C. UNE STRATÉGIE DE LUTTE CONTRE LA CRIMINALITÉ ORGANISÉE À REDÉFINIR AUTOUR DE L'INVESTIGATION FINANCIÈRE
La collecte, la non déperdition puis la remontée organisée de l'information financière est la première étape du processus permettant à une autorité centralisée, sans doute le PNACO, de décider de la meilleure stratégie à suivre pour orienter les enquêtes dirigées contre la criminalité organisée. Le volet financier doit être l'une des pistes systématiquement envisagées. La stratégie parait devoir s'articuler autour de deux temporalités : le temps court, celui en général de l'ordre public, et le temps long, qui est celui de la préservation de l'ordre social. Or aujourd'hui les enquêtes financières prennent de l'avis de tous trop de temps. Il faut pouvoir frapper vite quand on peut.
Dans d'autres cas, les magistrats doivent avoir entre les mains le plus de renseignements afin de pouvoir définir la meilleure stratégie d'enquête.
1. Frapper vite quand on peut...
Pour Damien Brunet, magistrat spécialiste de la lutte contre la criminalité organisée, mais aussi pour l'ensemble des magistrats spécialisés en matière économique et financière, une approche plus décloisonnée de la criminalité organisée permettrait à l'autorité judiciaire travaillant sur une organisation de ne pas s'interdire de poursuivre, par exemple, une fraude sociale révélant du travail illicite à grande échelle qui pourrait servir au blanchiment d'une activité de produits stupéfiants, ou inversement.
Dans certains cas il est choisi de frapper le réseau de blanchiment lui-même plutôt que l'infraction source. Cette méthode connue aujourd'hui des juridictions spécialisées et de certains parquets doit être généralisée car elle permet de frapper une fonction support de plusieurs trafics, notamment lorsqu'il s'agit de méthode de type hawala ou d'usage des sociétés éphémères. Cette option permet une réponse rapide fondée sur l'infraction présumée de blanchiment. Elle peut être utilisée aussi bien par les enquêteurs du ministère de l'intérieur que des douanes ou directement par les magistrats.
Ainsi la section financière du tribunal judiciaire de Paris, suivie par d'autres depuis, a mis en oeuvre, en 2023, un protocole de saisie pénale directe sur les comptes bancaires des sociétés éphémères pour recevoir et faire transiter des fonds d'origine frauduleuse, sur le fondement du blanchiment présumé. Appuyée par les greffiers de tribunaux de commerce, les services des fraudes de la préfecture de police et Tracfin à partir des déclarations de soupçons reçues des établissements financiers, cette procédure dite « circuit court » peut être menée en quelques procès-verbaux et permettre la saisie des sommes conservées sur les comptes bancaires de ces sociétés. À défaut de réclamation dans un délai de six mois, réclamation qui n'arrive jamais du fait de l'origine illicite des fonds, ces derniers sont confisqués et l'affaire classée sans suite. La première expérimentation de cette méthode a permis la saisie de cibler 40 sociétés et de saisir 40 millions d'euros entre septembre et décembre 2024. Cette expérience doit être généralisée à l'ensemble des parquets.
Recommandation de la commission d'enquête : généraliser à l'ensemble des parquets les procédures dites « circuit court ».
Sous l'impulsion en ce sens de la procureure de la République de Paris, la JUNALCO a vu les saisies effectuées passer de 11 millions d'euros saisis en 2021 à 329 millions d'euros en 2024.
L'outil de la CJIP est intéressant, permettant de conclure une convention débouchant sur des amendes de plusieurs centaines de millions voire de plusieurs milliards d'euros sans condamnation à l'encontre de personnes morales éventuellement impliquées dans le blanchiment. Il convient toutefois de bien circonscrire leur usage, car le risque de sa généralisation pourrait être la banalisation de cette infraction. De plus, leur usage ne doit pas se faire à l'exclusion de la poursuite pénale des personnes physiques auteurs. Attention donc au risque de dépénalisation qu'elles représentent.
Rappelons également que le temps court peut être aussi celui de l'action administrative lorsque cela apparait préférable à l'action pénale.
2. ...frapper fort quand il faut
La remontée de renseignement doit permettre aux juridictions spécialisées dans la lutte contre la criminalité organisée, et demain au PNACO d'arbitrer les situations qui doivent être attaquées sur un aspect plus global. Dans ce cas, la co-saisine du service spécialisé dans la répression de l'infraction source, ainsi que d'un service dédié au réseau de blanchiment doit être privilégiée. La co-saisine de la PIAC par l'ensemble des forces de sécurité intérieures, police, gendarmerie et douanes doit être encouragée afin d'augmenter les saisies dans les trafics les plus lucratifs. 220(*)
L'action d'envergure peut également porter sur le réseau de blanchiment lui-même de façon autonome. On ne peut que répéter tout l'intérêt qu'il y aura alors de faire travailler ensemble, sur ces enquêtes des spécialistes policiers ou gendarmes, douaniers, agents du Fisc, analystes en cryptoactifs, et ce au plan central et territorial compte tenu des ramifications très fines des réseaux concernés. Les initiatives de créations de cellules dédiées composées d'effectifs mixtes, ainsi que la JIRS de Bordeaux l'a porté auprès de la DNPJ, entre enquêteurs « infraction sous-jacente » et enquêteurs « purement financiers » sont un bon début et doivent être encouragés.
