouvrir le débat parce que l'opprobre a été jeté sur le Parlement. Les parlementaires ont été amputés non seulement de leurs mandats locaux, mais aussi de leur réserve parlementaire. Les élus d'aujourd'hui sont très différents des précédents. Cela parachève le changement de nature de la Ve République entamé avec le quinquennat. Le Parlement est affaibli, ce qui perturbe notre démocratie.

Beaucoup d'entre nous ont parlé des indemnités, mais permettez-moi de rappeler que nous étions écrêtés ! D'ailleurs, on nous avait promis une certaine transparence sur les sommes écrêtées, mais nous n'en avons plus jamais vu la couleur.

Effectivement, l'interdiction du cumul des mandats pour les parlementaires et le maintien du cumul horizontal changent la nature de nos relations et participent à l'affaiblissement du Parlement et de notre démocratie. Si nous continuons à surfer sur les études d'opinion plus que sur la réalité, nous ne pourrons jamais retrouver la confiance entre les élus et la population. Quoi que nous fassions, ce ne sera jamais assez. Est-ce ainsi que nous souhaitons continuer à travailler ?

Le débat ouvert par le président Marseille est particulièrement intéressant. Il marque peut-être le début d'une reconquête de la confiance entre le Parlement, la population et les élus locaux, entre lesquels le lien s'est brisé.

M. Jérôme Durain. - Je m'étonne du débat que nous avons ce matin et questionne la sincérité de certains arguments développés ici.

Plusieurs sujets méritent que l'on y revienne. Il ne faut pas restreindre le non-cumul, mais l'étendre. Il faut vite déposer sur le Bureau du Sénat la proposition de loi qui permettra de lutter contre le cumul horizontal. Tout à l'heure, Françoise Gatel a évoqué le fait que le cumul était entaché d'une espèce de soupçon. Je ne suis pas certain que nos travaux sur ce texte rendent confiance aux citoyens... J'entrevois déjà les commentaires sur le thème de l'entre-soi et des arrangements entre élus. Il ne s'agit pas de morale : il s'agit d'efficacité. Le non-cumul est le moyen par lequel nous donnons de la disponibilité aux parlementaires. Il permet le renouvellement, la diversité, la féminisation.

Je m'étonne de l'éloge du conflit d'intérêts. Philippe Bas a déclaré que, dans notre système centralisé, l'élu qui n'est pas parlementaire ne peut faire avancer ses dossiers. Les maires qui n'ont pas la chance d'être parlementaires ne valent-ils donc rien ? On cautionne une iniquité républicaine, alors que le problème est l'excès de centralisation dans ce pays.

Enfin, ce n'est pas parce qu'il y a eu une génération spontanée de « Playmobils » dans une autre chambre que la nôtre au dernier renouvellement que nous devons remettre en cause l'ensemble du système. Les sénateurs sont disponibles !

Il faut envisager le cumul comme un continuum. C'est bien qu'un parlementaire ait eu une expérience locale, mais rien ne l'oblige à conserver ses mandats après l'élection. Je souscris à ce qu'a dit Maryse Carrère ; en ce qui me concerne, c'est être à la fois conseiller régional et sénateur que je trouve compliqué.

Mme Cécile Cukierman. - Tâchons de faire preuve d'un peu de nuance sur un texte comme celui-ci.

La question du cumul se pose certainement aujourd'hui beaucoup plus chez les élus que dans la population. Au moment où nous avons voté l'interdiction du cumul d'un mandat exécutif local et d'un mandat de parlementaire, il y avait déjà une contradiction, puisque l'opinion n'était pas favorable au cumul, mais continuait à préférer voter pour un maire qui soit aussi parlementaire.

Je souscris à ce qui a été dit sur la question de la transparence. C'est la confiance dans la vie politique qui doit s'améliorer, grâce à un travail des élus et des partis politiques avec nos concitoyens. Nous devons prendre un peu de hauteur. Je crois que la qualité du travail législatif n'est plus la même depuis la fin du cumul pour les parlementaires. Ce n'est pas la même chose d'être et d'avoir été...

Instaurer, pour satisfaire le besoin d'expérience locale, un cursus honorum à la romaine, un franchissement d'étapes successives, conduirait à une hiérarchie dans les mandats. Ce n'est pas plus sain pour la démocratie.

Mais ce n'est pas cette proposition de loi organique qui permettra de régler la question. Ce texte recèle plusieurs écueils. D'abord, comment se justifie le seuil de 10 000 habitants ? Je pense que les interventions des maires de grande ville, des présidents de département ou de région apportaient au travail législatif.

Faisons attention à ce que nous disons sur la question du cumul horizontal. Évitons de renvoyer l'image de parlementaires jaloux à l'égard d'élus locaux qui auraient une multitude de mandats. Personnellement, je suis attachée à la commune et au fait que l'intercommunalité repose sur sa représentation. Le refus du cumul horizontal pourrait nous conduire à l'extension du suffrage universel direct à d'autres scrutins, ce qui affaiblirait fortement la place de la commune dans notre République ainsi que le rôle des élus municipaux.

M. Hervé Marseille. - Je veux remercier notre rapporteur de l'important travail qu'il a réalisé sur ce sujet très compliqué. Dans le débat, chacun a été dans son rôle. Errare humanum est, perseverare diabolicum...

Je ne partage pas tout ce que j'ai entendu. Cette modeste proposition de loi organique avait vocation à faire naître le débat. De ce point de vue, l'objectif est atteint !

Chacun mesure qu'il y a une difficulté. On l'a bien vu à la suite des dernières élections locales. Le Président de la République lui-même a considéré, il n'y a pas si longtemps, que le sujet méritait une discussion. Je ne prétends pas régler le problème avec cette proposition. Effectivement, on aurait pu choisir un autre seuil, d'autres fonctions... mais il faut bien partir d'une base.

Je reviens à l'exposé des motifs du projet de loi organique de 2014. On estimait, à l'époque, que le Parlement allait être doté de pouvoirs exceptionnels et que les parlementaires devaient pouvoir être pleinement engagés dans l'action parlementaire. Mes chers collègues, avez-vous le sentiment que, depuis 2014, le Parlement ait pris de l'importance ?... Rien n'est moins sûr. On voit bien que les parlementaires n'ont d'autre vocation aujourd'hui que de déposer des amendements, qui, pour la plupart, finissent à la corbeille. Ce n'est pas vrai au Sénat, où la majorité parvient à faire évoluer les textes, mais on voit bien qu'il y a un problème institutionnel : dans notre pays à la culture et à l'histoire centralisées, il existe un fossé entre la vie territoriale et la vie parlementaire.

Guy Benarroche affirme que l'on peut parfaitement honorer son mandat de parlementaire sans pour autant exercer de responsabilités locales. Mais où est la décentralisation quand le Président de la République se rend à Marseille pour dire qu'il va s'occuper de tout ?

À l'évidence, le problème est plus global. Il concerne nos institutions et la pratique institutionnelle que l'on observe notamment depuis le début du quinquennat. Nous devons en tirer les conséquences. Il y va de nos fondements démocratiques.

M. François-Noël Buffet, président. - En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, il nous appartient d'arrêter le périmètre indicatif de la proposition de loi organique. Je vous propose de considérer que ce périmètre inclut les règles d'incompatibilité applicables aux députés et aux sénateurs.

