N° 438

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2016-2017

Enregistré à la Présidence du Sénat le 22 février 2017

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la mission d'information « désendoctrinement , désembrigadement et réinsertion des djihadistes en France et en Europe »,

Par Mmes Esther BENBASSA et Catherine TROENDLÉ,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas , président ; Mme Catherine Troendlé, MM. Jean-Pierre Sueur, François Pillet, Alain Richard, François-Noël Buffet, Alain Anziani, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Pierre-Yves Collombat, Mme Esther Benbassa , vice-présidents ; MM. André Reichardt, Michel Delebarre, Christophe-André Frassa, Thani Mohamed Soilihi , secrétaires ; MM. Christophe Béchu, Jacques Bigot, François Bonhomme, Luc Carvounas, Gérard Collomb, Mme Cécile Cukierman, M. Mathieu Darnaud, Mme Jacky Deromedi, M. Félix Desplan, Mme Catherine Di Folco, MM. Christian Favier, Pierre Frogier, Mme Jacqueline Gourault, M. François Grosdidier, Mme Sophie Joissains, MM. Philippe Kaltenbach, Jean-Yves Leconte, Roger Madec, Alain Marc, Didier Marie, Patrick Masclet, Jean Louis Masson, Mme Marie Mercier, MM. Michel Mercier, Jacques Mézard, Hugues Portelli, Bernard Saugey, Simon Sutour, Mmes Catherine Tasca, Lana Tetuanui, MM. René Vandierendonck, Alain Vasselle, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto .

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Lors de sa réunion du mercredi 16 mars 2016, votre commission des lois a décidé de créer une mission d'information intitulée « Désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djihadistes en France et en Europe », qu'elle a confiée à vos rapporteurs afin de procéder à une évaluation des dispositifs de prise en charge de la radicalisation par les services de l'État, dans un contexte très évolutif au regard des nombreuses initiatives prises par l'exécutif en la matière : plan de lutte antiterroriste présenté le 21 janvier 2015 après les attentats des 7, 8 et 9 janvier ; pacte de sécurité défini après les attentats du 13 novembre 2015 ; plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme présenté le 9 mai 2016 ; ouverture d'un centre de réinsertion et de citoyenneté au début du mois de septembre ; un plan pour la sécurité pénitentiaire et l'action contre la radicalisation violente présenté le 25 octobre 2016.

Cette mission d'information a été conduite parallèlement aux travaux menés, dans le cadre de leurs avis budgétaire en 2016, par nos collègues :

- M. Hugues Portelli, sur les unités dédiées à la prise en charge des personnes détenues radicalisées dans les établissements pénitentiaires (avis budgétaire sur l'administration pénitentiaire) 1 ( * ) ;

- Mme Cécile Cukiermann, sur la prise en charge des mineurs « radicalisés », qu'il s'agisse des mineurs signalés en raison de la présence de « signes de radicalisation » ou en risque de radicalisation suivis au titre de la protection de l'enfance, impliqués dans des infractions pénales en lien avec les attentats ou suivis en raison de la radicalisation de leurs parents (avis budgétaire sur la protection judiciaire) 2 ( * ) .

Dans le cadre de leurs travaux, vos rapporteurs ont procédé à une série d'auditions ( 27 personnes entendues au cours de 19 auditions) :

- acteurs institutionnels : les deux secrétaires généraux successifs du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), M. Pierre N'Gahane, puis Mme Muriel Domenach, MM. Philippe François, sous-préfet chargé de mission au CIPDR, et Pierre Pibarot, directeur du groupement d'intérêt public (GIP) qui assure l'installation et la gestion du centre de prise en charge de la radicalisation, M. Serge Blisko, président de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), Mme Isabelle Jégouzo, chef de la représentation en France de la Commission européenne, Mme Camille Hennetier, chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, des représentants du cabinet du garde des sceaux et de la direction de l'administration pénitentiaire, Mme Adeline Hazan, contrôleure générale des lieux de privation de liberté ;

- chercheurs spécialisés dans les phénomènes de radicalisation : MM. Gérald Bronner (professeur de sociologie à l'Université Paris Diderot), Richard Rechtman (EHESS), Laurent Mucchielli (CNRS), Mmes Nancy Vénel (maître de conférences en science politique de l'Université Lyon 2), Cécile Boëx (EHESS), Ouisa Kies (EHESS), Isabelle Sommier (professeure de sociologie politique à l'Université Panthéon-Sorbonne) ;

- associations engagées dans la prise en charge de la radicalisation : MM. Patrick Amoyel (association « Entr'autres »), Alain Ruffion (UNISMED), Eduardo Valenzuela (association « Dialogues citoyens »), Stéphane Lacombe (association française des victimes du terrorisme).

