EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 4 décembre 2019, la commission a examiné le rapport de Mme Françoise Férat sur la proposition de loi n° 746 (2018-2019) de M. Henri Cabanel et plusieurs de ses collègues visant à prévenir le suicide des agriculteurs.

Mme Sophie Primas , présidente . - Mes chers collègues, nous allons maintenant examiner le rapport sur la proposition de loi d'Henri Cabanel visant à prévenir le suicide des agriculteurs, un sujet éminemment important.

Mme Françoise Férat , rapporteur . - Pour en avoir discuté avec de nombreux collègues, je veux dire que nous abordons la question de la prévention du suicide des agriculteurs avec beaucoup d'émotion.

M. Cabanel a déposé une proposition de loi dont l'objectif principal est qu'une chambre du Parlement se saisisse d'une question qui est la manifestation la plus flagrante de la détresse du monde agricole : le suicide des agriculteurs. Je tenais sincèrement à le remercier pour cette initiative importante. Il est inconcevable que nous puissions rappeler dans chacune de nos interventions les chiffres effroyables des disparitions annuelles sans jamais chercher à proposer des solutions.

Ce n'est pas un débat théorique : c'est une réalité de terrain, qui afflige, interpelle, choque et dévaste des familles. J'y insiste, elle doit être traitée en priorité par les pouvoirs publics. C'est dans cet état d'esprit que j'ai conduit avec Henri Cabanel mes auditions, lesquelles nous ont permis d'acquérir trois convictions.

Notre première constatation est que le phénomène est très insuffisamment appréhendé par les administrations compétentes.

Il n'existe que trois études sur le sujet. Je précise qu'elles ne suivent pas la même méthodologie et qu'elles ne sont donc pas comparables, ce qui nuit encore à la compréhension du problème. Or il est impossible de prétendre traiter cette problématique importante sans avoir une bonne connaissance, à tout le moins statistique, du sujet. Face à la rareté des études, le champ scientifique de la connaissance du phénomène du suicide agricole ne peut donc être qu'approfondi.

La première de ces trois études, réalisée par Santé publique France, porte sur les exploitants de 2007 à 2011. Nous ne disposons pas de chiffres plus récents, ce qui démontre la très faible appréhension du phénomène par les administrations. Ces travaux recensent 781 décès pour cause de suicide d'exploitants agricoles entre 2007 et 2011, soit un suicide tous les deux jours.

L'étude constate une surmortalité par suicide des exploitants agricoles par rapport au reste de la population d'environ 20 % en 2008, 2009 et 2010, mais pas forcément en 2007 et 2011. Ces éléments démontrent déjà toute la complexité du problème.

Cette étude montre qu'avoir une exploitation de taille moyenne, être monoculture et être exploitant à titre individuel et non sociétaire sont des facteurs qui augmentent, toutes choses égales par ailleurs, le risque de suicide. Évidemment, au-delà de ces caractéristiques statistiques, par définition froides et impersonnelles, chaque histoire est unique, singulière, avec ses drames et ses souffrances.

Une seconde étude, réalisée également par Santé publique France, conclut qu'il n'existe pas de surmortalité par suicide chez les salariés agricoles par rapport à la population générale. Les chiffres démontrent même une sous-mortalité de 20 % chez les hommes et de 57 % chez les femmes par rapport à la population générale, mais avec des biais statistiques importants qu'il convient de rappeler, notamment l'exclusion des salariés-exploitants et la non-prise en compte des travailleurs détachés.

Une troisième étude, réalisée par la Mutualité sociale agricole (MSA), publiée en juillet 2019, démontre de son côté, avec une autre méthodologie, une surmortalité par suicide des assurés du régime agricole par rapport à l'ensemble des assurés de 15 à 64 ans. Cette étude, contrairement à celle de Santé Publique France, fait état d'une surmortalité chez les salariés agricoles.

Ces divergences parmi ces trois études démontrent que l'appréhension statistique de ce sujet n'est pas suffisante. Il faut dénoncer cet état de fait que je n'imaginais pas avant de commencer mes travaux.

