Mercredi 27 avril 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 32

Accord France-Brésil - Transports routiers internationaux de voyageurs et de marchandises - Accord transfrontalier - Examen du rapport et des textes de la commission

La commission examine le rapport de M. Antoine Karam et les textes proposés par la commission sur les projets de loi n° 153 (2015-2016) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil concernant les transports routiers internationaux de voyageurs et de marchandises et n° 298 (2015-2016) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil en vue de l'établissement d'un régime spécial transfrontalier concernant des produits de subsistance entre les localités de Saint-Georges de l'Oyapock (France) et Oiapoque (Brésil).

M. Jean-Pierre Raffarin. - Nous examinons ce matin quatre rapports sur des conventions internationales. Deux accords avec le Brésil font l'objet d'un rapport commun présenté par notre collègue Antoine Karam.

M. Antoine Karam. - Ces deux accords, qui font l'objet de deux projets de loi destinés à être votés conjointement, sont deux accords entre la France et le Brésil, le premier sur les biens de subsistance et le second sur les transports routiers internationaux.

Ces accords visent à accompagner l'ouverture du pont sur le fleuve Oyapock, qui marque la frontière entre la Guyane et le Brésil - le premier en établissant un régime d'exemption fiscal pour les habitants des communes frontalières, le second en fixant les conditions de circulation à la frontière des professionnels du transport routier.

Tout d'abord, quelques éléments sur la situation de la Guyane dans son environnement régional.

On l'oublie souvent, mais c'est avec le Brésil que la France partage, par l'intermédiaire de la Guyane, sa plus longue frontière terrestre : la Guyane est en effet séparée du géant sud-américain par une frontière de 725 km, dont une grande portion est matérialisée par le fleuve Oyapock, d'une longueur d'environ 500 km.

En dépit de cette proximité géographique, la Guyane n'a pas eu de liaison terrestre avec le Brésil pendant longtemps, avant la construction des premières routes. La distance entre Cayenne et Macapa, capitale de l'État brésilien d'Amapa, est de 790 km, dont 200 km de Cayenne à la frontière brésilienne. La circulation des biens et des personnes s'effectue par l'intermédiaire de pirogues qui traversent le fleuve Oyapock au niveau des communes frontalières de Saint-Georges de l'Oyapock en Guyane et d'Oiapoque au Brésil.

Du fait de cette contrainte géographique, les échanges entre la Guyane et le Brésil sont limités. En 2007, plus de 50 % des exportations guyanaises étaient destinées à la France hexagonale, contre 0,76 % vers le Brésil. Le Brésil n'arrivait qu'au 14ème rang des fournisseurs de la Guyane en 2009. Il existe toutefois une économie informelle qui vient tempérer ce constat. La faiblesse des échanges commerciaux entre la Guyane et son voisin brésilien s'explique aussi par la différence des réglementations en vigueur sur les deux territoires. Les normes européennes, qui s'appliquent en Guyane, sont globalement plus strictes que les normes auxquelles sont soumis les produits brésiliens, ce qui représente une entrave à leur pénétration sur le marché guyanais.

Concernant la circulation des personnes, chacun sait que la Guyane est confrontée à une importante immigration clandestine. D'après les chiffres communiqués par le gouvernement, la lutte contre l'immigration irrégulière a conduit en 2014 au démantèlement de 21 filières et à la mise en cause de 72 personnes. Cette forte pression migratoire s'explique par un écart de développement important entre la Guyane et l'État voisin de l'Amapa, le plus pauvre du Brésil - en 2008, le PIB par habitant de la Guyane, de 13 000 euros, était près de 10 fois supérieur à celui de l'État de l'Amapa. Les ressortissants brésiliens émigrent vers la Guyane pour des raisons essentiellement économiques, partant à la recherche d'un travail urbain ou sur les sites d'orpaillage. Pour beaucoup de Brésiliens, la Guyane est le vingt-huitième État du Brésil.

Parallèlement, le long du fleuve, et en particulier, en amont, près de la commune de Camopi, on constate une augmentation importante des violences et règlements de compte liés à l'orpaillage illégal. Des incidents assez graves ont encore eu lieu très récemment. Les orpailleurs clandestins s'organisent, saccagent et pillent les ressources au vu et au su des habitants mais également des autorités qui luttent tant bien que mal contre ce véritable fléau social, sanitaire et environnemental.

En raison de ces difficultés, la Guyane est le seul territoire français pour lequel l'obligation de visas de court séjour pour les Brésiliens n'a pas été levée, par dérogation à l'accord sur la libre circulation des personnes conclu entre le Brésil et l'Union européenne, et alors que les guyanais peuvent entrer librement sur le territoire brésilien. Les autorités brésiliennes réclament la suppression de cette obligation depuis des années. Dans un document que m'a transmis l'ambassade du Brésil exprimant la position du pays par rapport aux deux accords que nous examinons, cette exigence est encore réitérée.

J'en viens maintenant au pont sur l'Oyapock.

Le projet de construction d'un pont pour relier Saint-Georges de l'Oyapock, côté français, et la commune d'Oiapoque, côté brésilien, a été lancé le 25 novembre 1997 par les présidents Jacques Chirac et Fernando Henrique Cardoso. En tant que président du conseil régional de la Guyane, j'avais demandé au président Jacques Chirac de bien vouloir envisager qu'un jour les guyanais puisse emprunter la route transguyanaise, qui démarre au Venezuela, pour se rendre jusqu'en Argentine. Aujourd'hui toutefois, le pont n'est toujours pas ouvert ni inauguré. L'accord franco-brésilien relatif à la construction du pont a été signé en 2005, à l'occasion de la visite du président brésilien Lula en France. Cet accord a été approuvé par le Brésil en 2006 et par la France en 2007. Un appel d'offres a été lancé en 2008 pour une somme d'environ 50 millions d'euros, remporté par un consortium brésilien. La construction du pont s'est achevée en 2011. Une partie de la responsabilité relève des Brésiliens, qui n'ont pas mis en place d'infrastructures pour accueillir la police aux frontières, la douane et les services sanitaires. Sur les 590 km de route pour rejoindre Macapa, il reste environ 150 km à bitumer. Entre Oiapoque et Macapa, il y a pratiquement 10 heures à 12 heures de route et même davantage en période de saison des pluies. Ce pont, achevé depuis cinq ans, est devenu la risée de la presse en Guyane et au Brésil. Il commence en effet à se dégrader et des travaux de réfection seront nécessaires.

Pour vous faire une idée, il s'agit d'un pont à haubans de 378 mètres de longueur, comportant deux voies de 3,50 m de largeur et deux voies mixtes séparées pour piétons et cyclistes. Le tirant d'air minimal sous le pont est de 15 m, et les deux pylônes culminent à 83 m de hauteur.

Pourquoi un ouvrage aussi monumental entre deux communes isolées au coeur de l'Amazonie ? Le pont vise à faciliter les échanges avec le Brésil et à ouvrir la Guyane au reste du continent sud-américain. Il prend place en effet dans un réseau routier en projet, celui d'une « Transguyanaise » qui relierait Caracas à Macapa puis, au-delà, à Buenos Aires. Le pont est ainsi susceptible de favoriser le désenclavement de la Guyane en facilitant les échanges transfrontaliers. À l'évidence, il revêt aussi une signification politique : il constitue un « trait d'union » visible entre la France et le Brésil et matérialise ainsi le rapprochement entre nos deux pays.

Comme je l'ai déjà évoqué, le retard pris dans l'inauguration du pont est pour partie dû au fait que les accords nécessaires à son ouverture ne sont pas encore entrés en vigueur. Ce sont précisément ces accords que nous examinons aujourd'hui.

Je commencerai par présenter l'accord sur les biens de subsistance.

Cet accord, qui instaure un régime d'exonération fiscale pour l'acquisition de biens dits « de subsistance » effectués par les habitants des communes frontalières a été signé le 30 juillet 2014. Il fait suite à la signature d'un autre accord, conclu en avril 2014 sous forme d'échange de lettres, qui a institué un statut spécial de « transfrontalier » pour les habitants de Saint-Georges et d'Oiapoque. Cet accord est déjà entré en vigueur - il ne nécessitait pas d'approbation parlementaire préalable. Il dispense de l'obligation de visa les ressortissants des communes frontalières pour des séjours d'une durée inférieure à 72 heures dans la limite de ces deux communes. L'accord sur les biens de subsistance, que nous examinons aujourd'hui, vient compléter ce dispositif en exonérant les bénéficiaires du statut de transfrontalier de certains droits et taxes applicables aux produits acquis sur le territoire de l'État voisin.

Ces accords viennent formaliser les relations qui existent depuis longtemps entre Saint-Georges de l'Oyapock (4000 habitants) et Oiapoque (30 000 habitants). De nombreuses familles sont en effet dispersées sur les deux rives. Tous les jours, des enfants brésiliens étudiant au collège français traversent la frontière, de même que des enseignants français qui habitent sur la rive brésilienne.

L'accord cible spécifiquement les produits de consommation courante que les frontaliers sont le plus susceptibles d'acquérir lorsqu'ils se rendent sur l'autre rive du fleuve : nourriture, vêtements, chaussures, revues, produits d'hygiène et d'entretien. A l'inverse, alcools et tabac sont exclus du dispositif. En outre, l'accord limite le régime d'exemption aux biens faisant l'objet d'un usage courant et familial, à l'exclusion des marchandises importées à des fins de revente.

Cet accord devrait permettre d'intensifier les échanges entre les deux communes frontalières, avec pour effet d'engendrer un surplus d'activité bienvenu pour les commerces de ces deux communes. Les conséquences financières devraient par ailleurs être faibles dans la mesure où les franchises ne s'appliquent qu'aux particuliers et les produits fortement taxés, comme les alcools et le tabac, ne sont pas concernés. Le manque à gagner est évalué par les douanes à 12 000 euros par an maximum.

Le deuxième accord est relatif aux transports routiers internationaux.

Il vise à accompagner l'ouverture du pont sur l'Oyapock en fixant les conditions d'entrée et de circulation des professionnels du transport sur le territoire des deux États parties. Il ne concerne que les professionnels du transport de personnes et de marchandises, à l'exclusion des particuliers, soumis à des règles de circulation différentes.

Il s'agit d'un accord très technique. Je ne rentrerai pas dans le détail mais je me limiterai aux points les plus importants. Il ressort des principales dispositions de l'accord que tous les transports routiers internationaux effectués via le pont devront être réalisés sous couvert d'autorisations et sur la base de la réciprocité. S'agissant du transport de marchandises, les autorisations seront contingentées : leur nombre sera fixé annuellement d'un commun accord entre les Parties dans le cadre d'une commission mixte transfrontalière chargée de la mise en oeuvre de l'accord. Les transports devront en outre s'effectuer dans le respect des réglementations nationales - les transports effectués sur le territoire de la Guyane seront donc soumis à la réglementation européenne.

La commission mixte que j'ai évoquée sera présidée, du côté français, par le préfet de la Guyane. Les collectivités territoriales concernées et les représentants des milieux économiques participeront aux travaux de cette commission mixte. Suite aux entretiens que j'ai menés en Guyane sur le sujet, il semble en effet indispensable que les professionnels, notamment du transport routier, soient étroitement associés aux réunions de suivi afin qu'ils puissent exprimer et défendre leurs intérêts.

Un point n'a pas pu être réglé lors des négociations et a été renvoyé à un groupe de travail : il s'agit de la question des assurances exigibles pour franchir le pont. En effet, il existe actuellement de très importants écarts en matière de tarification et de couverture des risques entre les réglementations française et brésilienne. Les Brésiliens considèrent que des polices de responsabilité illimitée seraient trop coûteuses et nuiraient à leur compétitivité, tandis que les Guyanais redoutent une couverture insuffisante des risques et une forme de dumping.

Cette question n'a toujours pas été réglée mais ne fait pas obstacle en tant que telle à l'ouverture du pont. Si aucun accord n'a été trouvé d'ici là, le service des douanes aura l'obligation de délivrer et percevoir une « assurance frontière » au passage de la frontière.

L'ouverture du pont sur l'Oyapock aux transports routiers devrait avoir pour effet, à terme, d'intensifier les échanges commerciaux entre la Guyane et le Brésil, aujourd'hui limités. Cependant, il faut bien être conscient que les échanges ne devraient progresser que lentement. J'ai déjà indiqué qu'une des entraves aux échanges commerciaux réside dans l'écart entre les normes européennes, qui s'appliquent aux produits guyanais, et les normes brésiliennes. Cette entrave subsistera à l'ouverture du pont. D'autre part, les infrastructures routières ne sont pas encore en état d'accueillir le trafic. En particulier, des travaux doivent être réalisés du côté brésilien. Pour l'heure, la route est encore non bitumée sur une grande partie de sa longueur. À terme néanmoins, quand les travaux nécessaires auront été effectués, le pont devrait permettre d'ouvrir Cayenne vers Macapa et les autres grandes villes du Nordeste brésilien.

Pour conclure, j'insisterai tout particulièrement sur le fait que l'approbation de ces deux accords est nécessaire pour ouvrir enfin à la circulation le pont sur l'Oyapock, dont la construction est achevée depuis près de 5 ans déjà mais qui n'a toujours pas été inauguré. Ces deux accords ont le mérite de lever les derniers obstacles qui empêchent l'ouverture du pont.

En premier lieu, le Brésil craignait que l'ouverture du pont ne vienne souligner l'asymétrie des politiques de visas entre les deux pays. L'institution du régime de circulation transfrontalière, en plus d'autres cas ciblés de dispense de visas accordés récemment par la France, a contribué à apaiser ces inquiétudes. L'approbation de l'accord sur les biens de subsistance, qui complète le régime de circulation transfrontalière, parachèvera ce dispositif.

En second lieu, l'approbation de l'accord sur les transports routiers apparaît également indispensable pour envisager l'ouverture du pont. En effet, on peine à envisager d'ouvrir un pont sur lequel ne pourraient circuler que les particuliers -dont peu sont motorisés dans cette région- alors même que la construction d'un pont visait précisément l'intensification des flux humains et commerciaux, au-delà de la seule zone frontalière. D'autant que le pont est situé à presque 5 km de l'embarcadère et du centre-ville de Saint-Georges et d'Oiapoque, ce qui le rend peu praticable au quotidien pour les piétons.

Sous le bénéfice de ces observations, je recommande l'adoption de ces deux projets de loi. Le Brésil a approuvé ces deux accords en août 2015. Il est nécessaire que la France le fasse elle-même sans tarder, dans la perspective d'une ouverture du pont à l'automne 2016. Nous espérons vraiment qu'avant la fin de l'année ce pont sera ouvert aux populations et inauguré.

L'examen en séance publique est fixé au jeudi 12 mai 2016. La Conférence des Présidents a proposé son examen en procédure simplifiée, proposition à laquelle je souscris.

M. Joël Guerriau. - Je me souviens d'opérations de défrichage en Guyane, pour lesquelles l'utilisation d'une herbe adaptée provenant du Brésil était nécessaire. L'application des normes européennes contraignait à un transport via l'Europe, pour faire revenir sur le territoire guyanais une production de proximité. Le prix des semences s'en trouvait multiplié par trois. Cette situation perdure-t-elle ? Comment faciliter les échanges de marchandises entre le Brésil et la Guyane dans ces conditions ?

M. Antoine Karam. - En effet, cette situation pose d'énormes problèmes. J'en donnerai un autre exemple. Le Brésil et l'Argentine font partie des plus grands producteurs de viande bovine. Lorsque la viande bovine d'Argentine ou du Brésil arrive en Guyane, elle passe par Rungis. Tout est dit.

Un grand nombre de produits traversent toutefois la frontière, longue de 700 km, de façon informelle. Le Brésil a toujours entretenu des relations commerciales informelles avec la Guyane. Mais aujourd'hui, les normes européennes exigent que l'on puisse passer par l'Europe et par Rungis pour pouvoir commercer avec le Brésil.

M. Alain Gournac. - L'ouverture du pont est-elle susceptible d'entraîner une augmentation du nombre déjà important de femmes brésiliennes qui viennent accoucher en Guyane ?

M. Antoine Karam. - La ville d'Oiapoque est passée de 2000 habitants à presque 40 000 habitants en trente ans. Saint-Georges possède un petit hôpital très bien organisé. Mais c'est aussi une ville où est distribué le RSA. Beaucoup de Brésiliens et de Brésiliennes obtiennent des titres de séjour et peuvent bénéficier du RSA après un délai de plusieurs années. Par ailleurs, beaucoup d'enseignants hexagonaux habitent côté brésilien, où les prix sont bien moindres qu'en Guyane. 75 % de la population de Saint-Georges de l'Oyapock est d'origine brésilienne. La langue portugaise y est très répandue. Il y a une belle cohabitation, comme on peut par exemple l'observer lors des matchs de football entre le Brésil et la France.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Lors de mon déplacement au Brésil, avec Josselin de Rohan, alors président de la commission des affaires étrangères, j'avais été surpris d'entendre que la production de viande brésilienne de qualité, très importante, serait susceptible de casser le marché européen de la viande si celui-ci était ouvert. Le pont est-il susceptible de permettre une ouverture du marché hexagonal à la viande brésilienne ?

M. Antoine Karam. - Non, car le marché guyanais est un petit marché, qui doit respecter les normes européennes, puisque la Guyane possède le statut de région ultrapériphérique. Les règles imposées par Paris et par Bruxelles doivent être respectées.

M. Jean-Pierre Raffarin. - Merci, cher collègue, pour ce témoignage sur ce dossier complexe mais essentiel.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte à l'unanimité le rapport ainsi que les projets de loi précités.

Accord France-Colombie - Encouragement réciproque des investissements - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Jean-Paul Fournier et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 669 (2014-2015) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Colombie sur l'encouragement et la protection réciproques des investissements.

