B. RECRUTER, FORMER, FIDÉLISER, SANCTUARISER, DES SPÉCIALISTES DE LA LUTTE CONTRE LA CRIMINALITÉ FINANCIÈRE
1. Le recrutement avant tout
Tous les services d'enquête, les magistrats, et les ministres entendus ont souligné le problème des effectifs dédiés à la lutte contre le blanchiment avec chacun des problématiques particulières.
Les magistrats spécialisés auditionnés ont moins insisté sur le nombre de magistrats que sur celui des enquêteurs. Les journalistes ont cependant remontée certaines situations locales qui interpellent. Ainsi, en Corse, le pôle économique et financier reposerait en mars 2025 sur l'équivalent d'un seul magistrat à temps plein.
La commission d'enquête constate qu'il n'existe pas de chiffres consolidés des effectifs des forces de sécurité intérieure dédiés spécifiquement à la lutte contre le blanchiment et encore moins concernant les évolutions de ce chiffre. On compte les agents formés, les agents éventuellement mobilisables s'ils ne sont pas pris par d'autres priorités, mais pas les personnes qui effectivement sont en capacité de traiter ces affaires car formés et affectés à des services spécialisés, sanctuarisés. Un chiffre du temps enquêteur passé aux affaires économiques et financières quel que soit sa structure, centrale ou territorialisée, constituerait un utile indicateur de l'évolution des pratiques et de la réalité des priorités des différents ministères. D'après Frédéric Ploquin, journaliste spécialisé dans la matière, 860 policiers enquêteurs sont suffisamment compétents pour comprendre les systèmes de blanchiment contemporains, chiffre qui apparait dérisoire compte tenu des enjeux.
Dans l'attente de données plus précises et signifiantes, les remontées du terrain, appréciées par la commission d'enquête, permettent de dresser un constat alarmant215(*) : la filière investigation de police judiciaire est exsangue, en particulier en matière économique et financière. Au sein de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) par exemple, la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière ne parvient pas à recruter. Le chiffre de 30 % de postes vacants dans les offices centraux dédiés à la criminalité financière, avancés par les journalistes entendus par la commission d'enquête, n'a pas été démenti par les agents de ces services. Or ces faits sont connus et dénoncés depuis des années, sans que l'on sache de quoi sont suivies les envolées trop générales des plus hautes autorités sur le mal-être en PJ. Le rapporteur ne peut croire la thèse avancée par les journalistes, d'une volonté politique de ne pas renforcer des services financiers qui pourraient gêner certaines pratiques de financement d'un autre âge. Le temps du constat, rappelé par le ministre de l'intérieur, d'une filière peu attractive, est dépassé.
Il est primordial de rappeler qu'à ce jour, 85 % des faits de criminalité organisée commis sur notre territoire sont très majoritairement traités par la DNPJ216(*), ce qui permet de supposer une situation de surexposition de ses services. Il serait intéressant de bénéficier d'indicateurs clairs afin d'objectiver la situation tel par exemple que le nombre de garde-à-vue par an traitées par enquêteur, de même pour les écoutes, les saisies, les commissions rogatoires, voir les évolutions sur plusieurs années et comparer ce qui peut l'être avec d'autres services d'enquête de la gendarmerie nationale et la douane. Le mal-être de la PJ est souvent déploré, mais n'est pas suffisamment objectivé. Or, il s'agit de notre premier outil face à la criminalité organisée. Le perdre, c'est nous perdre.
L'échelon central n'est pas le seul touché et le mal s'étend à la gendarmerie nationale. Les magistrats du PNF déplorent également l'atrophie des services régionaux de police judiciaire. D'après eux par exemple, la section de recherche de la gendarmerie de Marseille est passée de huit à deux enquêteurs ECO-FI en quelques années. Face à cette situation, le PNF a dû internaliser 10 % des 768 affaires en cours, sans recourir à un service d'enquête de la gendarmerie.
La commission d'enquête constate donc qu'il y a une réalité que les plus hautes autorités de la police et de la gendarmerie nationales semblent ignorer.
Au contraire l'ONAF, rattaché aux douanes, et lui aussi spécialisé dans la lutte contre le blanchiment, parait être l'exemple même de la structure qui parvient à attirer les enquêteurs. Preuve qu'il n'y a pas de fatalité, son directeur a indiqué à la commission d'enquête qu'il n'avait pas de peine à recruter dans cet office national en plein expansion, un poste ouvert voyant de nombreuses candidatures de douaniers ou d'agent des finances publiques. La gendarmerie nationale ne parait pas non plus soumise à la désaffection subie par la filière investigation de la PJ. La question de l'attractivité de la PJ, qui traite 80 % des affaires liées à la criminalité organisée, doit figurer au premier rang des priorités du ministre de l'intérieur sans quoi l'État perdra sa principale force de frappe. Le temps est désormais à l'action.