Si les remontées de terrain, dans nos campagnes, témoignent d'un phénomène réel et dramatique, il importe que des études incontestables viennent objectiver ces éléments. Disposer de chiffres fiables est un prérequis nécessaire, incontournable, tant pour le législateur que pour le Gouvernement, lorsqu'il s'agit d'élaborer des solutions pratiques. Le Gouvernement a le devoir de mettre au point une cellule pour produire d'urgence ces statistiques.

Notre seconde constatation est que ce n'est pas une loi qui permettra de résoudre une fois pour toutes le problème du suicide des agriculteurs.

Nous avons sans doute tous rencontré sur nos territoires des cas dramatiques d'agriculteurs ayant mis fin à leurs jours. Ces décisions sont, le plus souvent, l'aboutissement d'une accumulation de difficultés, d'une concordance de drames individuels à la nature très différente.

Parmi ceux-là figurent bien entendu les difficultés financières, mais aussi les drames personnels, la maladie, l'isolement social, le sentiment d'échec, la surcharge de travail. Le phénomène d' agri-bashing est un facteur supplémentaire de pression sur nos agriculteurs, phénomène que des chiffres de 2011 ne permettent pas d'appréhender. En tout état de cause, au-delà même de ces différents facteurs, la problématique des suicides d'agriculteurs s'inscrit plus largement dans un contexte de crise de l'agriculture dans son ensemble.

S'il peut aider à mettre en place des dispositifs préventifs, jamais le législateur ne pourra, en édictant une norme, répondre aux défis posés par ces centaines de situations individuelles. Chaque cas est singulier. Les réactions à adopter en cas de signalement d'un agriculteur en difficulté diffèrent selon que l'alerte a été donnée par l'agriculteur lui-même, de façon volontaire, par ses proches ou par un collectif de professionnels du terrain qui sont en contact régulier avec lui.

Toutes les actions à mettre en place relèvent du terrain, au mieux du pouvoir réglementaire, mais non d'un code de lois. S'il est nécessaire que la loi intervienne pour déterminer des grands principes, elle devra le faire. Mais cela n'a pas été identifié pour l'instant comme tel dans les auditions.

Notre troisième constatation est qu'il convient de remettre l'humain au coeur des dispositifs préventifs déjà en place.

Nos auditions nous ont amenés à découvrir des mesures déjà mises en place par l'État, que ni Henri Cabanel ni moi-même ne connaissions.

Je pense à la cellule départementale d'accompagnement des agriculteurs en difficulté, mise en place depuis fin 2017 auprès des directions départementales des territoires (DDT), et rassemblant les principaux acteurs en relation avec les exploitants comme les chambres d'agriculture, la MSA, les centres de gestion, les banques, les coopératives ou les directions départementales des finances publiques (DDFIP).

Si nous ne connaissons pas ce dispositif, comment espérer que les agriculteurs de nos territoires en soient informés ?

De même, des dizaines de dispositifs ont été mis en place par la Mutualité sociale agricole (MSA), avec Agri'écoute, les cellules de prévention disciplinaires ou les réseaux de sentinelles, ou par le ministère, avec l'aide à la relance de l'exploitation agricole (AREA, ex-Agridiff) ou l'aide à la réalisation d'un diagnostic économique et financier de l'exploitation. C'est sans parler des initiatives qu'il convient de saluer des chambres d'agriculture ou des coopératives. Enfin, de nombreux territoires ont expérimenté des solutions intéressantes, comme dans la Marne avec le dispositif Réagir qui coordonne les leviers d'actions proposés par les différents organismes. On parle mieux de ce qu'on connaît bien.

En tout état de cause, nos premières auditions ont démontré la faible lisibilité et la faible articulation des dispositifs en place, tout comme la faible communication - c'est peu dire ! - autour de ces derniers afin d'améliorer la connaissance des dispositifs existants par les agriculteurs.

En outre, il faut regretter le caractère impersonnel, justement signalé par Henri Cabanel, du dispositif préventif et remettre l'humain au coeur de la détection et de la prévention des cas désespérés.

C'est animés de cet esprit qu'il nous est apparu évident que le dispositif le plus efficace réside non pas dans une logique individuelle de détection, mais bien dans une logique collective mobilisant les forces de chacun pour aider au mieux les agriculteurs en difficulté.