M. Jean-Paul Fournier. - Cet accord a pour objet d'assurer une meilleure protection juridique des investissements français en Colombie et réciproquement. C'est un accord classique. Il est d'autant plus opportun que la Colombie représente un potentiel important pour les entreprises françaises et que le processus de stabilisation politique, actuellement en cours dans ce pays, ouvre des perspectives nouvelles.

Tout d'abord, quelques éléments sur la situation économique et politique de la Colombie.

L'économie colombienne est particulièrement dynamique. Elle a connu une croissance solide et régulière depuis 10 ans, avec un taux de croissance de 4,7 % en moyenne. Avec un PIB de 400 milliards de dollars, elle est la 4ème économie d'Amérique latine, derrière le Brésil, le Mexique et l'Argentine. Le pays a bénéficié ces dernières années du cours élevé des matières premières et d'une demande externe forte. Le dynamisme de son économie lui a permis de réduire sa vulnérabilité externe, grâce à une politique d'accumulation des réserves internationales de devises et de consolidation de la dette : alors que la dette détenue par des investisseurs étrangers s'élevait à 39% du PIB en 2002, elle n'était plus que de 22,1% du PIB en 2015.

L'économie colombienne est actuellement affectée par la chute des cours des matières premières et notamment du pétrole, qui représente, selon les années, 50 à 55% des exportations, un tiers de l'investissement direct étranger et un sixième environ des recettes budgétaires du pays. En 2015, la chute des prix du pétrole a provoqué une dépréciation importante du peso, mais la croissance du PIB s'est maintenue à un taux honorable de 3,1%. En outre, les réserves de change du pays restent très élevées : en février 2016, elles s'établissaient à 46,3 milliards de dollars et elles représentaient 10,3 mois d'importations fin 2015.

Du fait de son dynamisme, la Colombie est regardée aujourd'hui comme un des nouveaux pays émergents susceptibles de prendre le relai des BRICS actuellement en phase d'essoufflement. Un nouvel acronyme a été forgé pour désigner ces pays : les « CIVETS », pour Colombie, Indonésie, Vietnam, Egypte, Turquie et Afrique du Sud. La COFACE, quant à elle, range la Colombie parmi les « PPICS » - pour Pérou, Philippines, Indonésie, Colombie et Sri Lanka. Autre signe de son dynamisme, la Colombie devrait bientôt devenir membre de l'OCDE : le processus d'adhésion, officiellement engagé en 2013, est actuellement en bonne voie.

La bonne santé économique du pays s'accompagne en outre d'une amélioration de sa situation sécuritaire. La politique dite « de sécurité démocratique » engagée par le président Uribe en 2002 a conduit à neutraliser progressivement les groupes armés illégaux. L'actuel président Juan Manuel Santos, élu en 2010 et réélu en 2014, a poursuivi les efforts de son prédécesseur pour tenter de mettre fin à un conflit de cinquante ans, qui a fait plus de 200 000 morts. En 2012, le gouvernement a officiellement engagé des négociations de paix avec la guérilla des FARC. Quatre des cinq volets de l'ordre du jour ont désormais été conclus. Les négociations portent actuellement sur le dernier point à l'ordre du jour : l'arrêt définitif des combats. Les discussions ayant pris du retard, la signature de l'accord de paix global, qui avait été annoncée pour mars 2016, a dû être différée. Cet accord global reste attendu prochainement. Sa mise en oeuvre sera supervisée par une mission politique composée « d'observateurs internationaux non armés », mise en place par une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies de janvier dernier. Les premiers effets des négociations de paix sur le terrain devraient être observables à partir du premier semestre 2017. En attendant, du fait de la guerre et du narcotrafic, la violence reste à un niveau préoccupant dans le pays, mais l'Etat a multiplié les efforts pour améliorer cette situation ces dernières années, en coopérant avec la communauté internationale.

Dans ce contexte économique et politique globalement favorable, la Colombie représente une destination attractive pour nos investissements. Les flux d'IDE français vers la Colombie ont enregistré une forte croissance depuis une quinzaine d'années, passant de 2 milliards de dollars en 2002 à 16 milliards de dollars en 2014, soit environ 4% du PIB. La France occupe une place de choix en se positionnant traditionnellement parmi les six premiers investisseurs et comme le premier employeur étranger en Colombie, avec environ 100 000 employés directs. Avec 157 filiales de groupes français, la présence française est très diversifiée : grande distribution, hôtellerie, services, banques, assurances... sans oublier de nombreuses activités industrielles, agroalimentaires et énergétiques. Près de la moitié des filiales recensées appartiennent à l'un des 28 groupes du CAC 40 présents en Colombie, souvent pour servir un marché régional. Les filiales françaises réalisaient un chiffre d'affaire collectif de 13 milliards de dollars en 2014.

Par ailleurs, l'AFD intervient en Colombie dans le cadre des orientations formulées pour les pays émergents, c'est-à-dire dans le sens d'une croissance « verte et solidaire ». 1,2 milliards de dollars d'euros d'engagements ont été approuvés sous forme de 7 prêts. L'AFD s'efforce de promouvoir le savoir-faire français en soutenant la mise en place de coopérations décentralisées et en se positionnant dans des secteurs où il existe une offre commerciale française compétitive.

Les investissements colombiens en France sont quant à eux peu nombreux. Le stock d'IDE colombiens ne s'élevait qu'à 5 millions d'euros en 2014. Au cours des dernières années, on relève un seul investissement colombien d'importance en France : celui de la société Argos qui a racheté, en 2013, les actifs de Lafarge en Guyane.

Le service économique de l'ambassade et le bureau local de Business France interviennent à intervalles réguliers devant des représentants du patronat colombien pour présenter les nouvelles réalités de l'économie française et l'attractivité de notre pays, mais il convient de rester réaliste sur les perspectives réelles d'investissement en France : elles restent très limitées, a fortiori dans le contexte de très forte dépréciation du peso.

En conséquence, l'intérêt de l'accord que nous examinons se trouve bien davantage du côté des entreprises françaises désireuses d'investir en Colombie que l'inverse.

J'en viens maintenant à cet accord.

Je rappellerai d'abord que la France a passé près d'une centaine d'accords bilatéraux de protection des investissements. Notre pays dispose ainsi d'un des réseaux d'accords les plus denses au monde dans ce domaine. De manière générale, ces accords visent à assurer une meilleure protection juridique des investisseurs français contre les risques de nature politique qu'ils encourent à l'étranger, notamment dans les pays émergents.

L'accord que nous examinons est le premier accord de protection des investissements conclu par la France depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, qui a transféré les investissements étrangers directs dans le champ de l'Union européenne au titre de la politique commerciale commune. Depuis 2009, les investissement relèvent ainsi des compétences exclusives de l'Union et la Commission européenne a compétence pour négocier et conclure les accords de promotion et de protection des investissements. Toutefois, un règlement européen de 2012 prévoit que les Etats membres peuvent continuer à négocier et conclure des accords bilatéraux, sous réserve d'autorisation préalable de la Commission. Conformément à la procédure issue de ce texte, la France a demandé l'autorisation de conclure un accord de protection des investissements avec la Colombie à la Commission européenne, qui a donné son accord par décision du 14 mars 2014.

Sur le fond, cet accord contient la plupart des dispositions classiques des accords de protection des investissements, qui visent à assurer un environnement juridique sûr aux investisseurs.

La principale disposition consiste en la possibilité de recourir à un mécanisme arbitral de règlement des différends. En effet, si la propriété privée fait l'objet d'une protection de rang constitutionnel en Colombie, les procédures de règlement des différends, quand ils sont soumis à la justice locale, sont particulièrement longues, atteignant parfois 10 à 15 ans.

L'accord stipule également que chaque partie bénéficie du traitement de la nation la plus favorisée. Cette clause assure aux investisseur de bénéficier, sur le territoire de l'autre partie, d'un traitement au moins aussi favorable que celui accordé par cette dernière, dans des situations analogues, à ses propres investisseurs ou à des investisseurs d'un pays tiers.

L'accord limite en outre les possibilités d'expropriation et de nationalisation des investissements accueillis. Les parties ne peuvent ainsi exproprier ou nationaliser les investissements des investisseurs qu'elles accueillent sur leur territoire respectif que pour une cause d'utilité publique, de manière non-discriminatoire et moyennant le versement d'une indemnité.

De manière classique, l'accord stipule également que les parties encouragent les investissements de l'autre partie sur leur territoire. Cette stipulation ne crée cependant aucune obligation juridique pour les parties.

A côté de ces dispositions classiques, qui figurent dans la plupart des accords de protection des investissements, l'accord contient également des stipulations innovantes qui visent à assurer un équilibre entre la protection des investisseurs et le droit des Etats à réguler.

L'accord stipule par exemple que le traitement national et le traitement de la nation la plus favorisée ne doivent pas faire obstacle à l'adoption de mesures destinées au maintien de l'ordre public en cas de menace contre les intérêts de l'Etat.

La clause de libre transfert des revenus est atténuée par une exception en cas de menace de déséquilibre de la balance des paiements. Cette exception, qui prévoit que les parties peuvent adopter des mesures de sauvegarde temporaires lorsque les transferts de capitaux menacent l'équilibre de la balance des paiements, a fait l'objet de négociations serrées avec la Colombie : les Colombiens souhaitaient que cette possibilité de restriction aux mouvements de capitaux ne soient pas limitée dans le temps - le compromis trouvé prévoit finalement une limitation pendant une durée d'une année au maximum.

L'accord consacre une « exception culturelle » permettant aux parties de déroger aux stipulations de l'accord pour l'adoption de mesures destinées à préserver la diversité culturelle et linguistique. Cette clause, incluse dans l'accord à l'initiative de la France, avait fait l'objet de quelques réticences de la part de la Colombie.

Parmi d'autres dispositions innovantes, l'accord mentionne aussi l'obligation pour les entreprises de se conformer aux standards internationaux en matière de responsabilité sociale des entreprises. Il interdit également le « dumping » en matière de réglementation environnementale ou sociale pour attirer les investisseurs.

Le principal intérêt de cet accord est d'apporter à nos entreprises un degré élevé de protection juridique pour leurs investissements actuels ou à venir en Colombie. Il est particulièrement bienvenu dans la mesure où les investisseurs français sont très présents en Colombie dans le domaine des concessions de services publics : la société Transdev, par exemple, est présente dans le transport urbain, Veolia dans le secteur de l'eau et des déchets... Les grandes entreprises françaises envisagent également de se positionner sur de futurs projets, comme la construction de lignes de métro et de tramway dans plusieurs grandes villes colombiennes, de nombreux projets d'usines de traitement des eaux ou encore un grand programme des concessions routières - sur lequel Vinci est déjà pré-qualifié ... Les perspectives sont également nombreuses dans le domaine de l'aéronautique et de l'énergie.

De manière générale, il est clair que l'intérêt de nos investisseurs est fort pour ce pays, qui dispose d'un marché dynamique portée par une population jeune et nombreuse. Cet intérêt ne pourra que croître à l'avenir, avec l'adhésion prochaine de la Colombie à l'OCDE et la perspective de la signature d'un accord de paix avec les FARC dans un futur proche. Dans ce contexte, l'initiative a été prise par les présidents français et colombiens d'illustrer le renforcement de la relation entre la France et la Colombie par l'organisation de « saisons croisées » en 2017. La Colombie deviendra ainsi le deuxième pays après le Brésil avec lequel la France organise un tel programme.

Cet accord est d'autant plus opportun que certains de nos concurrents les plus sérieux, comme l'Espagne, disposent déjà d'un accord de protection des investissements et que d'autres, comme les Etats-Unis, bénéficient de dispositions équivalentes dans des accords de libre-échange. Face aux autres concurrents étrangers qui ne bénéficient pas d'un accord de protection des investissements, l'accord nous donnera un avantage comparatif.

Il permettra également aux entreprises qui souhaitent investir en Colombie d'être éligibles à la garantie investissement apportée contre les risques politiques par la COFACE. Cette garantie peut avoir au cas par cas un impact positif sur la tarification appliquée par les opérateurs privés. Il s'agit d'un bénéfice non négligeable pour nos entreprises, en particulier pour les PME, qui pourront ainsi plus facilement concrétiser leur stratégie d'internationalisation.

Sous le bénéfice de ces observations, je recommande donc l'adoption de ce projet de loi dont l'examen simplifié en séance publique est fixé au jeudi 12 mai 2016.

Mme Nathalie Goulet. - En ce qui concerne la lutte contre le blanchiment d'argent, la Colombie collabore très peu avec le Groupe d'action financière (GAFI). C'est un sujet d'autant plus important que tous les rapports sur le terrorisme montrent un lien avec le trafic de drogue. Cette convention ne prévoit apparemment rien en matière de lutte contre le blanchiment, domaine dans lequel la Colombie devrait pourtant faire des efforts.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Les travaux de Tracfin mettent bien en évidence qu'à côté des activités légales retracées dans les comptes financiers, l'activité des mafias représente des sommes très importantes. La Colombie apparaît comme la 4ème économie d'Amérique latine si l'on se réfère à ses comptes consolidés, mais il est possible qu'elle se situe en réalité à un autre rang en tant que premier pays producteur de cocaïne. Or cet accord ne semble pas prendre en compte cette réalité.

M. Jean-Paul Fournier. - La Colombie est devenue un « bon élève » du GAFI et on peut espérer que les négociations de paix avec les FARC permettront d'avancer dans la lutte contre le narcotrafic.

M. Jean-Pierre Raffarin. - La Colombie sera peut-être un de nos prochains sujets de travail. C'est incontestablement un des pays les plus dynamiques d'Amérique latine. En même temps, la Colombie fait face à un défi politique majeur qui consiste à réintégrer les FARC à la société après des années de violence. La Colombie doit être aidée dans cet effort.

M. Michel Billout. - Ma remarque concerne aussi bien cet accord que celui avec la République d'Irak. Il ne vous aura pas échappé qu'il comporte, comme la plupart des accords de ce type, le recours à l'arbitrage privé. Pourtant, depuis que l'Union européenne a commencé à négocier des accords avec le Canada et les Etats-Unis, la question du recours à l'arbitrage privé a été beaucoup débattue et on a assisté à une assez forte opposition de l'opinion à ce type d'arbitrage. L'année dernière, notre Haute Assemblée a adopté une résolution prévoyant que le recours à l'arbitrage privé ne devrait plus figurer systématiquement dans ce type d'accord. Depuis, le secrétaire d'Etat au commerce Matthias Fekl s'est exprimé à plusieurs reprises en faveur du recours à des tribunaux publics. Par souci de cohérence, le groupe communiste républicain et citoyen s'abstiendra sur ces accords.

M. Jeanny Lorgeoux. - Je voudrais apporter un élément d'information au débat s'agissant du narcotrafic. Dans les réseaux du narcotrafic, on a assisté ces dernières années à une substitution de Cosa Nostra par la `Ndrangheta calabraise. Aujourd'hui, la Guardia di Finanza et les Carabinieri ont donné des coups de boutoir à l'importation de l'héroïne et de la cocaïne colombiennes dans les ports de la Calabre. En la matière, les succès policiers ont été considérables, provoquant une déstabilisation de la route Colombie-Calabre.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité.

Accord France-Irak - Encouragement réciproque des investissements - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Bernard Cazeau et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 482 (2015-2016) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République d'Irak sur l'encouragement et la protection réciproques des investissements.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre la France et l'Irak sur l'encouragement et la protection réciproques des investissements. Il fait suite à un précédent accord de partenariat avec l'Irak pour la coopération culturelle, scientifique et technique, ainsi que pour le développement.

Je veux indiquer d'emblée que cet accord, s'il représente un symbole politique fort dans la situation difficile que connaît l'Irak, ne comporte pas d'enjeu véritable autre que celui de garantir un environnement juridique stable, de nature à sécuriser les investissements français en Irak et à favoriser ainsi le développement économique de ce pays au-delà du seul secteur pétrolier.

C'est naturellement un signal important compte tenu de la crise actuelle que traverse l'Irak, et chacun comprend que les dispositions ne trouveront peut-être pas à s'appliquer immédiatement, mais au moins nous serons prêts le moment venu pour la reconstruction et la stabilisation de ce pays.

Tout d'abord, cet accord se présente comme un symbole politique fort dans un pays où la situation politique et sécuritaire est très difficile.

A la suite de l'avancée de Daesh dans le nord de l'Irak et de la prise de Mossoul, deuxième ville d'Irak qui a servi de catalyseur à notre prise de conscience de la gravité de la situation, la France a choisi d'apporter son soutien politique, diplomatique, militaire et humanitaire aux nouvelles autorités irakiennes du gouvernement conduit par M. Al Abadi dont le programme de réformes avait pour objectif le redressement du pays et la réconciliation nationale, notamment entre les communautés sunnites et chiites - chacun sait la part de responsabilité du gouvernement sectaire Maliki dans le creusement du fossé entre chiites et sunnites, mais à l'heure actuelle, il faut bien admettre que le processus de réconciliation nationale est à bout de souffle et que les marges de manoeuvre du Premier ministre irakien al-Abadi sont réduites : les principales revendications sunnites n'ont pas été satisfaites et les réformes annoncées tardent à être mises en oeuvre du fait de la pression iranienne et du conflit à l'intérieur de la majorité chiite. Les différends avec le Gouvernement régional Kurde, notamment financiers, n'ont pas davantage été résolus. La situation humanitaire est dramatique : les Nations unies estiment à plus de 3,3 millions le nombre de déplacés irakiens depuis 2004 et à 8,2 millions ceux ayant besoin d'assistance humanitaire en urgence. Toujours selon les Nations unies, le conflit aurait fait environ 32 800 morts dans la population civile, depuis le 1er janvier 2011. Chacun sait bien le sort tragique réservé aux minorités, en particulier Chrétiens d'Orient et Yézidis qui ont été torturés et déplacés, voire « vendus ». Seule petite note d'espoir : Daesh aurait perdu 40 % des territoires qu'il contrôlait au plus fort de son expansion en Irak et la reprise de Mossoul est désormais un objectif plus réaliste que par le passé. D'après le Président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, que nous avons rencontré, il sera plus facile de reconquérir Mossoul que de gouverner ensuite.