EXAMEN DES ARTICLES

Articles additionnels avant l'article 1er

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Avec l'amendement COM-12, Jean Louis Masson nous propose de modifier l'article L.O. 141 du code électoral, qui interdit le cumul d'un mandat parlementaire avec plus d'un mandat local, pour étendre cette règle au mandat de conseiller municipal dans une commune de moins de 1 000 habitants. Or cette exception me paraît totalement justifiée.

Par ailleurs, M. Masson propose d'ajouter à la liste les mandats de conseiller communautaire ou métropolitain. Cela n'a pas de sens, puisque les conseillers communautaires ou métropolitains, sauf à Lyon, sont nécessairement conseillers municipaux. Cet amendement reviendrait en fait à interdire purement et simplement aux parlementaires d'être membres d'un conseil communautaire ou métropolitain. J'y suis défavorable.

L'amendement COM-12 n'est pas adopté.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement COM-17 reprend le contenu de l'amendement n° 12 pour ce qui concerne les communes de moins de 1 000 habitants. Avis défavorable.

L'amendement COM-17 n'est pas adopté.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - J'émets un avis défavorable à l'amendement COM-18, qui reprend l'autre partie de l'amendement COM-12, à savoir l'extension de la liste aux mandats de conseiller communautaire ou métropolitain.

L'amendement COM-18 n'est pas adopté.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement COM-19 a les mêmes objectifs que les précédents. Avis défavorable.

L'amendement COM-19 n'est pas adopté.

Article 1er

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Je suis défavorable à l'amendement de suppression COM-1.

L'amendement COM-1 n'est pas adopté.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Par cohérence, l'amendement COM-27 tend à élargir la possibilité de cumul à la fonction de maire délégué dans les communes nouvelles de moins de 10 000 habitants. Il vise également à substituer à la référence au vice-président d'un conseil consulaire représentant les Français établis à l'étranger une référence au président.

L'amendement COM-27 est adopté ; les amendements COM-2, COM-3 rectifié, COM-11 rectifié, COM-16, COM-20 rectifié bis, COM-24, COM-6, COM-7, COM-8, COM-9, COM-10 et COM-23 rectifié deviennent sans objet.

L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article additionnel après l'article 1er

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Comme vous le savez, le membre d'un exécutif local qui devient député ou sénateur dispose de trente jours pour démissionner de ses fonctions exécutives locales. Il s'agit non pas d'un droit d'option, mais d'un délai de grâce.

L'objectif que Cyril Pellevat cherche à atteindre au travers de l'amendement COM-22 rectifié est compréhensible : il s'agit d'offrir un droit d'option aux parlementaires suppléants en situation de cumul.

En effet, la règle actuelle peut être particulièrement gênante pour les suppléants. Il peut arriver qu'ils soient devenus maire ou adjoint au maire ou qu'ils aient commencé à exercer toute autre fonction exécutive locale entre la date de leur élection et la date à laquelle ils sont appelés à siéger au Parlement. Or, pour apprécier lequel, du mandat national ou du mandat local, est le plus ancien, ce n'est pas la date de l'élection qui est prise en compte : c'est la date d'entrée en fonctions.

Récemment, après la démission du député Arnaud Viala, son suppléant Sébastien David, également maire de Saint-Affrique, a été appelé à le remplacer. Souhaitant conserver ses fonctions de maire, il a été obligé de démissionner de ses fonctions de maire, puis de son mandat de député, avant de se faire réélire maire par le conseil municipal. L'amendement vise à éviter qu'une telle situation ne se produise.

Or, sur la forme, le dispositif n'aboutit pas au résultat recherché. Il ne fait que répéter sous une autre forme le droit en vigueur.

Sur le fond, je suis réservé. Cette particularité de notre droit électoral peut effectivement être gênante pour les élus concernés, voire perturber le fonctionnement des collectivités territoriales. Mais sa remise en cause pourrait également perturber le fonctionnement du Parlement et gêner tous les électeurs de la circonscription ! En effet, si le suppléant, exerçant son droit d'option, choisissait ses fonctions locales et démissionnait de son mandat parlementaire, il faudrait organiser une élection législative ou sénatoriale partielle, sauf à ce que le siège demeure vacant dans l'année qui précède un renouvellement.

Bien sûr, c'est déjà ce qui se produit aujourd'hui lorsque le suppléant démissionne de tous ses mandats avant de se faire réélire localement. Mais, si nous lui accordons un droit d'option, nous l'encouragerons à choisir son mandat local plutôt que le mandat national, car il pourra le faire sans risque. Je répète que ce serait préjudiciable au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Enfin, sur le plan des principes, je ne suis pas certain qu'il faille encourager les élus appelés à siéger au Parlement à y renoncer.

J'émets un avis défavorable à l'amendement.

M. Alain Marc. - Le cas que vous avez cité me concerne, puisqu'Arnaud Viala m'a succédé en tant que député. Il est désormais président du conseil départemental.

Cet amendement vise à combler un vide juridique. Quand Arnaud Viala s'est présenté comme député, il ne savait pas qu'il se présenterait quatre ans plus tard au conseil départemental et à la présidence de celui-ci. Aujourd'hui, la situation est relativement cocasse vue de l'extérieur. Sébastien David a été obligé de se faire réélire maire de Saint-Affrique et président de la communauté de communes. Comme c'est un scrutin de liste, cela ne posait pas de problème. Mais, parallèlement, il a été obligé de démissionner de son mandat de conseiller départemental. Dimanche prochain, les électeurs du canton de Saint-Affrique vont donc revoter. Le taux de participation risque de ne pas être très élevé !

Quand on se présente aux élections législatives en tant que suppléant, on ne sait pas ce qui peut advenir. En l'occurrence, Sébastien David ne savait pas qu'il deviendrait maire de Saint-Affrique. Quant au député, il n'avait d'ailleurs absolument pas l'intention de devenir président du conseil départemental.

Personnellement, je trouve que c'est un très bon amendement.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Sur la forme, la rédaction de l'amendement ne fonctionne pas : elle ne permet pas d'atteindre l'objectif visé.

Sur le droit d'option, on n'évitera pas qu'il faille revoter, le cas échéant, en fonction du choix du suppléant. Enfin, quand on est suppléant, on l'est pour la durée du mandat parlementaire. Le suppléant s'engage sur la durée et doit prendre en compte cet engagement dans sa trajectoire au niveau local.

L'amendement COM-22 rectifié n'est pas adopté.

Article 2

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Les amendements identiques COM-26 et COM-21 rectifié bis tendent à supprimer l'article 2 en raison des risques d'inconstitutionnalité qu'il comporte.

Les amendements COM-26 et COM-21 rectifié bis sont adoptés.

L'article 2 est supprimé.

Article additionnel après l'article 2

L'amendement COM-25 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.

Intitulé de la proposition de loi organique

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Avec l'amendement COM-4, M. Masson propose de modifier l'intitulé de la proposition de loi organique. Cela ne me paraît pas nécessaire. Avis défavorable.

L'amendement COM-4 n'est pas adopté.