À cet égard, la proposition de loi présente un écueil en faisant reposer sur les employés des banques une responsabilité particulière alors qu'ils doivent participer, comme les autres, à l'effort collectif en faveur d'une meilleure prévention. En outre, techniquement, la rédaction retenue pouvait poser quelques questions, notamment en ce qui concerne les clients multibancarisés ou l'interprétation à retenir du solde bancaire négatif, récurrent dans un secteur où la saisonnalité des revenus peut entraîner un découvert pendant parfois plusieurs mois.

Ces trois impératifs - transparence sur les dispositifs en place, effort collectif et humanisation des procédures - doivent être respectés, comme l'a rappelé Henri Cabanel, pour que le dispositif de prévention fonctionne davantage.

En accord avec mon collègue, il m'a semblé que pour rester humble face à une problématique aussi complexe et dramatique que le suicide des agriculteurs, il faut prendre le temps de mieux comprendre le phénomène afin d'apporter, à notre juste place, les solutions qui relèvent de notre responsabilité.

Ce besoin de temps pour investiguer, entendre, et aller sur le terrain justifie le fait de ne pouvoir accepter la proposition de loi en l'état. Son examen en séance publique permettra d'avoir un débat important avec le ministre de l'agriculture sur ce sujet essentiel.

Lors de cette séance publique, je vous propose de déposer une motion de renvoi en commission engageant Henri Cabanel, moi-même et l'ensemble des commissaires souhaitant s'y associer à poursuivre notre travail dans la perspective de la production d'un rapport faisant état de la situation et formulant les recommandations qui nous sembleront les plus utiles.

En conséquence, je recommande de ne pas adopter aujourd'hui de texte de commission. J'insiste sur le fait que ne pas trancher ne signifie en rien que nous n'assumons pas nos responsabilités de législateur. Les drames individuels que notre agriculture connaît tous les ans nous obligent. Au contraire, il me semble qu'en nous engageant à ne pas nous précipiter pour travailler toute la complexité du sujet, de manière transpartisane et collégiale, laisse présager un rapport de qualité qui, dans quelques mois, proposera des solutions pour améliorer ce que l'État a prévu en matière de prévention du suicide des agriculteurs. C'est cette démarche que je vous propose aujourd'hui.

Nous avons désormais, grâce à l'appel lancé par la proposition de loi d'Henri Cabanel et au travail que nous allons mener ensemble, la possibilité de faire progresser l'assistance envers nos agriculteurs. (Applaudissements.)

Mme Sophie Primas , présidente . - Je remercie Henri Cabanel de nous avoir permis de débattre de ce sujet.

M. Henri Cabanel . - Je félicite Mme Férat pour son excellent rapport.

Je veux expliquer ma démarche. Depuis que je suis sénateur, j'évoque dès que je le peux la question du suicide des agriculteurs. Mes chiffres à ce sujet n'étaient pas les bons, puisque ils faisaient état d'un suicide tous les deux jours. Dans son film Au nom de la terre , le réalisateur Édouard Bergeon, fils d'agriculteur, raconte son histoire, qui est extrêmement émouvante, car elle reflète vraiment ce qu'il se passe dans ces familles désespérées. Le lendemain de la sortie du film, j'ai pris l'initiative de déposer cette proposition de loi, car il m'a semblé important de pouvoir en débattre, et de communiquer sur ce sujet. Notre devoir est de venir en aide à des personnes désespérées et de trouver des solutions.

La première solution à laquelle j'ai pensé pour cette proposition de loi est de mettre les banques au centre de la prévention. Les représentants du ministère de l'agriculture que nous avons entendus nous ont avoué que bon nombre de suicides étaient liés à l'endettement. Le banquier doit donc être au centre de cette prévention.

Tous les outils mis en place depuis 2011, lorsque le Gouvernement a demandé à la MSA de prendre en charge ce phénomène, n'ont pas donné satisfaction. En 2015, la MSA a recensé 605 suicides, survenus dans la quasi-indifférence. Je souhaite qu'à travers le travail que l'on mènera, nous trouvions des solutions.

