D. LES PRINCIPES D'UNE RÉFORME

Quoiqu'il soit impossible d'en prendre exactement la mesure, il paraît difficilement contestable que nos procédures d'insolvabilité ne produisent pas un résultat optimal du point de vue économique, tant en ce qui concerne la réallocation des actifs des entreprises non viables que sur la facilité d'accès des entreprises au crédit. Avant de rechercher quelles nouvelles règles pourraient y remédier, la mission d'information s'est attachée à identifier quelques principes susceptibles de guider la réflexion.

1. Clarifier les objectifs des procédures collectives et mieux les articuler avec d'autres politiques publiques

Si nos procédures collectives n'aboutissent pas à un résultat économiquement optimal, c'est en partie parce qu'elles poursuivent simultanément des objectifs divergents, qui ont certes tous leur légitimité. Il convient donc d'examiner si ces procédures ne peuvent pas être mieux articulées avec d'autres politiques publiques répondant aux mêmes finalités.

a) Ôter tout aspect répressif aux procédures collectives

Tout d'abord, les rapporteurs rappellent fermement que les procédures judiciaires de traitement de l'insolvabilité des entreprises n'ont pas et ne doivent pas avoir pour objet de réprimer les fautes éventuelles de leurs dirigeants . « Faire faillite » n'est pas une faute en soi : des entreprises peuvent être conduites à la cessation des paiements sans que l'on puisse même taxer leurs dirigeants de négligence.

Or notre droit de l'insolvabilité, malgré les progrès accomplis depuis le code de commerce de 1807, conserve à certains égards une coloration pénale, aussi bien par le vocabulaire employé que par certaines règles de fond et de procédure.

Des sanctions ayant le caractère de punition sont évidemment nécessaires pour réprimer la fraude. La responsabilité civile des dirigeants doit aussi pouvoir être engagée lorsque leur comportement a causé un dommage à autrui. Mais il est contreproductif de vouloir faire jouer ce rôle aux procédures collectives, aussi bien du point de vue de la satisfaction des intérêts pécuniaires des créanciers que de celui de l'intérêt public économique et social.

b) Distinguer la protection des entreprises de celle des dirigeants et associés

À l'inverse, la protection des entreprises en difficulté ne saurait être confondue avec celle de leurs dirigeants ou de leurs propriétaires .

Rappelons d'abord que, si les procédures judiciaires de restructuration (sauvegarde et redressement) offrent un répit aux débiteurs insolvables en suspendant les poursuites individuelles des créanciers, ce n'est pas au bénéfice des débiteurs eux-mêmes, de leurs dirigeants ou de leurs associés, mais dans l'intérêt collectif des créanciers eux-mêmes (pour éviter les effets pervers d'un jeu non coopératif) et dans l'intérêt public (pour préserver des entreprises viables et les emplois qui y sont attachés). Sans cela, il n'y aurait aucune raison légitime d'enfreindre l'ordre normal d'absorption des pertes 68 ( * ) , ni d'empêcher, le cas échéant, que les dirigeants soient remplacés.

Dans certains cas, ces intérêts commandent de sauver l'entreprise, de maintenir à sa tête les dirigeants en place, voire d'obliger les créanciers à essuyer des pertes au bénéfice des détenteurs de capital . Cela arrive fréquemment dans les petites et moyennes entreprises, beaucoup moins dans les grandes entreprises dont les managers bénéficient de multiples filets de sécurité et dont l'actionnariat est constitué de fonds d'investissement.

Dans d'autres cas, ces mêmes intérêts exigent que les dirigeants soient remplacés ou que l'entreprise soit cédée, voire liquidée . D'autres dispositifs doivent alors prendre le relais pour protéger les personnes physiques (l'exploitant, le ou les dirigeants, voire les associés) ; certains d'entre eux méritent d'être renforcés et mieux articulés avec les procédures collectives, notamment les procédures de surendettement des particuliers prévues par le code de la consommation.