La situation économique est également difficile en dépit du potentiel économique incontestable de ce pays. Le coût des opérations militaires et la chute des prix du pétrole qui frappe une économie largement dominée par le secteur des hydrocarbures expliquent les difficultés actuelles de l'Irak. Le secteur des hydrocarbures représente 83 % des ressources budgétaires et 99 % des exportations. La croissance s'est établie à 0,5 % en 2015 contre 4,2 % en 2013 et contre une moyenne annuelle de 8 % sur la période 2008-2013. Pourtant l'Irak a un fort potentiel économique : troisième pays le plus peuplé du Proche et Moyen-Orient avec ses 34 millions d'habitants, il représente un des plus grands marchés de la région. Son PIB le classe 6ème économie du Proche et Moyen-Orient. Grâce au pétrole, c'est un pays à revenu intermédiaire avec un PIB de 4 700 dollars par habitant. L'Irak reste l'un des grands pays pétroliers avec une production de 160 millions de tonnes de Brut en 2014 ; il dispose des 5ème réserves de pétrole avérées au monde (20,2 milliards de tonnes, soit 8,8 % des réserves mondiales). On estime que la production actuelle, qui est légèrement inférieure à 5 millions de barils par jour, pourrait s'accroître d'environ 0,5 million de barils par jour avec des investissements significatifs. La croissance de l'industrie hors pétrole stagne autour de 1 % par an depuis 2004 : la diversification de l'économie et le renforcement de la compétitivité constituent donc des enjeux majeurs. En outre, les besoins de la reconstruction sont estimés à plus de 450 milliards d'euros : ils sont très importants notamment dans les secteurs de l'énergie, de l'électricité, de l'eau, des transports, des hôpitaux, des médicaments, des logements et de l'agriculture. L'investissement public est insuffisant et les investissements privés sont plus que jamais nécessaires. Dans ce contexte, ces secteurs, en plus de celui des hydrocarbures, représentent des opportunités à terme pour les entreprises françaises.

À ce jour, la présence française et les investissements français en Irak sont relativement modestes et les investissements irakiens en France sont négligeables, puisqu'ils se situent, en 2014, à 500 000 euros et concernent de l'immobilier. Les investissements français en Irak, après avoir enregistré une progression régulière de 2009 à 2012, ont connu en 2013 et 2014 une baisse sensible : ils sont ainsi passés de 62,2 millions d'euros en 2012 à 33,1 millions d'euros en 2013 et à 19,9 millions d'euros en 2014. Selon notre service économique à Bagdad, ce dernier chiffre serait sous-estimé dans la mesure où les entreprises françaises réalisent de nombreux investissements qui ne sont pas comptabilisés par la Banque de France comme allant vers l'Irak, parce qu'ils transitent par des filiales ou des structures de support situées dans des pays tiers. Je précise que la communauté française présente en Irak ne compte que 80 personnes enregistrées au registre des Français de l'étranger et qu'une cinquantaine seulement d'entreprises françaises y sont implantées.

Dans le domaine de la construction, le cimentier Lafarge, avec un investissement de près d'1 milliard de dollars, est le premier investisseur français en Irak hors hydrocarbures. La société a trois cimenteries - dont deux au Kurdistan irakien - qui produisent 60 % du ciment fabriqué en Irak et 30 % du ciment consommé. Dans le domaine de la logistique, CMA-CGM est la première compagnie maritime à desservir l'Irak, détenant un tiers du trafic de conteneurs du port d'Umm Qasr, situé à l'extrême sud du pays et qui assure à lui seul 80 % du trafic du pays. Elle est candidate à l'offre de gestion globale de ce port actuellement en cours. Les investissements dans les hydrocarbures encore limités, sont en progression. Total, qui est le premier investisseur français en Irak, a remporté, en 2009, 18,75 % de l'exploitation du champ de pétrole d'Halfaya, qui devrait absorber à terme 4,5 milliards de dollars d'investissement. Air Liquide envisage d'investir dans la construction d'unités de production de gaz industriel à Bassora et au Kurdistan et sa présence en Irak devrait se renforcer à moyen terme. La présence française dans les autres secteurs est aussi en développement avec notamment Orange dans les télécommunications, Renault-Trucks dans l'industrie automobile, Schneider Electric dans le secteur de l'électricité, Sanofi Aventis dans le domaine des produits pharmaceutiques et Danone dans le secteur de l'agroalimentaire.

Dans ce contexte, l'accord de protection réciproque des investissements, dont nous sommes saisis, vient opportunément sécuriser les investissements français en Irak. Outre les problèmes sécuritaires déjà évoqués, les investisseurs français se heurtent en effet pour l'instant à la complexité du système règlementaire irakien, aux lenteurs administratives, à l'absence de sécurité juridique et judiciaire, voire à la corruption. Ils ne peuvent pas invoquer les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) relatives à la protection des investissements, ni les codes d'investissement de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L'objet de la convention que nous examinons est donc de leur apporter cette sécurité juridique qui fait défaut.

Cet accord, signé en 2010, est très proche du modèle français habituel d'accord sur les investissements - la France est déjà liée par une centaine d'accords bilatéraux de ce type, ce qui constitue d'ailleurs un atout pour notre pays.

Sur le fond, cet accord octroie aux investisseurs français une meilleure protection du droit de propriété - toute dépossession donnerait lieu au paiement d'une indemnité -, des droits de protection de la propriété intellectuelle, et garantit un traitement juste et équitable par rapport aux investisseurs nationaux et à ceux des autres pays tiers. Il contient en outre un dispositif classique de recours à l'arbitrage international, qui permettra à nos entreprises si elles sont victimes d'un préjudice du fait de la violation par les autorités irakiennes de leurs engagements conventionnels, de recourir à un tribunal arbitral international neutre et donc indépendant du gouvernement irakien. Il est enfin prévu que les Parties contractantes peuvent inscrire dans leur législation « les mesures nécessaires à la protection de l'environnement », mesure qui semble a priori de portée assez réduite dans le contexte actuel mais qui, sur le principe, ne peut que nous satisfaire.

Sous le bénéfice de ces observations, je recommande l'adoption de ce projet de loi, dont l'entrée en vigueur permettra également aux investissements français - et ce n'est pas négligeable - de bénéficier des garanties publiques de la Coface. Il devrait en outre offrir aux entreprises françaises un relatif avantage concurrentiel, au vu du très petit nombre d'accords de protection d'investissement conclus par l'Irak avec des pays étrangers.

L'examen en séance publique est fixé au jeudi 12 mai 2016. La Conférence des Présidents a proposé son examen en procédure simplifiée, ce à quoi je souscris, car cela permettra une adoption définitive plus rapide de cette convention, l'Assemblée nationale s'étant déjà prononcée favorablement.

M. Michel Billout. - Nous nous abstiendrons car c'est le même problème que pour le projet de loi autorisant l'accord de protection réciproque des investissements avec la Colombie, celui du recours à l'arbitrage privé, dont les règles sont certes fixées internationalement mais avec les défauts que l'on connait. Je dirai que le temps écoulé entre la conclusion de cet accord et sa ratification nous fait mesurer l'abîme qui sépare 2010 et 2016, s'agissant des conditions mêmes de son application, dont on voit qu'elle sera difficile dans la situation actuelle. Toutefois, s'il s'agit d'envoyer un signal que le retour à une situation normale en Irak s'accompagnera d'investissements privés et, je l'espère aussi, publics de la France, nous ne nous opposons pas totalement à cet accord. Pour cette raison, le groupe communiste républicain et citoyen s'abstiendra.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Sur les 450 milliards d'euros nécessaires pour la reconstruction de l'Irak, il y a matière pour les investisseurs français à trouver des débouchés. Il s'agit de prévoir l'avenir et la suite. Je pense que ce pays finira par retrouver une plus grande stabilité.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - On peut le souhaiter en tout cas.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité, avec 4 abstentions (Mmes Demessine et Aïchi, MM Billout et Vera). Il sera examiné par le Sénat en séance publique le 12 mai 2016, selon la procédure simplifiée.

Accord France-Monaco - Sécurité sociale - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Jean-Pierre Cantegrit et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 348 (2015-2016) autorisant l'approbation de l'avenant n° 6 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Principauté de Monaco à la convention du 28 février 1952 entre la France et la Principauté de Monaco sur la sécurité sociale.

M. Jean-Pierre Cantegrit, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de l'avenant conclu en 2014 entre la France et Monaco à la convention franco-monégasque de 1952 sur la sécurité sociale.

Permettez-moi avant tout de revenir, en quelques mots, sur la visite d'une délégation du Conseil national de Monaco au Sénat, les 9 et 10 mars derniers. Le groupe interparlementaire d'amitié que préside notre collègue M. Christophe-André Frassa a reçu cette délégation, conduite par son président, M. Laurent Nouvion. Elle a également été reçue par le président du Sénat, par le président de notre commission et par le président de la commission des affaires européennes. Un certain nombre d'entre nous avons pu alors nous entretenir avec nos collègues parlementaires monégasques. Ceux-ci, en particulier, se sont montrés très favorables à l'accord que je vais à présent vous présenter.

Cet accord a pour objet de permettre aux salariés exerçant leur activité en télétravail depuis le territoire français ou monégasque de relever de la législation de sécurité sociale de l'Etat dans lequel est établi leur employeur.

En pratique, l'intérêt de cet accord est d'abord pour les résidents français : du fait de l'exiguïté du territoire et du coût des loyers, 80% des salariés employés par des entreprises de Monaco ne résident pas sur le territoire de la Principauté. Plusieurs dizaines de milliers de salariés français se rendent donc quotidiennement à Monaco depuis la France.

Avec une croissance de 7,2% du PIB en 2014, l'économie monégasque est particulièrement dynamique. Elle est toutefois contrainte par l'exiguïté du territoire, puisque Monaco, avec une superficie de 2,02 km2, est le plus petit Etat du monde après le Vatican. La Principauté compte 36 950 habitants, ce qui en fait l'Etat avec la densité de population la plus élevée du monde. D'après le classement du groupe immobilier Knight Frank et de la banque Citi Private Bank, établi en 2007, Monaco est aussi la deuxième ville la plus chère du monde, derrière Londres, en ce qui concerne les prix de l'immobilier.  Le prix moyen au mètre carré se situait autour de 15 000 euros en 2012 pour les résidences anciennes (hors secteur protégé), autour de 25 000 euros pour les immeubles plus récents autour du Carré d'Or, et plus de 35 000 euros pour les immeubles les plus prestigieux du Carré d'Or. Sur l'avenue Princesse Grace, l'artère la plus chère de la ville, les prix peuvent atteindre 100 000 euros.

Comme je l'indiquais, ceci a pour conséquence que la plupart des salariés qui travaillent à Monaco résident en France et se rendent chaque matin en voiture sur leur lieu de travail. En conséquence, les embouteillages sont fréquents sur la portion d'autoroute entre Nice et Vintimille, et se font particulièrement sentir au niveau de la sortie vers Monaco. L'augmentation de l'emploi salarié, de +2,5% en 2014 selon l'IMSEE, l'institut de la statistique de Monaco, pourrait être à l'origine de l'engorgement croissant du trafic. La configuration géographique de la côte à hauteur de Monaco contraint fortement les possibilités d'amélioration de la desserte de la Principauté. Aussi, le développement du télétravail pourrait permettre, même dans une modeste proportion, de décongestionner les réseaux de transport.

Pour améliorer les conditions de travail des salariés qui ne résident pas à Monaco, mais aussi pour alléger le trafic automobile « pendulaire » quotidien entre la France et Monaco et développer les activités économiques de la Principauté, les autorités monégasques ont donc souhaité encourager le télétravail.

Cette volonté passait par l'adoption d'un cadre législatif adapté. En particulier, une adaptation de la convention sur la sécurité sociale de 1952 entre la France et Monaco s'est avérée nécessaire. C'est l'objet de l'avenant que nous examinons.

La convention de 1952 prévoit l'assujettissement des travailleurs salariés à la législation de l'Etat où est exercée l'activité salariée. Elle précise par ailleurs que les travailleurs à domicile sont soumis à la législation du lieu de leur domicile. Par conséquent, aux termes de cette convention, en l'état, les télétravailleurs domiciliés en France sont assujettis à la législation de sécurité sociale française, même si leur employeur est établi à Monaco.

L'avenant signé en 2014 vient modifier cette convention pour permettre aux télétravailleurs français exerçant leur activité pour des entreprises monégasques - qui sont entre 500 et 5 000 d'après les autorités monégasques - d'être affiliés à la sécurité sociale monégasque. Réciproquement, les télétravailleurs monégasques pourront être affiliés à la sécurité sociale française, mais ce cas devrait concerner beaucoup moins de travailleurs, même si on ne dispose pas de statistiques en la matière.

L'assujettissement des télétravailleurs résidant en France au régime monégasque prive, certes, les régimes de sécurité sociale français des cotisations sur les salaires perçus, mais en contrepartie, pendant leur activité, la charge des prestations incombe au régime monégasque. En revanche, pour éviter de faire supporter au régime français de sécurité sociale la charge intégrale des soins de santé des télétravailleurs devenus retraités, l'avenant prévoit leur prise en charge par moitié par les caisses de sécurité sociale française et monégasque, sous réserve d'une durée de télétravail à Monaco d'au moins 15 ans. L'accord est donc équilibré.

Pour les modalités techniques du règlement financier relatif au partage des charges entre les caisses françaises et monégasques, l'accord renvoie à un arrangement administratif, qui est en cours d'élaboration.

L'accord a par ailleurs été assorti d'un engagement de Monaco à ne pas accueillir de transferts de siège de sociétés spécialisées dans le télétravail installées en France. Cette disposition, bienvenue, vise à prévenir ce qu'on pourrait appeler les « délocalisations ».

En outre, pour éviter un détournement des règles par les entreprises, l'avenant prévoit que les télétravailleurs bénéficiaires du nouveau régime devront être présents dans les locaux de l'entreprise pendant au moins un tiers de leur temps.

Enfin, de manière classique, les parties s'engagent à prendre toutes mesures de coopération utiles pour vérifier le respect de ces conditions et un bilan d'application sera réalisé à l'issue de trois ans après la date d'entrée en vigueur.

Cet accord est susceptible d'avoir des retombées positives en termes d'emploi. En effet, le développement du télétravail pourrait offrir du travail à des personnes actuellement sans emploi dans la région PACA. L'accord, en tout cas, devrait améliorer les conditions de travail, et donc de vie, des résidents français déjà employés à Monaco, qui pourront travailler, du moins les deux tiers de leur temps, depuis leur domicile. L'étude d'impact du projet de loi donne une fourchette pour le nombre de salariés susceptible d'être concernés par le télétravail à Monaco : entre 500 et 5 000 comme je l'ai déjà indiqué.

De plus, et ce n'est pas le moindre effet de cet accord, la mise en oeuvre de celui-ci devrait se traduire par un désengorgement de la circulation aux abords de la Principauté de Monaco, aux heures « de pointe » des jours ouvrés.

Sous le bénéfice de ces observations, je recommande l'adoption de ce projet de loi. La ratification de l'accord, en effet, améliorera les conditions de vie des salariés concernés, favorisera le développement de l'emploi en région PACA et permettra de décongestionner le trafic dans la région.

Les autorités monégasques ont d'ailleurs annoncé qu'elles attendaient la ratification de cet accord par la France avant de le ratifier elles-mêmes.

L'examen en séance publique est prévu le jeudi 12 mai 2016. La Conférence des Présidents a proposé son examen en procédure simplifiée, procédure à laquelle je souscris puisque la ratification en cause ne soulève pas de difficulté particulière.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je ferai une remarque générale qui sort un peu du cadre de la convention. Selon des chiffres publiés par la presse concernant l'année 2015, la France est le pays d'Europe qui perd le plus de résidents millionnaires chaque année. On le sait, beaucoup de nos grandes fortunes partent à l'étranger, ce qui affaiblit notre économie. Toutefois, les Français ne peuvent pas s'exiler fiscalement à Monaco, en vertu d'une convention signée entre la France et la principauté sous la présidence du Général de Gaulle. Pourtant, étant donné qu'une convention fiscale prévoit le partage avec la France de la TVA collectée à Monaco, notre pays aurait intérêt à ce que nos concitoyens fortunés, s'ils doivent s'expatrier, s'installent à Monaco plutôt qu'ailleurs à l'étranger...

M. Alain Néri. - Je m'interroge sur le degré d'inquiétude qui doit être le nôtre quant à l'effet de la convention pour les Français aisés qui s'installent à Monaco en dépit du coût élevé du mètre carré...

M. Hubert Falco. - Je tiens à souligner que cet accord est important pour des milliers de travailleurs français qui vont tous les matins travailler à Monaco. Beaucoup travaillent dans le secteur des services, et cet accord va leur faciliter la vie. Monaco est un pays avec des écarts importants entre quelques grandes fortunes et un grand nombre de femmes et d'hommes qui y travaillent, parfois pour un salaire proche du SMIC.

M. Jacques Legendre. - Je me réjouis que des Français puissent travailler à Monaco dans de meilleures conditions grâce à cet accord. J'espère que ces Français n'auront pas l'idée de se transformer en lanceurs d'alerte : j'ai entendu au conseil de l'Europe la semaine dernière le représentant de Monaco dénoncer vivement les lanceurs d'alerte et défendre le secret des affaires - ce qu'il a tenu à faire en langue anglaise !

M. Alain Joyandet. - Quel est l'écart de cotisations entre la sécurité sociale française et la sécurité sociale monégasque ? En d'autres termes, quel est l'intérêt pour les travailleurs français de changer de caisse et quel sera le bilan financier pour nos régimes de sécurité sociale ?