La proposition de loi organique est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Articles additionnels avant l'article 1er

M. MASSON

12

Cumul du mandat de député ou de sénateur avec des mandats locaux non exécutifs

Rejeté

M. MASSON

17

Cumul du mandat de député ou de sénateur avec des mandats locaux non exécutifs

Rejeté

M. MASSON

18

Cumul du mandat de député ou de sénateur avec des mandats locaux non exécutifs

Rejeté

M. MASSON

19

Cumul du mandat de député ou de sénateur avec des mandats locaux non exécutifs

Rejeté

Article 1er
Cumul d'un mandat parlementaire avec les fonctions de maire,
d'adjoint au maire ou de maire délégué d'une commune de 10 000 habitants ou moins

M. MASSON

1

Suppression de l'article

Rejeté

M. LE RUDULIER, rapporteur

27

Suppression de l'incompatibilité d'un mandat parlementaire avec les fonctions de maire délégué d'une commune de 1 000 habitants ou moins ; coordination.

Adopté

M. MASSON

2

Cumul du mandat de député ou de sénateur avec des mandats locaux non exécutifs

Satisfait ou sans objet

M. MASSON

3 rect.

Cumul du mandat de député ou de sénateur avec des mandats locaux non exécutifs

Satisfait ou sans objet

M. MASSON

11 rect.

Cumul du mandat de député ou de sénateur avec des mandats locaux non exécutifs

Satisfait ou sans objet

M. MASSON

16

Cumul du mandat de député ou de sénateur avec des mandats locaux non exécutifs

Satisfait ou sans objet

M. PACCAUD

20 rect. bis

Suppression de l'incompatibilité d'un mandat parlementaire avec certaines fonctions exécutives locales

Satisfait ou sans objet

M. MASSON

24

Incompatibilité d'un mandat parlementaire avec les fonctions de conseiller municipal délégué.

Satisfait ou sans objet

M. MASSON

6

Seuil de population municipale pour l'application des règles d'incompatibilité

Satisfait ou sans objet

M. MASSON

7

Seuil de population municipale pour l'application des règles d'incompatibilité

Satisfait ou sans objet

M. MASSON

8

Seuil de population municipale pour l'application des règles d'incompatibilité

Satisfait ou sans objet

M. MASSON

9

Seuil de population municipale pour l'application des règles d'incompatibilité

Satisfait ou sans objet

M. MASSON

10

Seuil de population municipale pour l'application des règles d'incompatibilité

Satisfait ou sans objet

Mme LAVARDE

23 rect.

Cumul d'un mandat parlementaire avec les fonctions d'adjoint au maire

Satisfait ou sans objet

Article additionnel après l'article 1er

M. PELLEVAT

22 rect.

Droit applicable aux députés et sénateurs suppléants en situation d'incompatibilité

Rejeté

Article 2
Interdiction pour les parlementaires de percevoir des indemnités
pour l'exercice des fonctions de maire ou d'adjoint au maire

M. LE RUDULIER, rapporteur

26

Suppression de l'article

Adopté

M. PACCAUD

21 rect. bis

Suppression de l'article

Adopté

Article additionnel après l'article 2

Mme VERMEILLET

25

Participation des parlementaires aux réunions des conseils communautaires et comités syndicaux des EPCI de leur circonscription

Irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution

Intitulé de la proposition de loi organique

M. MASSON

4

Intitulé de la proposition de loi organique

Rejeté

Questions diverses

M. Patrick Kanner. - Permettez-moi de prendre la parole sur une situation qui me paraît assez exceptionnelle. Elle concerne la proposition de loi tendant à permettre l'examen par le Parlement de la ratification de l'ordonnance portant réforme de l'encadrement supérieur de la fonction publique de l'État, que nous allons examiner cet après-midi en séance publique.

Ce texte fait suite à la question d'actualité que Jean-Pierre Sueur a posée à la ministre Amélie de Montchalin le 2 juin dernier, ce dont je le remercie.

C'est d'abord la presse spécialisée qui s'est intéressée à ce texte. Aujourd'hui, la presse nationale généraliste s'en saisit et fait des commentaires à caractère politique.

Je m'élève très fortement contre la réponse apportée par la ministre à la question que lui a posée le journal Le Figaro : à la question « Que répondez-vous aux sénateurs qui déplorent le manque de débats autour de la réforme de la haute fonction publique ? », la ministre a répondu : « le Sénat nous offre un très triste spectacle. C'est un naufrage parlementaire et politique. »

Monsieur le président, je voulais exprimer solennellement, en commission des lois, le mécontentement que m'inspire cette réponse. Ces propos sont indignes d'une ministre et empiètent sur la séparation des pouvoirs entre l'exécutif et le législatif.

M. François-Noël Buffet, président. - Le Gouvernement avait le pouvoir d'inscrire lui-même la ratification de l'ordonnance à l'ordre du jour du Parlement. Il ne l'a pas fait, ce qui nous a contraints à présenter ce texte, pour avoir la discussion au Parlement. Nous aurons l'occasion de l'expliquer cet après-midi.

Proposition de loi tendant à reconnaitre aux membres de l'Assemblée nationale et du Sénat un intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir - Examen du rapport et du texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - Je laisse la parole à Maryse Carrère, rapporteure sur la proposition de loi tendant à reconnaître aux membres de l'Assemblée nationale et du Sénat un intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir, déposée par notre collègue Jean-Claude Requier.

Mme Maryse Carrère, rapporteure. - Mes chers collègues, nous avons tous connu la satisfaction de voir adopter un amendement auquel nous tenions particulièrement, mais combien d'entre nous se sont désespérés d'attendre la publication des règlements d'application nécessaires à son entrée en vigueur ?

C'est notamment contre cette situation frustrante que la présente proposition de loi, déposée par Jean-Claude Requier, président du groupe RDSE, et plusieurs de ses collègues, tend à lutter, puisqu'elle vise à reconnaître aux membres de l'Assemblée nationale et du Sénat un intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif.

Si, en vertu de l'article 24 de la Constitution, le Parlement « contrôle l'action du Gouvernement », aucun mécanisme ad hoc de nature constitutionnelle ou législative ne lui permet d'obtenir la publication d'instruments d'application manquants. En effet, aucune règle ne fixe le délai maximum dont dispose le Gouvernement pour prendre ses décrets. Certes, la circulaire du Premier ministre du 29 février 2008 relative à l'application des lois fixe un délai de six mois, mais ce texte n'a pas de portée normative effective. Seule demeure, en théorie, la possibilité ouverte à l'Assemblée nationale de mettre en oeuvre la responsabilité du Gouvernement, en application de l'article 50 de la Constitution.

Face à cette absence de mécanisme institutionnel, le Sénat a choisi d'offrir un traitement politique à la question de l'application des lois, en publiant, depuis 1972, un bilan annuel ainsi que certains bilans exceptionnels et en organisant des débats en séance publique dédiés à cette question, en présence du ministre chargé des relations avec le Parlement.

Il faut le reconnaître, les bilans d'application récents témoignent de taux d'application globalement satisfaisants, qui s'expliquent, notamment, par le réel travail de suivi du Secrétariat général du Gouvernement. Comme l'a confirmé Claire Landais lors de son audition, le Gouvernement n'utilise pas le veto implicite qui lui est offert par la Constitution, mais s'efforce, au contraire, de veiller à la publication des décrets d'application dans le délai indicatif de six mois que fixe la circulaire de 2008.

