Audition de M. André NUTTE,
directeur de l'Agence nationale de
l'accueil des étrangers
et des migrations (ANAEM)
(31 janvier
2006)
Présidence de M. Georges OTHILY
M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation.
Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. André Nutte prête serment.
M. Georges Othily, président .- Je vous donne la parole.
M. André Nutte .- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vais tout d'abord vous présenter l'Agence nationale pour l'accueil des étrangers et des migrations, l'ANAEM. C'est un établissement public récent du point de vue de sa création puisqu'il a été créé par la loi du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale, et son premier conseil d'administration s'est réuni fin juillet. Cet établissement public n'existe donc que depuis quelques mois.
Il réunit cependant deux entités qui existaient depuis longtemps, d'une part, l'Office des migrations internationales (OMI) et, d'autre part, le Service social d'aide aux émigrants (SSAE), qui était une grande association spécialisée dans l'action sociale auprès des migrants, notamment les primo migrants. Il a été décidé de réunir ces deux entités dans le cadre de la nouvelle politique d'intégration afin de pouvoir offrir à nos usagers une prestation plus complète et comportant notamment un volet de suivi social important.
Les missions de ce nouvel établissement public sont centrées pour l'essentiel sur l'accueil des primo migrants en situation régulière. C'est vraiment notre public, celui qui arrive en France et qui va se voir délivrer son premier titre de séjour.
Il n'en reste pas moins que l'établissement public, à travers des missions différentes, est amené à intervenir sur des questions liées à l'immigration irrégulière et, avec votre permission, monsieur le président, je vais vous énumérer ces différentes interventions.
La première concerne le travail clandestin. A ce sujet, en application d'un texte qui remonte à 1976, l'ANAEM est chargée de recouvrer une amende administrative appuyée sur un constat d'infraction, réalisé par les services de contrôle tels que l'inspection du travail, la police nationale, la gendarmerie ou encore les douanes, et qui permet de constater la présence de personnes d'origine étrangère sans titre de séjour et effectuant un travail.
L'action pénale est menée par les services de contrôle que j'indiquais précédemment, mais ceux-ci nous transmettent le dossier afin que nous puissions instruire l'amende administrative. Le taux de cette amende est fixé à mille fois le taux horaire du minimum garanti, soit actuellement 3 110 €. Elle est due par l'employeur pour chaque personne en situation irrégulière et effectuant un travail pour l'entreprise ou un sous-traitant.
C'est une sanction qui a le mérite d'exister et qui peut être dissuasive, mais, malheureusement, son application a manqué de suivi et de vigueur au fil des années. Dans le cadre des travaux du Comité interministériel de contrôle de l'immigration, l'ANAEM a été amené à poser ce problème, en soulignant que c'était un moyen de lutte contre le travail irrégulier qui pourrait être mieux utilisé.
C'est alors que la circulaire du 6 décembre 2005, que je pourrai vous laisser, a rappelé aux services déconcentrés de l'Etat et aux préfets la responsabilité qu'ils avaient dans la mise en oeuvre de cette procédure.
Nous nous en félicitons, car force était de constater qu'au cours de l'année 2005, l'établissement public avait reçu fort peu de dossiers d'amende administrative, leur nombre semblant sans aucun rapport -nous le pensons tout au moins- avec celui des contrôles qui peuvent être faits par les services compétents en matière de travail clandestin.
Sachez en effet qu'en 2005, il ne nous avait été transmis que 2.014 infractions, ce qui est fort peu, avec en particulier un très faible nombre d'infractions sur certains départements. Sur ce point, je pourrai remettre au secrétariat de la commission d'enquête des tableaux chiffrés si vous le souhaitez.
Par conséquent, nous avons enregistré la volonté interministérielle de donner une nouvelle vigueur à cette amende administrative afin qu'elle puisse constituer un outil de lutte ou de dissuasion contre le travail clandestin, à côté des sanctions pénales qui sont déjà fort lourdes, comme vous le savez.
