B. AU-DELÀ DE LA DIRECTIVE

1. La question de la fusion des procédures de sauvegarde et de redressement

Soit qu'elles contestent la pertinence de la distinction entre ces deux procédures, soit qu'elles déplorent plus largement la complexité excessive de notre droit de l'insolvabilité, plusieurs personnes entendues par la mission d'information ont plaidé pour une fusion des procédures de sauvegarde et de redressement judiciaire en une procédure unique de « restructuration » ou de « réorganisation judiciaire » .

Comme il a été rappelé précédemment, ces deux procédures, effectivement très proches, diffèrent cependant par leurs conditions d'ouverture et par les pouvoirs attribués au débiteur (aussi bien sur l'administration de l'entreprise que sur la conduite de la procédure elle-même). La question se résume donc en ces termes : est-il légitime de conférer des prérogatives plus larges à un débiteur qui, n'ayant pas cessé ses paiements, se trouve néanmoins dans l'incapacité de surmonter seul ses difficultés ? Faut-il lui réserver l'initiative de l'ouverture de la procédure collective et du projet de plan de restructuration, et faut-il lui accorder le pouvoir de s'opposer à un projet de plan qui ne le satisferait pas ?

La réponse à cette question dépend beaucoup de la longueur de la procédure et de ses effets sur les créanciers antérieurs . Il est normal qu'un débiteur qui honore encore ses engagements ne soit pas soumis aux mêmes sujétions que dans le cas contraire . En revanche, comme il a déjà été indiqué, il convient d'éviter que la procédure de sauvegarde ne soit détournée de sa finalité , par des entreprises qui souhaitent échapper à l'obligation de payer leurs dettes sans rechercher de bonne foi une solution de nature à satisfaire leurs créanciers tout en assurant leur propre viabilité. Des affaires choquantes ont été évoquées en audition.

Par conséquent, un choix entre deux options s'offre au législateur :

- soit maintenir la distinction entre les deux procédures et la forte protection accordée au débiteur en procédure de sauvegarde, tout en limitant plus strictement qu'aujourd'hui sa durée 95 ( * ) ;

- soit fusionner les procédures, tout en prévoyant que le débiteur, s'il n'est pas en état de cessation des paiements à l'ouverture de la procédure, exerce seul certaines prérogatives (notamment l'initiative du projet de plan) pendant un certain délai 96 ( * ) . Le souci de simplification du droit des procédures collectives, exprimé par de nombreuses personnes entendues, conduit à préférer cette seconde option.

Recommandation n° 26 :  Envisager la fusion des procédures de sauvegarde et de redressement judiciaire (tout en conservant des prérogatives particulières et temporaires au débiteur s'il n'est pas en cessation des paiements à l'ouverture de la procédure).

2. Comment traiter le cas d'entreprises manifestement insolvables quoique n'ayant pas cessé leurs paiements ?

En outre, parce qu'une entreprise peut être manifestement insolvable avant même d'entrer en crise de liquidité, il est nécessaire de renforcer les garde-fous visant à éviter que ses dirigeants ne dissipent ses actifs pendant cette période intermédiaire et ne lèsent ainsi (délibérément ou non) les intérêts de l'entreprise elle-même comme de ses créanciers.

Comme il a été souligné à plusieurs reprises au cours des auditions, le critère de la cessation des paiements, en tant qu'indice fiable de l'insolvabilité d'une entreprise, est largement obsolète . La modification de la structuration du passif des entreprises, l'augmentation de la part de la dette rapportée aux fonds propres (en raison notamment de la recherche de de « l'effet levier »), font que beaucoup d'entreprises, notamment parmi les plus grandes, connaissent aujourd'hui un endettement considérable, auquel elles ne peuvent faire face qu'en dégageant des revenus importants de leur activité ou, à défaut, en procédant à une augmentation de capital ou en ayant recours à de nouveaux emprunts pour « refinancer » cette dette - à cet égard, le développement des marchés de capitaux facilite les choses.