Au-delà des banques, il faut agir auprès de l'ensemble des organismes qui gravitent autour des agriculteurs : la MSA, les services administratifs, ceux de l'État. Un viticulteur dans l'Hérault m'a raconté qu'il avait été contrôlé, devant ses salariés, au moment des vendanges par deux inspecteurs de la MSA, accompagnés de deux gendarmes avec des gilets pare-balles et des mitraillettes... Imaginez la vision des employés vis-à-vis de l'employeur ! Ce dernier avait l'impression d'être traité comme un bandit. Les représentants du ministère de l'agriculture que nous avons entendus ne savaient même pas que les contrôles pouvaient se passer ainsi. C'est la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) qui demande l'accompagnement des inspecteurs, si des contrôles ont posé quelques problèmes.

Il faut humaniser toutes ces procédures. Car si un agriculteur est capable de commettre l'irréparable, c'est parce qu'il se sent absolument seul. Les outils qui lui sont proposés sont là pour l'aider, mais c'est toujours à lui de faire la démarche. Il faut inverser le système, pour essayer de repérer les individus désespérés. Voilà le but de cette proposition de loi.

Je suis très heureux que l'on puisse débattre de la proposition de loi dès la semaine prochaine et que l'on puisse mener un travail pour venir en aide à ces agriculteurs.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je rappelle qu'en vertu du gentleman's agreement qui s'applique dans le cadre de l'examen des propositions de loi, notre commission ne peut proposer de motion de renvoi en commission qu'avec l'accord de l'auteur et, partant, du groupe auteur de la proposition de loi. Je constate l'accord de M. Cabanel.

M. Henri Cabanel . - Bien sûr !

Mme Sophie Primas , présidente . - Si la commission décide de soumettre au Sénat une motion tendant au renvoi en commission, la proposition de loi ne sera mécaniquement pas adoptée par notre commission.

À titre personnel, je me félicite vraiment de cette initiative transpartisane, à laquelle pourront s'associer, bien sûr, tous les commissaires qui le souhaiteront.

Cela permettra à notre rapporteur et à Henri Cabanel de disposer de davantage de temps pour poursuivre un travail collégial sur ce sujet complexe et essentiel pour nos campagnes. C'est un signal que l'ensemble des groupes politiques souhaite avancer sur ce sujet important en proposant des solutions opérationnelles, qui ne seront pas forcément d'ordre législatif, pour aider les agriculteurs en difficulté dans le contexte que nous connaissons et dont nous avons débattu hier soir. Il faut saluer l'esprit collégial et de responsabilité des uns et des autres.

M. Franck Menonville . - Je salue l'initiative d'Henri Cabanel, le sujet est prégnant. Dans mon département, qui n'est pas le plus touché, nous avons essayé, au gré des crises, d'organiser la coordination des acteurs, qu'il s'agisse des acteurs économiques, bancaires, sociaux, voire des fournisseurs. Nous avons réussi à sensibiliser l'ensemble des intervenants à cette question, en liaison avec la chambre d'agriculture. Nous avons mis en place un numéro vert à destination des agriculteurs, mais aussi aux partenaires concernés. La coordination est le maître mot à retenir si nous voulons obtenir des résultats probants. N'oublions pas la vocation sociale du département, qui est absolument essentielle en matière de proximité. Dans les territoires ruraux, les maires peuvent aussi être des relais pour toutes ces situations difficiles.

Mme Sophie Primas , présidente . - Même dans un département comme celui des Yvelines, certains agriculteurs touchent le revenu de solidarité active (RSA).

Mme Agnès Constant . - Je félicite Henri Cabanel de sa proposition de loi, que je soutiendrai bien entendu. Je suis viticultrice. Certes, il faut partir des difficultés financières, mais nous devrions collectivement aller plus loin, car les agriculteurs meurent aussi à cause du regard que porte sur eux la société. Changeons ce regard ! Des élus nationaux et européens nous traitent d'empoisonneurs, alors que nous nourrissons le pays, et je ne parle pas des associations militant pour la cause vegan , qui nous traitent d'assassins.

De plus, certains voudraient faire croire que nous sommes des productivistes extrêmes, avec des fermes usines, mais tel n'est pas le cas. La France a trouvé un équilibre dans ses paysages. Nous devons tous mettre en valeur l'agriculteur. N'oublions pas non plus le statut et la position de la femme dans l'agriculture. Pour avoir participé à des réunions, les agricultrices, en tant que conjointes d'exploitant ou chef d'exploitation, rencontrent des difficultés que d'autres professions n'ont pas.