Cela dit, je me dois aussi de vous faire part des difficultés que nous rencontrons pour recouvrer cette amende administrative. D'une manière générale, les entreprises qui sont en infraction sur ce type d'activité sont difficiles à cerner et ont souvent des durées de vie très courtes, comme celles que l'on peut trouver dans le Sentier ou sur certains chantiers du bâtiment. Entre le moment où l'infraction est constatée et celui où le procès-verbal arrive au siège de l'ANAEM, il s'écoule quelques bonnes semaines, après quoi soit l'entreprise a disparu, soit elle a organisé son insolvabilité, soit elle est en liquidation judiciaire.
Par conséquent, sur un chiffre de 2,6 M€ correspondant au montant théorique de ces amendes administratives, ce qui n'est pas rien, notre agent comptable, qui est chargé du recouvrement de la créance, réussit tant bien que mal à en récupérer environ 20 %. On comprend donc bien qu'un système d'amendes administratives qui a un rendement de 20 % pose un vrai problème.
Notre souci vient du fait que la créance qui s'attache à cette amende administrative est considérées comme chirographaire et que, dès lors, nous passons en dernier. Dans les cas de liquidation ou de cessation d'activités, par conséquent, nous ne récupérons rien, ce qui peut notamment expliquer ce faible rendement, la plupart des débiteurs de l'amende étant très difficiles à retrouver et, si nous y parvenons, étant rarement solvables. Nous pensons donc que, dans la mesure où l'on estime que cet amende a un intérêt et qu'elle doit être appliquée, il faudrait que, plutôt que de rester chirographaire, notre créance soit considérée comme privilégiée. C'est une question que nous avons posée au niveau interministériel depuis quelques bonnes semaines. Nous verrons si nous aurons satisfaction un jour.
Voilà, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, ce que je pouvais vous dire sur cette activité en lien direct avec l'immigration clandestine, sachant qu'il nous semble avéré que l'immigration clandestine accolée au travail clandestin ne peut qu'avoir des conséquences tout à fait néfastes.
Au sein de notre établissement, nous avons d'autres missions qui sont aussi en lien -quoique ce lien soit moins direct- avec l'immigration irrégulière.
J'évoquerai tout d'abord notre activité concernant les opérations d'aide au retour volontaire, qui s'adressent soit à des personnes déboutées du droit d'asile, soit à des personnes qui ont fait l'objet d'une invitation à quitter le territoire. Nous avons des programmes de retour volontaire, mais force est de constater, là aussi, que les résultats ne sont pas à la hauteur des ambitions puisque, sur le dernier programme que nous avons lancé en octobre dernier, nous avons aujourd'hui un potentiel d'environ 240 départs. Le résultat est donc assez modeste, mais je dois préciser que seulement 29 départements étaient concernés -il s'agit d'un programme expérimental- même s'ils ne figurent pas parmi ceux dans lesquels on trouve la plus faible proportion de populations d'origine étrangère.
Pourtant, ce programme nous semblait plutôt attractif puisqu'il propose une aide au retour de l'ordre de 2 000 euros par personne, étant précisé que l'ANAEM prend en charge les frais de voyage, c'est-à-dire le billet d'avion et les bagages, et qu'un accompagnement social est organisé aussi bien au départ en France qu'à l'arrivée dans le pays d'origine, soit à travers des programmes que nous développons avec l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), soit à travers des programmes européens financés par le Fonds européen des réfugiés.
J'évoquerai une autre activité que nous développons dans les centres d'accueil des demandeurs d'asile (CADA), où nous avons une mission générale de coordination et de gestion des places, ce qui nous amène bien évidemment à nous interroger sur les populations qui y résident actuellement et sur la répartition qui est faite entre les publics qui y sont hébergés. En effet, peut-être le savez-vous, nous avons dans les CADA environ 60 % de demandeurs d'asile et 40 % de personnes qui ont obtenu le statut de réfugiés ou qui ont été déboutées.
Nous développons enfin une autre mission beaucoup plus modeste mais tout autant digne d'intérêt : nous assurons, à travers certains programmes, notamment en Bulgarie, le retour volontaire de jeunes femmes en situation de détresse. Nous organisons, en liaison avec les juges et les associations, leur retour et leur prise en charge dans leur pays d'origine par une association qualifiée et nous le faisons également pour les mineurs isolés dans les mêmes conditions. Il s'agit d'une activité qui bénéficie à environ 25 personnes par an.