Dès lors que les réserves et les bénéfices raisonnablement prévisibles sont insuffisants pour acquitter la dette, l'entreprise peut être considérée comme insolvable : à plus ou moins long terme, il est très probable qu'elle fera défaut, quoique cette situation puisse être masquée pendant un certain temps grâce au refinancement de la dette permettant d'acquitter ses échéances à mesure qu'elles se présentent.

Pendant cette période, où une gestion prudente s'impose afin de préserver les capacités de production de l'entreprise et le gage commun des créanciers, il arrive au contraire que les dirigeants aggravent les difficultés en contractant de nouvelles dettes, en s'abstenant de toute consolidation des fonds propres (notamment par une mise en réserve des bénéfices) et en différant trop longtemps la restructuration du passif. On constate même, quelquefois, des comportements frauduleux , comme la distribution de dividendes aux actionnaires d'une société manifestement insolvable, quelques semaines avant l'ouverture d'une procédure collective.

Face à de telles dérives, notre arsenal juridique paraît insuffisant . En effet :

- seul le débiteur est en droit de provoquer l'ouverture d'une procédure collective - la procédure de sauvegarde - avant la cessation des paiements ;

- le régime des nullités de la période suspecte est impuissant, puisque la période suspecte a pour borne initiale la date de la cessation des paiements ;

- la responsabilité civile des dirigeants peut certes être engagée en cas de faute de gestion ayant contribué à l'insuffisance d'actif, mais cela ne permet pas de réparer intégralement le préjudice subi par les créanciers, et cela laisse les éventuels bénéficiaires des fautes de gestion hors d'atteinte (par exemple les actionnaires ayant perçu indûment des dividendes) ;

- les actes de gestion ayant contribué à réduire la capacité du débiteur à payer ses dettes peuvent être attaqués par la voie de l'action paulienne, y compris en cours de procédure collective, par le mandataire judiciaire ou le liquidateur et dans l'intérêt collectif des créanciers 97 ( * ) . Toutefois, outre le fait qu'elle implique l'ouverture d'une procédure distincte, le succès de l'action paulienne suppose que l'acte attaqué ait été commis dans une intention frauduleuse, la charge de la preuve incombant au demandeur 98 ( * ) ;

- l'arsenal pénal est faible, puisque seuls des actes commis après la cessation des paiements peuvent être constitutifs du délit de banqueroute 99 ( * ) , et que les créanciers ne sont pas recevables à exercer l'action civile en cas d'abus de biens sociaux 100 ( * ) .

Dans une démarche préventive, il pourrait être envisagé d'assouplir les conditions dans lesquelles une procédure de restructuration judiciaire peut être ouverte à l'initiative du ministère public et/ou des créanciers . Par exemple, le ministère public pourrait se voir reconnaître le droit de requérir l'ouverture d'une procédure de redressement s'il résulte d'un faisceau d'indices que l'entreprise ne sera plus en mesure à court ou moyen terme d'acquitter ses dettes exigibles (ce qui reviendrait à faire de la cessation des paiements un critère parmi d'autres de l'insolvabilité).

Dans une logique corrective, et à condition de ne pas créer d'insécurité juridique trop forte, il paraîtrait opportun de faciliter l'annulation d'actes de gestion antérieurs à la cessation des paiements , par exemple des distributions de dividendes inconsidérées. À tout le moins, pour éviter l'ouverture d'une procédure distincte, il serait souhaitable que le tribunal de la procédure collective puisse lui-même, à la demande du mandataire judiciaire ou du liquidateur et dans l'intérêt collectif des créanciers, prononcer l'inopposabilité ou la nullité des actes constitutifs de fraude paulienne.

Recommandation n° 27 :  Tenir compte de l'obsolescence du critère de la cessation des paiements :

- en permettant au ministère public de requérir l'ouverture d'une procédure de restructuration judiciaire s'il résulte d'un faisceau d'indices que l'entreprise est insolvable ;

- en facilitant l'annulation d'actes de gestion inconsidérés antérieurs à la cessation des paiements.