M. Jean-Pierre Cantegrit, rapporteur. - Je ne dispose pas à ce stade des données chiffrées qui me permettraient de répondre précisément à cette question. Comme je l'ai indiqué, l'accord est équilibré, et un règlement technique est en cours d'élaboration. Monaco prendra en charge les prestations dues aux travailleurs français pendant leur période d'emploi dans la principauté ; pour les retraités ayant travaillé au moins quinze ans dans celle-ci, un partage de la charge des prestations sera effectué entre les caisses françaises et monégasques.

M. Gaëtan Gorce. - Une réaction aux propos de M. Pozzo di Borgo : personne ne peut imaginer ici que les citoyens les plus aisés de notre pays puissent sacrifier leur patriotisme à des raisons purement financières ! (sourires).

Mme Hélène Conway-Mouret. - Il faut faire attention aux clichés trop faciles. Les exilés fiscaux représentent plus d'un millier de Français à l'étranger, mais la fraude fiscale est pratiquée à partir du sol français. Il y a à Monaco des Français installés depuis très longtemps, qui pâtissent de la hausse des loyers et qui ont des problèmes pour se loger. L'accord a le mérite de soutenir ceux qui travaillent, il va dans le sens de la lutte contre le chômage en France. Par ailleurs, le fait de pouvoir cotiser aux caisses monégasques donne accès aux soins hospitaliers à Monaco, qui sont de bonne qualité. J'ajouterai que nous avons un problème avec les artisans français travaillant dans la principauté : les Français payent leurs impôts en France, or certains accords fiscaux de Monaco avec d'autres pays exemptent d'impôts les ressortissants de ces derniers. Un boulanger français, par exemple, sera ainsi davantage confronté à des problèmes de trésorerie qu'un boulanger italien.

M. Rachel Mazuir. - Je suis surpris d'entendre que de nombreux Français de Monaco seraient payés au SMIC. Je suis l'élu d'un département où il y a beaucoup de travailleurs transfrontaliers, qui vont travailler à Genève où ils sont sensiblement mieux payés... La question de mon collègue M. Joyandet est intéressante, car le problème qu'elle soulève s'est posé avec la Suisse. Les travailleurs s'assuraient en Suisse à des coûts relativement élevés pour des prestations moins favorables que celles de la sécurité sociale française, mais ils revenaient au guichet de celle-ci quand ils se retrouvaient dans des situations difficiles.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je crois en tout cas qu'il y a une réelle spécificité de la situation des travailleurs français à Monaco.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité. Il sera examiné par le Sénat en séance publique le 12 mai 2016, selon la procédure simplifiée.

La place de la France dans le nouveau monde - Audition de M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie

La commission auditionne M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie, sur « la place de la France dans le nouveau monde ».

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je suis très heureux de vous accueillir, Monsieur l'ambassadeur, au lendemain de l'annonce par l'Australie qu'elle a choisi la France pour ses sous-marins océaniques ; dans un communiqué, notre commission a salué cet accord très important pour les deux pays et pour la zone Pacifique dans son ensemble ; nous sommes passés en quelques années d'un « excès » de France en Australie - une phase de tension, cristallisée par nos essais nucléaires atmosphériques - à une « demande » de France, ce contrat historique en atteste. Monsieur l'ambassadeur, je ne vous présente pas nos deux rapporteur sur l'Australie, je sais que vous étiez avec Christian Cambon lundi au petit matin pour la célébration de l'ANZAC-Day, cérémonie du « point du jour » en commémoration des troupes australiennes et néo-zélandaises engagées dans la Grande Guerre, 6 000 Australiens étaient à vos côtés. Notre commission a choisi de travailler cette année sur l'Australie, notre mission s'y déplacera en septembre : cette audition, dans ce contexte tout à fait heureux, est l'occasion de vous interroger sur les relations bilatérales entre la France et l'Australie, mais aussi, plus largement et sans préjuger des nombreuses questions que ne manqueront pas de vous poser mes collègues, sur votre perception de l'ancrage, somme tout récent, de l'Australie à l'Asie.

M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie. - Le métier d'un ambassadeur consistant à donner du contenu et de la perspective à la relation bilatérale entre la France et le pays où il exerce, vous mesurez le plaisir rare, en plus de l'honneur, que j'ai à venir devant vous au lendemain de l'accord annoncé par le Premier ministre australien. Cet accord va structurer les cinquante prochaines années des relations entre la France et l'Australie et il est le résultat d'une stratégie mise en place ces dernières années.

De très longue date, les relations entre nos deux pays se situaient dans une zone « grise » - avant 2014, aucun président de la République ne s'était rendu en visite officielle ou d'Etat en Australie, le voyage le plus élevé dans le protocole avait été, en deux siècles, celui du Premier ministre Michel Rocard en 1988. Trois raisons à cet état des choses : le contentieux des essais nucléaires français, qui a culminé dans les années 1990 avec un puissant mouvement d'opinion et le boycott de produits français en Australie ; les événements en Nouvelle-Calédonie et le soutien, supposé ou réel, des Australiens aux mouvements indépendantistes kanaks ; enfin, la politique agricole commune (PAC), dont la France a été le grand inspirateur et le grand bénéficiaire et qui était perçue comme un cheval de Troie en Australie où l'adhésion britannique à la Communauté européenne a été un véritable traumatisme, avec des conséquences dramatiques - et l'Australie a été l'un des principaux inspirateurs du groupe de Caïrns, pourfendeur de la PAC et de la France en particulier.

Ces trois raisons de tension avec la France ont progressivement disparu : nous avons cessé nos essais nucléaires atmosphériques dans le Pacifique, le processus politique mis en place en Nouvelle-Calédonie a été reconnu exemplaire et les réformes de la PAC ont ôté les éléments perçus comme nocifs du côté australien. Le terrain étant redevenu neutre, encore fallait-il construire une relation : c'est ce que nous avons fait, avec cette première visite d'Etat d'un président de la République française en Australie, au lendemain du G20 de novembre 2014.

Le contexte stratégique a profondément changé pour l'Australie. Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale au moins, l'île-continent vivait sous « la tyrannie de la distance », selon une expression consacrée, pour le pire et le meilleur - à l'abri, en particulier, des risques stratégiques qui touchaient le continent européen, et d'abord celui des Soviétiques. Depuis une décennie, l'émergence des marines chinoise et indienne, les tensions en mer de Chine, le réarmement des pays de la région, la Malaisie, Singapour, l'Indonésie, le Vietnam, aussi bien que les hésitations perceptibles des Etats-Unis à garantir un parapluie irrévocable de sécurité aux Australiens, tous ces éléments incitent l'Australie à vouloir assumer directement sa sécurité par elle-même dans la région. L'économie, ensuite : pendant 25 ans, l'Australie a connu une croissance ininterrompue, c'est même le seul pays de l'OCDE dans ce cas, avec des finances publiques saines, un endettement faible, un taux d'endettement tout à fait exemplaire. Ce « miracle australien » s'explique par la « mine » et la Chine, c'est bien le développement chinois qui a tiré la croissance australienne, focalisée sur les ressources minières - des millions de mètres cube de gaz, des millions de tonnes de minerai de fer et de charbon, ont servi aux Chinois à développer leurs infrastructures, leurs villes. Or, ce cycle s'estompe, la Chine change de modèle économique, ce qui a des conséquences directes pour les Australiens : il leur faut trouver comment pérenniser une croissance ininterrompue qui les a placés aux tout premiers rangs mondiaux pour la richesse par habitant. La société, enfin : longtemps « blanche », anglo-saxonne, abritée derrière une « White Australian Policy » qui interdisait l'immigration de populations non-européennes, la société australienne s'ouvre désormais aux flux migratoires de Chine, d'Inde, d'Asie du Sud-Est - aujourd'hui, 40% des habitants de Melbourne et Sydney, les principales métropoles, sont nés en dehors d'Australie, dont une forte proportion de ces pays de nouvelles migrations. Aussi cette société se trouve-t-elle aujourd'hui confrontée à la question du multiculturalisme; les responsables s'en réjouissent officiellement mais ils s'en inquiètent également, en particulier pour l'intégration de populations d'origine musulmane - avec des effets comparables à ceux que nous connaissons, malgré des différences de condition de vie évidentes, puisqu'une centaine d'Australiens seraient partis combattre en Syrie et en Irak, que l'Etat a confisqué les passeports de quelque 500 autres candidats au départ et qu'il surveillerait plusieurs milliers de citoyens pour cette raison.

L'Australie ne connaissait guère de risque stratégique, pas de problème économique ni de problèmes sociaux : en quelques années, la donne a changé, ce qui a rendu les Australiens désireux d'un dialogue avec nous. Nous avons proposé une stratégie au président de la République, en partant des questions et des attentes de nos interlocuteurs australiens - ce qui n'est guère une habitude du génie français, lequel a tendance à plaquer sur l'autre sa propre façon de voir les choses plutôt que de partir de ce que les autres attendent de nous.

Le président de la République a défendu cette stratégie consistant à dire aux Australiens que nous allions les aider à assumer leurs responsabilités de défense et de sécurité, à diversifier leur économie en investissant sur des nouveaux domaines où ils ont des avantages comparatifs qu'ils ignorent, pour s'être trop longtemps focalisés sur l'économie minière, et que nous allions également échanger sur des questions sociales qui nous sont communes. Au passage, les cent mille Français qui vivent en Australie sont un levier pour notre stratégie; l'émigration française est principalement composée de familles, qui viennent s'établir dans cette partie du monde pour des raisons très positives, passant le crible de l'immigration choisie australienne, organisée autour de listes d'emplois à pourvoir.

La question des sous-marins est au carrefour de ces trois axes : un lien direct, évident, avec la défense, mais aussi avec l'industrialisation de l'Australie, qui ne compte que 6% d'emplois industriels - et qui peut développer des niches de pointe, à haute valeur ajoutée - ainsi qu'avec les questions sociales puisque le partenariat établi pour 50 ans entrainera des échanges de centaines d'Australiens formés en France, dans des programmes intégrés à nos pôles de compétitivité, à l'université, aussi bien que l'ouverture d'écoles françaises à proximité des chantiers navals.

Plusieurs événements survenus l'an passé ont changé l'image de la France. Les Australiens trouvent notre pays éminemment sympathique, ils sont 1,2 million à venir chez nous chaque année, ils y dépensent autant que les Chinois ; mais c'est pour eux une « destination plaisir », associée à la qualité de vie, à la bonne chère, au charme, et c'est à Londres qu'ils pensent pour faire des affaires, c'est à l'Allemagne, aux Etats-Unis et au Japon qu'ils associent la qualité, l'innovation et la recherche. Nous avons travaillé sur ces représentations, avec le programme « Creative France », lancé par Laurent Fabius, en valorisant la créativité comme le chaînon manquant entre la tradition et l'innovation, un positionnement original, peu usité par nos concurrents. Or, avec les attentats de Paris et la COP 21, les Australiens se sont mis à regarder la France différemment, en particulier les jeunes adultes surtout tournés vers l'Asie.

Les trois-quarts des Australiens estiment qu'il faut faire quelque chose en matière de changement climatique, ce qui n'était pas la position traditionnelle du gouvernement australien; aussi, quand la France a décidé de se lancer, seule, dans l'organisation de la COP 21, cette prise de risque est très bien passée dans l'opinion australienne et le compromis passé à Paris a été vécu comme un succès. Les attentats, ensuite, une fois passé le moment de solidarité, très forte, avec un pays qui fait front, ont montré une France aux prises avec les problèmes de demain, et nous sommes redevenus modernes.

C'est l'ensemble de ces éléments qui ont conduit au choix de DCNS, nous avions la technologie, mais l'Australie nous a choisi parce qu'elle a accepté de s'engager avec nous dans un partenariat stratégique, une relation intime, forte, lancée pour les cinq prochaines décennies. L'Australie est souvent décrite comme un pays « adolescent », il semble qu'elle passe à l'âge adulte, en choisissant de manière plus libre avec qui elle sera partenaire : il y aura la Chine, devenue incontournable, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, pour des raisons historiques, mais aussi la France, qui est entrée, avec cet accord, dans le premier cercle des partenaires, c'est un fait très important pour les décennies à venir.

M. Christian Cambon. - Je veux souligner l'importance de la mémoire dans la relation de l'Australie à la France. Je l'ai constaté pendant l'ANZAC Day le 25 avril, lors de la cérémonie, à quatre heures du matin dans la plaine de la Somme : quelque six mille Australiens étaient à nos côtés, c'est dire que la question compte encore aujourd'hui ! Les Australiens ont perdu 60 000 des leurs en Europe pendant la Première guerre mondiale, chaque famille porte aujourd'hui le souvenir d'un ascendant disparu, le Gouverneur général australien l'a rappelé lors des cérémonies.

Monsieur l'ambassadeur, tout le monde vous félicite aujourd'hui pour le succès français, mais nous savons, nous qui avons décidé de travailler sur la France et le nouveau monde, que vous vous êtes plutôt heurté au doute que notre pays puisse l'emporter face aux favoris qu'étaient l'Allemagne et le Japon : comment avez-vous réussi le tour de force de faire travailler tout le monde ensemble ? Les entreprises entre elles, au premier chef, mais aussi les différentes administrations ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Cette victoire pour notre technologie, notre diplomatie, où vous avez joué un rôle majeur, n'était effectivement pas écrite d'avance; vous soulignez qu'elle a demandé une sorte de révolution culturelle de notre part, pour que nous partions des attentes de nos interlocuteurs plutôt que de notre vision du monde : cette démarche est-elle applicable sur d'autres zones, pour d'autres secteurs ? Notre outil diplomatique, ensuite, a-t-il disposé des moyens suffisants ? Quels sont les atouts de notre pays et ses faiblesses, pour étendre la démarche ? Comment, ensuite, gérer l'après, comment accompagner nos PME dans cette opportunité inédite que nous devons saisir - pour conforter aussi notre influence et jouer toute notre partition ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous l'aurez compris, Monsieur l'ambassadeur, nous nous occupons de la France et du nouveau monde, mais aussi de ce que c'est, un bon ambassadeur, ce sera une partie du rapport de nos collègues - et je crois que vous avez tout pour nous y aider !

M. Jacques Gautier. - Merci pour cette mise en perspective de ce dossier technique. DCNS a fait des offres, le Gouvernement australien a donné son accord de principe, nous sommes entrés dans une négociation exclusive : tout n'est donc pas terminé. Que se passera-t-il en cas d'alternance politique lors des prochaines élections générales en Australie : cet accord peut-il être remis en cause ?

Vous n'avez pas cité le nom de Thales, qui est dans le capital de DCNS et qui a racheté ces dernières années plusieurs entreprises australiennes de l'armement; sa participation me paraît décisive : qu'en pensez-vous ?

M. Robert del Picchia. - Un ambassadeur a aussi une dimension politique : de ce point de vue, estimez-vous que le choix australien puisse avoir des conséquences sur nos relations avec certains des voisins de l'Australie, en particulier la Chine ?

Sur les écoles françaises qui ouvriraient près des chantiers navals : dépendraient-elles de l'Agence pour l'enseignement du français à l'étranger (AEFE), ou seraient-elles gérées localement ?

M. Xavier Pintat. - Monsieur l'ambassadeur, bravo d'être parvenu à faire venir le Président de la République en Australie : bien de vos prédécesseurs en avaient rêvé, vous l'avez fait. Je partage votre analyse sur la nouvelle attente de France et sur la dimension stratégique du partenariat mis en place. Sur l'importance de la mémoire, ensuite, il faut rapporter le nombre de soldats australiens morts pendant la Première guerre mondiale, à la population australienne de l'époque : les 60 000 victimes représentent 10% de la population masculine d'alors, c'est tout à fait considérable.

On se félicite, enfin, d'une victoire pour les groupes industriels français, mais ils faut compter avec les transferts de technologies, les filiales à l'étranger : avez-vous une idée plus précise des retombées pour notre commerce extérieur ?

M. Cédric Perrin. - La démarche que vous avez suivie vous paraît-elle pouvoir être dupliquée dans d'autres pays ? Je pense à la Norvège, qui va acheter des sous-marins et où certains considèrent que les jeux sont faits, que l'Allemagne l'emporterait à tous les coups - vous démontrez plutôt que les seules batailles perdues d'avance sont celles qu'on ne mène pas...

La Papouasie-Nouvelle Guinée, ensuite, décide de fermer le camp australien de réfugiés sur l'île papoue de Manus, outil d'une politique australienne très restrictive en matière d'accueil des migrants : quelle est la position de l'opinion australienne dans cette affaire ?

M. Joël Guerriau. - L'Australie, sixième pays plus grand au monde, très concernée par les thèmes de la mer et de l'environnement, est aussi aux tout premiers rangs pour les déchets plastiques, avec 65 kg par habitant et par an, source d'une pollution marine très importante : quelles mesures environnementales le pays prend-t-il contre ce phénomène ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je rejoins Christian Cambon pour souligner l'importance de la mémoire, mais aussi la profondeur de la relation des Australiens avec notre continent et son rôle dans la construction de l'identité australienne. Le déplacement de Michel Rocard en Australie avait été un geste fort et le processus politique en Nouvelle-Calédonie est, je le crois, un vecteur de nos relations fructueuses avec l'Australie.

M. Jeanny Lorgeoux. - Je rends hommage à notre ambassadeur, mais aussi à Laurent Fabius, qui a su faire travailler le Quai d'Orsay sur les questions économiques et de défense.

Une question : existe-t-il toujours, en Australie, une question arborigène et quels en sont les contours ?

M. André Trillard. - La perspective de quarante années de partenariat assure l'avenir de notre Marine nationale elle-même comme force océanique et notre siège permanent au Conseil de sécurité, que certains voudraient remplacer par un siège européen. Je crois cependant qu'il faut se garder de tout triomphalisme : nos concurrents n'étant pas engagés dans des opérations mais seulement dans des manoeuvres militaires, ils ont doté leurs équipements des dernières technologies plutôt qu'ils n'ont cherché, comme nous le faisons du fait même de notre engagement dans des opérations, à les adapter aux adversaires éventuels : ce décalage d'engagement compte pour beaucoup dans notre succès.