Je dirai en guise de conclusion que l'ANAEM a une bonne connaissance des populations migrantes puisqu'elle les voit dans ses délégations régionales et départementales ainsi qu'à travers son réseau d'assistantes sociales, ce qui peut lui donner une idée globale des problèmes migratoires et de la situation des personnes concernées.
Voilà, monsieur le président, ce que je souhaitais vous dire dans mon propos introductif. Bien entendu, je suis prêt à répondre à toutes les questions que vous vous voudrez bien me poser.
M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le directeur. Je donne la parole à M. le rapporteur.
M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur, nous avons entendu au cours de nos auditions que l'aide au retour expérimentale dont vous nous parliez n'était pas susceptible d'être attribuée aux personnes souhaitant retourner dans un pays sûr, c'est-à-dire qu'elles étaient attribuées à des personnes dont le pays n'était pas sûr. Pouvez-vous nous donner une explication sur la manière dont tout cela fonctionne ? Je vous avoue que je ne comprends pas bien ce système.
M. André Nutte .- C'est un peu plus compliqué que cela, monsieur le rapporteur.
Je vais commencer par prendre un exemple caricatural : certains pays particulièrement développés n'ont vraiment pas besoin d'aides au retour. C'est le cas de l'Australie, par exemple. Nous avons eu le cas d'un Australien qui voulait absolument bénéficier d'une aide au retour pour rentrer dans son pays parce qu'il était en situation irrégulière et nous avons considéré, après avoir pris l'attache de l'ambassade d'Australie en France, que celle-ci, le cas échéant, pouvait le prendre en charge.
Ensuite, il faut savoir que, pour certains pays sûrs et pour les déboutés du droit d'asile, nous ne proposons pas aujourd'hui le programme expérimental que nous avons initialisé en octobre dernier, car il se traduit par une aide financière très consistante, ce qui incite à prendre des précautions. Autrement dit, pour la personne qui a fait une demande d'asile alors qu'elle vient d'un pays sûr, la probabilité d'obtenir l'asile est infiniment faible et cette personne ne peut pas l'ignorer. Il faut donc veiller à ne pas favoriser d'effet d'aubaine, nous estimons de notre devoir d'être vigilants sur ce point.
M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Merci de ces précisions.
M. Bernard Frimat .- Je vous remercie de votre exposé, monsieur le directeur. Vous avez eu à coeur de nous parler des sujets qui intéressent la commission d'enquête, mais vous avez commencé par évoquer l'accueil des primo migrants en situation régulière, qui est votre mission.
M. André Nutte .- C'est en effet notre mission première.
M. Bernard Frimat .- Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur l'importance du nombre des primo migrants en situation régulière ?
M. André Nutte .- Bien sûr, monsieur le sénateur. Dans notre pays, en flux annuels, nous accueillons environ 130.000 personnes, hors Communauté économique européenne et pour des visas de plus de trois mois. Je ne vise donc pas ici les visas de moins de trois mois ni les ressortissants de l'Union européenne.
Sur les 133.000 personnes que nous avons accueillies en 2004 -nous en aurons à mon avis un peu moins en 2005- environ 100 000 ont « vocation au long séjour », comme nous le disons dans notre jargon, c'est-à-dire à l'attribution d'une carte de séjour d'un an renouvelable. Voilà notre flux entrant.
Ce flux entrant est caractérisé par une forte proportion de migrations pour des motifs familiaux : regroupement familial, conjoints de Français, liens personnels et familiaux. C'est une chose qui commence à se diffuser et nous sommes donc bien, comme on le dit, en présence d'une faible immigration de travail stricto sensu . Cela étant, on remarquera que la législation permet à ces primo migrants qui entrent pour un motif familial d'avoir une activité. Ils peuvent donc normalement s'inscrire à l'ANPE pour trouver du travail, ils ont droit à des formations professionnelles, etc.
Quant à ceux qui entrent dans notre pays pour un motif de travail et dans la perspective de contrats à durée indéterminée, leur nombre était en 2004 de l'ordre de 8.000.