3. La nécessaire réforme du plan de cession

En redressement judiciaire, à défaut de plan de continuation, ou en liquidation judiciaire, l'entreprise débitrice peut faire l'objet d'un « plan de cession » . On désigne ainsi la cession judiciaire, à un ou plusieurs cessionnaires, d'ensembles d'actifs d'exploitation formant « une ou plusieurs branches complètes et autonomes d'activités 101 ( * ) », qui emporte également transfert des contrats de travail, dans les limites fixées par le jugement. Le plan de cession s'oppose à la cession des actifs pris isolément, qui n'implique pas par elle-même la poursuite de l'exploitation (même si, en pratique, la plupart des actifs ne sont susceptibles d'être achetés qu'en vue d'être exploités économiquement, une fois intégrés dans un ensemble cohérent d'éléments d'exploitation).

Du point de vue économique, le choix d'un plan de cession n'a de sens que si les actifs réunis en ensembles d'exploitation ont plus de valeur que pris isolément, autrement dit si les ensembles d'exploitation cédés sont viables .

En droit français, comme il a déjà été rappelé, le tribunal dispose d'un large pouvoir d'appréciation pour arrêter ou non un plan de cession et pour choisir entre les offres qui lui sont faites . La loi se borne à indiquer que « la cession de l'entreprise a pour but d'assurer le maintien d'activités susceptibles d'exploitation autonome, de tout ou partie des emplois qui y sont attachés et d'apurer le passif ». Il arrive ainsi fréquemment que des entreprises soient cédées à des repreneurs à un prix très inférieur à leur valeur économique, voire à la valeur de liquidation de leurs actifs. Dans la détermination du prix, le tribunal tient compte des charges assumées par le cessionnaire, en particulier de son engagement à maintenir un certain nombre d'emplois pendant une durée définie (en général, guère plus de deux ans). Les juridictions veillent, fort heureusement, au respect par le cessionnaire de ses engagements 102 ( * ) .

Cette pratique est symptomatique de la défiance de notre pays vis-à-vis des mécanismes de marché , ainsi que de sa préférence pour le maintien des emplois à court terme, au détriment de la croissance et de l'emploi à moyen et long terme . En effet, sur un marché de la reprise efficient, le repreneur qui, selon les meilleures prévisions, exploiterait le plus efficacement les actifs cédés serait aussi celui qui offrirait le meilleur prix. À l'inverse, un repreneur qui n'est prêt à offrir qu'un prix dérisoire ne dispose pas nécessairement d'un plan d'affaires assez solide pour maintenir l'activité et l'emploi à moyen terme : quand bien même il devrait liquider l'entreprise quelque temps après, il n'aurait pris presque aucun risque.

Corrélativement, cette pratique revient à considérer le maintien des emplois comme une charge pour le repreneur , alors que les actifs repris ne peuvent être exploités que s'il y a des travailleurs dans l'entreprise.

Certes, il faut prendre en considération l'aléa économique subi par le repreneur dans la détermination du prix, mais le marché y réussit bien mieux que tout autre mode de fixation des prix. Il est également légitime de tenir compte de certaines charges que seul le bénéficiaire d'un plan de cession assume, contrairement au cessionnaire d'actifs isolés, comme la reprise de l'ancienneté des salariés (encore que celle-ci soit aussi, en principe, le prix d'une force de travail plus expérimentée). Cela ne justifie pas, pour autant, une cession à vil prix.

Dans la plupart des autres pays, il existe des garde-fous pour empêcher que ne soient arrêtés des plans de cession nuisant gravement aux intérêts des créanciers sans réel bénéfice pour l'activité économique et l'emploi , sous la forme de règles de procédure ou de fond. Les exemples étrangers devraient inspirer une évolution de notre droit.

