II. LES JURIDICTIONS ADMINISTRATIVES PROCHES DE LEURS LIMITES FACE À DES FLUX CONTENTIEUX CROISSANTS

Le programme 165 finance l'activité du Conseil d'État et des 51 juridictions administratives non spécialisées - 9 cours administratives d'appel (CAA) et 42 tribunaux administratifs (TA), dont 31 situés dans l'Hexagone et 11 en outre-mer -, ainsi que la cour nationale du droit d'asile (CNDA) et le tribunal du stationnement payant (TSP).

A. UNE AUGMENTATION SANS FREIN DES RECOURS CONTENTIEUX

1. Les juridictions administratives non spécialisées sont confrontées à une forte hausse des recours contentieux difficilement absorbable à effectif constant

La juridiction administrative se caractérise - comme la justice judiciaire - par une hausse élevée et continue des recours dont elle est saisie, d'autant plus préoccupante qu'elle concerne toutes les catégories de contentieux qui relèvent de sa compétence. Au total, les entrées contentieuses devant les juridictions administratives non spécialisées ont ainsi augmenté de 147 % en première instance entre 2000 et 2024.

 

Saisines contentieuses des juridictions administratives non spécialisées

L'année 2024 s'inscrit dans cette tendance haussière, puisque les juridictions administratives non spécialisées ont été saisies de 320 014 affaires, dont 86,9 % devant les tribunaux administratifs, soit une hausse de 7,4 % par rapport à 2023. Fait notable, il s'agit de la première année au cours de laquelle le seuil de 300 000 entrées contentieuses est atteint. Si l'activité contentieuse s'est avérée stable au Conseil d'État et dans les CAA, elle a crû substantiellement dans les tribunaux administratifs, de 8,2 % en un an. Pour 2025, les prévisions d'activité des TA annoncent une impressionnante hausse de 20 %.

 

Décisions rendues par les juridictions administratives non spécialisées

L'augmentation des entrées contentieuses a eu pour corollaire un accroissement des sorties, d'autant plus significatif dans un contexte de gel des créations d'emplois (voir infra). Le rapporteur souhaite donc saluer la mobilisation des magistrats administratifs et des agents, qui a permis d'éviter une embolie des affaires en cours. Ainsi, les sorties ont été supérieures aux entrées au Conseil d'État et légèrement inférieures dans les CAA, permettant de réduire sensiblement le stock des affaires en cours ou, a minima, de le stabiliser. Quant aux tribunaux administratifs, malgré un nombre de décisions rendues en hausse de 4,8 %, qui démontre une activité soutenue de la part des juges administratifs, le stock s'est accru de 11,4 % et atteint 238 655 affaires. Au total, pour l'ensemble des juridictions administratives non spécialisées, le stock d'affaires s'élève à 272 474, en hausse de 10 % sur un an. Toutefois, la proportion d'affaires enregistrées depuis plus de deux ans reste modérée, à 1,9 % pour le Conseil d'État, 4,7 % pour les CAA et 11,3 % pour les tribunaux administratifs.

Activité contentieuse des juridictions administratives non spécialisées

 

2023

2024

 

Saisines

Décisions rendues

Stock

Délai de jugement

Saisines

Décisions rendues

Stock

Délai de jugement

Conseil d'État

9 574

9 746

5 205

7 mois et 8 jours

9 528

9 763

5 003

7 mois et 8 jours

Cours administratives d'appel

31 586

32 144

28 303

11 mois et 16 jours

31 522

31 025

28 820

11 mois et 12 jours

Tribunaux administratifs

257 329

243 089

214 292

9 mois et 20 jours

278 964

254 644

238 655

9 mois et 29 jours

TOTAL

298 489

284 489

247 800

-

320 014

295 432

272 478

-

Source : commission des lois, sur la base des documents budgétaires

En effet, malgré une activité contentieuse dynamique, les délais de jugement se maintiennent à des niveaux qui respectent assez largement les objectifs fixés par le législateur dans la loi d'orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 20024(*), à savoir un an. Le délai moyen de jugement des affaires est ainsi inférieur à un an pour les trois catégories de juridictions administratives non spécialisées. Toutefois, signe de leurs difficultés, les tribunaux administratifs affichent une hausse de neuf jours de leur délai moyen de jugement. Cependant, ces délais incluent les procédures d'urgence telles que les référés, qui ont augmenté de 8,2 % en moyenne entre 2022 et 2025.