A travers la politique qui a été définie par le président de la République en octobre 2003, il s'agit de proposer à l'ensemble de cette population un dispositif d'intégration à travers le Contrat d'accueil et d'intégration (CAI) que l'Agence met en oeuvre.
Ce CAI comprend plusieurs mesures.
Il comporte d'abord la proposition faite à chaque personne en situation régulière qui a vocation au long séjour dans notre pays d'apprendre notre langue, si elle ne la parle pas, à travers des cours de langue gratuits, si possible à proximité de son domicile.
Il prévoit l'obligation, dans tous les cas, de suivre une formation civique d'une journée qui est organisée par des spécialistes et qui a pour but de leur faire connaître, autant que faire se peut parce que, en une journée, ce n'est pas simple, nos grands principes républicains et nos grandes règles de vie : la liberté, l'égalité et la fraternité, avec un fort éclairage sur l'égalité hommes/femmes, ce qui n'est pas un sujet théorique.
Il offre un suivi social par une assistante ou un assistant social spécialisé des personnes que nous décelons en difficulté -c'est la raison pour laquelle l'ANAEM a repris le personnel du SSAE, qui est composé essentiellement d'assistantes sociales.
Il offre enfin en option une journée « Vivre en France », journée de formation gratuite au cours de laquelle nous expliquons la manière dont fonctionne une mairie, ce qu'est un maire, ce qu'est un centre d'action sociale, ce que sont les allocations familiales et la Sécurité sociale, c'est-à-dire de nombreux éléments qui ressortent de la vie pratique.
M. Alain Gournac .- Ils ne savent pas cela ?
M. André Nutte .- Ils le savent à leur façon, si j'ose dire... Il faut aussi leur expliquer qu'il y a des cotisations, par exemple.
Voilà les éléments que nous dispensons, étant entendu que toutes ces personnes sont reçues sur nos plates-formes d'accueil, où on leur présente l'ensemble des dispositifs et où celles qui ne parlent pas français bénéficient systématiquement d'un bilan linguistique et d'un petit bilan général et ont la possibilité d'un entretien avec une assistante sociale.
M. Alain Gournac .- Je voudrais savoir, même si votre organisation est jeune, comme vous nous l'avez dit au début de votre propos, si vous constatez une évolution de l'immigration irrégulière. On parle beaucoup des pays de l'Est, par exemple. Quelles évolutions voyez-vous, quant à vous, en matière de pays d'origine des immigrants ?
M. André Nutte .- J'ai peut-être été trop concis dans mon propos liminaire et donc imprécis, monsieur le sénateur. Certes, l'ANAEM est un jeune établissement public puisqu'il n'a que quelques mois, mais l'OMI a été créé en 1945 par une ordonnance du général de Gaulle et l'intégralité des missions qui étaient les nôtres avant cette création a été conservée et reprise par la loi. Quant au SSAE, il est historiquement encore plus ancien puisque cette association a été créée entre les deux guerres.
Pour en venir à votre question, il est frappant de constater, sur une période relativement longue, que les flux migratoires de notre pays sont intimement liés à notre histoire : pratiquement 40 % des populations entrantes viennent du Maghreb et, d'une année sur l'autre, cette proportion varie peu. De même, nous avons un flux régulier en provenance de l'Afrique de l'Ouest, qui se maintient d'une année sur l'autre, sans oublier pour autant le flux qui nous vient de la Turquie.
Autrement dit, le noyau dur de l'immigration dans notre pays, hors Europe, est en provenance des régions que je viens de vous indiquer et cela dépasse facilement la barre des 55 %.
Pour le reste, on note des pays émergents. Par exemple, la République populaire de Chine, sans arriver à des hauteurs excessives, connaît un taux de progression assez étonnant. En flux entrants, l'an dernier, nous devions en être à un niveau de 12.000 à 13.000 personnes alors qu'il y a cinq ou six ans, nous n'en étions qu'à 5.000 ou 6.000 personnes. De même, sur certains pays de l'Est, nous avons manifestement des arrivées nouvelles dans le paysage.
A part cela, les flux restent comme ils sont. Nous avons toujours eu des flux migratoires privilégiés avec le Maghreb.
