AUDITIONS

I. AUDITIONS DU MERCREDI 2 MAI 2001

A. AUDITION DE M. ALAIN JUPPÉ, ANCIEN PREMIER MINISTRE

M. LAMBERT, Président .- J'accueille M. Alain JUPPE, ancien Premier ministre. Merci d'avoir accepté notre invitation. Nous sommes dans une formation très élargie, car la Commission des Finances a souhaité inviter à ses travaux tous les collègues qui s'intéressent à cette réforme de l'ordonnance de 1959 en raison de son enjeu.

J'ai souhaité pouvoir recueillir votre sentiment sur ce sujet puisque c'est un rendez-vous quelque peu historique. Cette ordonnance a été prise dans les circonstances historiques que nous connaissons ; aujourd'hui, les temps ont changé et il nous faut revoir si cet instrument ne peut pas être modernisé au service de notre pays.

Nous souhaitons recueillir votre avis sur un certain nombre de sujets que je résumerai :

Confirmez-vous l'utilité de cette réforme ?

Vous avez vu ce que l'Assemblée nationale avait voté de son côté. Il serait intéressant pour nous de savoir ce qui vous semble encore imparfait.

L'articulation entre les lois de finances et les lois de financement de la Sécurité Sociale, et la question capitale qui est de savoir s'il faut maintenir l'autorisation de perception en loi de finances et aller jusqu'à l'affirmation qu'il faut qu'une seule loi puisse véritablement autoriser l'ensemble des prélèvements obligatoires. Enfin, plus généralement, est-ce que cette réforme est de nature à être l'instrument d'un pilotage moderne de l'Etat et donc de la réforme de l'Etat, au coeur de l'enjeu de l'avenir de la France ?

Vous avez, Monsieur le Premier ministre, une très grande expérience du Parlement par les fonctions que vous avez occupées. Je vous propose de réagir dans un propos introductif et de vous livrer ensuite au jeu des questions et réponses.

M. JUPPE .- Monsieur le Président, Messieurs les sénateurs, c'est avec beaucoup de plaisir que je me retrouve devant une commission sénatoriale. J'avais perdu l'habitude de cet exercice depuis quelques années et j'ai toujours eu beaucoup de plaisir et d'intérêt à échanger avec vous.

Je partage votre sentiment sur le caractère historique de la réforme dont vous parlez aujourd'hui. Cette ordonnance de 1959 est souvent présentée comme une sorte de constitution financière de notre Cinquième République -le mot n'est pas juridiquement tout à fait adéquat mais montre l'importance de ce texte.

J'en ai été l'utilisateur, notamment quand j'étais ministre délégué chargé du Budget entre 1986 et 1988, et vous comprendrez que, dans le détail technique, mon souvenir ait peut-être faibli. Les enjeux politiques de ce texte sont considérables.

Vous me demandez en introduction si je partage l'opinion selon laquelle cette réforme est nécessaire. Ma réponse est oui. Aujourd'hui, ce texte doit être profondément revu et même réécrit, comme l'Assemblée nationale a entrepris de le faire. Son application au bout de presque un demi-siècle suscite un sentiment de frustration assez général. De la part du Parlement -je le sais, étant moi-même parlementaire-, nous avons le sentiment que notre contrôle sur les lois de finances est souvent superficiel, très partiel -car nous connaissons la part des services votés dans le budget- et inefficace, puisque nous constatons parfois qu'au lendemain de notre vote, le budget est sensiblement modifié par des annulations ou des gels de crédits.

En dépenses, le seul critère d'appréciation, trop souvent utilisé dans la discussion budgétaire, est le taux d'augmentation d'une année sur l'autre, aussi bien pour les parlementaires qui s'intéressent à tel ou tel secteur que pour les ministres gestionnaires. Qu'est-ce qu'un bon budget ? La plupart du temps, c'est un budget dont le taux d'augmentation des dépenses est supérieur à la moyenne générale du budget, ou supérieur à celui de l'année précédente. C'est un critère qui, dans les circonstances actuelles, est de plus en plus imparfait.

En recettes, les évaluations communiquées au Parlement sont peu transparentes, que ce soit volontaire ou involontaire. Je ne jetterai pas la pierre aux services du Budget. Il est souvent extrêmement difficile de faire des prévisions de recettes. L'élasticité des recettes à l'activité économique générale est extrêmement forte et cela donne aux prévisions un caractère souvent approximatif : on se souvient du débat récent sur la « cagnotte ». J'ai moi-même laissé une cagnotte. Pour le budget de 1988 préparé en 1987, nous n'avions pas vu l'incidence extrêmement forte de la reprise de la croissance sur les rentrées de taxe sur la valeur ajoutée et le budget a dégagé des plus-values fiscales considérables. Le manque de transparence n'est donc pas toujours volontaire.

Frustration également du Gouvernement -nous connaissons la formule d'Edgard FAURE- : le débat budgétaire est souvent assez terne. Les budgets des ministères sont discutés en présence d'une petite poignée de spécialistes et il pourrait être utile, pour le Gouvernement, d'avoir de vrais débats sur les orientations de sa politique secteur par secteur ce qui est, hélas, souvent rare.

Frustration des gestionnaires publics enfin quand il s'agit d'exécuter le budget ; l'éclatement du budget en quelque 850 chapitres dans la loi de finances de cette année forme un cadre de gestion extrêmement rigide et peu responsabilisant. Il est vrai qu'il y a eu un progrès puisqu'en 1959 nous sommes partis de 4 000 chapitres -si mes informations sont exactes- et de plusieurs centaines de comptes d'affectation spéciale.

Cela reste encore extrêmement éclaté et nous connaissons les effets pervers du système. (On cite toujours les dépenses de fin d'année destinées à consommer en urgence une ligne budgétaire encore alimentée).

Frustration de l'opinion. Il sera difficile de l'en sortir même avec une réforme de l'ordonnance de 1959. Les Français ont le sentiment que leur argent est gaspillé et que les contrôles sont inefficaces. Nous savons bien que cette idée est profondément ancrée dans les esprits. Le rapport annuel de la Cour des comptes alimente cette conviction.

Nous sommes dans une situation qui n'est plus celle de 1959. A l'époque, il s'agissait de mettre un terme aux dérives de la discussion budgétaire de la Quatrième République, avec des budgets non votés dans les délais et une faiblesse marquée du Gouvernement face à l'ardeur dépensière des députés.