Les enquêtes patrimoniales sont encore trop souvent pensées comme des accessoires aux enquêtes principales, et destinées à alourdir les peines, alors que le délit de non-justification de ressource permettrait de partir des biens pour remonter vers un possible blanchiment. Là aussi, un renseignement criminel animé par la PIAC, plateforme interministérielle, pourrait être renforcée afin de développer encore les enquêtes d'initiatives dirigées contre la criminalité organisée.
Enfin, une réelle stratégie d'ampleur passe par le recours systématique, instinctif, aux instruments de coopération internationale.
Recommandation de la commission d'enquête : prendre en compte la dimension financière dès l'ouverture des enquêtes :
- inscrire la présomption de blanchiment dans la stratégie d'enquête pour l'ensemble des procédures policières ou douanières de lutte contre la criminalité organisée, et pour cela créer des services spécialisés ;
- intégrer systématiquement l'aspect financier aux enquêtes dirigées contre les trafics initiaux.
3. Les perspectives offertes par de futurs outils
Les outils prévus par la directive 2024/1260 du 24 avril 2024 relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs aet devant être transposée avant le 23 novembre 2026 comporte deux outils de nature à augmenter les saisies patrimoniales au niveau de l'Union européenne.
Inspirée de l'exemple Belge, la directive prévoit la création d'une enquête patrimoniale post-sentencielle, visant à permettre la saisie en valeur sur les éléments de patrimoines qui n'auraient pas été recensés au moment du jugement de condamnation221(*). De cette manière, la temporalité de l'enquête patrimoniale sera décorrélée du jugement de condamnation. Le temps, dont on a vu qu'il jouait contre les enquêteurs, pourrait ainsi se retourner contre les condamnés, notamment lorsqu'un État non coopératif à l'instant « t » changerait de position, ou si toute nouvelle possibilité de recherche patrimoniale devait s'ouvrir pendant le temps de cette seconde enquête222(*). Il sera donc encore plus important de procéder à des évaluation encore plus précises et exhaustives du produit de chaque infraction.
Il convient toutefois d'insister sur le fait que l'ouverture de ce nouveau cadre d'enquête ne devra pas se faire au détriment de l'enquête principale elle-même, dont le but doit demeurer de frapper aussi fort que possible dès le premier jugement. Se posera par ailleurs la question du service saisi de cette enquête patrimoniale. Une PIAC renforcée pourrait être mobilisée sur les affaires aux plus grands enjeux.
Le second outil prévu par cette directive est la confiscation sans condamnation, ce qui présente un intérêt notamment lorsque la personne est en fuite ou décédée en cours d'instance, ou encore en cas d'irresponsabilité pénale de l'auteur. C'est un mécanisme prévu dans de nombreuses législations, notamment Italienne, mais pas encore France.
Certains, comme la conférence nationale des procureurs, ont pu aller plus loin, abordant avec l'exemple italien la possibilité de création d'un nouveau cas de confiscation pour fortune inexpliquée des personnes en lien avec des organisations mafieuses, et qui serait décorrélée de toute condamnation pénale.
Recommandation de la commission d'enquête : anticiper la transposition pleine et entière de la directive 2024/1260 du 24 avril 2024 relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs, notamment en prévoyant les cas d'usage des enquêtes patrimoniales post-sentencielles et en désignant le service chargé de mener ces enquêtes.
* 220 La part des saisies effectuées dans des affaires d'infraction à la législation sur les stupéfiants est relativement faible : entre 9 % et 16 % du total des saisies d'avoirs criminels, du fait que les saisies effectuées dans ces affaires sont des saisies d'opportunité.
* 221 Aujourd'hui, lorsqu'une confiscation est ordonnée en valeur, elle ne porte que sur les seuls biens identifiés pendant l'enquête, et n'est exécutée que sur ces seuls biens. Par exemple, si le produit de l'infraction est estimé à un million d'euros et que le montant des biens identifiés lors de l'enquête s'élève à 700 000 euros, la confiscation en valeur est aujourd'hui cantonnée à 700 000 euros. Si l'enquête post-sentencielle était mise en oeuvre, il serait possible d'identifier et de saisir des avoirs qui n'auraient pas été identifiés et de prononcer une confiscation sur le delta de 300 000 euros.
* 222 Du fait de la création de nouveaux outils, tels qu'un FICOBA des cryptoactifs, ou bien de possibilités technologiques nouvelles.