Cela d'autant que les filières financières ne pèsent pas sur les finances publiques. L'ONAF, composé de 312 enquêteurs, a saisi près de 600 millions d'euros d'avoirs criminels durant l'année 2024, fonds destinés à alimenter le budget de l'État, et tout indique que la filière est loin d'avoir atteint son plafond. Autrement dit, le recrutement d'agents, mais aussi de magistrats spécialisés, représente un investissement immédiatement rentabilisé.
2. La formation à repenser vers une plus grande interdisciplinarité
Les travaux de la commission d'enquête ont révélé que des outils de formation en matière économique et financière existent et seront renforcés, que ce soit au niveau des ministère de la justice, de l'intérieur ou de Bercy.
Les magistrats qui souhaitent se spécialiser en matière économique et financière bénéficient d'un catalogue de formation continue très détaillé fourni par l'École nationale de la magistrature (ENM), notamment en matière de blanchiment, droit des marchés publics, corruption, ou l'étude des pièces comptables. Toutefois, si les magistrats du parquet et instructeurs paraissent acculturés à la législation relative aux enquêtes financières, notamment l'usage de la présomption de blanchiment, ainsi qu'à la saisie des avoirs criminels, cela n'est pas suffisant chez les membres des juridictions de jugement, ce qui peut se traduire par des peines qui restent en deçà des enjeux, notamment en matière de confiscation.
Au ministère de l'intérieur, la plupart de ces formations interviennent dans le cadre de la formation continue, chez des personnes parfois en reconversion professionnelle après un début de carrière en sécurité publique ou d'autres services spécialisés.
Pour professionnaliser encore ses agents, en 2024, la DGPN a refondu intégralement la formation de ses policiers à l'investigation financière, qui s'adresse à tous les enquêteurs nationaux ou territoriaux, avec trois niveaux « investigateur en criminalité financière » (ICF) qui : la sensibilisation, l'approfondissement et la spécialisation.
Le niveau 1 s'adresse prioritairement aux enquêteurs des services locaux de police judiciaire et se déroule en deux étapes : un module de vingt heures en distanciel et un module d'une semaine en présentiel dans les territoires. Le niveau 2, d'une durée de cinq semaines, vise à former les policiers se trouvant dans les brigades de lutte contre la criminalité financière et les policiers des offices spécialisés. Enfin, le niveau 3 regroupe différents modules de spécialisation thématique (corruption, blanchiment, avoirs criminels).
Sur des enjeux aussi fondamentaux, la question de l'intégration de formations dédiés à la lutte contre le blanchiment dès la formation initiale, par exemple pour des profils sélectionnés, voire recrutés dans cette optique, doit être posée. À défaut, seules des mesures ambitieuses de recrutement de profils issus du privé, ayant par exemple exercé dans les cabinets d'audit ou d'expertise comptable sera seule de nature à apporter la compétence nécessaire. Les services judiciaires réussissent par exemple à s'adjoindre le précieux concours d'assistants spécialisés, représentant des profils d'experts qui permettent d'assister les magistrats dans certains actes d'enquête complexe. Le recours aux contractuels dans les services d'enquête est une piste déjà utilisée, mais il conviendrait également envisager une solution plus pérenne d'accès à la fonction publique par concours, à la manière par exemple de ce qui existe pour les techniciens et ingénieurs de police technique et scientifique.
À l'ONAF, la greffe inverse parait mieux prendre : les agents du fisc recrutés dans cet office sont formés au maniement des armes et aux techniques d'intervention afin de rejoindre les compétences des douaniers. La formation continue apparait mieux adaptée à l'apprentissage de ces techniques plutôt qu'une formation théorique en matière économique et financière.
D'une manière générale, l'éclatement des formations au sein même du ministère de l'intérieur interroge : on comprend que les formations de gendarmerie et de police nationales ne soient pas entièrement mutualisées, mais lorsqu'il s'agit de techniques d'enquête économique et financière, d'analyse cyber et en crypto ou de recherches en source ouverte, autant de secteurs communs et déterminants d'une lutte efficace contre la criminalité organisée, on ne peut que déplorer une grande perte de fonds et d'occasions gâchées de décloisonner les pratiques en les regroupant. D'ailleurs, pourquoi ne pas rajouter les agents du fisc et les douaniers à la mutualisation des formations ?
Dans un monde idéal, il conviendrait d'envisager une formation initiale en partie commune à des profils sélectionnés de douaniers, de policiers, gendarmes, agents du fisc, ou une véritable formation spécifique d'un an minimum intervenant dans un deuxième temps de carrière, et dédiée au blanchiment sous toutes ses formes, y compris international217(*). Les lauréats de cette école interministérielle de lutte contre la criminalité financière auraient vocation à diriger les services et brigades spécifiquement dédiés. Pourquoi ne pas y mêler également des magistrats ?
