Article 24
(art. 26 de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945)
Instauration d'une protection absolue bénéficiant
à certaines catégories d'étrangers contre les mesures d'éloignement

Le présent article vise à instaurer et définir les catégories d'étrangers qui bénéficieront d'une protection absolue contre des mesures d'expulsion et, pour certains, contre des mesures de reconduite à la frontière .

Il constitue l'avancée essentielle proposée par le projet de loi en matière de réforme de la « double peine » 142( * ) .

Toutefois, il convient d'ores et déjà d'indiquer que cette protection n'est que quasi-totale , dans la mesure où le projet de loi prévoit quelques exceptions indispensables.

La proposition de loi n° 380 (session 2002-2003) présentée par MM. Jean-Marc Ayrault, Christophe Caresche, Alain Vidalies et les membres du groupe socialiste visant à protéger certaines catégories d'étrangers, et la proposition de loi n° 478 (session 2002-2003) présentée par M. Etienne Pinte, visant à réformer le prononcé des peines d'interdiction du territoire et les procédures d'expulsion, avaient déjà proposé l'instauration de protections absolues afin d'éviter les douloureuses conséquences pouvant être dues à la législation relative aux mesures d'expulsion et d'interdiction du territoire français.

1. La nécessité d'instaurer une protection absolue pour certains étrangers ayant des liens très particuliers avec la France

La protection que le projet de loi souhaite instaurer ne concerne pas tous les cas d'expulsion, mais seulement celle qui frappe des étrangers qui ont passé l'essentiel de leur vie en France et y ont des liens familiaux, sociaux et culturels particulièrement forts . Il s'agit principalement des « double peine » 143( * ) qui, après avoir effectué une peine de prison sanctionnant la commission d'une infraction, font l'objet d'une mesure d'expulsion par l'administration, ou doivent exécuter une peine complémentaire d'interdiction du territoire 144( * ) .

Comme nous l'avons déjà indiqué, le nombre de mesures d'expulsion ne cesse de baisser chaque année. En 2001, 521 expulsions ont été prononcées, contre 1153 en 1994.

Expulsions prononcées pour motifs d'ordre public

Année

Article 23

Article 26

Total
des expulsions

Exécutions

1994

678

475

1.153

566

1995

568

458

1.026

684

1996

737

429

1.166

719

1997

621

285

906

591

1998

437

199

636

535

1999

373

226

599

402

2000

348

198

546

426

2001

298

223

521

389

Source : ministère de l'intérieur


Toutefois, reste que parmi ces étrangers, d'après l'analyse faite par le groupe de travail sur la « double peine » 145( * ) , près de cent cinquante sont expulsés alors qu'ils sont nés ou sont arrivés en France avant l'âge de dix ans. Les liens qu'ils ont établis avec notre pays sont donc particulièrement forts.

En revanche, ayant vécu l'essentiel, voire l'intégralité, de leur vie en France, ils peuvent ne plus jamais être retourné dans leur pays d'origine, ne pas en connaître la culture, ni même la langue. Gérard Bolze, coordinateur de la campagne contre la « double peine », lors de son audition devant votre commission des Lois, a d'ailleurs nommé ces étrangers, des « étrangers de France ».

Lorsqu'une mesure d'expulsion est prononcée contre des étrangers ayant des liens particulièrement forts avec la France, les conséquences sont graves, non seulement pour lui, mais également pour la famille qu'il laisse derrière lui. Il peut être marié avec un ressortissant français, avoir des enfants français, qui, dans la grande majorité des cas, ne partiront pas le rejoindre dans son pays d'origine. Dans la mesure où, comme nous l'avons déjà indiqué, les arrêtés d'expulsion sont permanents, et restent en vigueur tant que leur auteur ne les a pas abrogés 146( * ) , cette séparation prolongée entre l'étranger et sa famille crée une incompréhension de la part de cette dernière et l'expulsion est perçue comme une injustice pour les enfants .

De plus, du point de vue de l'ordre public, l'expulsion, lorsqu'elle est prononcée contre un étranger ayant l'essentiel de ses liens familiaux, sociaux et culturels en France, n'a souvent pas les effets positifs en principe escomptés. En effet, l'étranger décide, la plupart du temps, soit de ne pas quitter le territoire malgré la mesure d'expulsion et attend une éventuelle exécution par la force, soit de revenir et de rester clandestinement en France. Dans ce cas, l'éloignement recherché de l'étranger n'est pas effectif et la mesure d'expulsion inefficace .