L'ordonnance faisait partie de la panoplie de ce que l'on appelait le « parlementarisme rationalisé » avec d'autres outils, comme l'article 40 de la Constitution.

Aujourd'hui, la situation est sensiblement différente et nous nous trouvons confrontés à deux exigences ou à deux volontés : la première volonté, largement partagée sur tout l'éventail politique à droite comme à gauche, est de donner au Parlement les moyens d'un contrôle plus efficace sur l'élaboration et l'exécution des lois de finances, sans « jeter le bébé avec l'eau du bain » ; nous admettrons qu'un retour de balancier est sans doute souhaitable.

La deuxième exigence et une exigence croissante d'évaluation des performances des actions publiques. Pourquoi cette exigence est-elle plus forte aujourd'hui qu'hier ? L'état d'esprit a peut-être changé, mais le poids des dépenses publiques s'est considérablement alourdi et, avec lui, celui des impôts et de la dette.

J'ajouterai une autre considération qui rend cette exigence d'évaluation plus forte aujourd'hui qu'il y a 30 ou 40 ans : nos relations avec l'Union Européenne. Nous avons aujourd'hui des critères de convergence à respecter. Nous recevons des recommandations adressées par la Commission ou par le Conseil, des procédures de déficit public excessif existent et cela crée l'obligation d'avoir cette approche d'évaluation des dépenses publiques et, en même temps, une vision plus pluriannuelle de la dépense ou de la recette que le grand principe de l'annualité budgétaire ne le permet.

En reprenant des formules que je tire à la fois de l'excellent rapport de votre Président sur ces questions, qui a été publié l'automne dernier, et peut-être d'un ouvrage plus « grand public » qui est consacré à la réforme de l'Etat, je dirais que le problème aujourd'hui est de savoir si nous pouvons passer d'une culture de la dépense à une culture de l'efficacité, ou d'une gestion fondée sur des moyens à une gestion réorientée vers des résultats.

Voilà pourquoi il me semble que ce texte doit être remis en chantier.

Le texte adopté par l'Assemblée nationale permet-il de répondre à ces questions et de résoudre les problèmes ainsi posés ? Bien que mon groupe ait voté contre en première lecture, je serais tenté de répondre que les orientations du texte me paraissent globalement satisfaisantes. Il n'est pas parfait et c'est la raison pour laquelle l'opposition est dans son rôle en demandant qu'il soit amélioré, mais il me semble être le résultat d'un travail approfondi et que les principales dispositions qu'il propose permettraient vraisemblablement de progresser dans la direction souhaitée.

Tout d'abord concernant l'exercice du contrôle budgétaire du Parlement qui est facilité par toutes sortes de dispositions : les crédits provisionnels sont supprimés, les seuls crédits évaluatifs sont ceux affectés à la dette, les transferts de crédits, les décrets d'avances et les annulations de crédits sont soumis aux Commissions des Finances, les services votés sont supprimés, le Parlement reçoit compétence sur les garanties, les fonds de concours, les opérations de trésorerie, les taxes parafiscales et autres ; des dispositions nouvelles -peut-être encore insuffisantes, mais le sujet est extrêmement complexe- concernent les dépenses de personnels qui feront l'objet désormais de plafonds d'autorisation des emplois.

Sur le deuxième point que j'évoquais, il me semble que des progrès sont réalisés ; je pense à l'évaluation des politiques publiques. La nomenclature budgétaire est profondément modifiée dans cette perspective et une nouvelle approche de la dépense est introduite avec la notion de programmes auxquels sont associés des objectifs, qui se substituent au chapitre budgétaire.

J'ai noté également deux idées intéressantes ; tout le problème sera de voir comment elles seront mises en oeuvre : l'idée d'avoir, en annexe au projet de lois de finances, des projets annuels de performances faisant connaître, pour chaque programme les objectifs, les résultats attendus, les indicateurs et les coûts associés.

Le parallèle, en annexe au projet de loi de règlement, est le rapport annuel de performances par programme reprenant, en exécution, la même idée.

Je relève également un progrès dans le sens de la fongibilité des crédits disponibles au sein d'un programme donné. Cela permettra une certaine souplesse de gestion et une meilleure responsabilisation des gestionnaires. Nous aurions pu faire mieux dans ce domaine (j'aborde ici quelques réserves sur ce texte). En interdisant la fongibilité des crédits de personnels, nous sommes quelque peu en retrait par rapport à certaines expérimentations ayant déjà cours. Je pense à l'une que je connais assez mal : les contrats de préfecture et à une autre que j'ai pratiquée en tant que ministre « dépensier » de façon beaucoup plus précise. Je veux faire référence à ce que j'avais obtenu du ministère du Budget -sur une base purement contractuelle et nullement législative- au ministère des Affaires étrangères puisque nous avions conclu un contrat avec d'un côté des suppressions d'emplois et, de l'autre, un recyclage partiel des crédits correspondants en termes de crédits de formation ou d'informatique. Nous avions obtenu cet accord du Budget : le ministère s'engage dans un plan pluriannuel (2 ou 3 ans) de réduction des effectifs, mais le ministère du budget lui restitue une partie des économies réalisées pour lui permettre de se moderniser en formant mieux son personnel ou en équipant mieux ses services.

D'après moi, la fongibilité est un élément qui doit davantage être exploré. Nous avons fait une expérience avec Jacques Barrot en 1996 en essayant de faire dans un département, un progrès dans la fongibilité des crédits d'aide à l'emploi en permettant aux gestionnaires régionaux ou départementaux de ces crédits de jouer sur les différentes formes de contrat possibles.

Ce texte reste silencieux sur un certain nombre de sujets. La question de l'article 40 n'est pas traitée. Elle est de nature constitutionnelle. Personnellement, je ne le regrette pas. C'est sans doute l'un des piliers de la construction institutionnelle de la Cinquième République et il y a manière et manière d'appliquer l'article 40 : le Sénat l'applique d'une façon qui n'est pas tout à fait celle de l'Assemblée nationale et qui est peut-être une façon dont l'on devrait s'inspirer.

