III. DES FONCTIONS SUPPORT À RENFORCER, CONDITION DE L'EFFICACITÉ DE LA JUSTICE

A. L'INFORMATIQUE MINISTÉRIELLE : UNE MODERNISATION INDISPENSABLE POUR AMÉLIORER L'EFFICACITÉ DE LA JUSTICE

Les systèmes informatiques, au même titre que les bâtiments, sont une infrastructure aujourd'hui fondamentale, dont l'amélioration et l'interconnexion sont une condition absolue à l'amélioration du service public de la justice.

Les crédits alloués à l'informatique s'inscrivent dans la poursuite du plan de transformation numérique (première phase entre 2017 et 2022, deuxième phase depuis 2023), visant à donner aux personnels des systèmes d'information fiables et à rattraper le retard historique du ministère.

Les moyens informatiques sont principalement retracés au sein de l'action 09 « Action informatique ministérielle » du programme 310 « Conduite et pilotage de la politique de la justice », dont les crédits sont de 340,1 millions d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement dans le projet de loi de finances pour 2026, en hausse de 24,3 millions d'euros en autorisations d'engagement mais stables en crédits de paiement.

Les crédits destinés à l'investissement, en particulier, sont de 155,9 millions d'euros en crédits de paiement, contre seulement 67,4 millions d'euros en loi de finances initiale pour 2025.

1. Les grands projets font toujours face à des retards importants

Les grands projets du ministère connaissent des retards systématiques, parfois très importants. Le seul qui n'a pas encore été prolongé est PORTALIS 2, qui n'a toutefois démarré qu'en 2024.

Durée initiale et actualisée des grands projets numériques
du ministère de la justice

(en mois)

Projets de plus de 5 millions d'euros, classés au panorama des grands projets numériques de l'État suivi par la direction interministérielle du numérique (Dinum).

Source : commission des finances, à partir des données transmises par le ministère

Liste des grands projets numériques du ministère de la justice

ATIGIP360° : système d'information de l'Agence du travail d'intérêt général et de l'insertion professionnelle (ATIGIP).

ASTREA : système d'information du casier judiciaire national.

ECRIS-TCN : interconnexion des casiers judiciaires européens des pays tiers à l'Union européenne.

PORTALIS 2 : dématérialisation de la chaîne civile, de la saisine jusqu'à la notification de décision, visant à décommissionner les huit applicatifs civils existants actuellement.

PPN (procédure pénale numérique) : dématérialisation de la chaîne pénale.

PPN AN (audience numérique) : préparation des audiences.

PPN OI (ouverture interministérielle) : tendant à accroître le partage, l'exploitation des informations et l'utilisation de la donnée entre toutes les parties.

Source : réponses au questionnaire budgétaire

Le rapporteur spécial a pu noter plusieurs fois, au cours de ses travaux, la nécessité de mieux relier les applicatifs afin d'éviter des pertes de temps pour les personnels, contraints à des tâches de saisie fastidieuses.

L'interconnexion entre le logiciel Cassiopée, qui assure le suivi des dossiers pénaux, et certains logiciels externes devrait permettre d'éviter l'envoi papier de nombreux documents. Les gains portent sur l'affranchissement, mais aussi et surtout sur le temps de travail des personnels : l'interconnexion avec le logiciel de recouvrement des amendes de la DGFIP (AMD) permettrait d'économiser 106 666 heures de travail par an, et celle avec le fichier de traitement des antécédents judiciaires (TAJ) supprimerait plus de 123 000 heures de travail annuel pour l'envoi de 1,2 million de fiches. Les personnels des greffes pourront alors se consacrer à des tâches à plus haute valeur ajoutée que la saisie manuelle d'informations reçues par courrier.

Par ailleurs, la mise des frais de justice à la charge des personnes condamnées, prévue par l'article 46 du projet de loi de finances, ne sera possible que si les systèmes informatiques sont adaptés pour qu'un identifiant de dossier judiciaire unique, accompagnant une procédure depuis les premières actions prises par les enquêteurs jusqu'à l'audience et la décision finale, permette de retracer l'ensemble de ces frais. Le projet concerné est le projet PPN (procédure pénale numérique), projet commun aux ministères de la justice et de l'intérieur, lancé en 2018 afin de dématérialiser la chaîne pénale, de l'acte d'enquête initiale jusqu'à l'archivage.

Le déploiement de ce projet est en cours de réalisation : au 30 juin 2025, 100 % des tribunaux judiciaires reçoivent au moins un premier socle de filières correctionnelles en numérique. Il apparaît toutefois que plusieurs années de travaux seront probablement encore nécessaires avant que les mesures prévues par le projet de loi de finances se traduisent réellement par des retours financiers significatifs.

Dans les juridictions civiles, le projet PORTALIS, qui n'est toujours pas mené à son terme alors qu'il a été lancé en 2014, a pour objectif de refondre huit applicatifs existants, de plus en plus obsolètes, et de dématérialiser la chaîne civile. Une étude réalisée en 2024 prévoit un gain de temps de 15 minutes pour les greffiers à chaque création de dossier.

Sur le plan financier, le remplacement des outils obsolètes permettrait de supprimer des coûts de maintenance (4,6 millions d'euros par an) et des frais d'affranchissement (plus de 6 millions d'euros). Ces économies n'apparaîtront toutefois pleinement qu'après le déploiement national de PORTALIS, qui n'est pas prévue avant 2030.

Le rapporteur spécial se réjouit que les projets avancent, mais constate leur lenteur et la persistance des critiques formulées par les agents. La dette technique conduit en effet à maintenir en service des logiciels obsolètes et le ministère ne parvient pas à tirer parti de toutes les opportunités offertes par les nouvelles technologies.

