C. UN BUDGET 2026 QUI FAIT ÉMERGER DE NOUVELLES ORIENTATIONS POUR NOTRE AIDE AU DÉVELOPPEMENT

1. L'amorce d'un ciblage géographique et thématique de nos engagements qui doit être confirmé

En l'état actuel, l'aide au développement de la France paraît insuffisamment ciblée à la fois sur un plan géographique et sur un plan thématique.

En premier lieu, en dépit de la fixation de cibles géographiques prioritaires par le Conseil présidentiel et le Cicid, l'aide au développement de la France fait l'objet d'une très forte dispersion géographique qui l'expose, à mesure de la réduction de son enveloppe budgétaire, à un risque de dilution. À cet égard, l'APD bilatérale de la France représente en moyenne 5 % de l'APD reçue par les bénéficiaires.

Ainsi, selon les données transmises aux rapporteurs spéciaux, l'APD française, canal bilatéral et canal multilatéral confondus, est répartie entre 141 pays et territoires. Notre seule aide bilatérale intervient dans 124 États et territoires. Si d'autres États, comme le Royaume-Uni avec 120 États bénéficiaires, font également le choix d'une couverture géographique aussi étendue, d'autres, comme l'Allemagne avec 60 bénéficiaires et la Suède avec 30 pays cibles, privilégient une priorisation de leurs financements.

Pourtant la France, comme exposé supra, s'est fixée des objectifs géographiques prioritaires : d'abord une liste de 19 pays prioritaires puis, à partir de 2023, une cible de 50 % de l'aide versée aux PMA, portée à 60 % après l'inclusion des pays vulnérables. Néanmoins, elles n'ont jamais véritablement été respectées :

- avant 2023, les dix-neuf pays visés par le Cicid et la loi de programmation étaient loin de figurer parmi les premiers bénéficiaires de l'aide française, l'OCDE rappelant que le « concept de pays prioritaires, rendu caduque par le CICID de 2023, ne s'est jamais reflété dans les allocations financières. Un seul des 19 pays prioritaires listés par la France pré 2023, le Sénégal, figure parmi les 10 premiers bénéficiaires de l'APD française »22(*) ;

- depuis 2023, la cible de 50 puis 60 % d'aide vers les pays les moins avancés ne semble pas non plus en passe d'être réalisée. Sur la période 2019-2023, la proportion d'aide vers ces États a été relativement stable. L'inclusion des pays vulnérables (dont l'Ukraine) devrait permettre, à terme, de gonfler cette statistique.

Part de l'aide française à destination des pays les moins avancés
sur la période 2019-2023

(en millions d'euros courants et en pourcentage)

 

2019

2020

2021

2022

2023

Aide en millions d'euros courants

2 593

3 327

3 394

3 322

3 418

Pourcentage du total de l'aide de la France

25 %

24 %

25 %

21 %

24 %

Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire budgétaire

Notre échec à orienter en priorité notre aide vers ces cibles géographiques peut s'expliquer par plusieurs facteurs :

- d'une part, la forte progression des financements d'APD sur les années 2017-2024 n'a pas été suffisamment accompagnée d'une réflexion sur le déploiement de cette aide ;

- d'autre part, les instances de gouvernance de notre politique de développement ont fixé, en parallèle de cibles géographiques, l'objectif d'étendre notre aide à de nouvelles zones d'importance stratégique, comme l'Indopacifique, sans remettre en cause les investissements dans les régions traditionnellement soutenues par la France.

En second lieu, il est difficile de percevoir l'allocation des financements en fonction de véritables priorités stratégiques. Le caractère évolutif des objectifs prioritaires identifiés par les réunions successives du Cicid ne contribue pas à cette bonne allocation. De plus, force est de constater que les objectifs fixés par le conseil présidentiel et le Cicid sont très englobants, peu précis et donc peu opérationnels.

Depuis 2023, le MEAE et le ministère de l'économie et des finances ont tenté d'organiser un plus grand ciblage thématique des interventions. En particulier, les ambassades doivent désormais préparer des « stratégies-pays » articulées autour de trois des dix objectifs prioritaires du Cicid. Seule une minorité de postes a déjà réalisé ce travail.

Cependant, faute de pouvoir disposer d'un tableau de bord des projets en cours, il est impossible aux responsables de programme de suivre et de piloter l'orientation des financements. Comme les rapporteurs spéciaux ont pu le constater à l'occasion de leur récent contrôle budgétaire sur la prise en compte des questions migratoires dans la politique de développement, le recensement des projets est assuré a posteriori, parfois avec plusieurs années de retard et avec un risque de labellisation artificielle23(*).