Une question sur laquelle nous reviendrons : les interactions entre la loi de finances et la loi de financement de la Sécurité Sociale. Certaines compétences nouvelles données au Parlement peuvent s'avérer très formelles. Les commissions des finances donneront un avis sur les décrets d'avances ou les gels de crédits, mais quel sera la sanction de cet avis ? Les comptes d'affectation spéciale ou les budgets annexes disparaissent, mais un article du texte -le 19 me semble-t-il- autorise les comptes annexes sous certaines conditions. Est-ce un progrès réel ?

Je souhaiterais soulever l'importance pour l'exercice du contrôle parlementaire, de mon point de vue, de la loi de règlement. Il est très beau de voter des autorisations mais il est beaucoup plus efficace de vérifier si ces autorisations ont été respectées et comment le budget a été exécuté.

Le projet adopté par l'Assemblée prévoit tout un luxe d'annexes qui permettront au Parlement de mieux exercer son rôle de contrôle lors de l'examen de la loi de règlement. Le Parlement, dans cette nouvelle définition et ce nouveau contexte de l'ordonnance ainsi réécrite s'intéressera-t-il davantage à la loi de règlement qu'il ne le fait aujourd'hui ? S'il n'y a pas une forte d'implication du contrôle parlementaire sur la loi de règlement cela restera un texte adopté par quelques techniciens dont certains -l'idée me paraît difficile à mettre en oeuvre- ont proposé de solenniser ce vote sur la loi de règlement par un vote de confiance. Peut-être y a-t-il là une idée à creuser ?

Je terminerai par une question cruciale sur laquelle nous rebondirons peut-être si vous voulez aborder de façon plus générale la question de la réforme de l'Etat. Cette approche par missions, par programmes et par objectifs constituera-t-elle un véritable outil de gestion politique et financière de la dépense publique, ou s'agira-t-il d'un habillage d'une réalité qui n'évoluera pas ?

Nous avons une expérience qui ne s'était pas accompagnée d'une réforme de l'ordonnance de 1959 et avait été faite sur une base purement facultative à l'initiative de l'Administration, celle que nous avons appelée dans les années 70 le P.P.B.S : le Planning Programing Budgeting System, et les Budgets de Programmes des années 70/80 qui ont été très rapidement abandonnés, car ils sont devenus des exercices artificiels.

Pour que ce nouveau concept fonctionne véritablement et change l'approche de la dépense et du contrôle budgétaire, il faut des conditions techniques, des indicateurs clairs et cohérents de mesure des résultats - ce n'est pas facile à définir-. Il faut également une dimension pluriannuelle à laquelle nous restons -avec de bonnes raisons- en grande partie allergiques, même si le nouveau texte introduit une notion d'autorisation d'engagements étendue à toutes les dépenses -et non pas seulement les dépenses d'investissement- sauf aux dépenses de personnel. Il faut aussi, à mon avis, des conditions psychologiques et humaines tout à fait nouvelles, un véritable esprit nouveau dans le fonctionnement des ministères, dans la gestion des crédits et dans les comportements des gestionnaires, bref, une culture de résultats plutôt qu'une culture de moyens et là, la révolution culturelle n'est pas faite, nous le voyons bien dans un grand nombre de débats en cours aujourd'hui.

Nous n'arrivons pas à sortir de cette logique selon laquelle la seule façon d'améliorer le service public est d'augmenter les moyens dont il dispose, en particulier les moyens en personnel. C'est une approche dont on est sorti dans d'autres sphères. La sphère publique ne peut pas s'en exonérer, et la réforme de l'ordonnance de 1959, même si elle peut contribuer à cette évolution, n'y suffira pas.

Je n'ai pas répondu à l'articulation entre loi de finances et loi de financement de la Sécurité Sociale, ou une réflexion plus précise sur la réforme de l'Etat, mais, d'après moi, il sera préférable de le faire en réponse aux questions des commissaires.

M. LAMBERT, Président .- Merci, Monsieur le Premier ministre de cet exposé introductif qui campe bien le décor de nos débats. Compte tenu du fait que je cumule la fonction de Président et de rapporteur, je voudrais néanmoins, avant d'ouvrir le jeu des questions et réponses, insister en effet sur le point que vous venez de rappeler : celui de l'interaction entre la loi de finances et la loi de financement de la Sécurité Sociale.

Nos compatriotes sont désespérés du montant des prélèvements obligatoires. Je crois qu'il y a derrière cette réforme un véritable enjeu de démocratie. On n'est plus en démocratie dans un pays dont on ne connaît plus le montant des prélèvements. Il est capital que la représentation nationale, si elle veut assumer sa fonction et ce pourquoi elle a été créée initialement, puisse elle-même autoriser le prélèvement, et le faire de manière claire et responsable.

Ne pensez-vous pas, dès lors, qu'il est indispensable que ce soit dans un seul document, dans un seul texte législatif, que l'ensemble des prélèvements soient rassemblés ? C'est une question que je vous invite à ne pas traiter techniquement, Monsieur le Premier ministre, mais politiquement, car il me semble que nous sommes au coeur d'un véritable enjeu de démocratie.

Ma deuxième question est plus générale et vous pourrez y répondre rapidement. S'agissant du deuxième enjeu qui est celui de la performances de l'Etat, nos compatriotes sont désespérés du coût de la puissance publique, mais sont peu éclairés sur son efficacité et sa performances. Pour être franc, ils en doutent. Dès lors, il nous faut disposer d'un instrument de pilotage extrêmement efficace ; à l'heure où je suis arrivé de mes travaux, j'en suis à penser qu'il faut donner beaucoup plus de souplesse à l'exécutif, ce qui n'a pas pour effet de faire perdre au Parlement son autorité et, en même temps, être beaucoup plus exigeant sur le contrôle et, en effet, utiliser la loi de règlement pour vérifier si les objectifs initialement fixés ont bien été atteints et si la performances qui a été exigée par le Parlement lors de la loi de finances initiale a bien été au rendez-vous. Ce sont deux aspects qui paraissent essentiels.

M. JUPPE .- Sur l'articulation entre la loi de finances et la loi de financement de Sécurité Sociale, le débat est difficile. Nous en sommes aujourd'hui à voir comment améliorer le système ; l'institution d'une loi de financement de la Sécurité Sociale qui a nécessité une réforme constitutionnelle en 1996 est déjà en soi un progrès important.