2. La Cour nationale du droit d'asile a su s'adapter promptement aux évolutions de la loi « immigration » du 26 janvier 2024 en rapprochant son office des justiciables

La cour nationale du droit d'asile, juridiction spécialisée dont le Conseil d'État assure la gestion, a été profondément affectée par la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, à travers deux principales mesures : l'extension du principe du juge unique et la création de chambres territoriales.

Comme l'avait déjà constaté le rapporteur l'année dernière, ces deux mesures ont été mises en place avec célérité par la CNDA. Néanmoins, les mesures réglementaires d'application n'ayant été publiées qu'en juillet 20245(*) et les premières chambres territoriales n'ayant débuté leurs audiences qu'en novembre de la même année, il était encore trop tôt pour dresser un bilan suffisamment approfondi de leur mise en oeuvre.

Bien que le recours au juge unique fût déjà une pratique courante à la CNDA, son extension produit des effets sinon massifs à ce stade, du moins significatifs. Entre septembre 2024 et août 2025, le nombre d'audiences à juge unique a augmenté de 21 %. Au total, la part des décisions rendues par un juge unique atteint près de 27 % à la mi-2025, contre 23 % en 2024. Si cette proportion a vocation à s'accroître, les cas les plus sensibles et ceux pour lesquels la formation de jugement l'estime nécessaire demeureront jugés collégialement, comme l'a souhaité le législateur.

Ressort des chambres territoriales de la CNDA (2025)

Source : cour nationale du droit d'asile

La territorialisation a également été menée à terme dans un délai réduit et fort satisfaisant, puisqu'il n'a fallu que dix-huit mois pour ouvrir les sept chambres territoriales, ce qui a nécessité de sélectionner et d'aménager des locaux, et de composer les services. Plus précisément, cinq chambres territoriales ont été ouvertes fin 2024 (deux à Lyon, une à Nancy, une à Toulouse et une à Bordeaux, où s'est rendu le rapporteur en 2024), ce qui leur a permis de tenir les premières audiences déconcentrées dès le mois de novembre 2024, soit dix mois après la promulgation de la loi. Les deux dernières chambres territoriales, qui nécessitaient des travaux d'aménagement plus lourds, ont été ouvertes en septembre 2025 à Nantes et à Marseille et devraient tenir d'ici le mois de janvier 2026 leurs premières audiences. Le rapporteur a pu constater lors de ses déplacements dans les chambres de Bordeaux et de Nantes, que les locaux étaient adaptés à la pratique juridictionnelle et que les agents sur place étaient motivés par leurs fonctions. Le coût de 1 million d'euros de l'installation de ces 7 chambres territoriales apparaît raisonnable au regard des effets positifs de cette réforme, à savoir un rapprochement du justiciable avec le juge de l'asile qui, outre l'amélioration du service public de la justice, permet d'augmenter la présence du requérant lors des audiences et ainsi de diminuer la fréquence des renvois. Conformément aux préconisations du rapporteur, la CNDA a effectué un important travail partenarial - encore en cours - avec les barreaux des départements dans lesquels ont été ouvertes des chambres. Un même travail a été entrepris pour constituer un vivier local d'interprètes, qui permet désormais de couvrir entre 50 et 75 % des vacations dans les cinq chambres ouvertes en 2024, et donc de réduire les frais de déplacement.

 

Affaires en attente devant la CNDA

Ces deux mesures, couplées à une baisse de 12,5 % des entrées contentieuses, ont permis à la CNDA d'afficher des résultats positifs. En 2024, la cour a ainsi été saisie de 56 497 recours et a rendu 61 593 décisions, dans un délai moyen d'un peu moins de 6 mois, hors procédures accélérées. Outre qu'elle a abaissé son délai moyen de jugement de plus d'un mois, la cour a également réduit de 4 000 son stock d'affaires, soit 15 %. Cette baisse des entrées contentieuses - qui fait suite à plusieurs années de hausse consécutives - est cohérente avec les prévisions établies l'année dernière par la présidence de la cour, qui estimait que, sauf évènement géopolitique majeur, le nombre moyen de recours devant la CNDA atteindrait 60 000.