Vous êtes notre ambassadeur pour toute la zone Pacifique, qui abrite les quatre-cinquièmes de notre zone économique exclusive; nous n'en tirons aucune ressource : a-t-on avancé de ce côté-là, ne serait-ce que dans la prospection, les études ? Enfin, où en est la Nouvelle-Zélande ?

M. Alain Gournac. - Je vous félicite pour votre action, Monsieur l'ambassadeur, mais aussi pour votre état d'esprit positif, votre propos fait du bien et nous attendions cela depuis longtemps : vous nous donnez aussi une idée plus moderne du rôle de l'ambassadeur idéal... Une question : comment voyez-vous la diplomatie parlementaire ?

M. Philippe Esnol. - Votre enthousiasme communicatif, effectivement, nous fait du bien. Pouvez-vous nous préciser les aspects financiers de l'accord passé et du contrat à venir ? Pensez-vous que la méthode utilisée soit applicable à d'autres secteurs, en particulier à l'aéronautique et au ferroviaire ?

Mme Bariza Khiari. - Je sais que vos fonctions antérieures vous ont sensibilisé aux questions d'intégration et ces compétences acquises vous ont certainement aidé dans cette négociation - c'est aussi un élément à prendre en compte dans la définition de ce qui fait un bon ambassadeur. Sur les conséquences des contrats à venir, la presse américaine se fait l'écho de la création de 4000 à 5000 emplois en France : qu'en est-il ?

Mme Josette Durrieu. - Merci, Monsieur l'ambassadeur, vous nous faites du bien en nous parlant de la technologie française, de la France créative - et ce grand succès tient pour beaucoup à votre action. Cette réussite nous démontre, s'il en était besoin, que nous devons avoir confiance dans les potentialités de notre pays. Je vous remercie également d'avoir cité la COP 21 et je déplore que certains de nos collègues n'en mesurent pas l'importance.

Deux questions : cet accord aura-t-il une incidence sur nos relations avec les autres pays de la région ? Quelles sont les priorités pour son suivi ?

M. Claude Malhuret. - Comment l'Australie juge-t-elle l'attitude de Pékin en mer de Chine ? Les Australiens parlent-ils d'une menace ? Quelles suites aux cyber-attaques qu'ils ont subies ? Quelle répartition des rôles dans la défense collective, entre les différents pays de la région - en particulier les Etats-Unis ? L'Australie est-elle sur une position alignée sur celle des Etats-Unis, ou bien est-elle en train de s'autonomiser ?

M. Daniel Reiner. - Ce succès commercial avec l'Australie et ce que vous nous en dites, Monsieur l'ambassadeur, confirme ce que nous avons vu dans d'autres pays : la négociation commerciale est laissée aux industriels, les responsables politiques s'attachent quant à eux à créer un climat général de confiance à leur niveau. Je salue la mobilisation très large qui a permis cette victoire, en particulier celle du ministère de la défense. L'enjeu est effectivement le partenariat stratégique avec l'Australie, donc de conforter nos relations sur les sujets qui nous sont communs, où chacun cherche des solutions : c'est une fois ce climat de confiance et de travail instauré, que l'on obtient des succès commerciaux, nous le constatons dans bien des régions du monde. Dans quels autres secteurs voyez-vous des possibilités d'autres succès ?

M. Jean-Pierre Cantegrit. - La mémoire de la Première guerre mondiale est effectivement capitale dans les relations qu'entretiennent les Australiens avec notre pays - je pourrais citer plusieurs anecdotes avec d'anciens combattants centenaires encore présents aux cérémonies il y a une dizaine d'années. Les responsables politiques australiens sont au rendez-vous et nous apportent de l'aide pour la vie des sites mémoriels, mais aussi pour des relations vivantes avec nos territoires - je pense en particulier à l'école franco-australienne de Pozières, dans la Somme, c'est un exemple très intéressant.

Mme Christiane Kammermann. - Tel père, tel fils : votre père a été un excellent ambassadeur, je l'ai constaté à Beyrouth, vous voici engagé à votre tour. Cent mille Français vivent en Australie : espérons que certains des emplois liés aux sous-marins leur reviendront. Je me réjouis, également, de la création de nouvelles écoles.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Voici des éloges bien mérités, mais gardez en mémoire ce mot de Claude Brasseur : « Un homme qui reçoit une gifle est un homme giflé, un homme qui reçoit un hommage, est un homme âgé » (Sourires).

Sachez rester jeune, Monsieur l'ambassadeur !

M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie. - Merci pour vos encouragements. Je crois que la règle d'or est bien de garder la tête froide, d'autant qu'une fois l'accord obtenu, l'essentiel est encore à venir.

Notre méthode a effectivement renversé des habitudes et des façons de faire. Le génie français a trop souvent consisté soit à foncer dans la mêlée, sabre au clair comme dans la bataille de Crécy - pour se retrouver vite à terre -, soit, façon La guerre des Gaules, à offrir la victoire à l'adversaire après s'être épuisés dans la discorde. Ce constat fait, nous avons adopté ce que l'on peut appeler « la stratégie de la tortue » : être modeste, discret, persévérant, avec un fort esprit d'équipe - qui sont autant de valeurs cardinales de la société australienne, les Australiens y sont très attachés et très attentifs, cela se voit dans la vie quotidienne, aussi bien dans leur goût pour les sports d'équipe que dans les récits de la Première guerre mondiale qui valorisent avant toute chose la camaraderie entre soldats, le fait de ne laisser personne sans secours. Ces qualités ne sont pas celles qu'on associe au génie français, nous les avons cultivées d'autant plus facilement que nous étions en position d'outsider et que nous savions que rien ne nous était acquis, que nous devions travailler beaucoup, tâcher de convaincre, persévérer. Nous avons travaillé en équipe, l'équipe France, comme pour l'interprétation d'une symphonie : à chaque instrument sa musicalité, mais avec une partition commune.

Nous avons commencé avec les entreprises elles-mêmes. Vous avez tout à fait raison de souligner l'importance de Thales : pour les Australiens, c'est une entreprise australienne tant le groupe est implanté dans le pays, elle entre dans la fabrication de sonars, de véhicules blindés, de fusils, de munitions, ou encore dans la réparation navale, c'est une entreprise emblématique de l'industrie de défense australienne. Le PDG de Thales, Patrick Caine, s'est très vite engagé. Nous avons élargi le cercle à Safran et à Schneider, mais aussi à une trentaine de PME françaises que j'ai fait venir pour associer leur savoir-faire très spécialisé et très largement reconnu : cet ensemble a montré la profondeur du partenariat que nous étions capables de nouer.

Il y a eu ensuite la mission confiée par le Medef à Guillaume Pépy, qui s'est rendue en Australie avec une importante délégation de chefs d'entreprises françaises, tous secteurs confondus. Les Australiens ont été très sensibles à notre bonne articulation entre la recherche et l'entreprise - nous sommes très bien classés par l'OCDE sur ce point, alors que l'Australie accuse un net retard -, et nous avons montré à cette occasion l'écosystème « France » dans son ensemble.

Il y a eu, en parallèle, l'engagement de toutes les administrations concernées, elles ont été coordonnées plutôt que concurrentes, en particulier le Quai d'Orsay et le ministère de la Défense, orchestrés par Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian ; tous les responsables sont venus sur place pour dialoguer avec les Australiens, crédibilisant l'offre globale de la France.

J'ai obtenu la nomination d'un représentant spécial pour l'Australie, en la personne de Ross McInnes, Président du Conseil d'administration de Safran, né australien, naturalisé français et dont le père est un patron de premier plan à Camberra : il a pu dire aux Australiens ce que ni le ministre, ni son ambassadeur, ni les patrons français pouvaient dire, ce lien a été important.

La diplomatie parlementaire a joué tout son rôle, et singulièrement celle de la Haute Assemblée, qui n'a pas ménagé ses efforts : il y a eu la mission conduite par le Président Jean-Claude Lenoir, qui a rencontré tout le monde sur place, il y a l'action du groupe d'amitié France-Australie, conduit par notre collègue Marc Daunis, il y a bien sûr votre commission, qui soutient notre action - le Sénat a été en première ligne.

Quel est le rôle de l'ambassadeur, dans une telle séquence ? Je crois qu'il doit avoir suffisamment d'autorité pour animer l'orchestre dans la durée - pour filer la métaphore symphonique -, tout en évitant l'écueil du caporalisme ; car en réalité, l'ambassadeur n'a aucun pouvoir sur tous ceux qui s'engagent dans le partenariat, qui en sont les acteurs. Chacun vient avec sa propre histoire et il doit pourvoir l'exprimer, la vivre, parce qu'elle n'est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre que celle des autres, et l'ambassadeur est là pour faire partager la vision d'ensemble, proposer à chacun d'y contribuer au bon moment, sans froisser les sensibilités et en laissant à chacun sa part de lumière, de succès. C'est pourquoi, même si je suis très heureux de vos louanges, je sais qu'elles s'adressent à une équipe, le succès est collectif et l'essentiel du travail est devant nous.

Nous avons été choisis comme partenaire préféré, la négociation exclusive doit ouvrir sur la signature d'un contrat d'ici la fin de l'année - c'est le calendrier souhaité par le Premier ministre australien -, il nous faut maintenant honorer nos engagements : technologiques, industriels, mais aussi celui de l'accompagnement étatique - le président de la République a pu, à un moment clé, réaffirmer des engagements de l'Etat français qui ont pesé lourd dans la décision.

Quel sera l'équilibre financier de cet accord et son impact sur l'emploi, en particulier pour notre territoire ? Ces volets sont à construire, nous en connaîtrons le contenu une fois seulement le contrat signé. Ce que je peux vous dire cependant, c'est que les Australiens ont mis l'accent sur la qualité de l'offre plutôt que sur le seul prix...

M. Jacques Gautier. - Ils ont l'expérience traumatisante des sous-marins Collins...

M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie. - C'est vrai, l'accent est clairement mis sur les transferts de technologie. Nous sommes crédibles parce que notre industrie de défense est souveraine et autonome, c'est une constante depuis six décennies. Ce partenariat stratégique passe par un partage d'éléments clés de notre défense, et si nous l'acceptons, c'est parce que nous sommes certains d'avoir en commun avec les Australiens les mêmes valeurs fondamentales, une même vision du monde. Mon expérience passée a fait de moi un militant de la diversité et de l'intégration, ce creuset est au coeur de la culture française et c'est un point de dialogue avec les Australiens. Je sais aussi que le partenariat stratégique ne se limite pas à participer à des manoeuvres communes, mais qu'il consiste à s'engager pour défendre des valeurs communes - et nous savons que les Australiens, comme ils l'ont si fortement démontré par le passé, ne se contentent pas de discours mais qu'ils passent à l'acte, bien plus nettement parfois que certains de nos voisins européens -.

La Chine est-elle perçue comme une menace en Australie ? Au début des années 2000, l'ancien Premier ministre John Howard disait que l'Australie n'avait pas besoin de choisir entre son histoire et son économie - c'est-à-dire entre les Etats-Unis et la Chine; je ne suis pas certain que cette formule soit encore d'actualité. La Chine est le premier partenaire commercial de l'Australie, ce fait majeur est durable, la Chine se projette hors de ses frontières, dans l'environnement proche des Australiens, avec l'enjeu des routes commerciales de l'île-continent. Sur ce point, la France maintient le principe cardinal du droit international, en l'espèce le respect du droit de navigation dans les eaux internationales.

La question aborigène, en Australie, participe du débat sur le multiculturalisme, sur la diversité. L'Australie est une société de confiance et ce pays qui regarde surtout vers son avenir a encore parfois des difficultés à traiter son passé; le débat est intense sur l'inscription des Aborigènes dans la Constitution en tant que premiers habitants de l'Australie. Je suis certain que l'Australie va revisiter ces questions de manière dynamique et que nos amis australiens trouveront chez nous des débats qui font écho aux leurs.

Nos zones économiques exclusivement exclusives sont effectivement peu exploitées, même si des recherches auraient identifié des gisements d'hydrocarbures, qui pourraient devenir des sujets de coopération avec l'Australie, avec laquelle nous partageons la plus grande frontière maritime.

L'environnement est devenu un sujet majeur pour l'Australie, le Premier ministre actuel a été ministre de l'environnement et il est convaincu, comme nous le sommes en France, que l'environnement et l'économie vont de pair plutôt qu'ils ne s'opposent, qu'il faut les articuler par de l'innovation. Des mesures ont été prises pour plusieurs années, c'est un premier tournant et le Premier ministre australien sera plus actif encore s'il gagne les prochaines élections - dans le fond, il serait déraisonnable pour l'Australie de détruire l'image de pays de grande nature qui est la sienne, en particulier auprès des touristes chinois qui viennent toujours plus nombreux chaque année.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Pouvez-vous nous dire un mot sur l'organisation, institutionnelle, de l'Australie : l'institution du « Gouverneur général », héritée du passé, vous paraît-elle destinée à perdurer ?

M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie. - Le Premier ministre actuel est résolument républicain, puisqu'il a été dans les années 1980 l'un des artisans d'un référendum sur l'instauration d'une république australienne, perdu à l'époque. Je suis convaincu que la question se reposera.

La relation avec la Grande-Bretagne est ambiguë, en raison même de l'origine du peuplement de l'Australie - lors de la Première guerre mondiale, il y a eu ce sentiment que les soldats australiens ont été, plus que les autres, envoyés en première ligne, ce qui a motivé par la suite la formation d'un commandement australien. L'Australie, parmi les « Five Eyes », a souvent été traitée comme un petit frère et je crois que nous n'avons nul complexe à avoir, nous offrons une alternative, la possibilité d'un partenariat complémentaire dans cette phase où le pays longtemps adolescent, devient adulte. C'est ce qui, ajouté à notre technologie, explique le succès que nous venons d'obtenir ; mais ne nous y trompons pas : l'essentiel du travail reste à faire !

La réunion est levée à 12 h 36

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30

Situation internationale - Audition de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international

La commission auditionne M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur la situation internationale.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Monsieur le ministre, c'est la deuxième fois que vous venez devant notre commission depuis que vous occupez vos fonctions. Nous souhaitons vous entendre sur les sujets d'actualité, mais également sur vos convictions et votre stratégie. Le Sénat devrait ratifier fin mai l'accord de Paris. Comment cet accord entrera-t-il en vigueur concrètement ? S'agissant des crises internationales, nous sommes préoccupés par la stabilité de la rive sud de la Méditerranée. L'évolution de la Tunisie ou de l'Algérie nous concerne directement. Vous vous rendrez prochainement au Niger et au Mali avec votre homologue allemand Steinmeier. Comment évaluez-vous la situation ? Quelles menaces peuvent avoir un impact sur notre situation nationale ?

M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international. - J'ai toujours plaisir à rencontrer les parlementaires, en particulier les sénateurs. L'accord entre l'Union européenne et la Turquie suscite beaucoup d'interrogations. La crise des migrants a montré que la protection des frontières extérieures de l'UE était un enjeu majeur. Nous avions pris du retard ; nous voici dans une nouvelle phase avec la mise en place d'un corps de garde-côtes qui fera l'objet d'une décision du Conseil d'ici la fin juin. Nous avons mis du temps à prendre conscience de nos faiblesses, et la lenteur à exécuter les décisions prises par le Conseil européen est un autre obstacle. J'assume pleinement l'accord avec la Turquie, quelles que soient les critiques, car il remplit son objectif en réduisant considérablement les flux de migrants de la Turquie vers la Grèce. Des engagements ont été pris : la France n'a pas encore relocalisé autant de réfugiés en provenance de Grèce qu'annoncé, mais nous y parviendrons peu à peu dans des conditions acceptables, et nous travaillons également à réinstaller des réfugiés en provenance de Turquie comme le prévoit l'accord. Pour aider la Grèce à affronter la crise humanitaire qui la menace et la mise en oeuvre de l'accord, la France et l'Allemagne ont envoyé chacune un contingent de 300 hommes, un soutien logistique et une aide humanitaire.

La chancelière allemande et le président Tusk se sont rendus dans un camp de réfugiés en compagnie du Premier ministre turc pour vérifier le bon déroulement des opérations. Même si on peut la critiquer, la Turquie reste le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés syriens, 2,7 millions à ce jour. L'Union européenne est sans concession quant au respect de l'état de droit et de la liberté de la presse. L'aide financière qui doit aller aux réfugiés est tout à fait justifiée. Les accords sur le retour des migrants entre la Grèce et la Turquie seront mis en oeuvre dans le respect du droit international : les cas seront examinés individuellement et des voies de recours sont prévues. La Grèce a déjà modifié sa législation pour la rendre plus opérationnelle. La levée de l'obligation de visa pour les citoyens turcs ne pourra se faire que si les 72 critères définis par l'Union européenne sont strictement respectés. Enfin, rien de nouveau sur le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne : il y a eu 15 chapitres d'ouverts sur 35, et cela depuis 2007.

J'ai reçu Mme Mogherini, la semaine dernière, au Quai d'Orsay, et nous avons l'un et l'autre prononcé une allocution à l'Institut européen de sécurité. Mon intervention traçait les axes essentiels de notre stratégie en matière de politique étrangère et de sécurité commune, afin que la haute représentante puisse en tenir compte dans la proposition de stratégie globale qu'elle fera en juin. Depuis l'instauration de la Ceca, les peuples européens ont vécu dans une grande quiétude. Ce n'est plus le cas et nous devons prendre conscience de la menace qui pèse sur nous, tout comme les autorités doivent expliquer aux citoyens leur stratégie en matière de sécurité. Le président Hollande a fait évoluer la situation en invoquant l'article 42-7 du traité de l'Union européenne. Des avancées en matière de défense commune se dessinent. La France doit continuer à être force de proposition, et l'Europe à assurer la prospérité économique et sociale de ses peuples, mais également à garantir leur sécurité.

