C. POUR UNE LOI QUINQUENNALE DE PROGRAMMATION ET D'ADAPTATION DE L'ACTION PUBLIQUE EN GUYANE

Comme l'indiquait lors du déplacement le président de la collectivité territoriale de Guyane, Rodolphe Alexandre, la Guyane est un « territoire en développement, dans un pays qui pense à la post-industrialisation ». Une programmation des moyens et une adaptation des lois et règlements semble donc nécessaire pour permettre la prise en compte les spécificités du territoire.

1. La programmation des moyens

Assurer au territoire les moyens et infrastructures nécessaires à son développement nécessite un effort en termes de moyens . Les défis auxquels est confrontée la Guyane sont tels qu'il ne sera possible d'y faire face que par un effort budgétaire conséquent. Dans le contexte actuel des finances publiques, la délégation a conscience qu'une mobilisation de financements supplémentaires constitue un effort exceptionnel de la nation qu'elle demande au titre de la solidarité nationale : la déstabilisation actuelle de la société et de l'économie guyanaise le rend nécessaire.

À ce stade, la délégation ne peut proposer une évaluation chiffrée de la programmation des moyens. Cela exige de réaliser un inventaire aussi complet que possible des besoins, en concertation avec les élus locaux, les forces vives du territoire et avec les représentants des services de l'État en Guyane. D'ores et déjà, il est important de :

- chiffrer les besoins de la justice en Guyane ;

- évaluer le coût de l'installation à l'aéroport Felix Eboué de Cayenne des équipements permettant de lutter efficacement contre le trafic de stupéfiants (scanner à ondes millimétriques, notamment) ;

- évaluer les besoins de renforcement du nombre d'agents de la police aux frontières - 70 agents ne peuvent matériellement pas contrôler 540 kilomètres de frontière avec le Suriname ;

- estimer le coût de la construction d'un local de rétention administrative à Saint-Laurent-du-Maroni ;

- définir les besoins en matière d'aménagement et de désenclavement du territoire, comme une route reliant Maripasoula à Saint-Laurent-du-Maroni ;

- chiffrer les coûts de la construction de groupes scolaires et de collège à un rythme correspondant à l'explosion démographique du territoire.

Proposition n° 24 : Établir la programmation des moyens de fonctionnement et d'investissement nécessaires pour une mise à niveau de l'action de l'État et des collectivités territoriales en Guyane, en vue d'assurer au territoire les moyens et infrastructures nécessaires à son développement.

2. L'adaptation des règles de l'action publique, dans le cadre de l'article 73

Le constat selon lequel il est nécessaire d'adapter les règles en Guyane pour renforcer l'efficacité de certaines politiques est un constat partagé . Dès 1960, Charles de Gaulle s'adressait aux Guyanais rassemblés sur la place des Palmistes à Cayenne en ces termes : « il est conforme à la nature des choses qu'un pays, qui a son caractère aussi particulier que le vôtre et qui est en somme éloigné, ait une sorte d'autonomie proportionnée aux conditions dans lesquelles il doit vivre » 71 ( * ) . Le président de la République actuel indiquait quant à lui, en octobre 2017 lors des assises des outre-mer : « nous devons repenser les règles, adapter les règles pour la lutte contre l'orpaillage clandestin, la lutte contre l'immigration clandestine, la lutte contre les trafics de stupéfiants ; nous ne pouvons pas demander à nos fonctionnaires de police, à nos gendarmes, à nos militaires, de travailler avec des contraintes procédurales et des délais qui sont ceux de l'Hexagone. Ça n'est pas vrai parce que les réalités ne sont pas celles de l'Hexagone ».

L'application des règles nationales peut en effet aboutir à des réalités absurdes. C'est notamment le cas de :

- l'impossibilité de saisir les bijoux des orpailleurs réalisés à partir d'or natif extrait illégalement ;

- la difficulté de procéder à la fouille des pirogues soupçonnées de transporter du matériel d'orpaillage à destination d'exploitations illégales ;

- le délai de rétention administrative parfois trop court au vu de l'immensité du territoire et de la localisation des locaux de rétention administrative ;

- l'impossibilité de rembourser les frais de déplacements des élus locaux et des agents publics au sein d'une même commune, alors que les communes guyanaises peuvent couvrir un territoire équivalent à celui de plusieurs départements métropolitains ;

- l'absence de souplesse dans le recrutement des agents publics, notamment dans l'éducation nationale, qui doit s'inscrire dans des cadres d'emplois généralement définis pour l'Hexagone ;

- l'impossibilité d'accorder de nouveaux permis de recherche de mines hydrocarbures au large de la Guyane 72 ( * ) , alors que des gisements d'hydrocarbures sont exploités par certaines entreprises françaises au large du Suriname.