Toutefois, malgré ces efforts, certains règlements manquent à l'appel et les parlementaires se trouvent désarmés pour réclamer leur publication. L'absence de mécanisme institutionnel permettant au Parlement d'obtenir la publication d'instruments d'application manquants est d'autant plus frustrante que le juge administratif a reconnu cette faculté aux justiciables, sous certaines conditions.

Ainsi, le Conseil d'État considère, depuis sa décision « Veuve Renard » de 1964, que l'absence de publication d'instruments d'application dans un délai raisonnable constitue la méconnaissance d'une obligation permettant d'engager la responsabilité de l'État. Le Conseil d'État a également jugé illégal le refus du Premier ministre de prendre un décret d'application qui n'était pas explicitement prévu par la loi, mais qui était, dans les faits, nécessaire à son entrée en vigueur. Dans ces circonstances, le juge administratif n'hésite pas à utiliser le pouvoir d'injonction qu'il détient depuis 1995 pour contraindre le pouvoir réglementaire à prendre les instruments manquants.

Alors que ce recours se montre efficace, le juge administratif s'est toujours montré frileux à l'ouvrir aux parlementaires, considérant qu'ils ne disposaient pas d'un intérêt à agir suffisant.

Dans certains cas, il a contourné le problème en se fondant sur une autre qualité du requérant-parlementaire pour ouvrir le recours. Dans d'autres cas, il a évité le problème en rejetant la requête au fond, sans se prononcer sur sa recevabilité. Puis, en 2011, à l'occasion d'une saisine de notre collègue Jean Louis Masson, le Conseil d'État a abandonné cette stratégie, en indiquant clairement que le requérant « qui se prévaut des qualités de citoyen, d'usager des services publics, d'élu et de parlementaire, ne justifie pas d'un intérêt lui donnant qualité pour former un recours pour excès de pouvoir contre le refus de prendre [un] décret ».

Plusieurs raisons sont avancées par le juge administratif pour motiver ce refus. L'une d'elles tiendrait à l'indivisibilité de la souveraineté nationale, dont seul le Parlement, et non chacun de ses membres, est l'expression. Une autre raison serait une potentielle atteinte à la séparation des pouvoirs : ouvrir un intérêt à agir aux parlementaires placerait le juge administratif en arbitre entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif.

Face à ce constat, l'article unique de la présente proposition de loi tend à modifier l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires afin de créer une présomption irréfragable d'intérêt à agir au bénéfice des membres de l'Assemblée nationale et du Sénat pour introduire un recours pour excès de pouvoir contre les principaux actes ayant fait l'objet de recours dans les affaires introduites par des parlementaires devant le juge administratif.

Le premier d'entre eux vise le refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative. Il s'agit, par exemple, de l'hypothèse rencontrée dans l'affaire, que j'évoquais tout à l'heure, portée devant le Conseil d'État par le sénateur Jean Louis Masson.

Cette proposition de loi tend également à reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires pour introduire un recours pour excès de pouvoir contre une ordonnance prise sur le fondement de l'article 38 de la Constitution qui méconnaîtrait le champ d'habilitation fixé par le législateur. Notre collègue Jean-Pierre Sueur peut nous parler de ce cas de figure, puisqu'il correspond à un recours qu'il a introduit.

Enfin, la proposition de loi tend également à reconnaître un tel intérêt à agir pour contester « un acte réglementaire autorisant la ratification ou l'approbation d'un traité lorsque le moyen unique soulevé est tiré de ce que cette autorisation aurait dû être accordée par la loi en vertu de l'article 53 de la Constitution ».

La rédaction de cette proposition de loi reprend celle qui a été proposée en séance publique par Jean-René Lecerf, rapporteur au nom de la commission des lois d'une précédente proposition de loi qui avait le même objet, qui émanait également du groupe RDSE et qui avait été examinée au début de l'année 2011. Cette proposition de loi avait été rejetée, mais le contexte politique semble avoir changé, puisque le dépôt de la présente proposition de loi fait suite à une déclaration prononcée le 1er octobre 2020 par le président du Sénat, dans laquelle il défendait la nécessité de « réfléchir à une procédure [...] qui permette au Parlement de saisir le juge administratif lorsqu'un décret d'application manque à l'appel ».

Je partage cette volonté du président du Sénat, à laquelle la présente proposition de loi peut répondre. En outre, le mécanisme proposé permettra une contestation efficace des ordonnances prises sur le fondement de l'article 38 de la Constitution. En l'état du droit, le législateur n'a en effet d'autre possibilité que de modifier le contenu des ordonnances qu'il juge contraires à l'habilitation donnée, par l'intermédiaire de dispositions modificatrices prises, le plus souvent, lorsque le texte de ratification de l'ordonnance en cause est soumis à son examen.

Par ailleurs, les travaux que j'ai conduits m'ont rassurée sur la constitutionnalité de cette proposition de loi.

En ce qui concerne une éventuelle violation du principe de la séparation des pouvoirs, rappelons-nous que certains mécanismes de contrôle de l'action du Gouvernement sont prévus par la loi « ordinaire », sans base constitutionnelle. C'est le cas des offices et délégations, et ce fut longtemps celui des commissions d'enquête, avant leur consécration dans la Constitution en 2008.

Il convient également de constater que la présente proposition de loi ne crée pas de nouveaux recours, mais aménage un recours existant, déjà largement ouvert par le juge. Certaines dispositions existantes créent d'ailleurs des présomptions légales d'intérêt à agir en faveur des membres du Gouvernement. C'est notamment le cas de l'article L. 211-2 du code de la propriété intellectuelle.

En outre, le recours pour excès de pouvoir conduit, par définition, le juge administratif à apprécier la conformité des actes réglementaires au corpus législatif et à apprécier la légalité des éventuels refus de prendre des instruments d'application. Ainsi, cette voie de recours est déjà, de manière objective, un instrument de régulation des relations entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif en tant qu'elle permet de faire concrètement respecter la hiérarchie des normes.

De plus, je souhaite rappeler que certaines lois ou certaines décisions juridictionnelles ont incidemment impacté les relations entre le juge administratif et les pouvoirs exécutif ou législatif sans que la constitutionnalité de ces dispositifs ait été remise en cause. L'exemple le plus marquant est la loi du 8 février 1995, qui a offert un droit d'injonction au juge administratif à l'encontre du pouvoir réglementaire. Le même constat peut être formulé à la lecture de la décision du Conseil d'État « Président de l'Assemblée nationale » du 5 mars 1999, par laquelle le juge administratif s'est reconnu compétent, en certaines circonstances, pour connaître des actes émanant du pouvoir législatif.

Aussi, je propose à la commission des lois de voter favorablement le dispositif de cette proposition de loi sous réserve de trois modifications.

En premier lieu, je vous propose, par un amendement, de restreindre le champ de l'intérêt à agir aux seuls présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat ainsi qu'aux présidents de leurs commissions permanentes. Il convient, en effet, de privilégier, en la matière, un droit d'agir « institutionnel », permettant au Sénat, en tant qu'institution, de faire assurer le respect de la volonté du législateur par le pouvoir réglementaire.

L'ouverture d'un intérêt à agir limité à ces organes est, en outre, cohérente avec l'article 19 bis A du Règlement du Sénat, qui confie aux commissions permanentes le suivi de l'application des lois. L'intérêt à agir laissé aux présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat leur permettra, le cas échéant, de faire droit à des demandes de recours n'émanant pas des présidents des commissions permanentes.

