II. LE CONTENU DE LA PROPOSITION DE LOI : UNE RESPONSABILISATION D'UN SEUL INTERVENANT QUI POSE CERTAINES DIFFICULTÉS PRATIQUES

Considérant, dans l'exposé des motifs, qu'« il est [...] urgent d'aller plus loin pour renforcer la prévention en améliorant le système de détection des personnes en situation de fragilité », les auteurs de la proposition de loi proposent un nouveau système de repérage des difficultés rencontrées par un agriculteur. Ce dispositif serait déclenché par le conseiller bancaire en fonction de la situation financière du client.

L'article 1 er de la présente proposition de loi se fonde sur le constat qu'« un solde négatif du compte courant ou professionnel, sur une durée continue, peut être l'indicateur d'une situation à risque ». Partant, il place les établissements bancaires et financiers au centre du processus de déclenchement de l'alerte, qui est mis en oeuvre en trois étapes :

- en premier lieu, un établissement bancaire ou financier lié à un exploitant ou un salarié agricole par une convention de compte courant ou professionnel doit, lorsqu'il est constaté un solde bancaire négatif récurrent , informer le client de la nécessité d'alerter les organismes de mutualité sociale agricole (MSA) pour lui offrir un accompagnement ;

- ensuite, après obtention de l' accord écrit de l'exploitant ou du salarié agricole, l'établissement en question devra aviser , dans un délai de quarante-huit heures, l'organisme de MSA de la situation financière de son client ;

- enfin, dans un nouveau délai de quarante-huit heures , l'organisme de MSA devra déclencher un accompagnement social et psychologique organisé par la cellule pluridisciplinaire de prévention du suicide.

Si les difficultés financières peuvent représenter un facteur de détresse pouvant ultimement conduire un agriculteur à mettre fin à ses jours, elles s'inscrivent dans un ensemble plus large de différentes causes à l'origine des suicides.

Il ressort de façon particulièrement claire et unanime des auditions menées par le rapporteur que le suicide est un phénomène complexe et multifactoriel qu'il est impossible, voire contre-productif, de rapporter à une cause unique (conditions de travail dégradées, stigmatisation, perte d'estime de soi, isolement social et géographique, sentiment d'échec, problèmes de transmission de l'exploitation, problèmes financiers, etc.).

Dès lors, le dispositif proposé, en faisant du solde bancaire l'indicateur unique des difficultés auxquelles fait face un agriculteur et en rendant responsable le conseiller bancaire du déclenchement de l'alerte, présente deux écueils principaux : d'une part il ne traite que très partiellement la problématique du suicide des agriculteurs et d'autre part son application semble techniquement impossible.

A. UN DISPOSITIF TECHNIQUEMENT IMPOSSIBLE À METTRE EN oeUVRE, VOIRE CONTRE-PRODUCTIF

Le dispositif proposé place un indicateur, le solde du compte bancaire, et un interlocuteur, le conseiller bancaire, au centre du dispositif d'identification et d'alerte.

Au-delà du fait que cet article 1 er introduit une obligation difficile à contrôler et n'apporte pas d'élément sur les conséquences potentielles pour la banque et pour la victime ou ses ayants droit en cas de manquement constaté suite à un suicide, plusieurs difficultés techniques sont susceptibles de rendre ce mécanisme d'alerte inapplicable.

1. Une identification incertaine de la clientèle exerçant une activité agricole

L'identification de l'activité professionnelle du client par le conseiller bancaire peut être complexe. « Inverser le principe qui prévalait jusqu'alors, la démarche des agriculteurs vers la MSA, en proposant une démarche des banques vers les agriculteurs » , ainsi que le souhaitent les auteurs, implique pour le salarié bancaire de pouvoir identifier précisément sa clientèle exerçant une activité agricole . Or, plusieurs cas de figure rendent cette identification incertaine, si ce n'est impossible :