Les membres de la délégation sont convaincus que les règles inadaptées aux réalités guyanaises sont bien plus nombreuses que celles qu'ils ont pu entrevoir au cours de leur déplacement en Guyane. Il est donc nécessaire de réaliser un recensement de tous les blocages législatifs et réglementaires afin que les futures adaptations des normes soient, sinon exhaustives, à tout le moins les plus complètes possible.

Une fois ce travail de recensement effectué, un second travail devra débuter, afin d' identifier l'origine des blocages et de voir s'il est possible de leur apporter une solution par une adaptation des normes législatives et réglementaires, dans le cadre posé par la Constitution.

Une loi spécifique à la Guyane pourrait en découler, reprenant les propositions formulées par le présent rapport, mais également les adaptations qui se seront avérées nécessaires au vu du travail de recensement réalisé. L'article 73 de la Constitution permet en effet que les lois et règlements soient adaptés pour tenir compte des « caractéristiques et contraintes particulières » des collectivités ultramarines concernées.

Proposition n° 25 :  Procéder à un recensement exhaustif des blocages législatifs et réglementaires auxquels sont confrontés les acteurs publics et privés en Guyane, en vue d'adapter les lois et règlements aux spécificités du territoire dans le respect de la Constitution et des engagements européens de la France.

Il importe toutefois de préciser que, dans certains domaines régis par le droit communautaire , comme par exemple en matière de droit de l'environnement, la marge d'adaptation de la législation française est quasi nulle . La Guyane est en effet une région ultrapériphérique au regard du droit de l'Union européenne 73 ( * ) . La spécificité des régions ultrapériphériques est toutefois reconnue par le droit européen, qui prévoit l'adaptation du droit primaire (les traités) ou secondaire (les règlements ou directives communautaires, ou les politiques communes) en fonction des contraintes liées à leur éloignement, à l'insularité, à leur faible superficie, au relief et aux aléas climatiques, ainsi qu'à l'exiguïté des marchés locaux et à la faible diversification de l'économie. Il revient au Conseil de l'Union européenne, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, d'arrêter des mesures spécifiques 74 ( * ) .

Proposition n° 26 : Demander une meilleure prise en considération des spécificités des régions ultrapériphériques dans le droit européen pour permettre les adaptations nécessaires aux contraintes locales.

3. Des transferts de compétences supplémentaires aux collectivités territoriales ?

La collectivité territoriale de Guyane demande des compétences supplémentaires, notamment en matière d'exploitation des ressources, énergétiques, de transport transfrontalier, ou encore de valorisation de l'histoire, des langues et de la culture guyanaise. Elle plaide pour une décentralisation de la décision afin d'en garantir l'adaptation au territoire .

L'article 73 de la Constitution permet d' habiliter les collectivités relevant de cet article à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire , soit dans les matières où s'exercent leurs compétences, soit dans un nombre limité de matières relevant du domaine de la loi 75 ( * ) . La durée maximale d'habilitation a été allongée par la loi organique n° 2011-883 du 27 juillet 2007 relative aux collectivités régies par l'article 73 de la Constitution . Initialement de deux ans, elle peut désormais courir jusqu'à l'expiration du mandat de l'assemblée qui en a fait la demande.

À ce titre, le conseil régional de Guadeloupe a demandé le 27 mars 2006 à être habilité à fixer des règles spécifiques en matière de maîtrise de la demande d'énergie, de régulation thermique pour la construction de bâtiments et de développement des énergies renouvelable. L'habilitation a été adoptée par le législateur en 2009 76 ( * ) et une règlementation thermique propre à la Guadeloupe a été adoptée le 19 avril 2011 77 ( * ) .

L'exemple de la Guadeloupe démontre que les possibilités d'habilitations données par l'article 73 de la Constitution peuvent fonctionner. Il revient donc à l'assemblée de Guyane d'adopter une demande d'habilitation par une délibération motivée de l'assemblée prise à la majorité absolue de ses membres . La délibération doit exposer les spécificités locales justifiant la demande et préciser la finalité des mesures que l'assemblée envisage de prendre 78 ( * ) .