M. Joël Labbé . - Je salue, à mon tour, l'initiative de notre collègue Henri Cabanel d'avoir déposé une proposition de loi sur un sujet qui est, humainement, insupportable. Solidarité paysans, qui comprend 1 000 bénévoles et 70 salariés, travaille dans l'ombre sur les cas identifiés de non-redressabilité par la Commission départementale d'orientation agricole (CDOA) pour ce qui concerne l'aide accordée aux exploitations en difficulté structurelle (Agridiff) : cette association réussit à sauver entre 60 % et 70 % des emplois visés.

Je ne veux accuser ici personne, mais permettez-moi de revenir sur la déclaration d'un haut responsable agricole voilà quelques années, selon lequel 15 % des exploitations agricoles étaient - hélas ! - hors-jeu et qu'il fallait aider à s'en sortir dans la dignité. Il importe de prendre en compte le profond malaise paysan : les agriculteurs sont sous pressions diverses et variées. Certes, il y a urgence, mais peut-être conviendrait-il que la Haute Assemblée mette en place une mission d'information pour examiner ce sujet dramatique sous un angle pluripolitique.

M. Jean-Claude Tissot . - Je salue, à mon tour, le travail d'Henri Cabanel et de Mme le rapporteur. Le métier d'éleveur, que j'exerce, est le secteur d'activité le plus victime des suicides. J'ai côtoyé des personnes qui sont passées à l'acte. Aussi, je partage l'idée de travailler de manière approfondie sur ce problème ; mon groupe participera activement à ces travaux. Nous sommes donc favorables à la motion de renvoi en commission.

Mme Sophie Primas , présidente . - L'émotion et l'expérience personnelle ont toute leur place dans ce sujet.

M. Daniel Gremillet . - Je remercie également Henri Cabanel et Françoise Férat. C'est une sage décision que de renvoyer en commission cette proposition de loi. Autrement, nous aurions pris le risque de passer à côté du sujet, tant ce dernier est très complexe. Celles et ceux d'entre nous qui ont participé à la dernière réunion organisée par la MSA ici au Sénat sur le projet de budget pour 2020 le savent, on compte depuis 2015 plus d'un suicide par jour. Surtout, nous avons appris qu'une part importante des personnes qui partent à la retraite se suicident. Il ne s'agit donc pas que des actifs. À cet égard, je rejoins les propos d'Agnès Constant : des femmes qui ont consacré toute leur vie à l'agriculture perçoivent une retraite de l'ordre de 400 euros par mois. Voilà la réalité ! Imaginez ce que ces femmes et ces hommes
- pour certains d'entre eux, le niveau de retraite n'est pas non plus très élevé ; il est dans tous les cas inférieur au seuil de pauvreté - ressentent !

Il est réducteur de résumer le problème des suicides aux problèmes financiers. Il s'agit souvent de l'addition de plusieurs situations. Dernièrement, deux très jeunes personnes se sont suicidées, alors que leurs exploitations étaient très saines, le prix du lait étant élevé, et faisaient partie des meilleures. Le sujet est très complexe, attention aux raccourcis, nous devons nous méfier des raccourcis.

Aussi, je me réjouis que nos collègues nous proposent un renvoi en commission. Travaillons sur ce sujet de façon fine, car la réponse est multiple.

M. Laurent Duplomb . - Il m'est difficile de parler de ce sujet : je m'exprime non pas en tant que sénateur, mais en tant qu'être humain animé d'une passion pour le métier d'agriculteur.

La solution que vous proposez honore le Sénat ; il n'y a que la Haute Assemblée qui soit capable de partir d'une proposition qui, certes, n'est pas parfaite, pour parvenir à une unité parce que le sujet l'exige. Avoir la capacité de prendre le temps en renvoyant ce texte en commission est plus qu'honorable.