Les garde-fous contre les cessions à vil prix
dans les législations étrangères

Aux États-Unis, un plan de réorganisation relevant du chapitre 11 peut prévoir la vente de tout ou partie des actifs du débiteur, mais il reste soumis à toutes les règles de fond et de procédure d'un tel plan (adoption par les créanciers réunis en classe, critère du meilleur intérêt des créanciers en cas de dissidence, etc .).

De même, en Angleterre et au Pays de Galles, les actes de l'administrateur dans le cadre de la procédure d' administration (y compris, le cas échéant, la vente de tout ou partie de l'entreprise) sont soumis à l'autorisation des créanciers.

En Allemagne, l'assemblée des créanciers peut provoquer la cessation d'activité de l'entreprise insolvable, suivie de la cession de ses biens ; dans le cas où l'entreprise ou l'un de ses établissement est vendu comme un ensemble, tout créancier dispose d'une voie de recours dans le cas où le prix offert est inférieur à la valeur de l'entreprise ou de l'établissement (art. 159 et 163 de l' Insolvenzordnung précitée).

En Italie, le choix entre une cession isolée des actifs et une cession « en bloc » ( in blocco ), considérés comme deux modes de liquidation, est déterminé par le critère de la satisfaction des créanciers (art. 214 du nouveau Codice della crisi d'impresa e dell'insolvenza ).

Il en va de même en Espagne, même si la loi exprime une préférence pour la cession d'ensembles d'exploitation (art. 417 de la Ley concursal issue du décret-loi du 5 mai 2020).

Source : commission des lois du Sénat

Recommandation n° 28 :  Imposer des garde-fous pour éviter les cessions à vil prix d'entreprises en procédure collective.


* 95 Selon le droit en vigueur, la période d'observation en procédure de sauvegarde peut atteindre dix-huit mois (article L. 621-3 du code de commerce), hors prolongations exceptionnelles liées à l'épidémie de covid-19. La directive du 20 juin 2019 dispose que, dans le cadre de la procédure de restructuration préventive qu'elle prévoit, la suspension des poursuites ne peut être ordonnée que pour une durée initiale maximale de quatre mois, ni être prolongée au-delà de douze mois.

* 96 Dans le cadre de la procédure unique de réorganisation prévue au Chapter 11 américain (qui peut être ouverte à la demande du débiteur ou, sous certaines conditions, d'un ou plusieurs créanciers), le débiteur a seul, en principe, l'initiative du projet de plan pendant un délai de 120 jours, porté à 180 jours s'il s'agit d'une petite entreprise ( small business ). Toutefois, si un administrateur judiciaire ( trustee ) a été désigné (ce que la cour peut faire à tout moment dans l'intérêt des créanciers ou de l'entreprise, même si le débiteur n'était pas en état de cessation des paiements à l'ouverture de la procédure), toute partie intéressée peut proposer un projet de plan.

* 97 L'effet de l'action paulienne est l'inopposabilité de l'acte attaqué au créancier demandeur. Dans le cas où l'action a été exercée par le mandataire ou le liquidateur dans l'intérêt collectif des créanciers, cet effet est proche d'une nullité : les sommes recouvrées font retour dans le patrimoine du débiteur et reconstituent ainsi le gage commun des créanciers (article L. 622-20 du code de commerce).

* 98 En outre, dans le cas où le bien, objet de l'acte frauduleux, a été transféré à un tiers, le créancier ne peut obtenir l'inopposabilité de l'acte de transfert que si l'intention frauduleuse du sous-contractant peut être établie.

* 99 Le juge pénal peut cependant retenir une date de cessation des paiements différente de celle fixée par le tribunal de la procédure collective : Cass., crim., 18 novembre 1991, n° 90-73.775.

* 100 Cass. crim., 24 avril 1971, n° 69-93.249.

* 101 Article L. 642-1 du code de commerce.

* 102 Cass., com., 28 mars 2000, n° 98-12.074 ; Cass., soc., 12 mai 2009, n° 07-44.960.

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