Autre possibilité, la loi peut attribuer de nouvelles compétences aux collectivités guyanaises si cela est justifié par des spécificités locales 79 ( * ) , sur l'exemple de la Corse ou de l'Alsace. Cette possibilité est toutefois moins large que la précédente, car elle repose nécessairement sur l'existence de particularités fortes, qu'il faut pouvoir justifier. Les compétences ainsi attribuées le sont cependant de manière permanente.

Quoi qu'il en soit, il revient à la collectivité territoriale de Guyane de préciser ses demandes , en prenant en considération le fait qu'un transfert de compétences supplémentaires ne permettra pas à la collectivité de s'affranchir du respect du droit de l'Union européenne . L'utilisation de ces prérogatives permettra toutefois à la collectivité territoriale de Guyane d'exercer progressivement de nouvelles compétences, avant d'envisager des transferts définitifs.

Proposition n° 27 : Préciser les domaines dans lesquels la collectivité territoriale de Guyane pourrait, le cas échéant, se voir transférer des compétences supplémentaires.

4. Donner un pouvoir d'adaptation des normes réglementaires au préfet

De manière plus générale, et une fois les principaux blocages législatifs levés par l'adoption d'une loi relative à la Guyane, un pouvoir d'adaptation complémentaire est nécessaire et justifié par l'éloignement du territoire et les problématiques spécifiques auxquelles est confrontée la Guyane . La commission des lois considère que le préfet de Guyane est le plus à même de faire le lien entre normes de la République et réalité locales . Ce pouvoir de dérogation des normes pourrait se fonder, en l'élargissant, sur l'expérimentation actuellement en cours permettant au représentant de l'État, dans certains territoires et dans des matières limitativement énumérées, de prendre des décisions dérogeant à la règlementation nationale 80 ( * ) .

Cette proposition s'inscrit dans la droite ligne du rapport de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriale intitulé « Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes » 81 ( * ) et la résolution relative à la consolidation du pouvoir de dérogation aux normes attribué aux préfets, adoptée par le Sénat le 24 octobre 2019 82 ( * ) .

Proposition n° 28 : Attribuer au préfet de Guyane un pouvoir de dérogation aux normes réglementaires nationales.

*


* 71 Charles de Gaulle, discours prononcé à Cayenne sur la place des Palmistes, 30 avril 1960.

* 72 Loi n° 2017-1839 du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l'énergie et à l'environnement.

* 73 Comme l'indique Éric Doligé dans son rapport d'information n° 519 (2008-2009) du 7 juillet 2009 fait au nom de la mission commune d'information sur la situation des départements d'outre-mer, « L'Union européenne distingue deux catégories de collectivités d'outre-mer : les « régions ultrapériphériques » (RUP) et les « pays et territoires d'outre-mer » (PTOM). Cette distinction entraîne des conséquences importantes, puisque si les régions ultrapériphériques font partie intégrante de l'Union européenne, les pays et territoires d'outre-mer sont, quant à eux, considérés comme des pays tiers au regard du droit communautaire. »

* 74 Article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

* 75 Ces règles ne peuvent porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l'état et la capacité des personnes, l'organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l'ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral.

* 76 Article 69 de la loi n° 2009-594 du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer .

* 77 Délibération du conseil régional de la Guadeloupe CR/11-372 du 19 avril 2011 relevant du domaine du règlement relative à la réglementation thermique et aux caractéristiques thermiques de l'enveloppe des bâtiments nouveaux et des parties nouvelles de bâtiments (RTG).

* 78 Articles LO. 7312-1 et LO. 7312-2 du code général des collectivités territoriales.

* 79 Avis n° 393651 du Conseil d'État du 7 décembre 2017 sur la différenciation des compétences des collectivités territoriales relevant d'une même catégorie et des règles relatives à l'exercice de ces compétences .

* 80 Décret n° 2017-1845 du 29 décembre 2017 relatif à l'expérimentation territoriale d'un droit de dérogation reconnu au préfet .

* 81 Rapport d'information n° 560 (2018-2019) de Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 11 juin 2019.

* 82 Le dossier législatif de cette proposition de résolution en application de l'article 34-1 de la Constitution est consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppr18-664.html .

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