e) La concentration des circuits de distribution

L' organisation de la distribution commerciale en France constitue elle aussi une spécificité susceptible d'amplifier les délocalisations . Si notre pays peut s'enorgueillir d'avoir inventé un système de distribution ayant donné la preuve de ses avantages, notamment en ce qu'il favorise la consommation et la lutte contre l'inflation, et démontré ses capacités à être exportable, il a aussi créé les bases d'un mécanisme non dénué de toute perversité .

En effet, bien plus qu'ailleurs, le dispositif s'appuie sur un nombre très restreint de centrales d'achat (94 ( * )) qui, face à des producteurs atomisés, confère un avantage aux distributeurs conduisant au déséquilibre des relations commerciales . La pression mise sur les industriels pour baisser leurs prix en toute circonstance est ainsi constante, et ne s'embarrasse pas de considérations relatives au soutien économique du territoire. Aussi, lorsque les gains de productivité ne sont plus possibles, la tentation de la délocalisation reste la dernière alternative possible pour les fournisseurs . C'est ce que dénonce notre collègue M. Jean Arthuis lorsqu'il évoque « l'impérialisme de la distribution (...) paré des vertus de la baisse des prix, habillé par une communication habile flattant le consommateur, organisé autour de quelques pôles de distribution, de quelques marques de combat en position dominante dans un jeu inégal » (95 ( * )).

Lors de son audition par votre groupe de travail, M. Jérôme Bédier, président de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD), a tenu à apporter un certain nombre d'éléments conduisant, selon lui, à exonérer la grande distribution de toute responsabilité en matière de délocalisations. Il a tout d'abord considéré que la politique des prix des grandes enseignes répondait à une vive demande des consommateurs, et qu'elle était dès lors « neutre » au regard des enjeux macroéconomiques, se contentant de « refléter les évolutions du commerce international » . Il a également indiqué que la présence des produits industriels dans les linéaires était assurée à 56 % par des grands groupes internationaux (dont 37 % de « nationalité » étrangère et 19 % française, tels l'Oréal ou Danone), qui vivent la mondialisation depuis longtemps, et à 44 % par des PME (dont 25 % pour leurs propres marques et 19 % pour les « marques de distributeurs » [MDD], c'est-à-dire les produits fabriqués par des PME françaises directement pour le compte des enseignes). Enfin, observant que la grande distribution commercialisait globalement environ 18 % des biens de consommation hors alimentation et vente de véhicules automobiles, il a estimé que son influence dans la formation de leurs prix était trop limitée pour qu'une responsabilité puisse lui être objectivement imputée au niveau global .

Reste que plusieurs des représentants des industries les plus exposées au risque de délocalisation (habillement, chaussure, jouet, électronique) ont évoqué, lors de leur audition par votre groupe de travail, le rôle des centrales d'achats dans les difficultés qu'ils rencontrent . Ils ont regretté que la recherche des prix les plus bas conduisent ces dernières à se fournir de plus en plus souvent à l'étranger, plaçant les producteurs nationaux face à l'alternative de délocaliser ou disparaître. Ces affirmations sont au demeurant corroborées par les stratégies sans équivoque et assumées de certaines enseignes, qui impriment un mouvement général auquel ni leurs concurrents, ni leurs fournisseurs, ne peuvent échapper.

Ainsi, par exemple, présentant ses performances commerciales 2003 au début du mois de mars dernier, M. Michel Edouard Leclerc, président du groupement éponyme de distributeurs, a fait état de ses objectifs pour 2004 : diminuer de 5 % les prix de sa MDD afin d'obtenir un écart moyen de 25 % par rapport aux marques nationales, parvenir à être moins cher que les « hard discounters » sur les produits dits « premier prix », et augmenter de 35 % le nombre de ces derniers. Pour y parvenir, il a indiqué procéder à des importations parallèles en effectuant ses achats par le biais soit de grossistes européens, soit de distributeurs de la zone euro avec lesquels il a noué des partenariats bilatéraux.

Bien entendu, la concurrence sur les prix entre enseignes n'est pas une caractéristique propre à la France. En revanche, la concentration des circuits de distribution y étant beaucoup plus forte que dans les autres pays de l'OCDE, cette concurrence est dès lors beaucoup plus vive et, surtout, pèse essentiellement sur les industriels, qui se trouvent en négociations avec un nombre limité d'acheteurs.

Ces négociations peuvent parfois prendre en compte des intérêts communs pour l'approvisionnement des linéaires , tels le critère de l'origine territoriale . Selon M. Jérôme Bédier, les adhérents de la FCD s'efforcent de promouvoir davantage les produits des PME locales. Mais outre que cette politique trouve sans doute davantage matière à s'appliquer pour les produits alimentaires que pour les autres, elle ne peut avoir que des effets limités dès lors que 20 % des fournisseurs en « sourcing » direct constituent 80 % des approvisionnements de la grande distribution. En outre, elle ne semble pas avoir la force que l'on rencontre ailleurs : ainsi, par exemple, en Allemagne, des accords tacites entre distributeurs et fabricants du secteur textile limiteraient à 30 % les produits mis en vente originaires de pays étrangers, a indiqué M. El Mouhoub Mouhoud lors de son audition par votre groupe de travail.

En tout état de cause, il ne paraît pas contestable à votre groupe de travail que la grande distribution est parvenue, depuis quarante ans, à façonner le comportement des consommateurs en les conduisant à privilégier de manière sans doute excessive la recherche du prix le plus bas , indépendamment de la qualité du produit . Or, argumenter essentiellement sur les coûts et imposer jusqu'à l'extrême des contraintes en la matière aux industriels conduit inévitablement à favoriser les productions importées de zones géographiques à bas coûts , notamment salariaux, et à contraindre le cas échéant les industriels nationaux à décider de délocaliser pour conserver leurs référencements dans la grande distribution .

* (94) Cinq grandes centrales d'achat se partagent le marché français de la grande distribution : Carrefour-Promodès (26,9 %), numéro un européen et numéro deux mondial derrière l'américain Wal-Mart , qui regroupe les enseignes Carrefour , ED L'Epicier discount , Picard Surgelés , Continent , Champion , Shopi , 8 à 8 , Codec , Comod , Proxi service , Marché Plus ... ; Lucie , commune à Leclerc et à Système U (22,5 %) ; Intermarché (14,5 %) ; EMC Distribution , qui regroupe Casino , Franprix , Monoprix-Prisunic et Leader Price (13,2 %) ; Auchan , commune à l'enseigne éponyme et à Atac (12,9 %) ; les 10 % restant étant partagés entre Provera ( Cora-Match et autres), Francap et des enseignes de hard-discount telles Aldi ou Lidl .

* (95) « Une tendance lourde : les délocalisations » - in Futuribles n° 289 - Septembre 2003.

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