Il existe tout au moins, désormais, un rendez-vous annuel au cours duquel la représentation nationale peut discuter non seulement du chiffre de l'ONDAM -l'Objectif National de Dépenses d'Assurance Maladie- mais de la politique de Santé Publique à mettre en oeuvre dans le pays.

Il faut souligner ce progrès.

Est-il possible d'améliorer la liaison entre les deux textes ? Je ne crois pas que l'on puisse purement et simplement les fusionner et faire une seule loi qui intégrerait dans des comptes consolidés à la fois l'Etat et les organismes de Sécurité Sociale. Je n'entre pas dans le détail, car la nature des crédits et des recettes dans la loi de finances n'est pas la même concernant la loi de financement de la Sécurité Sociale, le vote de l'équilibre non plus, et le budget de l'Etat est celui d'une personne morale indivisible, alors que les comptes retracés dans la loi de financement de la Sécurité Sociale concernent un ensemble d'organismes autonomes. Je ne crois pas la fusion possible.

En revanche, pour répondre à votre question, il faut que la totalité des autorisations de perception des impositions de toute nature soit centralisée dans la loi de finances.

C'est le fondement même, à la fois du pouvoir budgétaire du Parlement et de la démocratie que de faire en sorte que la représentation nationale approuve l'impôt et autorise à lever l'impôt sous toutes ses formes. Je crois que par une articulation entre les deux textes (nous avons tenté d'y veiller concernant le calendrier), il faut être attentif à certaines dérives que nous avons pu voir se manifester lors de l'alimentation du Fonds de financement de la réforme des cotisations sociales patronales (FOREC) ou d'autres opérations de ce type.

Il faut réaffirmer -et il nous semble que c'est dans le texte approuvé par l'Assemblée nationale- le principe selon lequel la loi de finances autorise la perception des impositions fiscales de toute nature.

Sur la réforme de l'Etat -je disais précédemment que l'ordonnance ou sa réforme permettaient d'y contribuer-, ce ne sera qu'un des aspects de ce gigantesque chantier qui est peut-être, avec la construction européenne, le chantier essentiel qui nous attend dans les 5 ou 10 prochaines années.

Est-ce que l'Etat -la sphère publique- sera capable de faire ce que la sphère privée a réalisé depuis 10 ou 20 ans, à savoir faire prévaloir les notions d'efficacité, de performances et de compétitivité (il ne faut pas avoir peur du mot) dans les administrations, avec toutes les différences que cela peut comporter par rapport à des entreprises privées, mais avec néanmoins un concept qui ne doit pas être complètement évacué ?

De ce point de vue, j'ai été très intéressé dans votre rapport, Monsieur le Président, par tout ce que vous écrivez sur la nécessité de doter l'Etat d'un outil  comptable moderne. Il y a la loi de finances et la comptabilité de l'Etat, et dans ce domaine, ce dernier est très en retard sur ce qu'il a imposé à ses collectivités locales. Tout en ne négligeant pas l'avantage d'avoir une comptabilité de caisse permettant d'avoir une vision très précise de l'exécution du budget de l'Etat, nous devons continuer à évoluer vers une comptabilité en droits constatés.

Il faut que la comptabilité de l'Etat intègre une dimension patrimoniale. Elle doit également prendre en compte la notion d'amortissement ou de provision mieux que ce n'est le cas aujourd'hui. Il faut passer d'une comptabilité publique exclusivement et historiquement destinée à assurer le respect des lois et règlements ainsi que des budgets, et éviter les abus, à une conception où la notion de rendement du service, d'indicateur de résultats et de critères de performances puisse être servie par la comptabilité.

Je crois que dans le secteur privé, la comptabilité a cette double vocation. Elle permet de vérifier la régularité des écritures et le respect de la loi, mais constitue également un outil de gestion.

Au-delà de cet aspect comptable, je souligne que la réforme de l'Etat ne saurait se satisfaire de la réécriture d'un texte comme celui de l'ordonnance de 1959, fut-il notre Constitution financière. C'est un enjeu politique majeur.

Elle implique une réforme de structure profonde dans l'organisation de la sphère publique, à savoir un nouvel équilibre entre l'Etat et ses administrations et les collectivités locales. Je ne parlerai pas devant le Sénat de la nécessité de franchir une nouvelle étape audacieuse de la décentralisation, mais il n'y aura pas de réforme de l'Etat sans cela.

De plus, il faut pratiquer cette « révolution culturelle » dans nos administrations centrales, car elle est nécessaire. On m'objectera qu'elle est impossible : « Ce n'est pas la peine de rêver, nous n'y arriverons pas, exemple : l'échec de la réforme de l'Administration des finances ».

Je ne me résigne pas à ce pessimisme, à cet abandon, à cette renonciation à toute réforme de services de l'Etat, car il existe des contre-exemples de réforme de grandes institutions publiques, étatiques et régaliennes réussies.

Bien évidemment, il n'est pas très élégant de ma part d'en prendre deux dans la période 1995/1997.

La première que j'évoquerai est la réforme d'une institution dont vous me direz qu'elle est très particulière et régalienne par excellence, qu'il n'y existe pas de syndicat, qu'il s'agit de la « grande muette », et que l'on peut y faire tout ce que l'on veut. Je n'en suis pas si sûr.

Quand on s'attaque à la réforme d'un corps social quel qu'il soit, il peut y avoir des résistances psychologiques ou de comportement qui font que la réforme échoue.

Or, la réforme de la Défense, lancée par le Président de la République en 1995 et qui est une révolution, avec l'abandon du service national, avec la professionnalisation des armées et avec ce que cela implique de dissolutions d'unités, d'abandons de sites et, surtout, de reconfiguration, de reformatage de notre armée, parce qu'elle a survécu à l'alternance, est, d'après moi, aujourd'hui l'exemple d'une évolution en profondeur d'une grande institution publique. Là aussi, elle a été conçue à la lumière de ce qui est évoqué pour la réforme de l'ordonnance de 1959 : quelles sont les missions, les programmes et les objectifs ? Ce raisonnement est peut-être plus facile à faire entrer dans la tête des militaires que des fonctionnaires civils de l'Etat, car c'est leur formation qui les y pousse.