Mme Catherine Tasca .- En évoquant le Contrat d'accueil et d'intégration, même s'il ne concerne que les migrants réguliers, vous avez parlé de l'apprentissage du français. Quelle est l'organisation de cet enseignement, sur quelle durée est-il proposé et quels résultats obtenez-vous dans ce domaine ?
M. André Nutte .- La première découverte que nous avons pu faire, c'est que près des deux tiers de nos migrants, ce qui montre bien l'origine de nos migrations, ont une connaissance sommaire mais suffisante du français. Autrement dit, ils savent tenir une conversation courante, même s'ils ne maîtrisent pas forcément le vocabulaire administratif.
Pour le tiers restant, la formation est organisée par le Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), qui a mis en place toute une action à travers des appels d'offres qui s'adressent à des organismes de formation implantés au niveau des départements et spécialisés dans cette formation linguistique pour étrangers, sachant qu'avant la création du CAI, il existait déjà un tissu d'organismes de formation à destination des étrangers. C'est ce qui est mis en place et cela se généralise petit à petit à l'ensemble du territoire.
Cela étant dit, nous pouvons rencontrer des problèmes d'assiduité : si ces personnes d'origine étrangère, en particulier les femmes, suivent les premiers cours, sachant qu'il n'est pas facile de suivre des cours de langue avec assiduité, nous avons un taux d'abandon qui est d'environ 40 %. C'est une chose sur laquelle nous réfléchissons et nous nous efforçons de relancer les gens, mais nous préconisons une formation de 200 heures pour parler français, étant entendu que, pour l'écrire, il faudrait quelque chose de beaucoup plus long.
M. Bernard Frimat .- J'ai deux questions sur deux thèmes différents, si vous le voulez bien. Vous avez évoqué le travail clandestin et, à travers une démonstration très précise, vous en êtes arrivé à ce taux de récupération de 20 % du montant des amendes que personne ici, vous le premier, ne peut trouver satisfaisant.
M. André Nutte .- C'est le moins que l'on puisse dire, monsieur le sénateur.
M. Bernard Frimat .- Dans la mesure où on estime qu'il y a une interaction étroite entre travail clandestin et immigration clandestine, les deux se nourrissant l'un de l'autre, quelles suggestions pourriez-vous nous faire pour améliorer la lutte contre le travail illégal et donc la mise en cause des employeurs ? C'est ma première question.
Ma deuxième question porte sur les CADA. J'ai eu l'occasion, la semaine dernière, avec le président et le rapporteur, de visiter le CADA de Miramas, près de Marseille, visite au cours de laquelle avait été soulevé le problème de la présence dans les CADA de personnes qui ont déjà le statut de réfugié ou qui, au contraire, ont été déboutés de leur demande d'asile.
Si j'ai bien compris, vous avez une fonction de répartition des demandeurs entre les CADA. J'ai donc une première sous-question à vous poser au sujet de l'inadéquation, que je suppose, entre le nombre de places et le nombre de demandeurs qui, par définition, ne constitue pas un flux régulier puisqu'il est soumis aux fluctuations des demandes.
J'ai une deuxième sous-question. Alors que l'OFPRA avait fait état de taux de succès des demandes d'asile excessivement faibles, nous avons été en présence, dans ce CADA, de personnes dont le travail associatif est tout à fait remarquable et nous avons été frappés de constater des taux de reconnaissance de la qualité de réfugié beaucoup plus élevés pour les personnes accueillies dans les CADA. Avez-vous quelque chose à nous dire sur ce point ?
M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Le taux était très élevé puisque ces personnes nous ont dit qu'il était pratiquement de 87 %.
M. André Nutte .- Cela me semble beaucoup.
Sur votre première question, monsieur le sénateur, je pense que la circulaire interministérielle, qui est partie vers les services de l'Etat le 6 décembre dernier et dont je vous laisserai le texte, est un bon outil, c'est-à-dire qu'elle est à mon sens capable de mobiliser les services de l'Etat chargés du contrôle du travail illégal pour nous transmettre dans de bonnes conditions tous les dossiers d'infraction concernant l'emploi d'étrangers en situation irrégulière.
En revanche, si nous pouvions obtenir, ce qui n'est pas facile, que notre créance soit privilégiée, sans demander le super privilège, bien sûr, je pense que nous ferions un grand pas parce que nous arrivons actuellement après tout le monde.