En d'autres termes, il convient d'éviter que le souci légitime de protection des petits entrepreneurs - qui constituent certes les acteurs les plus nombreux du tissu économique national - ne conduise à infléchir nos procédures collectives jusqu'à maintenir en vie des entreprises non viables, voire à enrichir indûment les actionnaires au détriment de la masse des petits créanciers non protégés (fournisseurs, obligataires, etc .).

c) La protection de l'emploi : un difficile arbitrage entre le court et le long terme

Les tribunaux sont parfois amenés à arrêter un plan de continuation au bénéfice d'entreprises dont la viabilité est très incertaine, y compris en sacrifiant les intérêts des créanciers, au nom de la préservation des emplois. De telles décisions sont parfaitement compréhensibles et, jusqu'à un certain point, légitimes, car on ne peut ignorer le coût humain des licenciements économiques provoqués par une liquidation, non plus d'ailleurs que leur coût financier pour la collectivité (en raison des dépenses d'assurance-chômage, voire d'assurance-maladie engendrées). C'est d'autant plus vrai dans un pays où le marché du travail est dysfonctionnel et où les personnes au chômage mettent des mois, voire des années à retrouver un emploi.

Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue qu' une entreprise qui ne dégage pas de bénéfices suffisants pour payer ses dettes et satisfaire les attentes de ses propriétaires finit, tôt ou tard, par être liquidée , volontairement ou judiciairement. Dans ce cas, les licenciements économiques peuvent seulement être retardés. Entre-temps, l'entreprise aura accumulé des pertes que les créanciers devront partiellement absorber, ce qui aboutit à une destruction de valeur économique . À terme, le niveau d'emploi dans l'économie s'en trouve réduit .

Certes, le législateur pourrait inciter davantage les juridictions à prendre en compte les effets à moyen et long terme de leurs décisions sur la croissance et l'emploi. Toutefois, on ne sortira pas de ce dilemme sans une politique d'ensemble visant à atténuer les effets des licenciements , ce qui suppose à la fois d'augmenter l'offre d'emplois (donc de soutenir la croissance de la production tout en veillant à son « intensité en emplois »), de réduire les frictions sur le marché du travail (grâce notamment à une politique de formation professionnelle adaptée) et de garantir le niveau de revenu des demandeurs d'emplois 69 ( * ) .

2. Mieux prendre en compte les évolutions de l'économie et la diversité des entreprises

Renforcer l'efficacité de nos procédures collectives implique aussi de mieux prendre en compte les évolutions considérables du contexte économique depuis la loi « Badinter » , qui ont affecté les structures de financement et de contrôle des entreprises, tout en renforçant les différences entre grandes et petites entreprises.

Depuis plus de trois décennies, en effet, le développement des marchés de capitaux et l' innovation financière ont produit des bouleversements que l'on peut résumer, à grands traits :

- par une dissociation croissante de la direction opérationnelle, du contrôle et de la propriété des entreprises ;

- par un recours accru à l'endettement, afin de maximiser « l'effet de levier 70 ( * ) » pour les associés ;

- par des facilités nouvelles offertes aux entreprises pour refinancer leur dette ;

- par l'atténuation de la distinction entre dette et fonds propres (du fait du développement des obligations convertibles, des titres de dette perpétuels ou à durée indéterminée, des actions rachetables, etc .).

Certaines caractéristiques de notre droit de l'insolvabilité adaptées au modèle de l'entreprise familiale (exploitant personne physique, petite société dont le dirigeant est l'associé majoritaire ou unique) à la structure de passif assez simple (la dette étant essentiellement constituée d'un ou plusieurs emprunts bancaires, de dettes fournisseurs et de dettes fiscales et sociales) le sont de moins en moins à mesure que l'on s'éloigne de ce modèle .


* 68 En principe, les pertes d'une entreprise sont prioritairement absorbées par les détenteurs de capital, puis par les créanciers (d'abord par les créanciers chirographaires, puis par les créanciers munis de sûretés suivant leur rang). C'est la contrepartie du fait qu'ils sont les seuls ou les premiers à être intéressés aux bénéfices et peuvent compter, en moyenne, sur une rémunération plus élevée de leur investissement.

* 69 Comme le soulignent Ph. Aghion, C. Antonin et S. Bunel, un contexte institutionnel visant à protéger les personnes contre les risques liés au chômage (plutôt qu'à sauvegarder les emplois existants) permet que la « destruction créatrice » ne se traduise pas par l'augmentation de l'anxiété et la dégradation de la santé des individus, notamment parmi les plus âgés et les moins qualifiés, mais au contraire par une hausse du degré de satisfaction : voir Le Pouvoir de la destruction créatrice , op. cit ., chapitre 11 « Destruction créatrice, santé et bonheur ».

* 70 On appelle « effet de levier financier » le fait que le recours à l'endettement (à condition que la rentabilité des investissements financés par la dette excède le coût financier de celle-ci) augmente la rentabilité des capitaux propres (puisque le surplus revient aux détenteurs de capitaux).

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