Autre exemple de réforme, à l'autre bout du spectre de ce que j'ai appelé les administrations publiques. C'était déjà une entreprise publique : France Télécom. Là aussi, quand nous avons abordé cette réforme, les blocages potentiels étaient redoutables. Je rappelle que l'on a fait accepter au personnel de France Télécom en 1995 une réforme profonde et définitive de son statut ; restaient fonctionnaires les agents de France Télécom en poste ; ne l'étaient plus les nouveaux agents recrutés à partir d'une certaine date.

C'est le contraire de ce qui a été prévu pour l'ouverture d'électricité de France (E.D.F) à la concurrence puisque là, au lieu de faire évoluer le statut du personnel d'E.D.F, il a été prévu que les entreprises privées participant à la production d'énergie électrique devaient adopter le statut d'E.D.F.

Il ne faut pas désespérer de la capacité de réformer soit de grandes administrations régaliennes, soit de grandes entreprises publiques, car nous y sommes parvenus dans ces deux domaines. Il faut beaucoup de pédagogie et, en matière de pédagogie, tout ce qui peut tirer argument de l'harmonisation européenne ou des comparaisons internationales est précieux.

Cela a été un choc pour l'opinion publique quand ont été publiés certains chiffres sur le coût comparé du recouvrement de l'impôt en France et dans d'autres pays de l'Union Européenne. Il faut jouer -c'est une idée chère à beaucoup d'entre nous- sur l'expérimentation. Avant de se lancer dans une réforme applicable à son département, il faut expérimenter : j'ai évoqué le cas d'une expérimentation sur la fongibilité des crédits d'aide à l'emploi en 1996.

Cette réforme de l'Etat devrait être présentée différemment. Trop souvent, nous la présentons comme une opération punitive contre des fonctionnaires inefficaces, paresseux et jouissant d'un statut privilégié. Si nous restons sur cette ligne, nous avons peu de chance de réussir et de convaincre. Il faut essayer de faire comprendre à la Fonction Publique que la réforme de l'Etat peut être « gagnant/gagnant », que l'usager peut y gagner par un service public de meilleure qualité à un moindre coût ainsi que ceux qui rendent le service public ; il faut introduire une nouvelle dialectique entre l'augmentation indéfinie des effectifs et la recherche d'une meilleure qualité de vie et de travail.

Pour être plus précis, la bonne solution pour redorer le blason de l'administration n'est pas forcément d'augmenter indéfiniment le nombre de professeurs ou de contrôleurs des impôts, mais d'avoir une meilleure approche de leur utilisation, de leurs conditions de travail, de leur déroulement de carrière, de la réduction du temps de travail dans l'administration, de leur pouvoir d'achat et autres. C'est une nouvelle dialectique à introduire pour bien montrer que cette réforme de l'Etat peut préserver un certain nombre de droits acquis et ne signifie pas une dégradation de la situation des fonctionnaires. Dans de nombreuses entreprises privées, ce sont des méthodes de gestion du personnel pratiquées avec un certain bonheur.

M. LAMBERT, Président .- Merci.

M. OUDIN .- Monsieur le Premier ministre, vous nous avez fait un exposé très intéressant. Je partage votre propos sur la réforme de l'Etat qui sous-tend toutes les autres réformes qui en découleront en matière de finances publiques.

Vous avez évoqué les expériences passées de la rationalisation des choix budgétaires dans les années 70 et 80 et l'amertume qui en est résultée.

Il y a eu une tentative réelle et approfondie qui est tombée dans l'oubli et en quenouille. C'était du côté de l'Etat. Du côté du Parlement, nous avons essayé de créer des offices parlementaires d'évaluation des politiques publiques qui sont également tombés en quenouille. Le milieu est difficile à remuer. Je souhaite que l'on puisse avancer dans ce système d'évaluation et dans cette expertise.

Le deuxième point a été évoqué entre finances publiques et sociales : actuellement, nous sommes dans un système où à la fois les dépenses et les recettes de chaque secteur -public et social- sont supervisées par deux commissions différentes des assemblées sans aucune coordination. Nous notons que les dernières impositions ont été faites « à vocation sociale », ce qui est assez particulier.

La coordination tout au moins s'impose sur toute la fiscalité des prélèvements, sans oublier un problème crucial qui est celui de l'endettement. Je me souviens de la façon dont vous avez résolu le problème de l'endettement social avec la création de la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS) ; actuellement, nous avons deux problèmes d'endettement non résolus : le problème global de l'endettement de l'Etat -que va-t-on faire de la dette accumulée- et le problème de l'endettement ferroviaire : 150 milliards de francs dont personne ne sait comment amorcer le remboursement.

Parler de la coordination des prélèvements sans parler du sort des emprunts publics me paraît insuffisant.

Troisième point, qui est une pierre d'achoppement entre le Parlement et le Gouvernement : l'obligation de l'information. On peut avoir les meilleures intentions du monde, si les pouvoirs publics se crispent et refusent l'information au Parlement qui n'est pas à même de reconstituer l'information de son côté, comme les Etats-Unis savent le faire, nous n'aurons jamais de dialogue constructif. Il a fallu que la Commission des Finances du Sénat se transforme en commission d'enquête pour aller chercher des renseignements à Bercy, ce qui est scandaleux dans une démocratie.

Le fait que les ministres refusent de répondre à des questions écrites ou ne répondent pas volontairement à des questions orales donne à notre système démocratique français une connotation très particulière, surtout en comparaison avec les démocraties anglo-saxonnes ou américaine.

M. CHARASSE .- Mes chers collègues, Monsieur le Premier ministre, j'ai écouté ce que vous avez indiqué, et compte tenu qu'il n'est pas possible d'aborder tous les points, d'autant plus qu'il y aura d'autres auditions et d'autres occasions, je me contenterai de parler de trois points :

Le texte qui nous est transmis par l'Assemblée nationale et dont j'ai cru comprendre que vous ne l'avez pas voté ou que vous vous êtes abstenu (il n'a pas eu l'accord de l'opposition), comporte des dispositions qui obligent pratiquement à tout dépenser, à continuer à dépenser sur l'exercice suivant même si l'on n'en a plus besoin, à conserver des services inutiles, à ne pas améliorer la productivité, à ne pas mettre un terme à certaines dérives (au cours de l'exécution budgétaire), à ne jamais renoncer à une action inutile, et fixe même le montant maximum des économies que le Gouvernement peut réaliser sans l'accord du Parlement à 1,5 %, pourcentage maximum des crédits qui peuvent être annulés.