Face à ce constat notre politique de développement se trouve confrontée à une alternative.

D'une part, il est possible d'envisager un maintien de la stratégie actuelle de non-ciblage géographique et thématique de notre aide. Cette option permettrait de maintenir l'universalité de notre politique de développement et d'aligner ses interventions sur l'étendue de notre réseau diplomatique, en répartissant les financements bilatéraux entre les postes.

Dans des pays pourtant considérés comme stratégiques par le Gouvernement, l'aide française se situe en retrait par rapport à d'autres partenaires (en Tunisie, elle est inférieure aux financements apportés par l'Allemagne et le Japon).

À ce stade, il semblerait qu'il s'agisse de l'option privilégiée du ministère de l'Europe et des affaires étrangères.

D'autre part, une autre option consisterait à privilégier une plus forte concentration géographique et thématique de l'aide afin de prioriser sa visibilité et son impact.

Soutenue par la direction du budget, une telle option supposerait une révision de la cible géographique, voire le retour à une liste de pays jugés prioritaires en fonction de leurs besoins (état de vulnérabilité notamment) et de nos intérêts stratégiques. Pour éviter les effets d'abonnement qui avaient conduit à l'abandon de la précédente liste, ces priorités géographiques pourraient ne pas être rendues publiques, hors communication aux rapporteurs concernés des assemblées.

Ce choix impliquerait également une baisse de l'aide française dans un certain nombre de pays, regardés comme non-prioritaires ou dont le niveau de coopération politique serait insuffisant.

2. Une bilatéralisation progressive de notre APD qui oblige à une sélectivité accrue de nos contributions internationales

Pour mémoire, la loi de programmation du 4 août 2021 avait fixé, au V de son article 2, un objectif de renforcement du volet bilatéral de notre aide au développement en disposant que la hausse des moyens devait contribuer « notamment au renforcement, d'ici 2022, de la composante bilatérale de l'aide publique au développement de la France et de la part de cette aide qui est constituée de dons. La composante bilatérale de l'aide publique française au développement devra atteindre, en moyenne, 65 % du total sur la période 2022-2025. Les dons devront représenter au moins 70 % du montant de l'aide publique française au développement, hors allègement de dette et hors prêts aux institutions financières internationales, mesurée en équivalent-don, en moyenne sur la période 2022-2025. »

Stable en volume en 2025 (8,2 milliards d'euros), l'aide bilatérale de la France devrait toutefois progresser en proportion et passer de 57 % à 65 % du total de notre APD, compte tenu de la baisse significative des contributions internationales opérée sur l'exercice 2025.

Toutefois, dans une approche comparative, la part de l'APD bilatérale dans le total de notre aide est relativement moins importante que chez certains de nos partenaires en 2023 selon les données de l'OCDE (lorsque la France se situait à 56 %) : 65 % au Royaume-Uni, 72 % en Allemagne, 77 % au Canada, 82 % au Japon et 91 % aux États-Unis.

Or, la part significative de contributions internationales dans notre aide au développement présente différentes limites :

- tout d'abord, nos versements multilatéraux, qui ont fortement progressé sur la période 2017-2023 (+ 46 %), se caractérisent par une très forte dispersion. Dans une étude réalisée à la demande de la commission des finances du Sénat, la Cour des comptes a recensé 271 entités bénéficiaires de contributions de la part de la France en 2023, dont une part non négligeable de contributions de faible montant, au risque d'opérer des financements croisés pour un bénéfice limité en termes d'influence24(*) ;

- ensuite, certains versements internationaux, notamment les participations aux fonds verticaux spécialisés dans le climat, la santé et l'éducation, s'inscrivent dans des cycles budgétaires pluriannuels, généralement de trois ans. L'engagement de la France à participer à leur reconstitution impose de programmer des autorisations d'engagement qui contribuent à rigidifier les dépenses de la mission ;

- enfin, par rapport aux dépenses bilatérales, les contributions internationales sont moins alignées avec nos priorités stratégiques. La France se caractérise, par rapport à ses partenaires, par un recours plus faible au fléchage de ses contributions à des organisations internationales. S'agissant du système onusien, la France ne fléchait que 31 % de ses contributions en 2021, contre 77 % pour l'Allemagne et 69 % pour le Royaume-Uni.