Les négociations de libre-échange sont un autre sujet en cours. L'accord avec le Canada est équilibré et préserve nos intérêts. Il constitue une avancée dans le domaine agricole, sur la protection des indications géographiques, mais aussi pour l'accès aux marchés publics. La gestion des contentieux correspond à ce que nous souhaitions. Les négociations avec les États-Unis ne sont pas aussi fructueuses. Les Américains ont fourni peu d'efforts. Lors de sa visite à Hanovre, le président Obama a tenté de relancer les négociations. La France n'est pas prête à signer à tout prix et accorde la priorité à la substance sur le calendrier. Les réticences sont fortes dans les opinions publiques.

Une autre négociation pourrait reprendre avec le Mercosur. Elle nécessitera beaucoup de précautions, car le volet agricole reste délicat, comme le président Hollande l'a rappelé lors de son voyage à Buenos Aires. Nous devons nous montrer ouverts, car la confiance prévaut avec les pays d'Amérique latine, tout en restant très fermes sur les sujets où nous divergeons.

Pour ce qui est des crises, la situation en Libye progresse de manière positive. Un gouvernement d'entente nationale s'est mis en place à Tripoli, grâce au courage de M. Sarraj. Avec M. Steinmeier, nous sommes allés lui apporter le soutien de l'Union européenne, le 16 avril dernier. Nos homologues italien et britannique en ont fait autant, de même que l'ensemble des 28 lors d'une visioconférence en marge du Conseil « affaires étrangères » à Luxembourg. Ce gouvernement, qui a pris le contrôle de la banque centrale et de la société nationale du pétrole, a besoin d'asseoir sa légitimité. Seul un vote au Parlement de Tobrouk le lui permettra, mais un certain nombre de représentants s'y opposent, notamment le président du parlement, malgré les sanctions que nous avons prises. L'enjeu est de taille, car sans ce gouvernement, Daech risque de se renforcer en Libye. Les pays voisins, Égypte, Tchad ou Niger, voient la situation d'un oeil inquiet. L'Algérie partage notre approche.

Que faire pour agir contre les passeurs et les trafiquants en Méditerranée centrale, qu'il s'agisse de la traite des êtres humains ou du trafic d'armes qui alimente Daech ? La France préconise de renforcer l'Eunavfor Med en élargissant ses missions, y compris au moyen d'une résolution du Conseil de sécurité. Il faut aussi être conscient que les Libyens n'accepteront aucune ingérence étrangère. Sachons tirer la leçon de l'expérience de 2011 qui nous est sans cesse rappelée par les Russes et par les Algériens.

La situation en Syrie est inquiétante. On a constaté des violations de la trêve du côté d'Alep qui sont le fait du régime, avec pour conséquence le départ du Haut Comité de négociation, qui représente l'opposition modérée et a officiellement quitté Genève. Une partie de la délégation est restée, mais le processus politique est menacé, car sans l'opposition, il n'y a plus de négociation possible. Les Russes ont un pouvoir d'influence sur Damas. Faisons en sorte qu'ils l'utilisent. La semaine dernière, j'ai proposé à John Kerry de réunir dans les plus brefs délais le groupe international de soutien à la Syrie que président la Russie et les États-Unis. Au préalable, je suis prêt à réunir le groupe des pays dits affinitaires à Paris, avec l'Allemagne, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Italie et plusieurs pays arabes. La situation reste grave sur le terrain et la perspective d'une solution politique s'éloigne. C'est pourtant ce à quoi nous souhaiterions arriver, pour rendre possibles la paix, la reconstruction du pays et le retour des réfugiés.

Au Proche-Orient, l'initiative lancée par Laurent Fabius et que j'ai reprise à mon compte suit son cours. Un certain nombre de pays arabes, les principaux pays européens et même le Japon ont souhaité participer, de sorte qu'une vingtaine de participants se retrouveront le 30 mai, lors d'une rencontre qu'ouvrira le président de la République. Les discussions auront pour objectif de réaffirmer l'engagement des participants en faveur de la solution des deux États, en s'appuyant sur les travaux du Quartet mais aussi sur l'initiative arabe de paix. Beaucoup sont sceptiques. Face à une situation qui se dégrade à grands pas, il faut pourtant une initiative politique, pour redonner de l'espoir.

À Moscou, je me suis entretenu avec le président Poutine et avec Sergueï Lavrov. Je leur ai rappelé que la Russie restait un pays partenaire de la France, malgré nos points de divergence. La déclaration de Munich sur la cessation des hostilités a eu un impact positif sur la situation en Syrie. Si celle-ci devait se dégrader, ce serait aussi un échec politique pour la Russie. Bachar el-Assad ne peut pas être le futur président de la Syrie : les Russes ne le contestent pas. Reste à aménager la période de transition.

Nous avons abordé le sujet du Haut-Karabagh, mais aussi la situation de l'Ukraine. J'ai rappelé que la France souhaitait une levée des sanctions contre la Russie, ce qui ne serait pas possible sans un règlement de la situation dans le Donbass et la mise en oeuvre des accords de Minsk. Les Russes peuvent faire pression sur les séparatistes. J'ai également demandé que les représentants de l'OSCE aient accès à l'ensemble du territoire jusqu'à la frontière russe. En ce qui concerne les prisonniers et le cas Svatchenko, les Russes ne sont pas opposés à un échange dans des délais rapides. En revanche, la Russie exige que la constitution ukrainienne soit modifiée, en vue de l'adoption d'un statut spécial pour le Donbass. Nous souhaitons pousser le gouvernement de Kiev à le faire. Encore faut-il qu'il obtienne une majorité à la Rada et que les élections locales dans le Donbass, ce qui nécessite l'adoption de la loi électorale, soient organisées dans les six mois à venir.

Si la situation évolue de manière significative, l'Union européenne aura toute latitude pour lever ses sanctions et la France pourra approfondir ses relations avec la Russie. Depuis novembre 2013, il n'y a plus de séminaire intergouvernemental franco-russe. À l'époque, je l'avais co-présidé avec Medvedev et j'avais eu une rencontre avec le président Poutine - très dure, car elle se passait quelques semaines avant le sommet du partenariat oriental au cours duquel devait être signé l'accord d'association entre l'Union européenne et l'Ukraine. La préparation de cet accord a souffert d'un dialogue insuffisant avec la Russie.

Dans la perspective du sommet de l'Otan à Varsovie en juillet, il est important d'avoir un dialogue avec la Russie, dans le cadre du Conseil OTAN-Russie. Une première réunion au niveau des ambassadeurs a eu lieu et a été appréciée de part et d'autres, même si elle a mis en lumière les points de vigilance et de désaccord. J'ai suggéré une nouvelle réunion avant le sommet de Varsovie pour favoriser la plus grande transparence possible. Il faut naturellement tenir compte des inquiétudes de certains de nos, tels que les Etats baltes ou la Pologne. Ces inquiétudes sont réelles, même si elles sont parfois excessives La Pologne est un grand pays et un interlocuteur que nous considérons. D'où la proposition de M. Steinmeier pour réunir le triangle de Weimar, à Weimar, fin août.

En ce qui concerne le Haut-Karabagh, un accord a été passé dans le cadre du groupe de Minsk co-présidé par les États-Unis, la Russie et la France, afin de reprendre le cessez-le-feu et les négociations.

L'accord de Paris sur le climat a été signé le 22 avril. Mme Tubiana a déposé officiellement sa candidature au poste de secrétaire exécutif de la convention pour le changement climatique. Elle a toutes les qualités pour réussir. Le Conseil des ministres adoptera le projet de loi de ratification de l'accord de Paris le 4 mai et le Parlement sera saisi rapidement. Il nous reste à mener une campagne de persuasion auprès de nos partenaires européens pour que l'Union européenne soit parmi les premiers à mettre en oeuvre les engagements pris.

En ce qui concerne l'aide au développement, le président de la République a décidé d'en augmenter le volume et de poursuivre sa réforme, que les commissions des Affaires étrangères des deux assemblées jugent d'ailleurs nécessaire. Cette réforme sera mise en oeuvre dans le cadre d'une convention entre la Caisse des dépôts et consignations et l'Agence française de développement (AFD) afin d'augmenter les synergies entre les deux entités. Pour ce qui est du financement du développement, l'objectif est une augmentation des engagements annuels de 4 milliards, dont 2 milliards en faveur du climat. L'État doublera ainsi dès 2016 les fonds propres de l'AFD pour aller vers un quadruplement à l'horizon 2035.

M. Claude Malhuret, rapporteur. - Le Conseil européen doit confirmer ou non, dans un mois, l'accord entre l'Union européenne et la Turquie sur l'échange entre les réfugiés syriens et la libéralisation des visas pour les citoyens turcs. Cet accord est surtout le fait d'Angela Merkel et de Recep Erdogan. La chancelière a négligé l'opinion de ses partenaires européens, y compris la France. Selon vous, notre pays n'acceptera la confirmation de l'accord sur le chapitre des visas que si la Turquie remplit les 72 critères imposés par l'Union européenne. Quelles que soient les précautions oratoires de la Commission européenne, la situation en Turquie montre que ces critères ne seront certainement pas remplis dans un mois, qu'il s'agisse de la liberté de la presse, de la mise au pas des opposants, des atteintes à la laïcité ou de l'autoritarisme croissant du régime. Dans ces conditions, pouvez-vous nous préciser la position que défendra la France lors du prochain Conseil européen ?

Au-delà de la situation dans le Donbass, la Russie a annexé la Crimée en violation des accords internationaux. Vous n'en avez pas parlé. Est-ce à dire que nous avons décidé de passer ce territoire par pertes et profits ?

M. Christian Cambon. - Votre nomination a été saluée comme un espoir pour densifier la relation entre la France et l'Allemagne. Vous avez pris quelques initiatives avec M. Steinmeier : voyage en Ukraine, en Libye... N'y aurait-il pas besoin d'initiatives beaucoup plus fortes ? Mme Merkel semble avoir pris son envol sans se soucier de ce que font ses partenaires français. Lors du sommet qui réunissait le président Obama et les représentants des pays européens, la relation entre l'Allemagne et les États-Unis s'est affirmée avec force ; on se demandait où était passée la France. Comment rétablir une relation franco-allemande équilibrée ?

Quelle appréciation portez-vous sur la publication d'un livre qui fait beaucoup de bruit ces jours-ci : La Face cachée du Quai d'Orsay ? L'auteur y montre le délabrement du ministère : les moyens ne seraient pas à la hauteur de nos ambitions. Notre commission a prévu de travailler sur le rôle de l'ambassadeur. Quelles directives donnerez-vous pour pallier les difficultés dont il est question dans ce livre ?

M. Bernard Cazeau- Vous avez dit la nécessité pour la diplomatie française de relancer les pourparlers en Syrie. Le conflit syrien a fait 250 000 morts. Il est temps de trouver une solution. J'étais au Moyen-Orient il y a quelques jours. J'ai perçu la volonté des uns et des autres d'ouvrir une issue en se tournant vers la Russie et les États-Unis. La diplomatie française a un rôle à jouer, d'autant qu'elle a évolué en ce qui concerne Bachar El-Assad.

M. Gilbert Roger. - Je vous remercie pour les informations que vous nous avez données sur la conférence du 30 mai. Nous souhaitons être informés de ce qui s'y passera. Je remercie également le président Raffarin d'organiser dans quelques jours une réunion avec les deux groupes d'amitié France-Palestine et France-Israël. Deux résolutions ont été adoptées sur la reconnaissance de l'État de Palestine, l'une au Sénat, l'autre à l'Assemblée nationale. Que va faire la France ? Je place beaucoup d'espoir dans cette réunion du 30 mai. Cependant, voilà des années que nous échouons à trouver une solution.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Votre synthèse a d'autant plus le mérite de la clarté que la situation internationale est chahutée et complexe. Je siège au conseil d'administration du groupe Expertise France avec Christian Cambon. Le premier contrat d'objectifs et de moyens de cette agence, dont l'action est en prise directe avec l'actualité internationale, doit nous être présenté incessamment. Notre commission devra se prononcer. Après un an d'existence, cette agence se révèle un outil prometteur au service de l'action extérieure de la France, tant pour notre influence que pour la solidarité envers les pays en voie de développement. Elle s'investit sur de nombreux sujets, qu'il s'agisse des questions migratoires, du Sahel, du Mali, de la Syrie, de la RCA. Son directeur est actuellement au Tchad. Vous avez souhaité encourager l'autofinancement comme mode de fonctionnement de cette agence. C'est souhaitable à long terme, mais il est difficile d'atteindre l'équilibre dans les premières années. Les Allemands investissent chaque année plus de deux milliards d'euros dans la coopération technique, en faisant transiter ces moyens via leur opérateur. Ils bénéficient ainsi d'un avantage concurrentiel important par rapport à Expertise France. Plutôt que de considérer que ce choix a été fait par manque de moyens, je préfère croire qu'il est stratégique. Le 5 avril dernier, un mouvement de personnel a alerté le conseil d'administration sur les efforts considérables imposés à l'agence. La subvention d'équilibre qui était prévue temporairement mériterait d'être prolongée, si l'on veut que cet opérateur garde son efficience.

M. Yves Pozzo di Borgo. - L'opération Sophia a permis de recenser 800 000 réfugiés en Libye, et 30 % des revenus dans le pays seraient aux mains des passeurs. On attend le passage à la phase 2, puis à la phase 3. Selon quel calendrier se fera-t-il ?

La commission des Affaires européennes prépare une résolution sur la défense européenne dans le cadre des propositions que doit faire Mme Mogherini. Nous avons reçu l'ambassadeur d'Allemagne qui considère qu'il n'y a pas de coopération sans entrave entre l'Otan et l'Union européenne, notamment à cause du litige qui oppose Chypre à la Turquie. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Marie Bockel. - Vous nous avez parlé du lancinant conflit au Haut-Karabagh, conflit gelé depuis 1993, avec des périodes de fièvre et de tension. En France, il est toujours très difficile d'en parler objectivement. La reprise des travaux du groupe de Minsk est une voie intéressante. Il y a quelques mois, le président Hollande avait réussi à réunir les deux présidents, et l'on pensait être sur le point d'aboutir. Les solutions sont connues. Croyez-vous que l'issue est proche ?

M. Robert del Picchia. - Je ne m'arrêterai pas sur les élections autrichiennes : attendons le second tour des élections, le 22 mai, pour évaluer les conséquences pour les autres pays.

Comme vous le savez, notre commission est très attachée aux relations franco-russes, objet d'un rapport de Josette Durrieu, Gaëtan Gorce et moi-même et que nos homologues russes ont fait traduire. Nous poursuivrons nos échanges avec eux, nous aurons une nouvelle réunion à l'automne prochain. Le rapport propose notamment une levée progressive des sanctions sur les personnes, qui ont particulièrement choqué les Russes. Sergueï Lavrov a fait savoir que les membres européens du Bureau de l'Union interparlementaire, dont je fais partie, seraient autorisés à se rendre en Russie pour la prochaine conférence générale de l'organisme. Ne serait-ce pas l'occasion d'annoncer une levée de quelques sanctions pesant sur les individus les plus représentatifs, notamment le président de la Douma ?

Quelle est votre opinion sur un éventuel Brexit ?

Enfin, l'une des collaboratrices de l'auteur de La Face cachée du Quai m'avait sollicité pour un entretien durant la préparation du livre ; je me félicite aujourd'hui d'avoir refusé.

M. Gaëtan Gorce. - Moins sévère que mes collègues Claude Malhuret et Christian Cambon sur l'attitude de la France dans la négociation de l'accord avec la Turquie, je dirais que nous avons été discrets. Dans quelle mesure la France assume-t-elle cet accord, et quelle est notre position sur les propositions de réforme de Schengen et Dublin formulées par la Commission européenne ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Mes interlocuteurs tunisiens, algériens et égyptiens m'ont confirmé l'hostilité que vous évoquiez, dans les pays du Maghreb, à toute intervention en Libye.

Quels investissements ont été réalisés pour protéger nos représentations à l'étranger ? La première question posée par les PME que nous incitons à exporter, voire à établir des antennes à l'étranger, concerne la sécurité.

Qu'attendre du sommet franco-chinois prévu à l'été prochain au Sénégal ? La présence chinoise en Afrique croît fortement, notamment dans l'Est ; elle est particulièrement frappante à Djibouti.

Mme Josette Durrieu. - La Turquie a consenti des efforts exceptionnels pour accueillir les réfugiés depuis trois ans. J'ai visité nombre de camps, de Gaziantep à Urfa et Yattia, jusqu'à Kobané. Même si Erdogan est critiquable sur tout le reste, il a beau jeu de faire de ces camps un instrument de propagande au regard d'une aide européenne dérisoire. De plus, la désescalade entre Turquie et Russie et réelle, alors que la Turquie aurait pu entraîner l'Alliance atlantique dans un conflit.

Quel sens donner au rapprochement avec Israël ?

Nous avons l'impression que la stratégie globale de sécurité de Mme Mogherini, en préparation, manque de substance ; le mot « défense » n'y figurerait pas. La déception s'annonce sévère.

L'initiative de la France pour la Palestine doit aller jusqu'au bout. Or pour rencontrer souvent le reliquat du Conseil législatif palestinien, je constate qu'ils ne l'évoquent pas et ne semblent pas s'inscrire dans cette trajectoire. Daech est tout proche ; avec les Kurdes, cela fait de nombreux problèmes non résolus.

M. Cédric Perrin. - Le processus de ratification des accords de Paris par les États membres pourrait prendre plusieurs mois : certains souhaitent connaître d'abord la répartition des efforts en matière d'émissions. Contrairement à l'Union européenne, qui ne le ratifiera qu'après les États membres, la Chine et les États-Unis peuvent le ratifier rapidement. L'Union européenne pourrait ainsi se trouver en position de simple observateur si le seuil de 55 % des pays représentant plus de 55 % de la population mondiale était atteint avant qu'elle entérine les accords. Que faites-vous pour accélérer le processus ? Quelle est la position de l'Allemagne ?