M. Bernard Frimat .- Pensez-vous que si les employeurs de travailleurs en situation irrégulière étaient frappés d'interdiction de gérer une société ou de continuer à exercer dans la même activité, cela pourrait constituer une sanction efficace ?
M. André Nutte .- J'ai eu connaissance de jugements liés à la faillite qui comportaient des interdictions d'exercer. En revanche, je n'ai pas mémoire, mais je peux me tromper, d'un jugement, dans une affaire de travail clandestin nous concernant, ayant donné lieu à une interdiction d'exercer. C'est une sanction très lourde qui pourrait être par là même dissuasive. Cela étant, il faut être conscient que certaines personnes qui créent des micro entreprises avec très peu de matériel, par exemple une ou deux machines à coudre, ne sont jamais retrouvées : elles disparaissent toujours.
En tout cas, je trouve cette idée tout à fait intéressante.
J'en viens à votre question sur les CADA. Premièrement, nous jouons un rôle de répartition et d'équilibre, au niveau national, sur environ 30 % des places de CADA afin de pouvoir régler un certain nombre de situations. A cet égard, la France va compter environ 18 000 ou 19 000 places de CADA en 2006, si elle n'y est pas déjà, alors qu'on se rappellera qu'il y a quatre ou cinq ans, il n'y en avait que 3.000 ou 4.000. Il faut donc être conscient de l'effort considérable qui a été fait pour créer des places de CADA, qui sont tout d'abord une bonne réponse à l'hébergement des demandeurs d'asile et qui par ailleurs, d'un point de vue financier, entraînent des dépenses beaucoup moins importantes que l'hébergement d'urgence en chambres d'hôtel.
Deuxièmement, il est vrai que les gestionnaires de CADA, indépendamment de leur fonction d'hébergement, ont une fonction sociale et que tous ceux que je connais ont à coeur de l'assumer. Autrement dit, ce ne sont pas seulement des gestionnaires : ils vont au-delà et ils souhaitent d'ailleurs être reconnus dans leur fonction d'accompagnement et d'encadrement social.
Il est vrai, monsieur le sénateur, que le « taux de réussite » des demandeurs d'asile hébergés dans les CADA est sensiblement plus élevé que pour la personne qui n'est pas dans un CADA ou encore pour la personne qui n'a pas les moyens de se faire rédiger sa demande d'asile par quelqu'un de compétent.
Si on entre dans le détail des dossiers des demandes d'asile, on se rend compte que le récit que doivent faire les demandeurs d'asile présente de grandes difficultés pour eux, comme on peut l'imaginer, et que certaines personnes connaissent bien les choses et d'autres moins, sans compter les difficultés de notre langue. C'est pourquoi on peut dire que les personnes qui sont dans les CADA sont mieux soutenues que celles qui sont tout simplement dans un centre d'urgence, sans relations et sans argent.
M. Alain Gournac .- Je profite du fait que vous ayez prêté serment pour vous poser une question bien précise, monsieur le directeur : avez-vous été vous-même en contact avec des personnes qui vous ont parlé de réseaux, de filières et d'organisations ?
M. André Nutte .- D'une façon générale, il me semblerait relever de la naïveté de croire que l'immigration clandestine en France résulte des lois naturelles. Il ne faut se faire aucune illusion là-dessus. Le jeune Malien qui décide un matin en se levant d'acheter un billet d'avion, de prendre une petite valise et de monter dans un avion n'est pas une situation qui existe dans la réalité. L'immigration clandestine est une pratique organisée et lucrative que les services de police connaissent parfaitement. Tout le monde sait qu'il se passe beaucoup de choses à Istanbul, que les personnes qui sont à Calais ne sont pas là par hasard, qu'il y a de l'argent à gagner et que, dans le « métier » dont je parle, on n'encourt pas les mêmes sanctions pénales que dans le trafic de drogue.
M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Les peines encourues sont moins lourdes, en effet.
M. André Nutte .- De plus, les risques sont relativement modestes puisque ce ne sont pas les organisateurs qui les prennent. Il est donc évident qu'il y a des filières et des gens qui en vivent.