Prenant compte des travaux de la Cour des comptes et de la commission des finances25(*), la loi de finances pour 2025 et le projet de loi de finances pour 2026 ont amorcé une rationalisation de nos contributions internationales (la part des crédits de paiement multilatéraux dans la mission est passée de 46 % en LFI 2025 à 41 % en PLF 2026). Ainsi, pour 2026 :

- d'une part, la direction générale de la mondialisation et la direction générale du Trésor ont engagé une limitation des petites contributions. S'agissant de Bercy, il a été décidé, selon les éléments transmis aux rapporteurs spéciaux de ne plus réaliser de nouvel engagement, jusqu'à nouvel ordre, en faveur de certains fonds climatiques de petite taille, afin de mieux prioriser les efforts ;

- d'autre part, les ministères ont tenté de limiter l'accumulation des restes-à-payer sur la mission en baissant la participation de la France aux reconstitutions de grands instruments multilatéraux en 2026. La contribution au Fonds africain de développement recule donc de 50 % par rapport au précédent cycle et celle au Fonds pour l'environnement mondial de 66 %. Le Gouvernement a par ailleurs annoncé prioriser des contributions en matière de santé et d'éducation.

À noter qu'en 2025, se fondant sur une étude de sa direction des affaires juridiques, le MEAE avait rééchelonné le paiement de certains engagements passés, jugeant que l'essentiel des contributions volontaires ne faisait l'objet d'aucune obligation juridique en droit international.

Toutefois, si les efforts engagés vont dans le sens d'une bilatéralisation des dépenses de la mission, il est possible d'envisager deux marges de progression :

- en premier lieu, il est désormais indispensable, dans un environnement budgétaire contraint, que le Gouvernement finalise une doctrine d'articulation entre canal bilatéral, multilatéral et européen en matière d'aide au développement. L'élaboration d'une telle doctrine figurait parmi les objectifs fixés par la loi de programmation du 4 août 2021. Cet objectif a été confirmé par la réunion en juillet 2023 du comité interministériel de la coopération internationale et du développement (Cicid), qui a fixé comme horizon la définition d'une stratégie « fin 2023 ». Cependant, à ce jour, cet engagement n'a pas été concrétisé, comme une grande partie des dispositifs prévus par la loi de programmation ;

- en second lieu, dès lors que le Gouvernement a annoncé, dans le cadre du présent projet de loi de finances, prioriser les contributions internationales en matière de santé et d'éducation, où l'efficacité du levier multilatéral est reconnue, il importe de s'interroger sur l'opportunité de poursuivre notre engagement dans certains grands fonds verticaux dont la plus-value n'est pas assurée.

En particulier, selon les éléments transmis aux rapporteurs spéciaux, les fonds verticaux dans le domaine de l'environnement soulèvent plusieurs difficultés. Leur nombre est trop important et encourage un phénomène de redondance, tandis que les pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure en sont les principaux bénéficiaires. La Chine est ainsi devenue la principale bénéficiaire du Fonds pour l'environnement mondial pour lequel la France se réengage pour 100 millions d'euros dans le présent PLF.

Principaux avantages respectifs du recours aux canaux bilatéraux et multilatéraux de l'aide publique au développement

Canal multilatéral

Canal bilatéral

- Soutien à des zones géographiques où les liens bilatéraux sont moins prononcés (ex : Amérique du Sud) ;

- Structuration de partenariats avec des pays alliés ;

- Substitution au canal bilatéral dans des zones où la présence française est contestée ;

- Financement de problématiques à portée universelle ;

- Financement d'organismes porteurs de normes.

- Soutien à des partenaires traditionnels ou prioritaires de la France ;

- Investissement dans des thématiques sur lesquelles la France se positionne en avant-garde ;

- Visibilité de l'aide française ;

- Ciblage plus précis.

Source : commission des finances

3. La question lancinante de la mesure de l'efficacité de notre APD

Si la France a engagé, au cours de la période 2017-2025, un effort budgétaire sans précédent en matière d'APD, ce dernier ne s'est pas accompagné d'un renforcement de nos moyens d'évaluation.

Certes, la loi de programmation du 4 août 2021 a prévu plusieurs dispositifs d'évaluation de l'APD française dont :

- la publication d'un rapport annuel relatif à la politique de développement de la France, remis chaque 1er juin au Parlement et faisant l'objet d'un débat en séance publique dans les deux assemblées26(*) ;

- la création d'une base de données ouverte sur l'aide publique au développement bilatérale et multilatérale27(*), rapidement installée et pilotée conjointement par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et le ministère de l'économie et des finances ;

- la mise en place d'une commission d'évaluation de l'aide publique au développement, chargée de mener « des évaluations portant sur l'efficience, l'efficacité et l'impact des stratégies, des projets et des programmes d'aide publique au développement financés ou cofinancés par la France »28(*) et de contribuer à la redevabilité de notre politique de développement.