En deuxième lieu, je vous propose de permettre un recours contre tout refus de prendre une mesure réglementaire d'application d'une disposition législative, et non contre les seuls refus du Premier ministre. Cette précision permettra notamment les recours contre les refus de prendre des arrêtés ministériels rendus directement nécessaires par une disposition législative ou rendus nécessaires pour l'entrée en vigueur d'un décret d'application.

Enfin, je vous propose d'ouvrir les recours contre une ordonnance dès lors qu'un des moyens soulevés porte sur le non-respect du champ de l'habilitation donnée par le Parlement, et non lorsqu'il s'agit de l'unique moyen soulevé. Élargir le champ des moyens pouvant motiver la saisine réduira les cas dans lesquels le recours ultérieur d'une tierce personne sera nécessaire pour purger une ordonnance de l'ensemble de ses griefs.

Pour terminer, je précise que la modification apportée à l'article 1er a été faite avec l'accord de l'auteur de la proposition de loi.

Mme Nathalie Goulet. - Je veux remercier la rapporteure de son travail. Nous sommes dans l'ensemble très favorables à cette proposition de loi, dont l'objet recouvre d'ailleurs le problème des ordonnances. Il y a une vraie connexité entre ce texte et celui que Patrick Kanner vient d'évoquer.

Le suivi de l'application des textes était jadis confié à une délégation spéciale, que présidait notre collègue David Assouline. La réforme du Sénat a conduit à la supprimer, pour conférer à chaque commission le suivi des textes qui la concernent.

Cette proposition de loi résulte d'une très bonne initiative. Cependant, restreindre le champ de l'intérêt à agir aux seuls présidents des assemblées parlementaires et présidents des commissions permanentes laissera peu de chances de saisine aux groupes minoritaires et d'opposition. Nous risquons de rencontrer les mêmes déboires que pour les levées d'immunité parlementaire. Il faut protéger les droits des minorités et de l'opposition et, peut-être, ouvrir la possibilité de faire un recours aux présidents des groupes politiques. Sinon, nous nous retrouverons dans une équation qui ne me semble pas acceptable démocratiquement.

M. Jean-Pierre Sueur. - Je tiens d'abord à souligner le grand intérêt de cette proposition de loi et à remercier son auteur, Jean-Claude Requier, ainsi que la rapporteure.

C'est un vrai problème qui est posé. J'ai eu l'occasion de le vérifier en 2004, où j'ai eu l'honneur de me transporter au Conseil d'État pour présenter un recours, au nom de 60 sénateurs, contre une ordonnance sur les partenariats public-privé qui, à notre sens, ne respectait pas les termes de la loi d'habilitation. Dans sa décision, le Conseil d'État a décidé que cette ordonnance, étant citée dans une disposition tout à fait secondaire d'une loi relative à la santé adoptée par voie d'amendement, était ratifiée automatiquement, sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité d'un parlementaire à effectuer une saisine devant le Conseil d'État.

Le Conseil d'État a ensuite reçu diverses saisines de parlementaires, à d'autres titres. Ainsi, Didier Migaud a été reconnu comme pouvant faire un recours en sa qualité de consommateur de produits pétroliers - il dispose d'une voiture et peut acheter de l'essence... M. François Bayrou a également été considéré comme légitime à déposer un recours en tant qu'actionnaire d'une société d'autoroute. Le comble a été le recours contre la publicité sur les chaînes de télévision de notre ancienne collègue Nicole Borvo Cohen-Seat, qu'elle a pu faire en tant qu'usagère des services de télévision... Il y a là quelque chose d'assez grotesque.

Il est donc très bienvenu de prévoir que les parlementaires sont susceptibles, comme tous les citoyens, de saisir le Conseil d'État sur le défaut de publication des décrets ou de ratification des ordonnances, qui, à ce titre, ont un statut de texte à caractère administratif ou réglementaire.

Cependant, comme Nathalie Goulet, je déplore, madame la rapporteure, alors que le texte initial de la proposition de loi conférait cette possibilité de saisine à tous les parlementaires, que vous reveniez en arrière. Pourquoi la limiterait-on aux seuls présidents de commission et présidents des assemblées parlementaires ? Je ne le comprends pas, dès lors que tous les citoyens peuvent exercer un recours. Déposer un amendement de repli visant à ajouter les présidents de groupe réglerait la question des minorités et des oppositions.

Pour ma part, je voterai contre votre amendement. Je pense qu'il faut revenir à la rédaction initiale, qui était excellente.

Mme Maryse Carrère, rapporteure. - Monsieur Sueur, nous nous sommes aussi posé la question. Nous avons également beaucoup réfléchi avec l'auteur du texte sur l'opportunité d'ouvrir ce droit de recours à près de 1 000 nouveaux requérants. Certes, le citoyen peut déjà saisir le Conseil d'État, mais il s'agit ici d'institutionnaliser le droit au recours des parlementaires.

Après une longue réflexion, nous avons fait le choix de restreindre ce droit aux présidents des deux assemblées et aux présidents des commissions permanentes, ce qui laisse une porte ouverte aux droits de l'opposition et des minorités, par le biais de la commission des finances, qui est systématiquement présidée par un parlementaire de l'opposition. En effet, nous avons fait le choix de ne pas restreindre au périmètre de chaque commission la possibilité de recours : n'importe quelle commission pourrait se saisir d'un recours sur n'importe quel sujet. Au reste, les présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale pourront profiter de leur position pour porter certains recours, à l'initiative d'autres parlementaires, s'ils les jugent pertinents.

Cet amendement a aussi pour objet de limiter les recours abusifs : nous ne voudrions pas que cet outil devienne une tribune politique sur tous les sujets, au profit de quelques parlementaires en mal d'audience.

Enfin, la nécessité d'appliquer la loi n'est pas un sujet au Sénat : je vois mal le président de la commission des lois refuser d'utiliser une prérogative allant dans le sens de l'application de la loi !

M. François-Noël Buffet, président. - Aujourd'hui, le président de la commission des finances est toujours un élu de l'opposition sénatoriale, ce qui répond à la préoccupation de certains sur la dimension partisane.

Par ailleurs, le recours pour excès de pouvoir que vise la proposition de loi n'est pas une action politique au sens premier du terme. C'est un geste technique : il s'agit de faire constater qu'une carence existe et, ainsi, de faire respecter les droits du Parlement, en permettant que celui-ci aille au bout des choses.

M. Guy Benarroche. - Pour désamorcer cette critique, on pourrait envisager que les présidents de groupes politiques puissent aussi déposer un recours pour excès de pouvoir. De fait, le président de la commission des finances ne représente qu'un des groupes de l'opposition !

Mme Maryse Carrère, rapporteure. - Nous nous sommes posé la question, mais les présidents de groupe ne sont pas chargés de l'application des lois qui est l'objet essentiel du droit d'agir qui serait ouvert par cette proposition de loi : c'est la commission qui joue ce rôle.

M. François-Noël Buffet, président. - En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, il nous revient d'arrêter le périmètre indicatif de la proposition de loi. Je vous propose de considérer que ce périmètre inclut des dispositions relatives à l'intérêt à agir des membres du Parlement devant le juge administratif.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

Mme Maryse Carrère, rapporteure. - Nous avons déjà débattu de l'amendement COM-1.