On passe de l'autorisation de dépenser, qui est l'un des points fondamentaux de la constitution budgétaire de la Cinquième République, à l'obligation de dépenser.

Je souhaiterais savoir, si un jour ce système doit être adopté et étendu aux collectivités locales, que pense le maire de Bordeaux de cette obligation absolue de vider la caisse en toutes circonstances en cours d'année.

Concernant les performances, j'ai entendu ce que vous avez dit Monsieur le Premier ministre. Nous avons des corps de contrôle, notamment la Cour des comptes, qui fonctionnent très bien et nous donnent des photographies tout à fait évidentes. Or, pratiquement jamais, aucune des suggestions des corps d'inspection de la Cour des comptes n'est reprise par le Parlement et quand elle l'est par le Gouvernement, généralement les cortèges descendent dans la rue et le Gouvernement recule, étant entendu que soit le Parlement se tait, soit il soutient sournoisement ceux qui défilent.

En dehors du masochisme, pourquoi attacher autant d'importance à la performances dont tout le monde se gargarise en théorie et se moque en pratique ?

La perception des emplois en France coûte cher : « Impossible de réformer ».

La redevance télévisuelle pourrait être perçue d'une autre manière, plus simplement, avec la taxe d'habitation : « On ne peut pas supprimer le service de la Redevance car l'Etat n'étant plus le « patron » de ces fonctionnaires, il ne peut plus les muter où il en a besoin ».

Les collèges ruraux de moins de 100 élèves coûtent cher et ne sont pas toujours très bons : « Raison de plus pour les maintenir ».

La répartition des moyens hospitaliers sur l'ensemble du territoire est lamentable ; il y en trop ici et pas assez là : « Surtout ne faisons rien ».

Je ne vous rappelle pas l'affaire des commissariats et gendarmeries.

Par conséquent, je trouve que fonder une grande partie de la réforme de la loi organique sur cet indicateur de performances dont on se moque dans la réalité, est peut-être une escroquerie morale à l'égard des Français.

Je m'adresse à celui qui a exercé dans une période difficile les pouvoirs de direction du Gouvernement. Monsieur le Premier Ministre, en matière d'exécution du budget, la loi organique qui nous est transmise par l'Assemblée donne au Gouvernement des pouvoirs beaucoup plus limités qu'actuellement et dans certains cas les supprime totalement, et le Gouvernement risque, à la sortie, sur le plan budgétaire, d'être plus proche de l'autorité des gouvernements de la Quatrième que de la Cinquième République, alors que la Quatrième, tout au moins, avait réglé le problème avec les décret-lois.

Les dispositions votées par l'Assemblée nationale vous paraissent-elles de nature à permettre au Gouvernement d'assurer en toute circonstance le principe constitutionnel de préservation des grands intérêts nationaux et de la continuité de la vie nationale ?

M. BLIN .- Je me contenterai de prolonger l'une des questions posées par notre collègue Jacques Oudin.

Je crois comme lui que le problème de la dette publique est lourd, grave, et pèse sur chaque budget. De plus, il est totalement inconnu des Français qui lui sont suprêmement indifférents. On y parvient quelquefois en traduisant, au niveau des ménages, ce que représente effectivement l'endettement de l'Etat. C'est un artifice de présentation.

Serait-il possible d'imaginer que, comme dans d'autres parlements, en particulier dans un pays du nord que je connais un peu, la dette publique fasse l'objet d'un débat particulier avec une appréciation, vote ou rejet du Parlement, à part du budget ?

Pourquoi la dette ? Parce qu'il y a déficit. Que fait-on des emprunts ? Là aussi, c'est la confusion la plus totale. Est-il absurde et téméraire d'imaginer que demain l'on interdise purement et simplement à l'Etat d'utiliser les emprunts qu'il contracte à des fins autres que celle de l'investissement ? Je sais bien que ce serait une contrainte douloureuse, rigoureuse et difficile, mais puisqu'on l'interdit aux collectivités locales, la logique voudrait qu'on l'interdise également à l'Etat.

J'ai le souvenir que, dans des budgets qui ne sont pas si lointains, il est arrivé que pour financer ses fonctionnaires, l'Etat ait recourt à l'emprunt. C'est tout à fait inadmissible et choquant et j'estime que cette distinction clé fondamentale, simple et que tout le monde comprend et que le plus modeste des Français comprendrait, la différence entre investir pour le long terme ou payer pour le court terme devrait être mise en valeur et présentée dans le budget de façon beaucoup plus claire. Cela avait été tenté en 1996 et abandonné depuis. Je l'ai dit aux ministres qui se sont succédé ; ils m'ont répondu que l'on ne pouvait pas faire de différence entre l'investissement et les frais de personnel.

Prenez l'Education nationale : « Les professeurs, leur rémunération, c'est pour demain donc, c'est de l'investissement ». Avec ces jeux de mots on masque une réalité essentielle .

M. BOURDIN .- Au coeur des discussions, nous avons le problème de l'information en général et de celle du Parlement. Il est clair que le Parlement, en matière d'information est « sous perfusion » ; il doit lever le petit doigt pour disposer d'informations en provenance de l'exécutif. Quand on a le malheur de vouloir une information complémentaire, il faut avoir l'autorisation d'un Directeur pour tenter de l'obtenir.

Dans les réflexions que nous avons en ce moment, d'une manière essentielle n'avons-nous pas l'organisation en matière d'information économique ? Quel est votre sentiment sur ce sujet ? Doit-on aller vers un système qui permettrait au Parlement de pouvoir puiser, comme l'exécutif, dans nos organismes d'information économique avec les mêmes droits, ou le Parlement lui-même doit-il se doter d'une force de frappe en matière de recherche indépendante comme cela existe aux Etats-Unis avec le Congressional Budget Office , qui est une organisation budgétaire à la totale disposition du Congrès, à savoir la Chambre des Représentants et le Sénat ?

Ne croyez-vous pas, Monsieur le Premier ministre, que nous devrions avoir pour obligation, quand nous examinons un projet de loi, de demander au Gouvernement, qui dépose le projet, de nous produire une analyse en termes de coûts des incidences de ladite loi en s'appuyant sur un organisme indépendant ? Là encore, aux Etats-Unis, tout texte de loi est accompagné d'une évaluation -même succincte- des coûts directs entraînés par le texte, provenant du General Accounting Office .

