LE MÉCANISME DE TAGLIA-LEGGI :
UN EXEMPLE ITALIEN DE SIMPLIFICATION NORMATIVE

1. Contexte d'adoption et justification du processus de simplification du corpus normatif

Le mécanisme de taglia-leggi (coupe-lois) est constitué d'une série de mesures de simplification du corpus législatif articulées dans un processus conduit de 2005 à 2012 en Italie. Fait significatif, il s'agit d'un des rares exemples récents de consensus politique en Italie puisque la démarche a été initiée sous un gouvernement de droite (Berlusconi) et poursuivie par un gouvernement de gauche (Prodi), puis par le cabinet technique présidé par Mario Monti. La crise financière n'en a pas empêché la mise en oeuvre.

Les prémices du dispositif se laissent discerner dans les réformes Bassanini de 1997 qui avaient lancé le premier train de simplification administrative et normative, en prévoyant notamment l'adoption régulière -en principe, annuelle- de lois de simplification. Cette démarche d'amélioration continue s'accéléra brusquement, tout en changeant de nature, par le vote en 2005 d'une de ces lois de simplification. Issu d'un amendement parlementaire soutenu par le gouvernement et adopté à une très large majorité, l'article 14 de la loi n° 246 du 28 novembre 2005 introduisit un mécanisme d'abrogation généralisée par présomption d'obsolescence des actes législatifs antérieurs au 1 er janvier 1970. Cette « clause guillotine » fut baptisée taglia-leggi en renvoyant sciemment à l'image de la machette utilisée pour se frayer un chemin dans la jungle normative.

En effet, la situation italienne, qualifiée à l'époque dans le pays de chaos normatif, était marquée par une grande incertitude sur les dispositions législatives et réglementaires en vigueur et un accès problématique au droit, aussi bien pour les praticiens que pour les citoyens. Les causes multiples en étaient à trouver non seulement dans l'instabilité normative mais aussi dans une codification inachevée, une faible consolidation des textes, l'absence de base publique centralisée, un recours excessif à l'abrogation tacite par application du principe lex posterior , le maintien de nombreux actes datant de la monarchie et de la période fasciste qui n'avaient pas été nettoyés dans l'après-guerre ou encore des divergences fréquentes entre les lois de ratification et les décrets législatifs ou les décrets-lois qu'elles ratifiaient. Ces problèmes de technique législative portaient à la fois sur le stock et sur le flux. Les mesures de taglia-leggi portèrent essentiellement sur le stock de lois et autres actes primaires à valeur législative.

2. Un principe simple, mis en oeuvre en trois phases

Le législateur a donné pour première tâche au gouvernement italien en 2005 d'identifier dans un délai de 24 mois toutes les dispositions législatives nationales en vigueur, tout en mettant en évidence les incohérences et les antinomies entre les différentes normes. Il s'agissait à la fois de clarifier le stock sur lequel l'abrogation générale devait tomber et de jeter les fondations d'une base législative centralisée. La première phase s'est close en décembre 2007 par la transmission au Parlement d'un rapport de recensement d'environ 21 000 textes.

La deuxième phase consistait dans l'activation proprement dite de la guillotine pour abroger les dispositions inutiles ou obsolètes. Il ne s'agissait pas de dresser une liste précise des dispositions à abroger mais au contraire de repérer les actes primaires publiés avant le 1 er janvier 1970 dont le maintien en vigueur était considéré comme indispensable et d'abroger en bloc tous les autres, quand bien même ils auraient été modifiés par des lois postérieures à 1970. La loi 246/2005 donnait délégation législative jusqu'au 16 décembre 2009 398 ( * ) au gouvernement pour identifier les dispositions à maintenir en vigueur. Le décret législatif salva-leggi (sauve-lois) 179/2009 du 1 er décembre 2009 est entré en vigueur à l'ultime moment. Un délai d'un an s'ouvrait ensuite avant l'activation de l'abrogation généralisée, qui a produit ses effets à compter du 16 décembre 2010.

Un cadre de sélection des normes législatives à sauver était fixé dans la loi 246/2005. Il incluait en particulier les dispositions dont l'abrogation lèserait un droit constitutionnellement garanti, celles dont l'abrogation pèserait même indirectement sur les finances publiques et celles qui étaient indispensables à la régulation d'un secteur d'activité. Toutes les normes nécessaires pour garantir la cohérence juridique, logique et systémique du corpus normatif devaient être préservées. Ne pouvaient être sauvées les dispositions déjà tacitement abrogées, qui avaient épuisé leurs effets, dépourvues de contenu normatif ou obsolètes d'une façon ou d'une autre.