M. Jean-Pierre Sueur. - La première intention du texte était que tous les parlementaires disposent de cette prérogative. Il n'y a pas de risque d'encombrement : aujourd'hui, 40 millions de personnes peuvent d'ores et déjà saisir le Conseil d'État !

Si cet amendement est adopté, je déposerai un amendement pour revenir au texte initial, qui était excellent. Je suis également disposé à déposer un amendement de repli pour que les présidents de groupe puissent eux aussi agir.

L'amendement COM-1 est adopté.

Mme Maryse Carrère, rapporteure. - L'amendement COM-2 précise que le recours est possible contre tout refus de prendre une mesure réglementaire, et non contre les seuls refus du Premier ministre. C'est un élargissement.

L'amendement COM-2 est adopté.

Mme Maryse Carrère, rapporteure. - L'amendement COM-3 vise également à élargir le champ de la mesure, en tendant à permettre les recours contre une ordonnance dès lors que l'un des moyens soulevés porte sur le non-respect du champ de l'habilitation, et non lorsqu'il s'agit de l'unique moyen soulevé.

L'amendement COM-3 est adopté.

M. François-Noël Buffet, président. - Je vais mettre aux voix l'ensemble de la proposition de loi.

M. Jean-Pierre Sueur. - Nous nous abstenons !

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examiné par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

Mme Maryse CARRÈRE, rapporteure

1

Limitation de l'intérêt à agir aux présidents des assemblées parlementaires et présidents de leurs commissions permanentes

Adopté

Mme Maryse CARRÈRE, rapporteure

2

Ouverture du champ de la saisine en matière d'application des lois

Adopté

Mme Maryse CARRÈRE, rapporteure

3

Assouplissement des conditions de recours contre une ordonnance

Adopté

La réunion est close à 11 h 35.

La réunion, suspendue à 11 h 35, est reprise à 13 h 40.

Mission d'information sur la sécurité d'acheminement des communications d'urgence - Audition de M. Guillaume Poupard, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI)

Mme Catherine Di Folco, présidente. - Le 2 juin dernier, une panne massive de plus de 7 heures a rendu impossible l'acheminement de près de 12 000 appels vers les numéros d'urgence : le 15 pour les SAMU, le 17 pour la police, le 18 pour les sapeurs-pompiers et le 112, numéro européen d'appel dont on saura bientôt s'il deviendra « unique ».

Les conclusions de l'enquête interne diligentée par la société Orange, dont nous avons reçu hier le PDG Stéphane Richard, concluent à un dysfonctionnement « logiciel » sans doute provoqué « par une opération de modernisation et d'augmentation capacitaire du réseau, débutée début mai, pour répondre à l'accroissement du trafic ».

Depuis la remise de ces conclusions, notre mission d'information a entendu Didier Vidal, administrateur interministériel des communications électroniques de défense qui nous a fourni certains éclaircissements sur les obligations légales s'imposant aux opérateurs et à leur contrôle.

Nous avons également pu prendre connaissance des conclusions du rapport du 19 juillet dernier commandé par le Premier ministre et piloté par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) dont nous recevons aujourd'hui le directeur général, Guillaume Poupard. Selon ces conclusions, un « dysfonctionnement de l'équipement a été causé par une manipulation de l'opérateur » et les échanges techniques entre l'opérateur et le fournisseur de ces équipements sont intervenus « très tard » dans le but de rétablir le service.

Devant les risques vitaux que font courir de telles pannes, le Sénat a souhaité prendre toute la mesure du dysfonctionnement survenu en instituant la présente mission d'information composée de Jean-Pierre Vogel, Patrick Chaize et Jean-Michel Houllegatte, respectivement désignés par les commissions des finances, des affaires économiques et du développement durable. La commission des lois a nommé Françoise Dumont, Loïc Hervé et Patrick Kanner, tous trois rapporteurs de la proposition de loi visant à consolider notre modèle de sécurité civile dite « Matras » au sein de laquelle le Sénat a introduit un article 9 bis à l'initiative du Gouvernement afin de prévenir les pannes futures.

Je vous prie de bien vouloir excuser Marie-Pierre Richer, rapporteur pour la commission des affaires sociales, qui ne peut être parmi nous aujourd'hui.

Monsieur Poupard, nous vous remercions de nous faire partager votre point de vue sur les circonstances de cette panne et de nous apporter votre éclairage sur les conclusions du rapport précité.

M. Guillaume Poupard, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information. -L'Anssi est chargée de la sécurité informatique : notre métier est de parer aux attaques informatiques. Or, les analyses dont nous disposons sur l'incident qui vous occupe montrent qu'il s'agit d'une panne, pas d'une attaque. Cependant, nous en avons été saisis par plusieurs canaux : d'abord l'Agence entretient des liens étroits avec les opérateurs télécoms, nous les régulons au titre de la cybersécurité ; nous avons des liens de partenariat opérationnels et, via la commission consultative chargée d'émettre un avis sur les matériels susceptibles de porter atteinte à l'intimité de la vie privée et au secret des correspondances, dite « commission R. 226 » en référence à l'article du code pénal qui porte sur le sujet, l'Agence autorise ou refuse la vente ou l'achat des équipements, selon qu'ils sont susceptibles de mettre à mal ce secret. Notre mission est d'assurer que le réseau soit robuste dans la durée, c'est-à-dire qu'il reste hors du contrôle par des tiers. Enfin, depuis 2015, l'Anssi participe à toute cellule interministérielle de crise, car toute crise oblige désormais à se poser la question de l'attaque informatique, que l'attaque ait provoqué la crise, ou bien que nos adversaires profitent de la crise pour nous attaquer sur le plan informatique, par opportunisme. Ce sont toutes ces raisons qui ont conduit le Gouvernement à nous confier ce travail d'enquête sur cet incident.

Nous avons conduit notre analyse avec l'inspection générale de l'administration (IGA), l'inspection générale des affaires sociales (IGAS), le Commissariat aux communications électroniques de défense (CCED) et le Conseil général de l'économie (CGE), avec l'objectif de comprendre ce qui s'est passé et comment ont fonctionné les mécanismes de détection des crises. Nous avons travaillé en toute confiance avec Orange. Les relations ont été très bonnes et la coopération de l'entreprise a été totale.

L'incident résulte, principalement, du dysfonctionnement d'un équipement. Il faut savoir que deux réseaux de télécommunications cohabitent : d'une part, le réseau téléphonique commuté (RTC), technologie historique utilisée pour fournir un service de téléphonie fixe et qui est en voie de disparition et, d'autre part, le réseau via internet ou IP, de nouvelle génération et sur lequel les opérateurs investissent. La transition sera nécessairement longue, car les réseaux sont massifs, ce qui oblige les équipements à faire la passerelle, via les call servers, entre les appareils utilisés pour distribuer les appels selon leurs points d'origine jusqu'à leur destination. Ce sont ces appareils qui ont dysfonctionné, à la suite d'une manoeuvre réalisée par Orange pour augmenter la capacité du réseau. Orange n'ayant pas jugé cette manoeuvre comme étant critique, elle ne l'a pas testée sur une plateforme de pré-production, mais a procédé directement sur le réseau et sur tous les équipements. Ce risque était apparu proportionné à l'entreprise dès lors qu'elle n'avait pas jugé l'opération critique.