Par conséquent, le projet de loi propose de faire bénéficier certains étrangers d'une protection absolue contre les mesures d'expulsion , conformément à la proposition n° 14 du groupe de travail sur la « double peine » 147( * ) . Il s'agit de parvenir à un équilibre entre l'exigence de l'ordre public et les droits des étrangers .

Déjà, des mesures d'expulsion ont été annulées par le juge administratif en vertu du droit au respect de la vie privée et familiale de tout individu, posé par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. En effet, depuis l'arrêt d'assemblée du Conseil d'Etat du 19 avril 1991, « Belgacem contre ministère de l'intérieur », n° 107470 148( * ) , le juge administratif est susceptible d'annuler une mesure d'expulsion qui frappe un étranger, « eu égard à la gravité de l'atteinte portée à sa vie familiale ».

2. Les catégories d'étrangers qui bénéficieraient d'une protection absolue

Seraient désormais protégés de façon absolue contre une mesure d'expulsion :

- l'étranger justifiant résider habituellement en France depuis qu'il a atteint au plus l'âge de treize ans ;

- l'étranger résidant régulièrement en France depuis plus de vingt ans ;

- l'étranger résidant régulièrement en France depuis plus de dix ans et marié depuis au moins trois ans avec un ressortissant français ayant conservé la nationalité française ou avec un ressortissant étranger justifiant résider habituellement en France depuis qu'il a atteint au plus l'âge de treize ans, à condition que la communauté de vie n'ait pas cessé ;

- l'étranger résidant régulièrement en France depuis plus de dix ans et père ou mère d'un enfant français mineur résidant en France, à condition qu'il établisse contribuer effectivement à son entretien et à son éducation dans les conditions prévues à l'article 371-2 du code civil , depuis la naissance de l'enfant ou depuis un an lorsque l'enfant a été reconnu postérieurement à sa naissance.

Comme aux articles 7 et 22 du présent projet de loi 149( * ) , les deux conditions permettant d'établir le lien parental de l'étranger avec l'enfant (exercer, même partiellement, l'autorité parentale et subvenir effectivement aux besoins de l'enfant), qui sont actuellement alternatives en vertu du droit en vigueur, et prévues pour devenir cumulatives par le projet de loi initial, sont remplacées par celle imposant que le parent étranger établisse sa contribution effective à l'entretien et à l'éducation de son enfant . Cette modification est issue d'un amendement présenté par M. Etienne Pinte et adopté en première lecture par l'Assemblée nationale.

Cet amendement adopté par les députés prévoit également que cet étranger ne doit pas vivre en état de polygamie.

Le projet de loi a établi ces quatre catégories d'étrangers bénéficiant d'une protection quasi totale contre les mesures d'expulsion, en se fondant sur l'objectif fixé par le groupe de travail sur la « double peine » dans son rapport 150( * ) : protéger « ceux qui vivent en France depuis leur enfance » et « ceux qui sont en France depuis une certaine durée, et qui y ont fondé une famille » .

Le présent article pose également le principe selon lequel les étrangers justifiant résider habituellement en France depuis qu'ils ont atteint au plus l'âge de treize ans, ne peuvent non plus « faire l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière prise en application de l'article 22 ». Il s'agit d'une reprise de la législation actuelle 151( * ) , toutefois étendue aux étrangers ayant résidé en France depuis leurs treize ans, l'âge de dix ans étant retenu dans le droit actuellement en vigueur.

Le fait de retenir systématiquement l'âge de treize ans plutôt que dix ans comme limite pour déterminer les catégories d'étrangers pouvant bénéficier de certains droits et protections constitue une avancée du projet de loi en faveur des étrangers arrivés encore très jeunes en France.

Enfin, le II du présent article maintient la protection absolue, déjà existante, pour les étrangers mineurs de dix-huit ans. Ces derniers ne peuvent jamais faire l'objet d'un arrêté d'expulsion ou d'une mesure de reconduite à la frontière prise en application de l'article 22 du projet de loi. Ce principe posé pour les mineurs de dix-huit ans ne tolère aucune exception.