À côté des normes identifiées comme devant être maintenues en vigueur par les départements ministériels, un certain nombre de textes et de matières étaient expressément protégés par la loi de toute application du taglia-leggi : les normes constitutionnelles et organiques, le statut de la magistrature, l'organisation des juridictions, le code civil, le code pénal, les codes de procédure civile et pénale, les normes budgétaires et fiscales, les actes nécessaires au respect des obligations internationales, les dispositions en matière d'assurance sociale, et en général tout acte législatif portant l'intitulé de code ou de texte unique.

La troisième phase était consacrée à la consolidation du droit par une relance de la codification ou l'établissement de textes uniques et par la correction des erreurs qui auraient pu être commises. La loi 246/2005 habilitait le gouvernement italien pour les deux années suivant la publication du décret législatif salva-leggi à prendre les mesures législatives nécessaires à la rationalisation et la restructuration du corpus législatif (intégration, codification, correction).

Enfin, était instituée une commission parlementaire à la simplification, organe bicaméral chargé de suivre l'évolution du processus et de prononcer des avis sur les projets de décrets législatifs pris sur les habilitations concédées dans la loi 246/2005.

3. Des ambiguïtés et des incertitudes inhérentes au processus ayant demandé des ajustements et des corrections

Des difficultés, prévisibles au regard de la complexité de la tâche, se sont accumulées à toutes les étapes du processus. Elles ont nécessité des ajustements du dispositif de 2005, auxquels a procédé la loi n° 69 du 18 juin 2009 pour le développement économique, la simplification et la compétitivité, entrée en vigueur avant la finalisation de la liste des actes législatifs à sauver. En particulier, c'est la loi de 2009 qui a décorrélé la publication de la liste des textes à sauver de l'activation de la guillotine pour donner un an de révision possible et éviter le chaos.

Le rapport de recensement des actes législatifs de 2007 s'est révélé lacunaire au cours de la procédure, car il omettait bon nombre d'actes en vigueur, notamment des textes de la monarchie et de la période fasciste dont la nature, la portée et les effets étaient incertains. Les rapports annexés aux abrogations dans les années suivantes ont estimé le stock de textes de valeur législative adoptés entre 1861 399 ( * ) et 2008 à 33 490 lois, 5 403 décrets-lois et 10 091 décrets-lois royaux.

En outre, les départements ministériels auxquels était renvoyée l'identification des textes législatifs à sauver n'ont pas partagé d'approche véritablement commune. Certains ont été plus prudents ou conservateurs que d'autres. Surtout, des conflits de compétence négatifs ou positifs sont apparus : de nombreux textes concernaient évidemment plusieurs ministères qui ne s'accordaient pas sur leur caractère indispensable et d'autres n'étant pris en charge par aucun ministère ont été menacés d'une abrogation à l'aveugle par indifférence. Des débats ont eu lieu sur la nécessité de recourir à des sauvetages partiels (par article) ou complets (par texte), la première méthode étant plus précise mais source d'une complexité exponentielle.

La frontière des matières préservées de toute abrogation est apparue moins claire dans la pratique avec des effets pervers dans les deux sens. Des dispositions obsolètes sont restées en vigueur car on les considérait à tort comme protégées, mais des dispositions pertinentes ont été victimes de la guillotine parce qu'on les pensait protégées alors qu'elles ne l'étaient pas. La Cour de Cassation italienne s'est prononcée sur des cas de ce type.

Il n'a pu être évité des abrogations intempestives dans plusieurs domaines, qui ont généralement été corrigées par l'adoption d'actes rectificatifs. La loi 69/2009 avait ouvert un délai d'un an supplémentaire, dans lequel d'autres décrets législatifs pouvaient encore être pris pour modifier jusqu'en décembre 2012 les premières restructurations du corpus législatif. Cependant, on pourrait toujours redécouvrir des effets néfastes d'abrogations hâtives dans les années à venir.

Un autre problème est apparu lors des corrections car la délégation du pouvoir législatif consentie en 2005 ne permettait pas de procéder à tout le nécessaire, d'autant que des mesures exceptionnelles d'abrogation expresses s'étaient superposées en cours de route au mécanisme d'abrogation par guillotine. Il a donc fallu recourir à des actes correctifs d'urgence hors du dispositif initialement conçu. On signalera notamment le décret-loi des « mille prorogations » n° 225 du 29 décembre 2010 qui a rétabli avec efficacité rétroactive des lois abrogées par erreur.

Enfin, les conséquences en cascade du taglia-leggi n'ont pas toujours été correctement appréciées. Cela vaut pour les actes réglementaires qui trouvaient leur base légale dans des lois abrogées. Cela vaut pour les actes des collectivités territoriales, en particulier les régions qui concourent à l'exercice du pouvoir législatif. La loi 69/2009 a rectifié le mécanisme de 2005 pour prévoir une sorte de clause-relais, de sorte que dans les domaines de compétence législative régionale, les lois nationales restent en vigueur jusqu'à ce que les régions fassent usage de leur compétence.