Cette manoeuvre a révélé ensuite un défaut des équipements eux-mêmes, un défaut non connu et donc difficilement prévisible, comme cela se passe dans un bug informatique. L'opérateur a perdu le contrôle, que seul l'équipementier a pu reprendre, mais après un délai nécessairement plus long. D'un événement qui aurait pu ne durer que quelques minutes, et passer inaperçu, nous sommes passés à un incident qui a duré sept heures, avec des équipements qui ne répondaient plus, comme cela s'est d'ailleurs passé avec l'incident que Facebook a subi cette semaine. Il a fallu intervenir sur les équipements eux-mêmes, et passer par l'équipementier.

Nous comprenons donc parfaitement l'incident qui s'est produit : ce dysfonctionnement a commencé par une prise de risque de l'opérateur qui a révélé un défaut de l'équipement, lequel a dû être corrigé par l'équipementier.

Notre rapport examine également la gestion de crise. J'ai appris à cette occasion, avec étonnement, que les numéros d'urgence sont des numéros comme les autres, au sens où les numéros courts - par exemple le 18 - sont transcrits vers des numéros longs par l'opérateur, sans procédure particulière de sécurité, ni réseau dédié. Ces numéros d'urgence ne font pas non plus l'objet d'une supervision dédiée, ni par l'État ni par les opérateurs, ce qui explique qu'il ait fallu un certain temps avant de réaliser qu'ils étaient affectés. Les premiers signalements des défauts de service sont venus des entreprises, l'impact a été bien plus large que sur les seuls numéros d'urgence.

J'insiste sur la très bonne coopération avec Orange  qui souhaite effectivement faire évoluer les choses. Nous en sommes tous convaincus, il faut renforcer les moyens d'exploitation et la procédure de gestion de crise, et il faut également prévoir une supervision des numéros d'urgence. Pendant la coupure, nous n'étions pas capables de circonscrire le problème, l'information remontait des préfectures, sans supervision d'ensemble. Il s'agit d'un point décisif à changer. Car, avant de pouvoir traiter la crise, il faut savoir précisément ce qui se passe.

M. Jean-Michel Houllegatte, rapporteur. - J'associe Patrick Chaize à mes questions. Nous vous avions auditionné en 2019 lors de l'examen de la proposition de loi visant à sécuriser le déploiement de la 5G. Vous nous aviez alors sensibilisés aux missions de l'Anssi. Vous paraissez déplorer aujourd'hui l'absence de culture de la gestion de crise. Vous dites que l'Agence se situe du côté de la sûreté plutôt que de la sécurité. Ne vous semblerait-il pas utile d'élargir ses missions ? L'incendie du serveur d'OVHCloud qui s'est produit le 9 mars dernier a fait des dégâts, y compris pour nos collectivités territoriales : n'est-ce pas une raison supplémentaire de vous intéresser à la robustesse des réseaux et des équipements ? Ne craignez-vous pas le risque que les opérateurs, qui se focalisent sur les fonctions commerciales, ne perdent toute compétence de gestion des équipements ? Comment faire pour que les opérateurs conservent leur culture technique ?

Enfin, comment assurer la prise en compte de vos recommandations, qui visent autant les pouvoirs publics que les opérateurs ? La culture du risque est peu diffusée dans les services, bien moins que dans l'industrie. Comment faire pour que votre mission ne se borne pas à ce rapport fait sous le feu de l'actualité ?

M. Guillaume Poupard. - Je ne dirai pas qu'Orange manque de culture de crise, parce qu'il y a toujours des problèmes à gérer dans les télécommunications. L'entreprise y est très bien rompue. Mais cette fois, le risque a été mésestimé, ce qui explique la procédure retenue. Cet incident nous démontre qu'il faut identifier les numéros d'urgence comme plus critiques, ce qui n'a pas été fait jusqu'ici. Des évolutions réglementaires sont donc nécessaires, à définir en partenariat avec les opérateurs, avec qui il faut travailler en confiance.

Les termes de sûreté et de sécurité sont une source de confusion, en partie parce qu'on ne leur donne pas le même sens selon les secteurs. Ce qui nous importe, à l'Anssi, c'est l'intentionnalité, qui distingue la panne de la malveillance ou de l'attaque. Je ne demande pas l'extension de nos missions à l'examen de la robustesse des équipements et des réseaux, même si le sujet est lié à la sûreté. D'autres acteurs s'y intéressent en particulier, nous sommes transverses, c'est notre avantage. La réglementation peut aider à mieux prévenir les difficultés, mais l'Anssi ne peut évidemment pas vérifier chaque système, il faut responsabiliser les acteurs pour qu'ils fassent cet effort de robustesse sur leurs systèmes.

L'évolution des compétences des opérateurs est un sujet majeur. Chez nombre de nos partenaires européens, les télécoms ont été considérés comme un secteur économique comme un autre, où l'intervention de l'État serait néfaste, ce qui explique que l'État s'en est désengagé, et qu'il n'entretient plus de lien de confiance avec les opérateurs. Or, avec la 5G, la question de la sécurité et de la sûreté passe par la maîtrise des réseaux. Nombre d'opérateurs en Europe ont investi seulement dans leurs forces commerciales et juridiques, ils ne savent quasiment plus opérer leurs réseaux ; c'est une catastrophe en cas de panne, car ils se trouvent alors parfaitement démunis. Notre situation est différente et plutôt vertueuse : grâce à la commission R. 226, nous avons toujours considéré comme importante cette question de la maîtrise technique et nous avons voulu assurer que les opérateurs maintiennent leurs compétences techniques. Cela nous distingue en Europe. Nos quatre opérateurs sont, à ce titre, exemplaires dans leur capacité à concevoir et opérer leurs réseaux. Il faut que cela perdure, mais c'est difficile, car tout se complexifie, les risques de panne sont plus nombreux. Cependant, il ne faut pas lâcher, les quatre opérateurs en sont conscients, l'État doit continuer à jouer son rôle. La situation est donc plutôt bonne, paradoxalement, et il faut poursuivre en ce sens.

Sur la mise en oeuvre de nos propositions, je me félicite que Didier Vidal, l'administrateur interministériel des communications électroniques de défense, s'en soit saisi et qu'il en ait profité pour réactiver la commission interministérielle dédiée. C'est le lieu idoine pour la mise en place. Une première réunion est programmée avec Cédric O, reste à définir les investissements nécessaires et leur répartition. En tout état de cause, l'Anssi sera en soutien sur ces questions techniques.

M. Jean-Michel Houllegatte, rapporteur. - Concernant le déploiement de la 5G, le Sénat a mis en avant cinq critères importants pour l'analyse de toute nouvelle technologie : ses apports économiques, son empreinte environnementale, son possible impact sanitaire, mais aussi les risques posés à la souveraineté et l'aspect territorial de son déploiement : il ne faut pas que les territoires ruraux soient délaissés. Les réseaux sont toujours plus vitaux pour nos activités économiques.

À la fin du XIXe siècle, confrontés à des explosions de chaudières à vapeur, puis à des incendies d'équipements électriques, des industriels ont constitué l'Association alsacienne des propriétaires d'appareils à vapeur, devenue aujourd'hui le groupe Apave. Faudrait-il une initiative semblable dans le domaine des télécommunications, afin qu'un organisme certificateur puisse tester la résilience des équipements et des réseaux, effectuer des audits et formuler des recommandations ? On a beaucoup appréhendé les risques industriels, plus visibles, mais on n'est pas à l'abri de désastres dans ce domaine-ci.