- si un client indique à l'établissement bancaire sa profession au moment d'ouvrir un compte courant, il n'a en revanche pas à lui faire part ses évolutions professionnelle s. Par conséquent, le conseiller bancaire n'est pas automatiquement informé lorsqu'un client quitte ses fonctions de salarié ou d'exploitant agricole pour se tourner vers d'autres secteurs d'activité. Certes, une telle mobilité a un impact sur les relations contractuelles relatives au compte professionnel, mais pas sur celles qui concernent le compte courant. Or le client peut posséder un compte courant dans une banque et un compte professionnel dans l'autre ( cf. ci-dessous). Le conseiller bancaire en charge du compte courant n'est donc pas tenu informé des évolutions professionnelles de son client ;

- certains salariés agricoles le sont de façon saisonnière . Ils peuvent donc exercer une telle activité durant une période de l'année de façon uniquement temporaire, rendant incertaine leur appartenance à la population dont la situation financière peut déclencher le processus d'alerte.

2. Le compte bancaire donne une image tronquée de la situation financière du client

L'article 1 er de la proposition de loi prévoit le déclenchement de la proposition d'alerte à partir du constat, par le conseiller bancaire, d'un solde négatif récurrent du compte bancaire . Or le rapporteur considère que le solde bancaire est un indicateur incomplet, voire trompeur, pour mesurer la réalité de la situation financière d'un client.

Premièrement, un compte courant et un compte professionnel ne traduisent pas les mêmes réalités . Il se peut que le solde de l'un des deux soit négatif sans que ce soit le cas de l'autre. La prise en compte du solde bancaire est donc susceptible de recouvrir des cas hétérogènes ne permettant donc pas de mesurer l'urgence d'une situation . En outre, la notion de « solde bancaire négatif récurrent » est juridiquement imprécise , puisqu'elle ne permet pas de déterminer le moment exact à partir duquel l'obligation d'information du client incombera au conseiller bancaire. Il est en tout état de cause complexe de formaliser un seuil en raison de la diversité des situations (cycles de production, périodes de récole, versements d'aides attendus, etc. 5 ( * ) ) et des stratégies de financement.

Le salarié ou exploitant agricole peut en effet rencontrer des difficultés professionnelles se traduisant par un solde négatif du compte professionnel sans que sa situation personnelle ne le place en situation de détresse, et inversement . Il se peut également que son compte bancaire, courant ou non, présente un solde négatif sans pour autant que ce soit le cas de son ou sa conjoint(e) lorsque il ou elle est client d'une autre banque, ce qui dans certains cas donnerait au conseiller bancaire une vision tronquée de la situation de détresse vécue par l'agriculteur en tant que membre du ménage. Il se peut, ensuite, que le solde d'un compte bancaire, particulièrement un compte professionnel, soit négatif de façon récurrente en raison de la cyclicité inhérente à l'activité agricole. Il se peut, enfin, que le compte bancaire soit un compte commun avec le conjoint qui peut avoir une activité à l'extérieur : un solde positif peut donc cacher des difficultés au niveau de l'exploitation agricole .

Deuxièmement, un client peut détenir plusieurs comptes bancaires , dans plusieurs banques. Selon une étude de 2017 6 ( * ) , près de 20 % des Français ont opté pour ce choix. En raison du secret bancaire, l'établissement financier ne dispose pas d'une vision consolidée de la situation financière du client. Dès lors, l'information qu'apporte un compte bancaire déficitaire est biaisée puisqu' elle peut ne pas refléter l'exactitude de la situation financière du client et, partant, ses difficultés éventuelles.

Troisièmement, s'appuyer sur le caractère positif ou négatif d'un compte bancaire pour en déduire les difficultés (ou l'absence de difficultés) d'un client peut conduire à des erreurs d'interprétation potentiellement lourdes de conséquences. En effet, un compte bancaire au solde positif ne dit rien de la réelle pression financière subie par un agriculteur afin de, précisément, le maintenir approvisionné. Il ressort en effet des auditions menées par le rapporteur qu'un agriculteur en difficulté cesse en premier lieu de s'acquitter des charges qu'il a contractées auprès, par exemple, de ses fournisseurs ou de la mutualité sociale agricole (pour le paiement des cotisations sociales), dans le but précisément de ne pas informer le banquier de ses difficultés. Le maintien de son compte bancaire en territoire positif donne donc une image artificiellement « rassurante » de la situation financière du client . Le rapporteur rappelle avec force qu'il est pourtant nécessaire de pouvoir détecter les situations difficiles le plus tôt possible .