On peut ainsi s'étonner que le taux de recours à la visioconférence pour les extractions judiciaires soit à peine au-dessus du niveau où il était en 2019, sans même prendre en compte le pic de 2020 lié aux conditions de travail imposées par les périodes de confinement sanitaire.

Taux de recours à la visioconférence dans le cadre des extractions judiciaires

(en pourcentage)

Source : commission des finances, à partir des projets et rapports annuels de performance

Or les extractions judiciaires en présentiel nécessitent le transfert de personnes détenues, ce qui est non seulement coûteux mais porteur de risques réels : la preuve en a été faite lors de l'attaque du fourgon pénitentiaire au péage d'Incarville en mai 2024, alors que la visioconférence permet justement de limiter les extractions de prévenus et de détenus. L'accent devrait donc être mis sur l'utilisation de la vidéoconférence lors de ces entretiens entre un détenu et un juge, ce qui suppose non seulement des travaux d'équipement du côté des établissements pénitentiaires comme des tribunaux, mais aussi, dans certains cas, un travail de persuasion auprès des juges afin qu'ils considèrent au mieux, selon les cas, la nécessité d'un entretien en présentiel.

2. L'arrivée de l'intelligence artificielle constitue une possible voie, encore difficile à appréhender, d'amélioration du fonctionnement de la justice

Le développement de l'intelligence artificielle fait l'objet d'une réflexion au sein du ministère et des juridictions.

Un groupe de travail a remis au garde des Sceaux, le 25 juin 2025, un rapport mettant en évidence les opportunités apportées par cet outil, mais aussi les étapes nécessaires à sa mise en oeuvre38(*). Il a ainsi identifié douze cas d'usages pour l'intelligence artificielle au profit de l'ensemble des activités du ministère.

Les douze cas d'usage identifiés pour l'intelligence artificielle

Métier concerné

Cas d'usage prioritaire

Administration

pénitentiaire

1 - Interprétariat instantané fonctionnant hors connexion

2 - Vidéosurveillance intelligente dans les établissements pénitentiaires

3 - Détection vidéo intelligente pour la lutte anti-drones

Protection judiciaire de la jeunesse

4 - Agent conversationnel juridique pour les agents

Juridictions civiles

5 - Analyse et recherche documentaire avancée

6 - Aide à la rédaction et synthèse contextualisée

7 - Orientation des procédures ou courriers au sein des juridictions

Juridictions pénales

8 - Analyse et recherche documentaire avancée

9 - Aide à la rédaction et synthèse contextualisée

10 - Orientation des procédures ou courriers au sein des juridictions

Juridictions civiles et pénales

11 - Retranscription judiciaire des audiences et auditions

12 - Solution d'orientation du justiciable pour les agents

Source : rapport du groupe de travail sur l'intelligence artificielle

Le ministère entend s'approprier l'intelligence artificielle générative et la mettre à disposition de l'ensemble des agents. Dans un premier temps, des agents du ministère de la justice participeront, avec 10 000 agents ministériels, à une expérimentation des modèles propriétaires et open source proposés par la société française Mistral.

Les opportunités offertes par l'intelligence artificielle pour les différents métiers du ministère n'ont toutefois d'égales que les défis, aussi bien techniques et éthiques qu'organisationnels, que ce nouvel outil impose.

Dans un ministère où les logiciels sont souvent obsolètes et mal reliés les uns aux autres, entraînant des tâches fastidieuses de saisie manuelle, l'intelligence artificielle risque en effet d'apparaître comme un logiciel supplémentaire, coûteux pour les budgets mais qui risque de s'ajouter aux autres sans résoudre leurs limites intrinsèques.

Sur le plan éthique et déontologique, la plupart des cas d'usages mentionnés par le groupe de travail requièrent un certain niveau de confidentialité pour le respect des personnes concernées ou la bonne conduite des enquêtes. Il serait donc inenvisageable d'utiliser des outils certes très efficaces, qui mais reposent sur des transferts de données massifs vers des pays tiers, sans garantie sur leur utilisation.

Le groupe de travail recommande en conséquence le déploiement d'un « assistant IA sécurisé et souverain » dédié à l'ensemble des magistrats et agents du ministère de la justice, intégrant progressivement des fonctions de recherche, de synthèse, de rédaction et de retranscription.

Enfin, si l'intelligence artificielle remplit réellement, à terme, les missions qu'on voudrait lui confier, les conséquences sur l'organisation du ministère pourraient être majeures.

Les missions confiées à chaque catégorie de personnel seraient amenées à évoluer : plutôt que de rédiger des transcriptions d'échange ou d'analyser des situations de droit, il s'agirait de contrôler ce qui a été préparé par l'intelligence artificielle. Le besoin de recours à certains prestataires externes (interprètes et traducteurs), voire internes (assistants de justice) pourrait en conséquent être réduit de manière considérable.

Le droit lui-même devrait probablement évoluer, comme l'a constaté le rapporteur spécial lorsqu'il a conduit un travail de contrôle budgétaire sur les frais de justice39(*) : la loi rend aujourd'hui obligatoire le recours à un interprète ou un traducteur assermenté dans de nombreuses situations où il pourrait être suffisant de recourir à une solution fondée sur l'intelligence artificielle, sous le contrôle d'un humain.


* 38 L'IA au service de la justice : stratégie et solutions opérationnelles, groupe de travail dirigé par Haffide Boulakras, directeur adjoint de l'École nationale de la magistrature, 23 juin 2025.

* 39 Maîtriser les frais de justice pour mieux rendre la justice, rapport d'information n° 3 (2025-2026), fait par Antoine Lefèvre, rapporteur spécial, au nom de la commission des finances, déposé le 1er octobre 2025.

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