Aujourd'hui, selon moi, la problématique est malheureusement simple. Si les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à se suicider, c'est en raison du malaise qui touche l'agriculture. Ce malaise prend de multiples formes, mais il est dû au fait que les agriculteurs sont de plus en plus déconnectés de l'évolution de la société, avec, d'un côté, l'obligation de travailler une quantité d'heures colossale et, de l'autre, la possibilité de tout perdre en quelques minutes. Lors d'une catastrophe naturelle, les personnes concernées sont anéanties, car, en quelques minutes, elles ont perdu beaucoup de choses, quasiment tout, et l'impression d'avoir fait quelque chose, alors qu'elles ont mis la totalité de leurs économies dans la construction d'une maison. Mais les agriculteurs vivent cette situation au quotidien, et sont de plus en plus seuls à la vivre.

Comment les agriculteurs peuvent-ils accepter, dans une société où l'on minimise le risque pour qu'il soit proche de zéro, voire nul, de voir leur récolte anéantie en cinq minutes ? C'est la différence entre le métier d'agriculteur et le reste de la société.

Enfin, cette situation est le fruit de l'histoire : le travail des paysans n'a jamais véritablement été reconnu. On n'a pas accepté de mettre les fonds nécessaires pour valoriser les produits agricoles. Les aides européennes ont été de nature à maintenir les revenus. Au départ, ne l'oublions jamais, elles devaient corriger les écarts de telle façon que les prix soient les plus bas possible pour le consommateur. Personne ne le reconnaît aujourd'hui, et les agriculteurs le vivent difficilement. Ils entendent souvent qu'ils sont soutenus par la politique agricole commune (PAC). C'est faux ! Sans la PAC, le prix du panier de la ménagère augmenterait de façon colossale. Aujourd'hui, les agriculteurs ne peuvent pas comprendre que la France importe des produits qui ne sont pas soumis aux mêmes normes.

C'est cet ensemble de données qui conduit à cette problématique : cette différence de vie au sein de la société, cette incompréhension à l'égard de cette société, qui ne comprend plus le monde agricole, des messages qui viennent percuter sans cesse un métier qui demande beaucoup de passion, temps et investissement, tant financier que personnel. Notre rapport doit prendre en compte tous ces éléments pour créer l'électrochoc dont la société française a besoin. Nous ne pouvons plus continuer comme cela. Prenons garde à la façon dont nous parlons de l'agriculture. Ne jetons pas en pâture les agriculteurs ! On ne peut plus accepter tous ces suicides.

M. Pierre Cuypers . - Je félicite et remercie nos rapporteurs et je partage leur point de vue. D'ailleurs, j'aimerais faire partie du groupe de travail qui sera constitué.

Il y a quelques jours j'ai reçu ce message téléphonique : « mon très cher Pierre, Jean, mon petit frère, a commis l'irréparable avant-hier matin. » La semaine dernière, dans mon département, deux exploitants agricoles se sont suicidés ; personne, y compris parmi leurs proches, ne pouvait se douter de ce qui allait se produire. C'est souvent la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

Il est bien évident que le phénomène du suicide ne concerne pas que l'agriculture. Mais, très sincèrement, je suis écoeuré, je dirai même que je suis stupéfait de la non-réactivité ou de la mauvaise réaction du Gouvernement. La semaine dernière encore, n'a-t-on pas entendu : les petites retraites agricoles, on verra cela plus tard ! Or il s'agit d'un sujet d'actualité imminent. Traitons-le rapidement ! Attendons-nous qu'il n'y ait plus d'agriculteurs ? La situation est dramatique. La douleur est immense, partagée par toute la profession agricole.

Sur le plan humain, il serait bon que le Gouvernement adresse des messages préventifs et prenne ce sujet en considération.

Mme Sophie Primas , présidente . - Comme l'a dit fort justement Laurent Duplomb, seul le Sénat est capable de conduire un travail consensuel. Sortons de la polémique pour engager un véritable travail de fond !

Mme Noëlle Rauscent . - Je félicite moi aussi Françoise Férat et Henri Cabanel de s'être emparés de ce sujet. Je suis malheureusement issue de la région qui compte le plus grand nombre de suicides, alors que la Bourgogne-Franche-Comté est une région relativement riche et variée où l'on pourrait trouver le bonheur, mais c'est une région d'élevage. Or, comme l'a dit notre collègue Jean-Claude Tissot, c'est ce secteur qui compte le plus de suicides. Je suis tout à fait d'accord pour demander le renvoi en commission parce que l'on ne peut pas résumer le suicide aux problèmes financiers. Il faut avant tout considérer l'isolement de l'agriculteur.