M. Xavier Pintat. - La délégation française à l'Assemblée parlementaire de l'Otan, que j'ai l'honneur de présider, se déplacera début mai dans les pays baltes, où des avions Rafale patrouillent. Quel message faut-il faire passer ? Notre politique de réassurance au Nord ne risque-t-elle pas d'affaiblir notre action au Sud ? Allez-vous aborder la question au prochain sommet de l'Otan ?

M. Jacques Legendre. - La récente visite de Ban Ki-Moon au Sahara occidental a entraîné de vives réactions au Maroc et un regain de tension avec l'Algérie. Que faire pour éviter un conflit entre ces deux États dont le rôle dans la stabilité du Sahel est crucial ?

Mme Bariza Khiari. - Après la visite présidentielle, espérez-vous un règlement de la question institutionnelle au Liban ?

Le processus démocratique en Tunisie est fragile ; en Algérie s'ouvre la succession compliquée du président Bouteflika ; enfin, l'homme qui est à l'origine du désastre libyen, et qui se rêve en ministre alternatif des affaires étrangères, Bernard-Henri Lévy a comparé les Berbères d'Algérie aux Kurdes et demande l'indépendance de la Kabylie. Ban Ki-Moon a jeté de l'huile sur le feu en se rendant au Sahara occidental. Voilà des signaux étranges, alors que le Maghreb est notre sas de sécurité.

Puisque vous avez évoqué la candidature de Laurence Tubiana au poste de responsable climat à l'ONU, je souhaite m'assurer de votre soutien plein et entier. C'est une personne de qualité, qui a fait ses preuves dans la préparation de la COP21 ; qui plus est, c'est une femme et il y en a peu dans les instances internationales !

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous sommes particulièrement attachés au rôle de la commission et du ministre des affaires étrangères dans la mise en oeuvre de la COP21.

M. Robert Hue. - Après la visite de Manuel Valls en Algérie, on nous a rapporté de vives tensions avec le Maroc. Votre sentiment sur les conséquences de ces évolutions ?

M. Jean-Marc Ayrault, ministre. - L'accord entre l'Union européenne et la Turquie n'était en aucun cas un accord entre l'Allemagne et la Turquie ; la chancelière Merkel s'est particulièrement investie - au regard de la situation particulière de l'Allemagne dans la crise - mais la France a fait davantage que se résigner. L'accord a été vivement critiqué, mais qui proposait une autre solution ? Nous le soutenons pleinement. Nous avons été vigilants sur le maintien de l'examen individuel des demandes d'asile et la mise en place d'une procédure de recours. Une crise humanitaire très grave en Grèce peut ainsi être évitée, alors que ce pays a déjà consenti beaucoup d'efforts. Aux termes de l'accord, l'Union européenne doit accueillir des Syriens parvenus en Turquie et éligibles au droit d'asile. La réinstallation monte en puissance dans des conditions correctes.

La France est vigilante sur la question des visas, vis-à-vis de la Turquie comme des autres pays, Ukraine, Kosovo, Géorgie ou autres. Vous rappelez avec raison que la Turquie est le pays qui a accueilli le plus de réfugiés syriens. Nous ne sommes pas naïfs. Mais globalement, les camps de réfugiés syriens en Turquie sont correctement gérés. Soyons réalistes, sans céder sur les principes, et tenons le même discours vis-à-vis d'Erdogan que du président hongrois Viktor Orban : certains principes et valeurs ne sont pas négociables.

Que monsieur Malhuret se rassure : nous n'accepterons jamais l'annexion de la Crimée. Les événements en Crimée et en Ukraine font l'objet de sanctions distinctes. Quant à la levée graduelle des sanctions individuelles, elle fait partie des signaux que l'on peut donner, si et seulement si des mouvements sont constatés du côté russe.

La relation franco-allemande reste essentielle. Nous sommes revenus assez découragés de Kiev avec mon homologue Frank-Walter Steinmeier. Les groupes parlementaires que nous avons rencontrés ne semblent pas suffisamment conscients du travail à mener, indépendamment du conflit, en matière de transparence et de lutte contre la corruption ; or ces réformes sont indispensables, y compris pour tirer le bénéfice des aides de l'Union européenne et du FMI.

Avec Franck-Walter Steinmeier, nous nous sommes également rendus en Libye ; le Mali et le Niger suivront. La mission de formation de l'Union européenne au Mali sera dirigée par un général allemand. Là comme au Niger, l'Allemagne s'implique sur le volet sécuritaire comme sur celui du développement. Nous portons un message franco-allemand dans cette région.

L'Europe est confrontée à de grands défis. Que dire du Brexit, sinon que je m'en inquiète ? Si les Britanniques faisaient ce choix, nous entrerions dans une terra incognita, pour le Royaume-Uni aussi bien que pour l'Europe. Le président Obama vient de prononcer un discours important à cet égard. Quoi qu'il arrive, il faut faire bouger l'Europe, ce qui passe forcément par une initiative franco-allemande. Nous poursuivons nos discussions.

Je note votre scepticisme, madame Durrieu, à l'égard de ce que vous considérez comme un manque d'ambition de notre haute représentante pour les affaires étrangères. C'est pourquoi il est important de faire des propositions, qui font l'objet d'échanges avec mon homologue allemand. Nous avons parfois des désaccords, mais nous essayons de les anticiper. Il importe de comprendre les configurations institutionnelles qui peuvent parfois expliquer des blocages ; ainsi, en Allemagne, nombre de questions relatives à la défense sont soumises au Bundestag. Sur le projet de traité transatlantique dit TTIP, la chancelière était très allante ; mais le président Hollande a obtenu que le sujet ne soit pas évoqué à la réunion de Hanovre. Les discussions se poursuivent. En Allemagne, la ligne de partage sur le TTIP traverse la coalition et les partis ; elle est aussi dans le débat public - comme en France - puisque 35 000 personnes ont récemment manifesté pour s'y opposer. Les convergences n'empêchent pas la concurrence ailleurs, notamment en matière commerciale. Mais nous n'avons d'autre option qu'une relation étroite avec l'Allemagne.

En Syrie, la question du départ d'Assad se posera quoi qu'il arrive. Il y a eu 270 000 morts - Staffan de Mistura, envoyé spécial du secrétaire général de l'ONU pour la Syrie, en évoque 400 000 pour l'ensemble du conflit. L'aide humanitaire arrive au compte-gouttes, des produits sont prélevés par le régime, certains médicaments ne passent pas, la situation est terrible. Néanmoins, il convient de ne pas mettre à bas le système politique ; recherchons plutôt des personnalités susceptibles d'assurer la transition, car rien n'est pire que le chaos politique - voyez l'Irak et la Libye. C'est une ligne de crête à suivre, en incitant les Américains à entraîner les Russes. La France a un rôle à jouer, notamment parce qu'elle parle à tout le monde y compris l'Iran et l'Arabie saoudite. 

Concernant la reconnaissance de la Palestine, notre objectif est bel et bien l'émergence de deux États vivant côte à côte en paix et en sécurité. Mon prédécesseur s'entendait constamment demander ce qu'il ferait en cas d'échec ; je ne souhaite pas commencer par là. Nos amis palestiniens le comprennent : ils se sont abstenus de présenter au Conseil de sécurité une résolution condamnant la colonisation, pour ne pas compromettre la conférence internationale du 30 mai. Mais nous n'avons pas pour autant renoncé à nous poser, le moment venu, la question de la reconnaissance de l'Etat palestinien.

Un cessez-le-feu a été obtenu dans le Haut-Karabagh. Sergueï Lavrov, John Kerry et moi-même sommes convenus d'une réunion dans le cadre du groupe de Minsk pour relancer le processus politique. La guerre au Yémen paraissait sans issue ; pourtant, un cessez-le-feu a été conclu, des négociations ont été entamées. La diplomatie est parfois trop lente, mais il n'y a pas d'autre issue. En Colombie, le président Santos a réussi à faire aboutir un processus que l'on croyait enlisé avec les Farc. Je ne désespère pas. La diplomatie néanmoins n'exclut pas l'usage de la force, lorsque c'est nécessaire : sans notre intervention armée, les djihadistes occuperaient le Mali.

La sécurité dans nos ambassades a fait l'objet de mesures exceptionnelles : 70 millions d'euros ont été inscrits au budget du ministère. Je ferai en sorte que ces moyens soient maintenus dans la loi de finances 2017.

La rencontre France-Chine se tiendra à Dakar, probablement à l'automne. Elle rassemblera les représentants de l'État et les entreprises, dans un objectif de partenariat gagnant-gagnant...

Mme Hélène Conway-Mouret. - Ce n'est pas gagné !

M. Jean-Marc Ayrault, ministre. - ...qui n'exclut pas le respect des principes. Nous nous sommes éloignés de la Françafrique, et nous n'y reviendrons pas.

La présence de nos Rafale dans les Etats baltes est un signal. En tant qu'alliés, nous nous devons de nous protéger mutuellement - si nous ne le faisions pas, les Baltes, les Polonais, n'auraient pas confiance en nous.

Je me suis efforcé de contribuer à apaiser les relations entre le Maroc et le secrétaire général de l'ONU. Je me suis également rendu en Algérie, avant le Premier ministre. Nous avons calmé les esprits et obtenu un accord au Conseil de Sécurité pour un renouvellement d'un an de la Mission des Nations unies pour l'organisation d'un référendum au Sahara occidental (Minurso). Le destin des pays de la région est de travailler ensemble, mais les conditions ne sont pas réunies.

J'apprécie vos encouragements à Expertise France, dont la vocation est de fédérer l'offre française et de la rendre compétitive. Il est souhaitable que l'organisme se rémunère, mais nous verrons comment son activité monte en puissance. Les instituts français à l'étranger se financent en proposant des cours ; il faut promouvoir des formes nouvelles de financement.

La Face cachée du Quai, mais aussi un récent documentaire à charge, présentent le ministère sous un jour erroné. Notre corps diplomatique fait preuve d'un engagement remarquable et sans précédent, que le directeur de Thalès a récemment salué. Soyons fiers de cette belle administration, tout en corrigeant ce qui doit l'être. Nous n'avons rien à cacher. Cette actualité a suscité une grande émotion car nos agents travaillent beaucoup, dans des conditions qui ne sont pas toujours faciles pour les expatriés. Notre budget est de 4,2 milliards d'euros, dont 1 milliard au titre de notre contribution à l'ONU, soit 1,2 % du budget de l'État. Nous avons 14 000 agents en ETP, soit 1 % des effectifs de la fonction publique. Le ministère contribue fortement à la maîtrise des déficits.

Le travail de rationalisation se poursuit, au point que certains parlementaires nous demandent de mettre un frein aux suppressions de postes. Nous avons un consul à Hambourg et un autre à Sarrebrück ; les rapporteurs du budget, pourront, s'ils le souhaitent, s'assurer du travail qui y est réalisé, sans guère de moyens, au service de l'influence de la France dans ces deux régions d'Allemagne.

M. Robert del Picchia. - Précisément, on pourrait critiquer ce délabrement...

M. Jean-Marc Ayrault, ministre. - Les moyens se réduisent, mais notre pays conserve l'une des meilleures représentations diplomatiques. Chaque année, la question des ambassadeurs thématiques revient ; de l'extérieur, on y voit des nominations de complaisance. Qui remettrait en cause, pourtant, l'action de l'ambassadrice pour l'adoption internationale, ou encore celle de Laurence Tubiana ? Je soutiens pleinement la candidature de cette dernière à la CNUCC, qui est en bonne position.

Au Conseil « Affaires étrangères », des divergences sont apparues entre Européens sur le passage de l'opération EUNAVFOR MED Sophia aux phases ultérieures. Une résolution au Conseil de sécurité pourrait le faciliter. Nous poursuivons notre travail de conviction, notamment auprès des Allemands qui devront sans doute passer par un vote du Bundestag. Mon homologue convient néanmoins de la nécessité d'une solution.

Nous serons toujours à votre disposition, pour vous informer et répondre à vos questions, écouter vos revendications, faire plus et mieux.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous avons conscience de la qualité de votre administration, de loin l'une des meilleures.

La réunion est levée à 18 h 5.

Jeudi 28 avril 2016

- Co-Présidence de MM. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, François-Noël Buffet, vice-président de la commission des lois et Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Audition, en commun avec la commission des affaires étrangères et la commission des lois, de M. Christos Stylianides, commissaire européen chargé de l'aide humanitaire et de la gestion des crises

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - Monsieur le Commissaire, nous sommes très heureux de vous accueillir au Sénat dans sa plus brillante formation - les commissions des affaires étrangères, des affaires européennes et des lois réunies - pour évoquer toute l'étendue de votre portefeuille. Nous sommes préoccupés par la gravité de la situation actuelle. Comme notre opinion publique, nous sommes partagés entre générosité, défense des valeurs européennes et inquiétude face à l'accueil des réfugiés.

Nous nous interrogeons sur la lenteur de mise en oeuvre du dispositif en Grèce, et sur l'accord « un pour un » entre l'Union européenne et la Turquie. Pour l'opinion publique européenne, les relations entre nous passeront par un accord de voisinage et non par une adhésion de la Turquie à l'Union. La conjoncture est aussi particulière, avec un prochain référendum sur l'appartenance à l'Union européenne d'un de nos grands pays. L'Europe fait face à l'un de ses plus grands défis depuis sa création, à des sujets humainement essentiels, politiquement stratégiques et complexes.

M. Jean Bizet, président. - Merci, Monsieur le Commissaire, de votre venue qui correspond au souhait du président Juncker de renforcer les liens entre la Commission et les parlements nationaux. Vous êtes issu d'un État-membre, Chypre, qui nous est cher. Notre collègue Didier Marie suit les négociations en cours entre Chypre et la Turquie, et nous espérons une prochaine réunification de l'île.

Dans un contexte de crise, l'Union européenne a apporté des réponses disparates et paie cher l'absence d'une gestion opérationnelle de ses frontières extérieures. Le rétablissement par plusieurs États membres, unilatéralement, des contrôles aux frontières intérieures est aussi une menace pour l'Europe. Nos collègues MM. Jean-Yves Leconte et André Reichardt ont suivi ce dossier. Nous avons adopté une résolution européenne appelant à une réponse globale de l'Union européenne, plus coordonnée et respectueuse du droit d'asile.

La crise humanitaire est souvent tragique, en témoignent les nombreuses victimes des récents naufrages. Nous nous inquiétons de la concentration de personnes en situation précaire en Grèce alors que les frontières se ferment. La Commission européenne a proposé un nouvel instrument d'urgence pour faire face à l'augmentation du flux de réfugiés. Pouvez-vous nous en dire plus ? L'Europe a annoncé une enveloppe de 83 millions d'euros pour la Grèce. Comment sera-t-elle utilisée, avec quels contrôles ? Des solutions pérennes doivent être trouvées, en accord avec les pays concernés. Nous devons renforcer notre coopération internationale avec les pays tiers, comme nous l'avons rappelé au sommet de La Valette les 11 et 12 novembre 2015.

M. François-Noël Buffet, vice-président de la commission des lois. - La commission des lois suit avec intérêt la crise migratoire ; je lui rends régulièrement compte de la mise en oeuvre de la réponse européenne, et me suis rendu en Sicile, à Lampedusa et à Lesbos. Au-delà des aspects sécuritaires, la question humanitaire est importante, et loin d'être terminée avec un probable afflux de réfugiés à prévoir avec les beaux jours.

Nous avons besoin de mieux comprendre comment l'Europe va s'organiser, après l'organisation de hotspots et de contrôles à la fin de l'année dernière. L'enjeu géomilitaire reste fort. Votre audition nourrira notre travail prospectif.

M. Christos Stylianides, commissaire européen chargé de l'aide humanitaire et de la gestion des crises. - C'est un honneur d'être là à un moment très difficile pour l'Europe, notamment dans mon secteur, l'humanitaire. Lors de la conférence sur le changement climatique, j'avais rencontré M. Raffarin, sans savoir comment la situation évoluerait. C'est le sort des hommes et des femmes politiques...

Les parlements nationaux ont un rôle de proposition de première importance. Ce n'est qu'en les impliquant qu'on surmontera les divergences entre les institutions européennes et les citoyens. En tant qu'ancien parlementaire, je connais bien ce rôle des députés et des sénateurs. Je suis très reconnaissant à la France qui a joué un grand rôle pour l'architecture du projet européen et qui est un moteur et une source d'inspiration pour l'Europe. L'idéal européen est contesté. Nos concitoyens s'interrogent sur le projet européen. Plus que jamais, nous devons écouter la voix prépondérante des pères fondateurs ; l'Allemagne et la France doivent jouer un rôle fondamental.

Les crises, les catastrophes et donc les besoins se multiplient autour de nous. Jamais, auparavant, notre monde n'a été autant impacté par l'émergence de crises et par l'effet d'innovations technologiques. Ces interconnexions sont évidentes au Moyen-Orient, dans les crises africaines, en Irak, au Sud-Soudan, au Sahel... Ainsi, la crise des réfugiés et Ebola ont eu un impact très négatif en Afrique orientale. Ces crises interconnectées ont un impact sur nous tous. Ceux qui pensent qu'ériger des barrières ou des murs suffirait à les contenir sont naïfs. Nous ne pouvons faire comme si de rien n'était. La crise syrienne n'est pas seulement une crise des réfugiés. C'est la partie émergée d'un énorme iceberg qui ne fait que croître. 86 % des réfugiés dans le monde vivent dans des pays en développement et n'attirent que très peu d'attention ; ils sont source de crise dans le monde entier. Au moins 87 millions de personnes dans le monde nécessitent une aide humanitaire cette année. Les crises sont un énorme test de résistance pour l'Union. C'est pourquoi nous avons absolument besoin d'un leadership politique.

Cette crise des réfugiés, mondiale, nécessite une réponse internationale. La manière dont nous réagissons déterminera comment l'histoire évaluera nos actions. Les réfugiés continueront à fuir leur pays, tant que les crises syrienne, libyenne, africaine ne seront pas résolues. Ériger de nouvelles barrières et refuser l'accueil des réfugiés va à l'encontre de l'éthique européenne. La fermeture des frontières ne résoudra pas la crise, mais aboutira à une Europe fondée sur l'isolement et la crainte.