M. Guillaume Poupard. - Le groupe Apave est justement venu à notre rencontre, il y a quelques mois, dans la logique que vous décrivez. La raison d'être d'un tel groupe est bien de garantir la confiance dans les systèmes et l'extension de son domaine d'action au numérique apparaît indispensable à notre époque. Plus largement, on peut se demander comment la confiance dans les systèmes numériques peut être acquise. La confiance, non la sécurité, est une fin en soi ! Pour ce faire, l'outil de la certification peut être décliné sous diverses formes.

Il faut être en mesure de certifier la sécurité de produits et de systèmes. Nous imposons donc aux opérateurs régulés d'effectuer des audits réguliers de leurs systèmes d'information. L'Anssi porte en la matière un dispositif de qualification via lequel nous garantissons au nom de l'État que telle ou telle société privée est compétente pour réaliser des audits de sécurité numérique, mais aussi digne de confiance. Il y a des gens très compétents à qui l'on ne peut pas faire confiance ! L'inverse est tout aussi dangereux...

L'un de nos référentiels de qualification concerne la cinquantaine de prestataires d'audits de sécurité des systèmes d'information qui existe en France, c'est un marché considérable. L'Anssi réalise elle-même certains audits, dans des cas particuliers. La loi nous offre aussi la possibilité de réaliser des contrôles chez les opérateurs régulés et nous commençons seulement à le faire, après leur avoir laissé le temps de se mettre en conformité. L'Anssi a aussi une capacité d'inspection dans le secteur public. Par l'audit et le contrôle, on améliorera progressivement la confiance dans la sécurité des systèmes critiques.

Ces modes de régulation des opérateurs d'importance vitale dans le domaine numérique et notre capacité à réaliser des audits et de contrôle résultent des dispositions du code des postes et des communications électroniques concernant les opérateurs télécoms. Nous avons une longue expérience d'audit chez les opérateurs. Nous ne pouvons pas tout contrôler, mais nous examinons des systèmes critiques. J'avoue que nous ne nous étions pas penchés sur les numéros d'urgence, mais plutôt sur des fonctionnalités particulières, pour vérifier leur niveau de sécurité et formuler des recommandations.

Nous portons aujourd'hui cette approche fondée sur la certification à l'échelle européenne, qui est de plus en plus pertinente pour ce genre de systèmes. Un problème sur le réseau électrique à l'autre bout de l'Europe peut vite en causer un en France. Des schémas de certification reconnus à l'échelle européenne se mettent en place depuis le EU Cybersecurity Act de 2019.

On travaille de plus en plus en Europe sur des systèmes très complexes, comme les services de cloud car il est impératif de pouvoir estimer le degré de confiance qu'on peut avoir en tel ou tel de ces services. La définition de la certification européenne de niveau élevé pour ces services est aujourd'hui un enjeu majeur et imposer que ces services soient soumis au droit européen pour ce niveau de certification, comme la France le défend, ne fait malheureusement pas consensus à l'échelle européenne. L'Europe assumera-t-elle que, pour les systèmes les plus critiques, le droit américain - demain le droit chinois - n'ait pas sa place ici ? D'autres États membres n'acceptent pas cette logique de souveraineté.

Nous sommes parvenus bien loin des numéros d'urgence, mais il est toujours question de la confiance que l'on peut avoir dans les systèmes numériques critiques.

Mme Catherine Di Folco, présidente. - Que pensez-vous de la proposition de faire du 112 le numéro universel pour les appels d'urgence ? Cela aurait-il un impact positif ou négatif sur la fiabilité du système ?

M. Guillaume Poupard. - Ce sujet ne rentre pas du tout dans mes prérogatives, et je ne voudrais pas laisser ma santé dans cette controverse ! Ce que j'observe est que, techniquement parlant, beaucoup de centrales d'appel reposent sur des technologies très obsolètes. Cela ne pourra pas durer et il faut les moderniser. Chaque département achète aujourd'hui séparément sa solution, alors qu'ils ont tous des besoins similaires. Une mutualisation ne paraît pas absurde, mais le diable est dans les détails.

Là encore, il s'agit d'un sujet de souveraineté. En voulant bien faire, ne confions pas ces systèmes d'urgence à des acteurs qui ne mériteraient pas notre confiance ! Dans le numérique, les mieux-disants ne sont pas forcément les Français ou les Européens, alors qu'il faut garder une vraie maîtrise de ces systèmes.

Mme Catherine Di Folco, présidente. - Selon vous, l'article 9 bis de la proposition de loi « Matras » répond-il fidèlement aux préconisations du rapport ?

M. Guillaume Poupard. - Cet article, issu d'un amendement gouvernemental, va dans le bon sens. C'est un point de départ nécessaire, il faudra s'assurer d'une mise en oeuvre ambitieuse et bien financée de ces dispositions.

Mme Marie Mercier. - Vous avez déclaré que les représentants d'Orange s'étaient montrés très coopérants, mais avaient-ils le choix ? Ne sont-ils pas soumis à une obligation de coopération avec l'Anssi ?

M. Guillaume Poupard. - Bien sûr, cette obligation ne fait débat ni dans les textes ni dans les faits. Pour autant, j'ai immédiatement perçu qu'ils avaient été personnellement touchés par ce qui s'était produit. Les opérateurs veulent que leur réseau fonctionne, au-delà du simple aspect commercial. Ils auraient pu pinailler, prendre leur temps, mais ils ont plutôt fait preuve de beaucoup de bonne volonté, ils ont cherché à comprendre l'incident et à en tirer les conséquences en interne. Ils reconnaissent les erreurs commises. De fait, les réseaux iront toujours en se complexifiant et il y aura de plus en plus de risques d'erreur et de panne.

Mme Catherine Di Folco, présidente. - Des pannes de ce type surviennent ailleurs en Europe. Comment s'expliquent-elles ?

M. Guillaume Poupard. - Le premier problème est la complexification croissante des réseaux. Chaque génération de réseau mobile est plus compliquée que la précédente. On corrige des fragilités, mais on en crée de nouvelles. En outre, les générations précédentes ne disparaissent pas : elles s'empilent, de la 2G à la 5G, tandis que les réseaux doivent interagir entre eux, par des passerelles souvent très fragiles. Des équipements subsistent qui n'avaient pas vocation à perdurer, mais restent nécessaires. C'est le cas des call servers en cause le 2 juin. Il faut « bricoler » des architectures complexes. C'est la porte ouverte à des pannes, en dépit de la compétence et de la bonne volonté des opérateurs.

L'expertise technique reste indispensable. Quand les opérateurs se désengagent, le résultat est catastrophique. Il est arrivé, à l'étranger, que des réseaux tombent en panne sans que personne ne sache pourquoi ! Il faut garder la maîtrise de ces réseaux, même si cela coûte cher.

Mme Catherine Di Folco, présidente. - L'argent n'est rien à côté des vies mises en danger du fait de cette panne !

M. Guillaume Poupard. - On oublie trop souvent ce principe au moment de rendre des arbitrages budgétaires...

Mme Catherine Di Folco, présidente. - Il faut que ce qui s'est passé le 2 juin serve de leçon. Merci beaucoup d'avoir participé à cette audition ; votre éclairage était fort intéressant.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 30.