Par ailleurs, les rapporteurs ont effectué 5 déplacements :

- à l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), en charge de la gestion du numéro vert dédié au signalement des personnes radicalisées ou en voie de radicalisation (1 er juin 2016) ;

- à la maison d'arrêt d'Osny (Val-d'Oise), au sein de laquelle a été constituée une unité dédiée de prise en charge de la radicalisation (15 juin 2016) ;

- à Mulhouse, pour expertiser le programme de prise en charge de la radicalisation mis en oeuvre par les autorités judiciaires locales (1 er juillet 2016) ;

- à Bruxelles, pour rencontrer les représentants des communes de Vilvorde et de Molenbeek (2 février 2017) ;

- en Indre-et-Loire, pour visiter le premier centre dédié de prise en charge de la radicalisation (3 février 2017).

I. UN CONCEPT DE « DÉRADICALISATION » EN QUESTION

S'il existe un débat universitaire sur le sujet, la radicalisation djihadiste présente des caractéristiques communes avec d'autres formes de radicalisation, comme celle d'extrême-gauche dans les années 1970. Mme Isabelle Sommier, entendue par vos rapporteurs, les relevait :

- la jeunesse de ceux qui se « radicalisent » en raison de leur « disponibilité biographique » (pas d'insertion professionnelle, pas de foyer construit, etc .) et d'une aspiration plus forte à un idéal en décalage avec la société, la jeunesse s'étendant désormais à un âge adulte plus avancé par rapport aux années 1970 ;

- la légitimation théorique du recours à la violence : la violence comme accoucheuse de l'Histoire était une évidence pour les militants d'extrême-gauche « radicalisés », comme aujourd'hui « l'islamisme est la seule idéologie disponible pour légitimer le recours à la violence » ;

- le terreau social : la révolte générationnelle des années 1960 a laissé la place à une critique des discriminations imposées par la société.

Le contexte est cependant différent en ce que les militants djihadistes actuels expriment l'intention de mourir pour leur cause, n'ayant pas de perspectives d'avenir mais un « horizon bouché ». Le milieu d'origine de ces personnes « radicalisées » a également évolué : il n'est plus évident que le recrutement s'opère parmi les classes moyennes et intellectuelles. Enfin, si la radicalisation se produit en groupe, ce phénomène n'implique plus, en raison d'Internet, un contact ou une proximité géographique.

Selon plusieurs personnes entendues, témoins du phénomène de radicalisation, la radicalisation n'est pas une pathologie, même si elle peut comporter des éléments psychiatriques. Certaines ont même récusé l'approche consistant à assimiler l'engagement djihadiste à une dérive sectaire, cette lecture ayant pour défaut de nier la motivation religieuse et politique. Cette approche a pu conduire à « victimiser » les jeunes femmes, au risque de sous-estimer leur dangerosité.

Actuellement, il est délicat de définir le profil des personnes radicalisées, des informations contradictoires ayant été apportées lors des auditions. Le fichier tenu par l'UCLAT qui recense les personnes identifiées comme radicalisées n'est pas accessible aux chercheurs, ce que plusieurs personnes entendues ont regretté, n'ayant pas la possibilité, même sous forme anonymisée, d'étudier les profils et ainsi d'affiner les outils de détection. En Belgique, cette question est en débat dans le cadre de la discussion d'un projet de loi sur la « banque de données dynamique » réunissant des informations relatives au terrorisme.

Enfin, plusieurs personnes entendues ont contesté la pertinence du concept de « déradicalisation » : « On ne démonte pas une croyance, surtout pour le haut du spectre de la croyance » a souligné M. Gérald Bronner. Plus abrupte, une autre personne entendue a déclaré : « La déradicalisation : seuls ceux qui en vivent y croient. »

Les acteurs institutionnels n'ont d'ailleurs pas nié qu'aucune solution « clés en main » n'existait et que l'apprentissage s'effectuait « en marchant ». En France, les pouvoirs publics ont engagé dès 2014 les premières actions en faveur de la lutte contre la radicalisation djihadiste. Ils se sont reposés sur des acteurs associatifs dont l'expérience en matière de prévention et de traitement de la radicalisation n'est pas toujours, ou pas encore, avérée. La priorité politique qu'a constituée légitimement la « déradicalisation », sous la pression des évènements, a pu conduire à des effets d'aubaine financière. Ont pu être évoqués successivement lors des auditions un « gouffre à subventions » ou un « business de la déradicalisation » ayant attiré certaines associations venues du secteur social en perte de ressources financières du fait de la réduction des subventions publiques.

Les différents ministères concernés ont initié, depuis au moins deux ans, des programmes qui doivent être distingués selon qu'ils s'adressent à des personnes placées sous main de justice ou à celles dont la situation n'est pas judiciarisée.


* 1 Cet avis budgétaire est consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/rap/a16-146-8/a16-146-8.html.

* 2 Cet avis budgétaire est consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/rap/a16-146-10/a16-146-10.html.

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