Quatrièmement, la prise de contact par l'établissement financier est susceptible de mettre une pression supplémentaire sur l'agriculteur, déjà fragilisé psychologiquement par ses difficultés . La relation peut en effet être dégradée entre l'agriculteur et son conseiller bancaire, ce dernier étant rarement la personne que l'agriculteur souhaiterait en tant que « soutien ». Au surplus, les banques ont déjà la possibilité d'informer la cellule départementale d'identification et d'accompagnement des agriculteurs en difficulté. Le rapporteur juge préférable de les inciter à être encore plus actives au sein de ces celles et à davantage coopérer avec les autres acteurs.

Cinquièmement, l'article 1 er de la proposition de loi prévoit que le conseiller bancaire informe son client de la nécessité d'alerter les organismes de mutualité sociale agricole pour lui offrir un accompagnement. Or les organisations professionnelles et associations de terrain interrogées ont alerté le rapporteur sur l' ambivalence du statut de la MSA auprès des agriculteurs : à la fois actrice de la protection sociale et de l'accompagnement, et principale créancière en matière de cotisations sociales impayées. Un agriculteur faisant face à d'importantes difficultés financières risque donc de refuser que le salarié bancaire transmette cette information à la MSA . En tout état de cause, il est difficile psychologiquement pour une personne de renoncer à son autonomie de décision ; un tel renoncement ne manquerait pourtant pas d'advenir, compte tenu des faibles marges de manoeuvre dont disposeraient un agriculteur face à son créancier.

Enfin, toute démarche de signalement doit pourtant comporter une dimension humaine indéniable au-delà d'une approche technique et systématique, qui passe par une formation spécifique et exigeante des interlocuteurs (agents de l'État, des chambres d'agriculture, des centres de gestion, etc . ) à ce type de situations 7 ( * ) .

Le rapporteur rappelle qu' un conseiller bancaire ne dispose pas d'une formation équivalente à celle d'un travailleur social compétent en matière d'accompagnement d'agriculteurs en détresse . Dès lors, des difficultés ne manqueraient pas d'apparaître en matière de gestion de telles situations. En cas de manquement à l'obligation ainsi créée suivie du suicide d'un agriculteur, si la responsabilité en droit serait alors certes celle de l'établissement financier ou bancaire, la responsabilité morale serait toutefois particulièrement lourde pour le salarié bancaire. Ce dernier ne semble pas l'interlocuteur idoine pour évaluer les conséquences psychologiques de la situation financière de son client ni pour prendre le premier contact avec l'agriculteur concerné.


* 5 En France, toutes orientations et tous territoires confondus, le résultat courant avant impôts (RCAI) s'élève en moyenne à 27 400 €/ par unité de travail non salarié. Mais il existe des disparités du revenu agricole selon les orientations des exploitations : le RCAI a été inférieur à 20 000 € pour les céréales-oléagineux, les bovins viande, et les ovins caprins, tandis qu'il se situait à plus de 35 000 € pour les grandes cultures, la viticulture, les porcins et les volailles. Il était entre ces deux valeurs (20 000 et 35 000 €) pour le maraîchage horticulture, les fruits, les bovins-lait et la polyculture-polyélevage.

* 6 Sondage Anytime/IFOP mené en ligne, du 22 au 23 février 2017, auprès d'un échantillon de 1 000 personnes âgées de 18 ans et plus.

* 7 C'est par exemple le cas des « sentinelles » du réseau Agri'sentinelles, lancé par Coop de France et Allice (organisation nationale professionnelle fédérant des entreprises coopératives de reproduction et de sélection). Ce réseau vise à sensibiliser, former et outiller les interlocuteurs volontaires qui travaillent au contact des agriculteurs pour s'impliquer dans la prévention du suicide.

Page mise à jour le

Partager cette page