Quoi qu'il en soit, une réflexion profonde doit être menée entre les services des ministères impliqués sur la définition des qualités requises pour mener à bien des enquêtes en matière économique et financière et notamment en matière de blanchiment, et définir ensuite une manière de créer une filière répondant à ces attentes.
3. Valoriser les carrières dans l'économique et le financier
De façon plus immédiate, puisqu'il correspond à la priorité affichée par les ministres de l'intérieur et de la justice devant la commission d'enquête, le principal axe d'amélioration réside dans la valorisation des carrières économiques et financières.
Pourtant, au moins dans les services du ministère de l'intérieur, là aussi le constat est connu. Trop souvent, les agents qui tentent l'expérience en GIR le font au détriment de leur promotion à leur retour dans leur administration d'origine. Afin de rompre avec cette logique, un passage dans de telles structures pourrait constituer un prérequis à l'accession aux postes dédiés à la lutte contre la criminalité organisée, que ce soit du côté des enquêteurs ou des magistrats.
Le PNF plaide d'autre part pour la création d'un fonds de concours qui permettrait de réinvestir un pourcentage des amendes d'intérêt public issues des CJIP (actuellement 5,5 milliards d'euros) dans la formation et la fidélisation des enquêteurs financiers.
4. Doter les services de moyens techniques adéquats.
La commission d'enquête a pu constater la frustration des services d'enquête, dont les moyens n'ont pas suivi les évolutions technologiques. Cet état de rend le combat avec les délinquants particulièrement déséquilibré.
L'amélioration des conditions de travail des enquêteurs, afin d'attirer les profils et les conserver les meilleures recrues, représente un premier axe. Cela passe par des considérations très concrètes, telles que le développement d'outils permettant d'analyser des données hétérogènes218(*) ou à défaut l'harmonisation par voie législative ou réglementaire des formats de réponses, par exemple des banques, aux réquisitions des officiers de police judiciaire afin d'en faciliter l'exploitation. Les réponses aux réquisitions judiciaires, notamment lorsqu'elles concernent d'autres administrations publiques doivent être automatisées au maximum afin de permettre une connaissance rapide219(*). L'usage de l'intelligence artificielle doit être développé, de même que la simple consultation de sources ouvertes, dont les journalistes d'investigation ont révélé à la commission d'enquête de nombreuses potentialités ignorées des enquêteurs et des magistrats.
Par ailleurs, les services spécialisés devraient systématiquement intervenir dans toute perquisition susceptible de révéler des éléments économiques et financiers (livres de comptes, clef ou code de cryptoactifs).
Recommandation de la commission d'enquête : redynamiser les structures d'enquête spécialisée dans la criminalité organisée et la délinquance financière :
- mettre en urgence à disposition des enquêteurs des outils d'analyse de données hétérogènes, engager des travaux sur la mise en place d'un système obligeant les établissements financiers à communiquer sous un format dématérialisé et facilement exploitable les réponses aux réquisitions qui leur sont adressées, et harmoniser les formats de lecture des portefeuilles de cryptoactifs ;
- recruter des profils spécialisés par concours dédié ou par contrat ;
- créer une école interministérielle de type « école de guerre », intégrée en milieu de carrière et destinée à alimenter les postes de direction et de commandement des services spécialisés en lutte contre la criminalité organisée ;
- conditionner l'accès à certains postes dédiés à la lutte contre la criminalité organisée à un passage en service spécialisé dans la lutte contre la délinquance financière ou l'économie souterraine, ou du moins valoriser les profils pouvant attester d'un passage dans une structure dédiée à cette criminalité ;
- création d'un fonds de concours destiné à valoriser les rémunérations des enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la délinquance financière à partir des fonds confisqués ;
- fusionner certaines formations transversales des enquêteurs, notamment en matière cyber, crypto, recherches en sources ouvertes.
* 215 Qui corrobore les constats de la Cour des comptes de 2019 et de 2023, qui alertaient alors sur la crise de la filière économique et financière.
* 216 Les DGPN et DGGN n'avancent pas les mêmes chiffres : le premier annonce que 80 % des faits de criminalité organisée traitée par la police nationale, quand la DGGN soutient que selon les chiffres du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), 30 % de la criminalité organisée est aujourd'hui traitée par la gendarmerie. Cela laisse bien peu à la préfecture de police.
* 217 Et intégrant un passage par Europol.
* 218 Un outil est en cours de développement.
* 219 L'exemple a été donné à la commission d'enquête de service de la publicité foncière dont les délais de réponse pouvaient aller de quelques jours à plusieurs mois.