D'une part, les instruments existants sont parfois moins utiles et mobilisables que leurs équivalents étrangers. Concernant la base de données relative à l'aide au développement, le site proposé par le ministère des affaires étrangères britannique est en mesure de proposer au public et aux parlementaires un suivi précis de chaque projet financé et de son état d'avancement29(*). En France, l'outil du Gouvernement ne présente que de grands agrégats de données, à jour de leur validation par le CAD et donc datées de deux ans, et gagnerait à s'aligner sur la base de données britannique.

D'autre part, la mise en oeuvre de ces différents dispositifs a largement tardé. S'agissant de la commission d'évaluation, il a fallu une initiative parlementaire pour accélérer son installation : la loi n° 2024-309 du 5 avril 202430(*), issue d'une proposition de loi déposée par le président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Bourlanges, a ainsi décidé le rattachement de la commission au ministère chargé des affaires étrangères. Les retards pris dans l'installation de cette commission tenaient en effet à la composition de cette instance et à son rattachement à la Cour des comptes, une telle structure de contrôle se trouvant nécessairement dépendante de « l'expertise des ministères de tutelle et de l'AFD, et donc de l'exécutif, pour conduire ses travaux d'évaluation »31(*).

Depuis l'adoption de la loi du 5 avril 2024, la commission a été dotée de moyens fonctionnement, avec la création d'un secrétariat général fort de cinq ETP, et le collège d'experts a été complété. Le décret n° 2025-117 du 8 février 2025 a, par ailleurs, précisé la mise en oeuvre des missions de la commission et ses priorités, pour l'examen des résultats « pour apprécier leur efficacité, tant sur le plan financier que vis-à-vis des priorités de la politique extérieure et de coopération, ainsi que des intérêts à l'étranger de la France. »32(*) À noter que l'article 5 du décret réserve jusqu'à un quart du programme de travail de la commission aux évaluations demandées par les présidents des deux assemblées.

Les réponses au questionnaire des rapporteurs spéciaux ont indiqué que la commission devrait tenir sa première réunion d'ici la fin de l'année 2025. Compte tenu des retards déjà accumulés, les rapporteurs spéciaux restent prudents sur ce calendrier. En tout état de cause, il est indispensable que la commission établisse au plus vite un programme de travail sur l'impact de notre APD et sur son alignement sur nos priorités stratégiques.


* 22 OCDE, Examens de l'OCDE sur la coopération pour le développement, Évaluation par les pairs, France, 2024.

* 23 Rapport d'information n° 67 (2025-2026) de MM. Michel Canévet et Raphaël Daubet, au nom de la commission des finances, sur la prise en compte des questions migratoires dans la politique de développement, déposé le 23 octobre 2025.

* 24 Cour des comptes, Le financement des actions multilatérales de la France, Communication à la commission des finances du Sénat, juillet 2023.

* 25 Rapport d'information n° 392 (2021-2022) de MM. Vincent Delahaye et Rémi Féraud au nom de la commission des finances sur les contributions de la France au financement des organisations internationales, déposé le 26 janvier 2022 et rapport d'information n° 779 (2023-2024) de MM. Michel Canévet et Raphaël Daubet, au nom de la commission des finances pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article 58-2° de la LOLF, sur le financement des actions multilatérales de la France - exercices 2017 à 2023.

* 26 Article 3 de la loi n°2021-1031 du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales.

* 27 La plateforme a été mise en ligne en 2022 : https://data.aide-developpement.gouv.fr.

* 28 Article 12 de la loi n°2021-1031 du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales.

* 29 https://devtracker.fcdo.gov.uk/.

* 30 Loi n° 2024-309 du 5 avril 2024 relative à la mise en place et au fonctionnement de la commission d'évaluation de l'aide publique au développement instituée par la loi n° 2021-1031 du 4 août 2021.

* 31 Avis n° 529 fait par Jean-Claude Requier au nom de la commission des finances sur le projet de loi de programmation, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, déposé le 13 avril 2021.

* 32 Article 1er du décret n° 2025-117 du 8 février 2025 relatif aux modalités de fonctionnement de la commission d'évaluation de l'aide publique au développement.

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