Cela fait quelques bonnes années que je suis sur ce secteur au titre de l'OMI. J'ai vécu l'affaire de Sangatte quand il s'est agi de fermer ce site et je peux vous assurer que nous avons eu beaucoup de difficultés, non pas avec les personnes qui résidaient dans le centre, mais avec les passeurs qui étaient en train de perdre leur job ! Nous étions obligés de recevoir dans un « Algeco » les gens qui étaient candidats au retour dans leur pays et de nous arranger pour que tout le monde ne les voie pas. C'était la réalité de Sangatte : les personnes qui vivaient de cela y tenaient.
Je n'ai pas de faits précis là-dessus, mais en discutant avec beaucoup de gens et en regardant ce qui se passe dans le temps, j'ai constaté que tout cela est organisé.
Pour aller plus loin dans le raisonnement, il faut savoir que ces personnes qui sont chez nous en situation irrégulière sont comptables d'une somme soit qu'elles ont empruntée, soit qu'elles ont investie. Il ne faut donc se faire aucune illusion : tant qu'elles ne l'auront pas remboursée, elles ne partiront pas volontairement.
M. Jean-Claude Peyronnet .- Nous vous remercions de ces éléments tout à fait intéressants que vous nous avez apportés et qui répondent d'ailleurs peut-être en partie à la question que je souhaite vous poser au sujet de l'aide au retour.
Bien qu'il s'agisse d'une somme importante (pour un ouvrier agricole du Burkina Faso, cela représente près de deux ans de salaire, ce qui n'est pas neutre), vous nous dites que cela ne fonctionne pas. Je voudrais donc savoir qui est concerné par cette mesure, s'il s'agit d'irréguliers ou de réguliers, s'ils sont informés de l'existence de cette aide et comment on pourrait essayer de la rendre plus efficace.
M. André Nutte .- Hormis la nuance qui a été évoquée par M. le rapporteur, elle peut bénéficier à toutes les personnes qui, à un titre ou un autre, ont fait l'objet d'une invitation à quitter le territoire français. L'acte fondateur est celui-là : la fameuse IQTF. Ces personnes sont éligibles pour autant qu'elles se manifestent auprès de nous, ou de tout autre relais, dans un délai raisonnable. Autrement dit, il ne faut pas avoir une IQTF datant de cinq ans.
Sur cette aide, nous avons diffusé des dépliants et des affiches en plusieurs langues dans l'ensemble des CADA, parce que cela nous semblait une cible intéressante, et nous avons mis à la disposition des préfectures et de notre réseau un dépliant d'information en sept ou huit langues qui est aussi disponible en ligne sur notre site Internet. Par conséquent, nous assurons une diffusion de l'information à la fois écrite et orale partout où nous le pouvons.
J'ajoute que toute personne qui vient nous voir dans nos centres dispose d'une information personnalisée et que nous nous engageons à respecter le caractère strictement volontaire de la demande d'aide au retour. Pour une décision de retour volontaire, l'aspect financier est important, mais cela dépend aussi du moment où on se trouve. Si cet étranger a l'impression, à travers ce qu'il entend, car beaucoup de rumeurs circulent dans ces milieux comme ailleurs, que, tout compte fait, il pourra être régularisé dans un an du fait de tel ou tel article de loi, il intégrera cet élément dans son raisonnement. On sait bien qu'au bout d'un certain temps de séjour dans notre pays, les possibilités de régularisation sont réelles. Ces personnes font donc la part des choses en fonction de tous ces éléments, elles supputent et elles font des choix.
J'ajoute que dans certains pays, les migrants sont en quelque sorte mandatés par leur famille ou par leur communauté pour aller travailler à l'étranger et leur envoyer de l'aide. Pour eux, le fait de revenir sans avoir pu « remplir leur contrat », si vous me passez la vulgarité du terme, est alors une chose très compliquée.
Cela étant, notre souci, dans cette affaire, est d'aider les personnes. Au Mali, par exemple, nous avons un programme d'aide à la création d'activités qui représente environ 200 projets par an. Mais, je le répète, si cela ne fonctionne pas, c'est souvent parce que chacun fait son choix en fonction des chances qu'il pense avoir d'être régularisé, ou d'échapper à un retour forcé.
