III. LA NÉCESSITÉ D'UNE MEILLEURE CONNAISSANCE ET ÉVALUATION
A. LA CULTURE DE L'ÉVALUATION DOIT ÊTRE DÉVELOPPÉE AU MINISTÈRE DE LA JUSTICE
Le Garde des sceaux, ministre de la justice, a indiqué au mois de mai dernier, lors d'une audition devant la commission des lois du Sénat16(*) que son ministère « évalue peu, voire n'évalue pas du tout, et évalue mal », mots forts pour un ministre parlant de sa propre administration. Il a mis en cause l'absence d'outil statistique consolidé.
Le ministère dispose pourtant, notamment, d'une Inspection générale, qui a rendu 77 rapports en 202417(*), et d'un service de la statistique, des études et de la recherche (SSER) qui publie par exemple une description annuelle des activités de la justice18(*), ainsi que des bulletins statistiques et des enquêtes. Il a récemment publié les résultats d'une enquête conduite auprès de 25 000 personnes sur les attentes des Français face à la justice, dont il ressort notamment que cette institution bénéficie d'un degré de confiance inférieur à celui des autres grandes institutions nationales19(*).
La confiance dans la justice et cinq autres institutions publiques
(en pourcentage)
Source : commission des finances, à partir des données du service de la statistique, des études et de la recherche du ministère de la justice
L'administration, interrogée par le rapporteur spécial, reconnaît un retard pris dans l'évaluation des politiques publiques - qui n'est d'ailleurs pas propre à ce ministère - mais fait valoir les efforts conduits depuis plusieurs années pour développer une culture de l'évaluation parmi les différentes directions du ministère.
Il n'en reste pas moins que la culture de la donnée et de l'évaluation est probablement moins développée au ministère de la justice que dans d'autres administrations.
Le Conseil d'État, dans son rapport de 2020 sur l'évaluation des politiques publiques20(*), constatait que « cinq champs concentrent plus de deux tiers des évaluations : la santé et la solidarité, le développement économique, l'emploi et le travail, le développement durable et le transport, le développement local et la politique de la ville. À l'inverse, les secteurs régaliens, tels que la justice et la sécurité, restent peu investis par l'évaluation. » Il ajoutait que l'accès aux données concernant la justice, la police et l'administration pénitentiaire est plus difficile que pour d'autres champs de politique publique.
Or la multiplicité et l'hétérogénéité des applicatifs utilisés au ministère de la justice ne facilitent pas l'exploitation des données, pourtant nombreuses, qu'ils contiennent, même si le SSER conduit un programme de rapprochement de fichiers.
La statistique ne saurait bien sûr pas être un objectif en soi, car la saisie et l'organisation des données représentent un temps de travail important pour les administrations. Il est d'ailleurs courant - comme l'on fait plusieurs personnes auditionnées par le rapporteur spécial - d'invoquer une « sous-administration » du ministère de la justice : ce ministère concentre à juste titre ses effectifs dans les juridictions, avec une organisation en outre fortement déconcentrée - qui limite par exemple la possibilité de contrôler la qualité et l'homogénéité des données saisies d'une juridiction à l'autre -, et dans les établissements pénitentiaires. Le rapporteur spécial note toutefois l'action importante jouée par le secrétariat général pour assurer des missions transverses.
La connaissance de l'activité est pourtant essentielle à l'activité même de la justice : le ministre prenait l'exemple des insuffisances du suivi post-sentenciel. On peut aussi citer la projection des besoins du ministère à moyen et long terme.
Le rapporteur spécial, dans le cadre du travail de contrôle budgétaire sur les frais de justice qu'il a conduit cette année21(*), a pu constater à plusieurs reprises les difficultés qu'entraînaient un système de connaissances insuffisant. Par exemple, les mesures ordonnées par les magistrats ou les officiers de police judiciaire au cours d'une enquête, comme des expertises commandées à des prestataires externes au ministère, ne sont généralement pas enregistrées dans un système centralisé tel que le système comptable Chorus, de sorte qu'il n'est pas possible, à un moment donné, de connaître réellement l'ensemble des engagements du ministère. Ces mesures ne sont souvent connues qu'a posteriori, lors du dépôt des mémoires par les prestataires.
En outre, ces mesures ne sont pas nécessairement reliées à une affaire judiciaire donné, ce qui limite la possibilité non seulement de mesurer le coût que représente une enquête pour le budget de l'État, mais aussi de refacturer ces coûts aux personnes condamnées lorsque cela est possible.
Les insuffisances des systèmes d'information ont dès lors un impact très réel sur la possibilité de mettre en oeuvre la loi : comme il sera précisé plus loin, l'article 46 du présent projet de loi de finances pose le principe de la refacturation des frais de justice aux personnes condamnées pénalement, mais seules des évolutions informatiques permettront peut-être, dans les années à venir, de procéder réellement au recensement des montants à facturer.
De même s'agissant de l'aide juridictionnelle, la Cour des comptes mettait en cause il y a deux ans le manque d'indicateurs fiables et pertinents permettant au ministère de les piloter22(*).
Enfin, la charge de travail des magistrats doit être mieux évaluée. Déjà en 2018, la Cour des comptes constatait que « depuis plus de vingt ans, des groupes de travail ont ainsi été mis en place à l'initiative de la DSJ23(*) ou de certaines juridictions pour objectiver la charge de travail des magistrats »24(*). Alors que des groupes de travail ont travaillé sur la question depuis plusieurs années, les référentiels ne sont toujours pas publiés. La direction des services judiciaires a indiqué au rapporteur spécial que 21 référentiels ont été établis à la fin 2023 pour l'activité des tribunaux de première instance, puis 26 référentiels l'été suivant concernant l'activité des cours d'appels, mais que la concertation n'est toujours pas achevée, les référentiels devant être soumis à un observatoire dédié à la fin de l'année.
Ces retards sont regrettables car une objectivation des coûts est indispensable pour justifier les hausses de crédits demandées.
* 16 Les orientations du ministère en matière de justice pénale, de justice civile et d'organisation pénitentiaire, audition de M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice, 26 mai 2025.
* 17 Inspection générale de la justice, Rapport d'activité 2024, publié le 24 juillet 2025.
* 18 Ministère de la justice, Références Statistiques Justice 2024, publié le 19 décembre 2024.
* 19 La justice en France en 2024. Perception, connaissances et expériences judiciaires, Infostat Justice, 30 octobre 2025.
* 20 Conseil d'État, Conduire et partager l'évaluation des politiques publiques, Étude annuelle 2020.
* 21 Maîtriser les frais de justice pour mieux rendre la justice, rapport d'information n° 3 (2025-2026), fait par Antoine Lefèvre, rapporteur spécial, au nom de la commission des finances, déposé le 1er octobre 2025.
* 22 Cour des comptes, L'aide juridictionnelle, observations définitives, juillet 2023.
* 23 Direction des services judiciaires.
* 24 Cour des comptes, Approche méthodologique des coûts de la justice, communication à la commission des finances de l'Assemblée nationale, décembre 2018.