Enfin, la CNDA devrait gagner en productivité à court terme, la construction de son nouveau siège à Montreuil, dont le coût est évalué à 130 millions d'euros, étant presque achevée. Un déménagement est prévu à l'été 2026, afin d'y tenir les premières audiences en septembre. Au-delà de ces enjeux immobiliers, le rapporteur considère qu'une réflexion sur la valorisation du travail des rapporteurs pourrait utilement être menée par le nouveau président, Thomas Andrieu.

3. Le contentieux du stationnement payant, véritable tonneau des Danaïdes

Créé en 2018 à la suite de la dépénalisation du stationnement payant, le tribunal du stationnement payant - nouvelle appellation de la commission du contentieux du stationnement payant - était initialement dimensionné pour traiter 100 000 affaires par an. Or, en 2024, il a enregistré 203 242 requêtes et a rendu 146 280 décisions, dans un délai moyen de 24 mois et 5 jours. Tous ces indicateurs sont en forte hausse par rapport à 2023 : les entrées accusent une augmentation vertigineuse de 18,6 %, les sorties sont heureusement en hausse de 12 % et le délai moyen de jugement a crû de quatre mois en un an. Les requêtes enregistrées par le TSP représentent ainsi 38,7 % des saisines totales de la juridiction administrative6(*), et ce alors que le TSP n'est composé que de 15 magistrats, épaulés par 153 agents de greffe.

Pour l'année 2025, le Conseil d'État estime que le nombre de requêtes devrait vraisemblablement avoisiner 220 000, soit une augmentation annuelle de 8,4 %.

Malgré la forte augmentation du nombre de sorties, qui illustre les importants efforts consentis par tous les agents du TSP, et les améliorations procédurales résultant du décret n° 2024-733 du 5 juillet 20247(*), qui permet notamment de constater plus facilement les désistements d'office des requérants, les sorties demeurent à un niveau bien inférieur à celui des entrées, avec un différentiel de 60 000 affaires, soit 41 % de la capacité annuelle de jugement du TSP. En conséquence, le stock d'affaires en cours continue de croître à un rythme effréné (+ 25 % en un an) et atteint des niveaux qui interrogent sur la viabilité du système de traitement du contentieux du stationnement payant : au 31 décembre 2024, 281 299 requêtes restaient à traiter, soit davantage que le stock d'affaires en cours de l'ensemble des juridictions administratives non spécialisées (272 478, voir supra). Pour 2025, le stock d'affaires en cours devrait atteindre, selon les prévisions du Conseil d'État, 355 000, une hausse de 26,6 % en un an.

Source : commission des lois, d'après les documents budgétaires

Cet emballement trouve principalement sa source dans le recours de plus en plus fréquent à la « lecture automatisée des plaques d'immatriculation » (LAPI) et dans l'abrogation, par le Conseil constitutionnel8(*) en 2020, de l'article L. 2333-87-5 du code général des collectivités territoriales, qui subordonnait tout recours contentieux à l'obligation du paiement préalable du forfait de post-stationnement et, le cas échéant, du titre exécutoire.

Autant du point de vue du justiciable que des agents du TSP, cette situation n'est pas satisfaisante et ne saurait perdurer, sauf à acter une embolie du contentieux du stationnement payant qui porterait préjudice à la crédibilité de la justice administrative. Dans l'attente d'une réponse structurelle de niveau législatif aux difficultés que connaît le TSP et malgré le volontarisme du nouveau président du TSP, Yann Livenais, qui agit notamment pour fluidifier le partage d'informations avec les collectivités territoriales, le rapporteur appelle de ses voeux, a minima, un renforcement des effectifs de la juridiction, quitte à procéder à des réaffectations au sein du corps des magistrats administratifs. Le rapporteur soutient ainsi la demande formulée par le TSP auprès du Conseil d'État de création de quatre postes supplémentaires de magistrats.


* 4 Loi n° 2002-1138 du 9 septembre 2002 d'orientation et de programmation pour la justice.

* 5 Voir notamment le décret n° 2024-800 du 8 juillet 2024.

* 6 Cette part a été calculée en ajoutant, au dénominateur, le nombre de saisines des juridictions administratives non spécialisées, le nombre de recours devant la CNDA et le nombre de requêtes enregistrées par le TSP.

* 7 Décret n° 2024-733 du 5 juillet 2024 relatif au tribunal et au contentieux du stationnement payant.

* 8 Décision n° 2020-855 QPC du 9 septembre 2020.

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