M. Jean-Claude Peyronnet .- Sur ce point, êtes-vous en relation avec les travailleurs sociaux des départements et des villes, qui peuvent être un relais important auprès de possibles candidats au retour ?
M. André Nutte .- Nous disposons du réseau d'assistantes sociales que nous venons de reprendre avec le SSAE. Dans nos différentes antennes, nous diffusons des informations. Nous essayons aussi de nous mettre en réseau avec d'autres organisations. Par exemple, nous avons une convention avec l'Ordre de Malte, qui s'investit beaucoup dans l'aide au retour volontaire des familles. Nous essayons de nous mettre en réseau, mais ce n'est pas un sujet facile.
Mme Gisèle Gautier .- Dans le prolongement de la question qui vient d'être posée par notre collègue en ce qui concerne l'aide au retour, nous avons pu constater, notamment au travers de la visite que nous avons effectuée en Guyane, que certains immigrants clandestins connaissaient des situations d'exploitation tellement douloureuses qu'ils préféraient encore retourner dans leur pays d'origine : il s'agit souvent de personnes qui se prostituent ou qui subissent des sévices physiques. Mais, très souvent, on leur a pris leur passeport pour les empêcher de retourner dans leur pays. De quels moyens disposez-vous, dans des cas comme ceux-là, pour les aider à disposer à nouveau de documents d'identité leur permettant de rentrer chez eux ?
M. André Nutte .- Indépendamment du programme expérimental que nous avons mis en oeuvre en octobre dernier et qui ne concerne que 29 départements métropolitains, nous avons toujours une aide qui est modeste, certes, mais qui est éligible en Guyane et qui nous permet de financer les retours en payant le billet d'avion plus des charges de bagage supplémentaires -ce qui n'est pas une petite dépense car les excédents de bagages coûtent cher- et un pécule de 150 €.
M. Georges Othily, président .- Cela peut en effet représenter des sommes importantes, surtout pour un retour dans un pays lointain.
M. André Nutte .- Nous allons jusqu'à 40 kilos de bagage. Ce que nous proposons nous semble très convenable.
Quant à notre programme expérimental, sur lequel nous donnons une aide sur la base de 2.000 € par personne, et qui concerne 29 départements, il se termine fin juin de cette année. La question sera donc de savoir si nous l'étendons ou si nous le reconduisons, et il faudra aussi nous interroger sur le financement, si on décide une extension ou une reconduction. Il y aura des arbitrages à faire sur le plan ministériel, mais aucune décision n'est encore prise.
Mme Gisèle Gautier .- Pardonnez-moi, mais vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question. Je voulais savoir si vous aviez des moyens de donner la possibilité d'avoir des papiers et un passeport aux personnes qui en ont été privées et qui voudraient rentrer chez elles.
M. André Nutte .- La solution du problème que vous soulevez ne dépend pas de nous, mais seulement des services diplomatiques et consulaires du pays d'origine des intéressés. Elle peut donc être plus ou moins compliquée.
Dans le cas précis dont vous me parlez, celui de la Guyane, j'imagine qu'il s'agit de personnes originaires d'Haïti.
M. Georges Othily, président .- Il s'agit surtout de nationaux du Guyana.
M. André Nutte .- Alors, il faut s'adresser aux services consulaires du Guyana.
M. Georges Othily, président .- Il n'y a pas de consulat du Guyana en Guyane.
M. André Nutte .- Dans ce cas, la solution est en effet difficile.
M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai encore deux questions très concrètes à vous poser. D'une part, pourriez-vous nous faire parvenir un tableau de synthèse qui résume les différentes procédures d'aides au retour ?
M. André Nutte .- Bien sûr.
M. François-Noël Buffet, rapporteur .- D'autre part, je souhaiterais connaître la durée moyenne du traitement d'une procédure de regroupement familial.
M. André Nutte .- Cela dépend du dossier, car certains ne sont pas simples. Mais même avec un dossier bien ficelé et bien « cadré », le délai ne peut être inférieur à six mois.
M. Georges Othily, président .- Merci beaucoup, monsieur le directeur.