En revanche, le projet de loi en prévoit certaines pour les quatre autres catégories d'étrangers faisant l'objet d'une protection qualifiée d'absolue.

3. Des exceptions à cette protection justifiées par la nature même du comportement des étrangers

Certaines exceptions
sont prévues à cette protection qui est pourtant qualifiée d' « absolue ». Elles recouvrent toutefois des comportements non seulement particulièrement graves au regard de la sûreté de l'état et du respect de l'ordre public, mais qui remettent également en cause la sincérité de leur attachement à la France et aux valeurs essentielles de la République.

Ainsi, la protection absolue dont bénéficient certains étrangers peut être écartée lorsque leur comportement :

- est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat ;

- est lié à des activités à caractère terroriste ;

- constitue des actes de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l'origine ou de la religion des personnes.

Les exceptions prévues par cet article correspondent peu ou proue à celles établies pour lever la protection absolue de certains étrangers contre les peines d'interdiction du territoire français 152( * ) . Toutefois, ce sont des comportements qui sont visés dans le présent article, et non des infractions pénales déterminées, dans la mesure où la commission d'infraction n'est pas obligatoirement nécessaire pour constituer le fondement de la mesure d'expulsion. Le groupe de travail sur la « double peine » avait ainsi recommandé que « la liste des comportements en cause soit rédigée de manière suffisamment large pour ne pas viser des infractions précisément déterminées. En effet, si la plupart des mesures d'expulsions sont fondées sur des infractions et des condamnations pénales effectives, certaines procèdent parfois d'une accumulation précise de faits qui donnent à penser que la personne est dangereuse alors même qu'elle n'a pas commis d'infraction précise ou que les preuves pénales n'ont pas été réunies. »

De même, le projet de loi ne retient pas d'exceptions relatives au trafic de stupéfiants, dans la mesure où le droit pénal permet déjà de répondre à ce type d'infractions et de comportements délinquants.

En revanche, suivant, une nouvelle fois, les observations du groupe de travail, sont retenus les comportements constituant des actes de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l'origine ou de la religion des personnes. En effet, comme l'indique l'exposé des motifs du projet de loi « ce délit n'est pas pénalement sanctionné par l'interdiction du territoire français et [...] sa répression souffre par ailleurs des limites posées par ses règles strictes de prescription 153( * ) . Il est pourtant capital pour l'Etat français de pouvoir éloigner de son territoire des ressortissants étrangers qui ont des écrits, des comportements ou des propos de nature à altérer profondément la cohésion sociale. Une disposition comparable existe dans le droit allemand. »

Dans le cas où le comportement d'un étranger se trouverait entrer dans le cadre de l'une des exceptions du présent article, la procédure de prise de l'arrêté d'expulsion serait celle de droit commun prévue à l'article 24 de l'ordonnance. Ainsi, une procédure contradictoire et l'avis de la commission de l'expulsion seraient nécessaires. Toutefois, conformément aux dispositions de l'actuel article 26 de l'ordonnance, cette procédure pourrait être remise en cause en cas d'urgence absolue 154( * ) .

Votre rapporteur est favorable à une telle évolution de la législation relative aux mesures d'expulsion. Elle vise à prendre en compte des situations particulières, et pouvant s'avérer particulièrement douloureuses lorsqu'elles sont vécues par certains étrangers et leurs familles, comme votre commission des Lois a pu le constater lors de la projection du film de Bertrand Tavernier, « Histoire de vies brisées » 155( * ) .

La réussite de cette réforme repose sur une délimitation juste et équilibrée avec l'exigence de maintien de l'ordre public, des catégories d'étrangers pouvant bénéficier d'une protection quasi totale contre une mesure d'expulsion.

Toutefois, votre rapporteur tient à indiquer qu'il est indispensable que, parallèlement à cette évolution, la procédure de l'expulsion soit pleinement utilisée par les autorités administratives pour éloigner tous les étrangers dont la présence sur le territoire français constituerait une « menace grave à l'ordre public » et qui n'auraient pas de liens particuliers avec la France leur permettant de bénéficier de ces protections. Dans ce sens, il convient d'améliorer le taux d'exécution des mesures d'expulsion prises par l'administration, celui-ci ne s'élevant qu'à 57 % en 2001 et à 68 % en 2002.

Votre commission vous propose d'adopter l'article 24 sans modification .

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