4. La superposition de dispositifs d'abrogation expresse : l'hésitation entre la guillotine et la liste de proscription

La procédure de taglia-leggi par guillotine a été complétée par d'autres mesures parallèles d'abrogation expresse de textes législatifs. En effet, les gouvernements successifs ont considéré qu'il n'était pas possible d'attendre la fin du processus pour éliminer des dispositions obsolètes. C'est pourquoi deux décrets-lois 400 ( * ) d'abrogation de milliers d'actes listés ont été pris le 27 juin 2008 (n.112) et le 22 décembre 2008 (n.200), en dehors du processus décrit précédemment.

Cette initiative reflétait aussi un certain malaise face à l'abrogation à l'aveugle et un retour à l'identification précise des normes à abroger. Le Conseil d'Etat italien et la Commission parlementaire sur la simplification, sans freiner le processus taglia-leggi , avaient chacun émis des réserves. Le problème résidait dans le fait de ne pas savoir exactement ce qui allait tomber sous le coup de la clause guillotine, d'où des demandes reconventionnelles d'établissement de listes des normes abrogées, à rebours de l'esprit de la démarche initiale.

Ces réserves ont conduit dès 2009 le législateur à compléter le mécanisme de 2005 par une habilitation à prendre toute mesure d'abrogation expresse ciblant des dispositions législatives nationales obsolètes, y compris publiées après le 1 er janvier 1970. Cette habilitation expirait en même temps que l'activation de la guillotine pour garantir la cohérence du schéma global. C'est sur cette base qu'a été pris le décret législatif taglia-leggi n° 2012 du 13 décembre 2010 dans le but avoué d'accroître la précision de l'ablation normative.

La superposition d'actes salva-leggi et taglia-leggi est une source d'ambiguïtés et de contentieux : que décider quand le décret législatif salva-leggi maintient expressément en vigueur tout un texte dont certaines dispositions sont expressément abrogées par un décret-loi taglia-leggi ? De même, la superposition d'abrogation généralisée et indifférenciée et d'abrogation expresse et ciblée a généré des difficultés. Des débats subtils ont émergé 401 ( * ) .

5. Des bénéfices connexes dans la consolidation du droit et dans l'accès au droit

Le bilan quantitatif précis est difficile à établir mais la réduction massive du nombre de lois est évidente. En conséquence de toutes les mesures d'abrogation confondues entre 2005 et 2012, le corpus des lois italiennes en vigueur compte aujourd'hui un peu plus de 10 000 textes, d'après le ministère pour la simplification et l'administration publique, soit une diminution d'au moins la moitié et peut-être des deux tiers selon les estimations incertaines des différents rapports officiels.

Demeurent des difficultés et des besoins de correction qui pourraient réapparaître à tout moment, mais qui semblent aujourd'hui jugulés. Ils étaient inévitables au regard de la tâche et ils n'ont pas conduit à accroître l'incertitude sur le droit en vigueur.

La clause guillotine ne devrait plus être réactivée pour l'instant, d'autant que la Cour constitutionnelle a fait écho aux préoccupations des régions italiennes dans sa décision 200/2012 du 17 juillet 2012 en sanctionnant des abrogations automatiques dès lors que leur portée est trop indéterminée et leurs conséquences pour les collectivités trop incertaines. Le recours ponctuel aux lois de simplification ciblant des mesures obsolètes paraît en revanche devoir perdurer.

Le vrai bénéfice à long terme serait plutôt à chercher dans la mobilisation collective au long cours sur un projet commun, dans l'effort de recensement du droit existant, dans la consolidation des textes et dans l'institution du site normattiva.it, équivalent de légifrance très longtemps attendu.


* 398 Soit 24 mois après la date butoir pour la remise du rapport de recensement des actes législatifs en vigueur.

* 399 Date de l'unification italienne.

* 400 Mesure d'urgence d'ordre législatif prise en Conseil des ministres qui n'a pas besoin d`une habilitation préalable, à la différence des décrets législatifs, même s'ils doivent être convertis en lois pour perdurer.

* 401 Les débats ont porté notamment sur la différence entre être en vigueur et rester en vigueur lorsque par mégarde on a abrogé expressément des dispositions déjà tacitement abrogées : à quel moment l'abrogation est-elle véritablement intervenue ? L'abrogation expresse n'a-t-elle pas conduit à prolonger rétroactivement les effets d'une disposition caduque ? Les cas d'abrogations d'abrogation ont également posé problème : donnent-elles lieu involontairement à la reviviscence malheureuse de dispositions anciennes ? Lorsqu'elles sont souhaitées pour corriger une erreur, faut-il respecter un parallélisme des formes entre les deux actes ou peut-on recourir à deux types de véhicules différents ?

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