On a souvent dit que la filière de l'élevage avait du mal à s'organiser. L'éleveur doit travailler de nombreuses heures tous les jours ; il n'a plus le temps de s'intéresser à la société dans laquelle il vit. Il est seul, abandonné parfois par son conjoint, sa famille. L'isolement est très important et probablement une cause du suicide.

Certains ont parlé du regard de la société. La société a un regard artificiel sur le monde agricole. Or, c'est la terre qui permet à tout un chacun de vivre et de profiter de la vie. Il faut le rappeler, c'est grâce aux agriculteurs, aux céréaliers, aux éleveurs, que nous pouvons manger ; on a tendance à l'oublier. La majorité des personnes n'ont pas vécu la guerre et ne savent donc pas ce que c'est que de ne pas pouvoir manger. Aujourd'hui, si nous n'avons plus faim, c'est grâce au monde agricole !

Mme Marie-Christine Chauvin . - Je remercie Henri Cabanel et Françoise Férat pour le travail réalisé et leur sage proposition de prendre le temps d'examiner cette question très complexe. On me dit souvent que les agriculteurs du Jura vont bien parce qu'ils produisent du lait à comté. Premièrement, tous les agriculteurs ne produisent pas du lait à comté ! Deuxièmement, le président de la chambre d'agriculture que j'ai récemment rencontré m'a indiqué que, financièrement, 80 % des agriculteurs du Jura allaient bien, mais, qu'au moins un agriculteur sur deux n'allait pas bien moralement, pour différentes raisons. Ils souffrent surtout du dénigrement de l'agriculture, alors qu'ils se remettent sans arrêt en cause pour être les plus vertueux possible. Nous devons donc nous demander ce que nous pouvons faire pour être à leurs côtés.

Mme Françoise Férat , rapporteur . - Nous partageons l'émotion et la perception de ce qui se passe sur le terrain. Nous avons énuméré précédemment les multiples facteurs pouvant conduire au suicide : la maladie, les drames personnels, l'isolement, la retraite qui donne le sentiment d'une perte d'estime, l'échec... Comme l'a dit notre collègue, c'est la petite goutte d'eau qui fait déborder le vase.

Les personnes qui perdent tout à cause des aléas climatiques oublient peu à peu, car l'espèce humaine est ainsi faite. Mais l'agriculteur est confronté tous les jours à cette situation : il a souvent le sentiment de travailler pour rien, quand ce n'est pas à perte, et de ne pas pouvoir s'en sortir. C'est là quelque chose d'insupportable. C'est une lapalissade, mais si l'agriculteur va mal, c'est que l'agriculture va mal.

Avant d'entamer ce travail, Henri Cabanel et moi-même avons constaté qu'aucun état des lieux n'a été fait : les statistiques datent, avec des chiffres difficiles à croiser. Des dispositifs existent : le ministère nous a indiqué qu'une cellule existe, mais a reconnu que la communication était insuffisante. À quoi bon mettre en place des dispositifs si on n'en informe pas la population concernée ? On note donc un manque d'information et de coordination.

Cette proposition de loi est un électrochoc : nous avons décidé ce matin de faire quelque chose. Nous prendrons le temps nécessaire avec modestie et humilité. Ce ne sera pas simple, mais nous oeuvrerons avec conviction, motivation. Si vous en êtes d'accord, madame la présidente, je m'engage à accompagner ce travail de réflexion.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je vous propose d'acter la motion de renvoi en commission, au vu de l'ensemble des points de vue qui se sont exprimés.

J'ajoute que nous devons réfléchir collégialement à notre responsabilité sur les propos que nous tenons. Il nous faut avoir une vision plus optimiste d'une agriculture tournée vers l'avenir. Aujourd'hui, dans cette période de crise agricole et économique, nous avons une responsabilité. Parlons de perspectives, d'opportunités, de développement ! Réfléchissons à notre communication, en particulier sur ce sujet.

La commission décide de soumettre au Sénat une motion tendant au renvoi en commission de la proposition de loi. En conséquence, la proposition de loi n'est pas adoptée.

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