M. LACHENAUD .- Deux questions : compte tenu de la manière dont le débat sur la réforme de l'ordonnance de 1959 est engagé, après le vote de l'Assemblée nationale, vous estimez que la réforme de l'ordonnance est nécessaire. Mais est-elle opportune ? Les conditions d'une réforme de ce texte sont-elles réunies avec un consensus assez large ? Le texte n'est-il pas trop faible et insuffisamment ambitieux, et ne vaudrait-il pas mieux, finalement, reporter cette opération à des temps meilleurs plutôt que de faire une mini réforme, une « réformette », qu'ensuite nous aurons de la peine à remettre en chantier ?

En résumé : nécessité de la réforme ; opportunité de la voter et qualités réelles du texte qui nous est proposé.

La deuxième question concerne l'institution, qui avait été une bonne idée, du débat d'orientation budgétaire.

Nous voyons par ailleurs, dans les collectivités locales, que cela fonctionne à peu près. Ici, j'ai le regret d'observer que cela ne fonctionne pas très bien, notamment parce que les gouvernements donnent, au moment du débat d'orientation budgétaire, des informations très faibles sur les objectifs réels de leur politique budgétaire et refusent parfois d'informer sur les prévisions fiscales et de déterminer réellement quel sera l'équilibre prévisionnel du budget. Par ailleurs, et cela rejoint la réforme de l'ordonnance de 1959, on ne débat pas de programmes, ce qui est le cas dans une collectivité locale où l'on dit, au moment des orientations budgétaires : « J'ai tel programme d'aménagement, d'investissement, de fonctionnement de tels services, d'actions sociales. Voilà quels seront les résultats que je vais essayer de mettre en oeuvre, voilà la mise en oeuvre des services votés, mais voilà aussi les actions et les mesures nouvelles qui seront inscrites dans le budget de l'année prochaine. » Cela se fait avant les vacances, à un moment où des inflexions sont encore possibles.

Peut-on réellement donner plus de valeur et de validité aux débats d'orientation budgétaire ?

M. MARINI .- Monsieur le Président, comme mes collègues Maurice Blin et Jacques Oudin, j'ai une obsession de la dette. Comment progresser pour l'évaluer et la faire figurer dans les documents budgétaires dans des conditions compréhensives ? Est-il supportable de continuer à avoir dans la loi de finances une dette qui n'est appréhendée qu'au niveau des intérêts et à laquelle ne correspond aucune prévision de remboursement du capital ?

Comment s'organiser pour que l'Etat résiste à ses tentations ? En situation de conjoncture basse, la tentation est bien évidemment de faire ce que l'on appelle de la relance budgétaire et, par conséquent, de maximiser le recours à l'emprunt.

Ceux qui souhaitent plus de discipline en ce domaine se tournent en général vers l'exemple allemand : pour la Direction du Budget, c'est l'horreur des horreurs.

Nous avons des argumentaires issus de la Direction du Budget qui détaillent toutes les raisons pour lesquelles il ne leur semble pas possible d'aller dans le sens d'une restriction du recours à l'emprunt pour payer des dépenses répétitives, des dépenses ordinaires. Cette problématique est au coeur de notre analyse et des questions que nous nous posons.

Pouvez-vous nous aider dans cette réflexion et nous éclairer sur ces aspects concernant la dette et son affectation à telle ou telle catégorie de dépenses ?

M. JUPPE .- Je répondrai à M. Charasse qui a situé le débat à un niveau très politique en m'envoyant une balle quelque peu douloureuse pour un gaulliste réputé jacobin et en me demandant si après approbation éventuelle de ce texte le Gouvernement pourra à l'avenir assurer le respect des grands intérêts de la nation.

Je ne voudrais pas paraître infidèle à mes racines en lui disant que le Parlement peut aussi, sous certaines conditions, être juge du respect des grands intérêts de la nation. J'ai peut-être une culture de gouvernement, mais je suis également parlementaire. La vision selon laquelle seul le gouvernement est responsable... il y a des références historiques, je le veux bien, mais...

De plus, un texte ne règle rien en la matière, et s'imaginer que c'est en réformant l'ordonnance de 1959 que nous pourrons éviter des dérives est une fausse réponse. L'ordonnance de 1959 telle qu'elle existe a permis des politiques budgétaires radicalement différentes. Il y a eu des périodes de laxisme budgétaire total, avec une multiplication par 3 ou 4 du déficit budgétaire, et des périodes où l'on essayé de réduire le déficit budgétaire. Ce n'est pas l'ordonnance qui fait la politique budgétaire, mais les politiques, le Gouvernement et le Parlement. Le texte peut, en revanche, permettre certaines choses ou faciliter le contrôle du Parlement.

Cela m'amène à aborder une deuxième question, celle de la dette publique, évoquée par MM. Oudin, Blin et Marini, et peut-être par d'autres.

Là encore, vouloir se prémunir contre les dérives de l'endettement de l'Etat par des textes ne suffira pas. Ce n'est pas la bonne méthode.

Que l'on ait une présentation enfin exhaustive et lisible de la dette dans les documents budgétaires et, sous une forme à déterminer, un débat qui permette d'examiner le montant de la dette en capital, le poids des intérêts que cela comporte et les modalités de remboursement, me paraît une bonne idée.

En revanche, faut-il avoir des règles sur ce qui concerne le niveau même de la dette ou de l'endettement annuel ? On évoquera à ce sujet la règle d'or qui, paraît-il, existe ailleurs, et selon laquelle seules les dépenses d'investissements, à savoir des dépenses productives elles-mêmes de ressources à terme ou s'exécutant sur plusieurs exercices budgétaires, pourraient justifier le financement par l'emprunt. Cela ne me gêne pas et nous y sommes obligés, en tant que gestionnaires de collectivités locales, par la loi.

Il est suscité toute une série d'objections à cette formule en faisant remarquer que la notion de dépenses d'investissements dans le budget de l'Etat n'est pas facile à définir et que certains considéraient que cela pouvait favoriser les groupes de pression profitant des investissements publics. Ce n'est pas sérieux.