L'Europe n'est pas restée inactive et a pris des mesures considérables : nous sommes le plus gros bailleur de fonds dans le secteur humanitaire, et avons pris l'initiative politique grâce à Federica Mogherini, notre haute représentante, aux commissaires et aux initiatives du président Juncker. Nous avons adopté un plan d'action Europe-Turquie, alloué des fonds via l'instrument pour les réfugiés en Turquie. Je sais que cet accord est controversé. Je comprends les réserves sur certains aspects du droit humanitaire, mais il n'y avait pas d'autre solution. Rassurez-vous : nos efforts sont utiles et en accord avec le droit humanitaire international et le droit de l'Union. L'accord avec la Turquie est un élément clef de nos efforts pour résoudre cette crise majeure, après d'âpres négociations. Nous avons besoin d'eux, ils ont besoin de nous. C'est un cadre solide pour gérer la crise efficacement. Il permet de fournir une aide humanitaire aux réfugiés présents en Turquie : 90 millions d'euros ont déjà été alloués, 75 millions le seront d'ici mi-juillet, pour les réfugiés et non l'État turc.

Autre mesure, le nouvel instrument d'aide d'urgence à l'intérieur de l'Union européenne, et notamment la Grèce, qui était impensable il y a cinq ans, montre la volonté de la Commission d'aider les États sous pression. Quelque 700 millions d'euros seront alloués pour les trois prochaines années : 300 millions d'euros en 2016, 200 millions en 2017 et 200 millions en 2018. J'étais la semaine dernière à Athènes pour lancer des projets financés par cet instrument. La pression sur la Grèce est énorme, et les citoyens grecs ont fait preuve de beaucoup de générosité et de maturité. Mais ce financement est insuffisant. Les problèmes humanitaires nécessitent des solutions politiques.

La crise syrienne, d'ampleur mondiale, représente une menace mondiale, et un terreau pour des groupes extrémistes souhaitant détruire la cohabitation entre les différentes religions. La crise est exploitée par des extrémistes évoquant un choc de civilisation. Nous n'acceptons pas la thèse du choc des civilisations ; ce serait plutôt un choc d'ignorances ! Le président Bizet est d'accord avec moi. Comme il le disait, Chypre sera peut-être un modèle à suivre dans la Méditerranée, proche des régions en crise. Nous avons besoin de ces exemples contre les thèses d'Al Qaïda.

En Syrie, 14 millions de personnes ont besoin d'aide. C'est une crise de grande ampleur. Le cessez-le-feu est fragile et soumis à une pression croissante. Nous ne pouvons faire autre chose qu'aider ces personnes, faute de quoi elles seront de futurs réfugiés. L'Union est le plus gros bailleur de fonds : elle donne 6 milliards d'euros d'aide humanitaire, pour le développement et la stabilisation des pays. Nous étions le principal donateur lors de la conférence de Londres, avec plus de 2 milliards d'euros pour 2016 et 2017. Une solution politique est plus que nécessaire, et nous soutenons l'envoyé spécial de l'ONU, Staffan de Mistura.

Avec Mme Mogherini, nous avons recherché de nouvelles solutions, notamment avec les Iraniens. Un nouvel élan est apparu dans la région. Ainsi, nous cherchons un accord avec le gouvernement iranien pour fournir une aide humanitaire aux zones assiégées de Syrie, lorsque nous aurons terminé des négociations très difficiles. Il y a dix jours, à Téhéran, j'ai annoncé une augmentation de l'aide européenne pour les réfugiés afghans en Iran ; de nombreux Afghans qui viennent en Europe sont passés par l'Iran. Cela montre l'interconnexion des crises, et la nécessité pour l'Europe d'adopter une approche globale pour gérer cette crise sans précédent.

Dans ce contexte, préserver l'implication européenne est un devoir moral et une question de crédibilité. Avec la multiplication des crises, nous devons aider les populations à être plus résilientes. La résilience doit être un objectif commun, pour bâtir des sociétés intégratrices et stables. Ce n'est pas seulement une question de philanthropie. L'éducation est un excellent exemple de résilience. Elle est une priorité. Chaque enfant a droit à une éducation, alors que 37 millions d'enfants sont déscolarisés dans ces zones de conflit. L'éducation protège les enfants et les empêche d'être la proie d'organisations terroristes. Nous allons multiplier par quatre le financement des projets éducatifs, et travailler dans 42 pays pour aider 2,3 millions d'enfants. L'Union doit continuer à être le principal bailleur de fonds dans ce domaine. Bien sûr, nous constatons des résultats sur le terrain, comme à Gaziantep, en Jordanie ou en Afrique : l'aide humanitaire peut aider les enfants à recevoir une éducation.

L'aide que nous avons apportée en Syrie et en Afrique est globale : elle inclut l'éducation, notamment à travers les programmes scolaires.

En matière d'aide humanitaire et au développement, la résilience est capitale ; elle repose sur la prévention, la préparation et la réduction des risques, pour faire face à des phénomènes climatiques comme El Niño, dont l'impact en Afrique est désastreux. En Éthiopie, où je me suis rendu voici quelques semaines, vingt millions de personnes sont en situation d'insécurité alimentaire. La Commission a annoncé la mobilisation de plus de 400 millions d'euros pour satisfaire les besoins immédiats, mais aussi trouver des solutions aux causes de cette situation. De tels phénomènes sont en effet appelés à se multiplier ; il est donc crucial d'y être préparé, en vertu du vieil adage : mieux vaut prévenir que guérir.

L'Union européenne a récemment mis en place un mécanisme de préparation de ce type avec le corps médical européen, une initiative franco-allemande destinée à répondre efficacement aux prochaines urgences sanitaires en Europe et dans le monde, à travers le déploiement rapide d'équipes médicales.

Dans ce contexte de crise migratoire, le prochain sommet humanitaire mondial d'Istanbul constitue une opportunité unique d'améliorer les systèmes d'aide humanitaire. L'Union européenne s'y est engagée, avec le ferme soutien de la France. Pour cela, il faut d'abord que l'aide aille directement et sans intermédiaire à ceux qui en ont besoin. Les bailleurs doivent assumer leurs responsabilités et le secteur privé s'impliquer efficacement, car les deniers publics ne suffisent pas à satisfaire tous les besoins. Enfin, il nous incombe de promouvoir le droit humanitaire international. La réussite du sommet d'Istanbul repose sur un engagement politique en bonne et due forme, faute de quoi ce sera une occasion manquée, sans écho dans les médias.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - Je vous remercie. Je gage que vous ne serez pas déçu par nos critiques, tant le sujet préoccupe !

M. Jacques Legendre. - Vous avez insisté à juste titre sur la prévention pour réduire les flux de réfugiés. Mais Gaëtan Gorce et moi-même avons eu l'impression, au cours de nos auditions, que l'Union européenne courait après les problèmes, se contentant d'y faire face une fois qu'ils se posaient. Or la démographie donne prise à la prévision. Ainsi, comment anticipez-vous l'épisode d'immigration massive qui s'annonce en provenance d'Afrique subsaharienne, où sévissent la misère et la sécheresse, depuis les côtes de Libye ?

Vous n'avez rien dit du Liban et de la Jordanie, dont l'équilibre est pourtant capital pour la région, mais aussi pour l'Union européenne. Que faire pour réduire la charge qui pèse sur ces deux malheureux pays ?

M. Jean-Yves Leconte. - Turquie, Jordanie, Liban : chacun de ces pays fait davantage pour l'accueil des migrants que l'Union européenne dans son ensemble. Pouvons-nous nous contenter de distribuer de l'argent pour sous-traiter le problème ? Car tel est bien le sens de l'accord avec la Turquie.

Malgré les 10 000 mineurs disparus des radars sur la route des Balkans l'année dernière, malgré les enfants en situation d'esclavage à la frontière turco-syrienne, nous avons signé un accord prévoyant des retours d'enfants ! Comment discuter de libération des visas quand nous connaissons la situation des Kurdes dans le Sud-Est du pays, qui pourraient s'ajouter aux flux actuels ?

Certes, il est naïf de croire que les murs empêcheront les migrants de passer, mais dans ce cas, pourquoi construire des murs plutôt que d'appliquer le droit d'asile ?

Les récits positifs sur l'immigration manquent cruellement ; or il y a de belles histoires, notamment en Allemagne. Mettons ces récits en avant pour rassurer les populations européennes et les aider à faire face à leurs responsabilités.

M. Alain Richard. - L'accord avec la Turquie me semble nécessaire, car il ouvre la possibilité d'une gestion dans la durée des flux migratoires. Une fois ratifié par les États membres, les 300 ou 400 000 réfugiés qui seront admis dans l'Union européenne au cours des douze mois à venir devront être répartis entre les vingt-huit. Compte tenu des difficultés rencontrées par le premier accord de répartition, une gestion entièrement partagée est nécessaire.

La coopération avec l'Iran est, comme vous le dites, nécessaire pour faciliter l'intervention humanitaire sur le terrain en Syrie. Ces situations impliquent de passer des accords avec des pays dont les intérêts et les valeurs ne sont pas les nôtres - voici quelques années, nous avons collaboré avec Mouammar Kadhafi pour limiter l'immigration. Dans cette logique, faut-il également passer un accord avec la Russie, elle aussi engagée en Syrie, pour faciliter l'intervention humanitaire ?

M. André Reichardt. - Quoi que l'on pense de l'accord avec la Turquie, il risque de pousser les organisations mafieuses qui se livrent au trafic lucratif de personnes à ouvrir d'autres routes tout aussi dangereuses que la mer Égée, comme le contournement de la Grèce jusqu'en Albanie. L'avez-vous anticipé ?

Le flux de migrants s'est-il réellement tari depuis l'entrée en vigueur de l'accord le 1er avril, ou les dysfonctionnements persistent-ils dans les points d'accueil ?

M. Jean-Pierre Vial. - Comme l'ont dit mes collègues, le principal enjeu est la prévision. Dès 2013, nous nous étions rendus à Gaziantep avec d'autres sénateurs ; l'Europe restait alors sourde aux appels de la Turquie. L'échec des hotspots est patent.

Alors que seulement 20 % des réfugiés sont hébergés dans des camps, 80 % de l'aide est ciblée sur ces camps. Avez-vous prévu des mesures d'aide aux jeunes qui vivent en dehors ?

M. Simon Sutour. - Il faut faire davantage pour aider la Grèce qui, enlisée dans les difficultés économiques, risque de basculer.

Vous avez défendu l'accord avec la Turquie ; pour notre part, nous avons des doutes sur ce pays, dont le président du Parlement vient de revenir sur le principe de laïcité ; sans compter le Haut-Karabagh, la situation des Kurdes, la répression des journalistes... Vous êtes de nationalité chypriote ; 40 000 soldats turcs sont stationnés sur le territoire de Chypre. La libéralisation des visas pour les citoyens turcs doit s'accompagner du respect de certaines règles, à commencer par les 72 critères définis par l'Union européenne. Qu'en est-il ?

Enfin, quel est votre point de vue sur la nouvelle politique de voisinage de l'Union européenne pour la région euro-méditerranéenne ?

M. Pascal Allizard. - Comment est contrôlée la bonne utilisation des fonds alloués ? Les objectifs sont-ils atteints ? La situation humanitaire en Libye a-t-elle fait l'objet de mesures spécifiques ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - Vous avez la parole. Après ce tour de questions, vous aurez fort à faire pour nous rassurer...

M. Christos Stylianides, commissaire européen chargé de l'aide humanitaire et de la gestion des crises. - Un grand nombre de vos questions ne relèvent pas de mon périmètre, mais de ceux des commissaires européens à la migration et à la politique de voisinage. Je m'efforcerai toutefois d'y répondre.

Il est vrai que je suis de nationalité chypriote ; et cependant, je soutiens l'accord entre l'Union européenne et la Turquie parce que je suis fermement convaincu qu'aucune solution ne sera trouvée sans la Turquie. C'est une position pragmatique. Il existe bien sûr des désaccords au sein des institutions européennes ; mais ma principale préoccupation, en tant que personnalité politique, est d'obtenir des résultats concrets. C'est ce qui me sépare des militants : eux recherchent des solutions sans nécessairement réfléchir à leur concrétisation. Cet accord n'est pas la panacée, mais c'est une réponse à ce défi immense.

Les négociations ont été très difficiles ; bien entendu, nous n'avons aucunement abaissé nos exigences en matière de droits de l'Homme pour la libéralisation des visas. Les autorités turques ont déjà amendé leurs textes pour répondre à plus de la moitié de nos 72 critères. Le chemin est encore long. Jean-Claude Juncker a réaffirmé notre volonté de maintenir les mêmes critères pour tous.

Depuis l'entrée en vigueur de l'accord, nous constatons des signes positifs. Le 20 mars, 1 667 réfugiés sont passés de Turquie en Grèce. Le 30 mars, ils étaient 30 ; le 13 avril, 100 ; le 17, 66 ; le 20, 200 ; le 22, une vingtaine... Une nette tendance à la baisse se dessine.

Malheureusement, le président Erdogan a déclaré que l'accord serait caduc si l'Union européenne refusait la libéralisation des visas. Nous devons rester fermes sur ce point. Quelques accords importants ont d'ores et déjà été signés : mon collègue chargé de l'élargissement et de la politique de voisinage, Johannes Hahn, a obtenu des autorités turques que l'aide humanitaire de l'Union européenne aux migrants soit gérée par les organisations, et non par l'État et le gouvernement. La politique de voisinage reste du ressort de l'Union européenne et de nos propres règlements. C'est pourquoi j'ai insisté sur le fait que ce financement est destiné non à la Turquie mais aux réfugiés qui se trouvent sur son sol. Nous ne pouvons accepter le moindre assouplissement de nos critères sur la gestion des financements, que ce soit pour l'aide humanitaire ou la politique de voisinage.

L'un des principaux objectifs de l'accord est de combattre les passeurs. Je suis conscient des nouvelles routes qui pourraient s'ouvrir à partir des pays voisins de la Syrie vers Lampedusa, par exemple ; mais nous n'avons pas d'évaluations chiffrées. Nous sommes très préoccupés par la situation en Libye, où les signaux sont très négatifs. Malheureusement, nous ne pouvons mettre en place une aide humanitaire faute d'un partenaire gouvernemental crédible sur place, comme en Turquie. Cela dit, les tout derniers développements laissent entrevoir des progrès.

J'ai été impressionné par la maturité et la générosité du peuple grec face à la crise migratoire. J'ai rencontré à deux reprises le Premier ministre Alexis Tsipras et son ministre de l'immigration, Ioannis Mouzalas. Aux termes de notre accord, 80 millions d'euros seront alloués à la Grèce, première tranche des 300 millions d'aide urgence prévus pour cette année. De nombreux partenaires - le HCR, l'ONU, etc. - sont impliqués. Le gouvernement grec a accepté que l'aide ne passe pas par des canaux gouvernementaux. À la différence des non membres, en Grèce, la planification est assurée par les autorités nationales.

La situation s'est améliorée sur les hotspots grâce aux financements supplémentaires. Comme l'a souligné mon collègue Frans Timmermans, nous pourrons bientôt, sur cette base, distinguer les réfugiés des migrants économiques en conformité avec la convention de Genève. Voici trois ou quatre mois, nous n'étions pas en mesure de le faire.

Concernant le Liban et la Jordanie, le trust fund Madad pour l'aide humanitaire et au développement a été créé par la Commission. Nous ne sous-estimons aucunement la générosité dont ces pays font preuve dans leur gestion de la crise. Nous nous sommes déjà rendus en Jordanie et au Liban à de nombreuses reprises ; au Liban, des établissements éducatifs ont été mis en place dans la vallée de la Bekaa. Ce pays fragile - que je connais bien pour venir d'un pays tout proche - fait face à un afflux de réfugiés qui représente 40 % de sa population ; c'est une situation unique au monde. Nous devons poursuivre la coopération, qui repose sur de bonnes bases.

À travers Madad, nous travaillons étape par étape à la mise en place d'un plan d'investissement pour la Jordanie. Ce n'est pas facile : les investisseurs souhaitent avant tout un environnement stabilisé, ce que la Jordanie et le Liban ne peuvent leur offrir. Nous assistons le gouvernement jordanien dans l'élaboration de son plan stratégique de développement.

Voici une dizaine de jours, une délégation de sept commissaires européens dirigée par Federica Mogherini s'est rendue en Iran. Nous n'étions pas en position d'exprimer des exigences à propos des droits de l'Homme. Toutefois, il vaut mieux discuter avec ces pays que les isoler. Après l'accord avec l'Iran, un cessez-le-feu a été conclu au Yémen, ouvrant des voies d'accès à l'aide humanitaire. Nous avons aussi pu accéder à certaines zones en Syrie. Enfin, à travers le Hezbollah, la situation au Liban est stabilisée. Voilà trois développements positifs concrets. Tout en coopérant pour obtenir des résultats sur le terrain, nous insistons sur nos propres règles. Nous avons évoqué la question des droits de l'Homme avec les Iraniens ; ces derniers ont accepté d'assouplir l'octroi de permis de travail aux réfugiés afghans et de faciliter la scolarisation de leurs enfants.

Je vous remercie pour votre invitation. La franchise dans les échanges de vue est le point de départ de tout débat politique, et la politique consiste à trouver un terrain commun en surmontant les divergences. Après le sommet mondial d'Istanbul, j'espère que nous aurons l'occasion de faire un nouveau point sur la crise des migrants : nous disposerons alors de davantage de données chiffrées.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - Nous avons apprécié votre franchise. Vous avez évoqué le conflit que nous connaissons bien, en France, entre l'idéalisme et le pragmatisme. L'opinion publique s'inquiète de la crise des migrants parce qu'elle ne voit pas de résultats sur le terrain. Je vous remercie.

La réunion est levée à 10 h 05.