Je soulignerai l'effet de rupture difficile que cela pourrait provoquer si, du jour au lendemain, on décidait que l'Etat ne pouvait financer que ses dépenses d'investissements par l'emprunt. Cela voudrait dire que ce serait la révolution d'un jour à l'autre.

Un autre concept -plus difficile- serait de se fixer pour objectif un niveau de déficit et un niveau d'endettement permettant la réduction de la dette à terme et d'engager une réduction progressive du niveau de la dette selon un plan pluriannuel, ce qui est facile à calculer. C'est une voie que je suggère ici.

J'en reviens à ma réponse à M. Charasse : c'est un choix politique ; aucun texte, ni une loi organique ni la Constitution, ne pourra dissuader une majorité politique, un gouvernement ou un parlement, de mener une politique budgétaire laxiste ou sérieuse. Nous avons des contraintes européennes aujourd'hui, mais le choix est tout d'abord politique.

Quelle est l'approche que nous avons dans notre pays de la part de la dépense publique et de son efficacité, du déficit et de l'endettement tolérable ? Ce sont des choix politiques et non pas des choix pouvant être inscrits dans un texte et, je le répète, des expériences diverses ont eu lieu avec le même texte depuis 1959.

M. Charasse disait que s'agissant des économies dans un certain nombre de domaines, nous n'avions rien fait ou n'avions jamais tenu compte des observations qui pouvaient être faites sur la dépense. Ce n'est pas tout à fait exact.

Entre 1996 et 1997, le taux d'augmentation des dépenses de santé, des dépenses hospitalières, a été coupé très significativement parce qu'il y a eu volonté politique qui a coûté ce qu'elle a coûté en termes électoraux (nous nous en souviendrons ici et plus particulièrement à l'Assemblée nationale), mais des expériences ont été faites et c'est là aussi un choix politique qui est en cause.

Je reviendrai à d'autres questions plus précises sur l'information qui constituaient la troisième grande série de questions. M. Bourdin me demande si je suis favorable à la création d'une disposition qui pourrait s'inspirer de l'exemple américain en créant un office de contrôle budgétaire mis à la disposition du Parlement.

J'ai toujours une très forte réticence devant l'accumulation des organismes nouveaux que l'on crée, car l'information existe. Une liste indéfinie des organismes publics ou privés est établie. Je me demande (et je me mets dans le lot) si le Parlement ne ferait pas mieux de s'interroger sur la manière d'utiliser les droits dont il dispose. Utilisons-nous suffisamment nos droits, y compris vis-à-vis de l'administration, pour exiger la communication d'informations auxquelles nous avons droit ? Je n'en suis pas sûr. Je lisais dans le rapport de M. Lambert, le texte de l'audition de M. Blanchard-Dignac, ancien Directeur du Budget, qui déclarait qu'il avait reçu une seule fois dans sa longue carrière la visite d'un parlementaire venant sur place consulter des documents ou l'interroger.

Le Parlement ne serait-il pas mieux inspiré d'utiliser les droits d'investigation dont il dispose, qui sont extrêmement larges au regard des textes, plutôt que de créer des mécaniques nouvelles ? C'est une piste que je trace.

M. CHARASSE .- Vaste programme.

M. JUPPE .- Oui, mais le fond du problème, Monsieur le sénateur : voulons-nous remettre de l'ordre ?

M. CHARASSE .- Non.

M. JUPPE .- Si c'est votre conviction que, en tant qu'ancien ministre du budget je pourrais partager en partie, selon laquelle il n'existe aucune volonté politique ni des Français ni de leurs représentants ni de leur Gouvernement, de maîtriser la dépense publique, de faire des économies et de réduire la dette, je suis d'accord avec vous, mais certains considèrent que cette volonté peut exister ici ou là.

Concernant le débat d'orientation budgétaire, je suis partagé. Il est possible de le trouver complètement creux et inutile, y compris dans les collectivités locales. C'est en général un débat de « café du Commerce » ou une pré-discussion budgétaire. Faut-il le supprimer complètement ? Je ne suis pas sûr.

En lisant la littérature distribuée à l'occasion de ce débat, j'ai trouvé deux idées que je vous soumets : coupler le débat d'orientation budgétaire avec l'examen de la loi de règlement, de façon que ce débat s'appuie sur la vérification de ce qui a été exécuté l'année précédente -ce qui lui donnerait plus d'efficacité et de consistance- et de l'accompagner de la part du Gouvernement d'une publication de la liste des programmes qui figureront dans la loi de finances déposée à l'automne. C'est peut-être une façon de donner de la densité au débat d'orientation budgétaire.

Enfin -et ce sera le dernier point-, cette réforme nécessaire est-elle aujourd'hui opportune ? Je suis partagé. Le consensus n'existe pas car, si j'ai bien compris, M. Charasse considère que ce texte mettra à terre tous les fondements de la Cinquième République et coupera les mains du Gouvernement alors que d'autres considèrent qu'elle n'est pas assez ambitieuse. Le consensus est fragile.

Par expérience, je me dis que reporter à des jours meilleurs une réforme est en général l'enterrer, car ces jours meilleurs ne viennent jamais. Je serais d'avis de tenter de faire quelque chose qui soit un progrès, même si ce n'est pas l'écriture d'un texte définitif gravé dans le marbre, plutôt que d'attendre des circonstances différentes qui ne seraient peut-être pas plus favorables.

J'ai bien conscience du caractère rapide et peut-être insatisfaisant pour la Commission de mes réponses, mais j'ai essayé d'indiquer comment je sentais ce débat qui, en toute hypothèse, est fondamental.

M. LAMBERT, Président .- Merci, Monsieur le Premier ministre.

Je vous dis sincèrement que nous avons eu de la joie à vous accueillir dans cette maison qui prend le temps de réfléchir aux questions telles que celles que nous avons évoquées ce matin.

Nous sommes soumis par nos fonctions à moins de pression que vous ne l'êtes à l'Assemblée nationale, et nous sommes dans notre rôle quand nous tentons d'approfondir les sujets de cette importance.

Nous ne voulons pas le faire seuls mais en restant ouverts et votre présence, par votre expérience de Premier ministre mais aussi par celle d'un ministre « dépensier », était utile. Je vous remercie de ce témoignage et je sais par avance que vous resterez à la disposition des sénateurs pour compléter les réponses aux questions qu'ils ont posées et à celles qui ne manqueront pas de surgir.

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